Kim Stanley Robinson Les martiens

Michel dans l’Antarctique

Au début, c’était formidable. Les gens étaient bien. La Vallée de Wright était un endroit terrible. Tous les jours, Michel se réveillait dans son box et regardait par le hublot (chacun avait le sien) la surface plane du lac Vanda, un ovale de glace bleue craquelée qui occupait le fond de la vallée. Une vallée immense et profonde encaissée entre des parois de roche marron, striée horizontalement. En voyant tout cela, il éprouvait un petit sursaut, et la journée commençait bien.

Ils avaient toujours beaucoup à faire. On les avait largués dans la plus vaste des vallées sèches de l’Antarctique, avec tout un tas de baraquements préfabriqués et, pour leur installation dans l’immédiat, des tentes Scott. Leur tâche, pendant l’éternelle journée qu’était l’été dans l’Antarctique, consistait à assembler leur habitat hivernal, lequel s’était révélé, au cours du montage, être un ensemble assez important, et confortable, de cubes rouges reliés entre eux. Ça paraissait à bien des égards annoncer ce qui attendrait les voyageurs lorsqu’ils arriveraient sur Mars, et c’était donc évidemment très intéressant pour Michel.

Ils étaient cent cinquante-huit, mais cent seulement seraient du premier voyage, celui qui établirait une colonie permanente. C’était le plan échafaudé par les Russes et les Américains, qui avaient mis sur pied une équipe internationale pour le mener à bien. Ce séjour dans l’Antarctique était donc une sorte de test, ou d’entraînement. Mais tous ceux qui étaient là donnaient l’impression de penser qu’ils feraient partie des heureux élus, et Michel n’observait que très rarement chez eux la tension caractéristique des candidats à l’embauche. Comme ils disaient quand la question se posait – en d’autres termes, quand Michel la leur posait –, certains postulants s’élimineraient d’eux-mêmes, d’autres seraient sélectionnés pour les missions ultérieures sur Mars ou, au pire, éliminés. Il n’y avait donc pas de quoi s’en faire. La plupart n’étaient pas du genre à s’en faire, de toute façon. C’étaient des gens compétents, brillants, sûrs d’eux, habitués à réussir. Ce qui inquiétait Michel.


Ils achevèrent le montage de leur habitat d’hiver le 21 mars, à l’équinoxe d’automne. Après cela, l’alternance des jours et des nuits devint spectaculaire. Les rayons obliques du soleil jetaient leurs derniers feux avant de disparaître derrière la chaîne d’Olympus Mons, au nord. Commençait alors un interminable crépuscule précédant une nuit d’un noir de poix, piquetée d’étoiles. Ces nuits, de plus en plus longues, finiraient par ne plus faire qu’une. Une seule nuit qui durerait des mois. À cette latitude, la nuit éternelle commencerait peu après la mi-avril. Les constellations étaient les étoiles d’un ciel étrange, étranger à cet habitant du bout du monde qu’était Michel, et elles lui rappelaient l’immensité de l’univers. Chaque jour était sensiblement plus court que le précédent, et le soleil passait plus bas sur l’horizon, ses rayons filtrant comme des coups de projecteur entre les pics de l’Asgaard et d’Olympus Mons. Les gens avaient appris à se connaître.


Lors des présentations, Maya avait dit « Alors vous êtes censé nous évaluer ! » sur un ton incitant à penser que ladite évaluation pourrait s’effectuer dans les deux sens. Michel avait été impressionné. Frank Chalmers, qui suivait l’échange dans le dos de Maya, l’avait bien vu.


Tous les types de personnalités étaient représentés, comme il fallait s’y attendre. Mais pour en arriver là, il fallait qu’ils aient un minimum d’aisance sociale, de sorte que, extravertis ou introvertis, ils parvenaient tous à communiquer assez facilement. Ils s’intéressaient les uns aux autres, bien sûr. Michel voyait beaucoup de relations se nouer autour de lui. Des relations amoureuses, entre autres. Naturellement.

Pour Michel, toutes les femmes du camp étaient belles. Il tomba un peu amoureux de la plupart d’entre elles, selon son habitude. Il aimait les hommes comme des grands frères, et les femmes comme des déesses auxquelles il ne pourrait jamais vraiment faire la cour (par bonheur). Oui : toutes les femmes étaient belles, et tous les hommes étaient des héros. Enfin, peut-être pas tous, bien sûr. Mais la plupart. C’était un défaut inhérent à l’humanité. Voilà ce qu’il pensait ; ce qu’il avait toujours pensé. C’était une programmation émotionnelle qui relevait de la psychanalyse, et, de fait, il avait entrepris une analyse, sans changer d’avis le moins du monde (par bonheur). C’était sa vision des gens, comme il avait dit à ses analystes. Naïve, crédule, d’un optimisme débile ; et pourtant, ça ne l’empêchait pas d’être un bon psychologue clinicien. C’était un don qu’il avait.

Tatiana Durova, par exemple, il la trouvait aussi belle qu’une vedette de cinéma, avec en plus une intelligence et un individualisme dus à une vie passée dans le monde réel du travail et de la vie en communauté. Michel aimait Tatiana.

Et il aimait Hiroko Ai, une créature lointaine et charismatique, absorbée dans ses histoires mais profondément bonne. Il aimait Ann Clayborne, qui était déjà martienne. Il aimait Phyllis Boyle, cette petite cousine de Machiavel. Il aimait Ursula Kohl comme la sœur à qui il pouvait toujours parler. Il aimait Tya Jimenez pour ses cheveux noirs et son sourire éclatant, il aimait Marina Tokareva pour sa logique implacable, il aimait Sasha Yefremova pour son sens de l’humour.

Mais surtout, il aimait Maya Toïtovna, qui était aussi exotique pour lui qu’Hiroko, en plus extravertie. Elle n’était pas aussi belle que Tatiana, mais elle attirait les regards. Elle exerçait une sorte d’autorité naturelle sur le contingent russe. Elle avait quelque chose de rébarbatif, d’assez inquiétant, quelque part. Elle observait tout le monde un peu comme lui, mais d’un œil moins indulgent, il en avait la quasi-certitude. La plupart des Russes semblaient la craindre, à la façon de ces rongeurs voyant planer un faucon au-dessus d’eux. Mais peut-être craignaient-ils seulement de tomber désespérément amoureux d’elle. Si Michel allait sur Mars (ce qui n’était pas le cas), c’est à elle qu’il se serait intéressé avant tout.


Évidemment, Michel, qui était l’un des quatre psychologues censés participer à l’évaluation des candidats, ne pouvait succomber à aucune de ces affections. Ça ne l’ennuyait pas. Tout au contraire, il aimait cette contrainte, qu’il avait toujours eue avec ses clients. Ça lui permettait de se complaire dans ses pensées sans jamais envisager de passer à l’action. « Si on n’agit pas conformément à ses sentiments, c’est qu’on n’était pas sincère », disait un vieux dicton. Il se pouvait que ce soit vrai, mais si on n’avait pas le droit d’agir pour de bonnes raisons, alors on était peut-être sincère quand même. Il pouvait donc à la fois se permettre d’être sincère et éviter de prendre des risques. D’ailleurs, le dicton se trompait : l’amour de son prochain pouvait rester contemplatif. Il n’y avait rien de mal à ça.

Maya était à peu près persuadée d’aller sur Mars. Michel ne constituait donc pas une menace pour elle, et elle le traitait comme un parfait égal. Ils étaient plusieurs dans ce cas : Vlad, Ursula, Arkady, Sax, Spencer et d’autres. Mais avec Maya, ça allait plus loin. Il y avait une certaine intimité entre eux, depuis le tout début. Elle s’asseyait, elle lui parlait d’à peu près n’importe quoi, y compris du processus de sélection proprement dit. Ils parlaient anglais ensemble, leur connaissance partielle de la langue et leur accent à couper au couteau formant une musique pittoresque.

— Vous utilisez des critères objectifs pour sélectionner les gens, des profils psychologiques, ce genre de choses.

— Oui, bien sûr. Différentes sortes de tests, vous savez bien. Divers critères.

— Mais votre jugement personnel doit compter aussi, non ?

— Si, bien sûr.

— Ça ne doit pas être facile de dissocier ses sentiments personnels de son jugement professionnel, hein ?

— J’imagine que non, en effet.

— Comment vous en sortez-vous ?

— Eh bien… Disons que c’est une gymnastique mentale. J’aime les gens, comme tout le reste, pour des raisons différentes de celles pour lesquelles ils pourraient ou non avoir leur place dans un projet comme celui-ci.

— Pour quelles raisons aimez-vous les gens ?

— Eh bien… j’essaie de ne pas trop analyser le phénomène. Vous savez, c’est un des risques de mon métier : devenir trop analytique. J’essaie de ne pas trop disséquer mes propres sentiments, tant qu’ils ne me perturbent pas exagérément.

Elle hocha la tête.

— C’est très sensé, je trouve. Je ne sais pas si j’y arriverais. Il faudrait que j’essaie. C’et pareil, pour moi. Ce n’est pas toujours bon ; enfin, pas politiquement correct, ajouta-t-elle en lui jetant un coup d’œil en diagonale.

Elle pouvait lui parler de n’importe quoi. Il y réfléchit, et décida que ça venait de leurs situations respectives : comme il allait rester là et qu’elle allait partir (elle avait l’air d’en être tellement sûre), elle pouvait lui raconter ce qu’elle voulait, c’était sans conséquence ; il aurait aussi bien pu mourir. Et elle s’abandonnait à lui, elle lui ouvrait son cœur, comme en cadeau d’adieu.

Mais lui, il aurait voulu que ça compte pour elle.


Le 18 avril, le soleil disparut pour de bon. Le matin, il jeta quelques feux dans l’axe de la vallée, à l’est. Il brilla ainsi pendant une minute ou deux et il se glissa, après un vague éclair verdâtre, derrière le mont Newell. Après ça, plus rien. Juste une sorte de crépuscule en milieu de journée, plus court tous les jours, sinon : la nuit. Une nuit très très étoilée. C’était pire que sur Mars, cette obscurité constante, avec la seule lueur des étoiles, et ce froid mortel au-dehors. Une sorte d’expérience de privation sensorielle : plus rien, que l’impression de froid. Michel, qui était du Midi, se rendit compte qu’il avait autant horreur du froid que du noir. Comme la plupart des autres. Ils avaient vécu un été dans l’Antarctique, ils avaient pensé que ce serait la belle vie, que Mars ne serait pas un défi si terrible, après tout. Et puis l’hiver était arrivé, et soudain ils avaient réalisé à quoi pourrait ressembler Mars. Pas complètement, mais au moins en ce qui concernait la gamme des privations. Le choc avait été si rude qu’ils n’en étaient pas revenus.

Évidemment, il y en avait qui s’en sortaient mieux que d’autres. Certains semblaient ne même pas s’en rendre compte. Les Russes avaient déjà eu l’occasion de se trouver dans des conditions de froid et d’obscurité presque aussi rigoureuses. La tolérance à l’enfermement était pratiquement aussi bonne parmi les chercheurs les plus âgés : Sax Russell, Vlad Taneev, Marina Tokareva, Ursula Kohl et Ann Clayborne. Comme tous les savants obsédés par leurs recherches, ils semblaient avoir la faculté de passer le plus clair de leur temps à lire, à bavarder, ou le nez collé sur un écran d’ordinateur. Sans doute cela venait-il du fait qu’ils vivaient de toute façon cloîtrés dans leur labo.

Ils comprenaient aussi que c’était la vie que Mars allait leur offrir. Quelque chose de pas très différent de ce qu’ils avaient toujours connu. Alors, au fond, la meilleure analogie avec la vie martienne n’était peut-être pas l’Antarctique mais une vie de recherches intenses en labo.


Ce qui l’amena à réfléchir au profil optimal en vue de l’intégration dans le groupe : le chercheur d’âge moyen, passionné, accompli ; sans enfant ; célibataire ou divorcé. Des tas de candidats répondaient à ces critères. D’une certaine façon, ça faisait réfléchir. Sauf que ce ne serait pas juste ; c’était un schéma de vie qui avait son intégrité, ses satisfactions. Michel lui-même répondait aux critères à tous points de vue.


Il s’efforçait naturellement de porter un égal intérêt à tous les candidats. Pourtant, un jour, il se retrouva seul avec Tatiana Durova pour une randonnée dans la branche sud de la Vallée de Wright. Ils escaladèrent par la gauche la crête insulaire, plate, appelée le Dais, qui divisait la vallée dans le sens longitudinal, et continuèrent en remontant par le bras sud de la Vallée de Wright vers la Mare de Don Juan.

La Mare de Don Juan… Drôle de nom pour cette désolation extraterrestre ! C’était une mare peu profonde, incroyablement salée. Pour qu’elle gèle, il fallait que la température descende en dessous de -54°C. La couche de glace qui couvrait la mare ayant été distillée par le gel, c’était de la glace d’eau douce, qui fondait seulement quand la température remontait au-dessus de zéro, ce qui se produisait généralement au cours de l’été suivant, lorsque la lumière solaire était piégée dans l’eau, sous la glace, et, par effet de serre, la fondait par en dessous. Pendant que Tatiana lui expliquait le processus, Michel le tournait et le retournait dans son esprit, comme une sorte d’analogie à leur propre situation, planant juste à la limite de sa compréhension mais n’émergeant jamais tout à fait.

— Bref, dit-elle, la mare pourrait faire office de thermomètre à minima. Il suffit de venir ici au printemps pour savoir si, l’hiver précédent, la température est descendue au-dessous de -54°C.

Ce qui s’était déjà produit plusieurs fois, cet automne-là, lors de quelques nuits glaciales. Une pellicule de glace blanche s’était formée sur la mare. Michel et Tatiana restèrent un moment plantés sur la berge blanchâtre, bosselée, incrustée de sel. Au-dessus du Dais, le ciel de midi était d’un noir bleuté. Tout autour d’eux, les parois abruptes de la vallée tombaient sur le fond du canyon. De gros blocs de pierre noirs émergeaient de la pellicule de glace qui couvrait la mare.

Tatiana s’aventura sur la surface blanche, la crevant à chaque pas, ses bottes faisant gicler l’eau – de l’eau salée, qui se répandait sur la glace fraîche, la dissolvant, soulevant un nuage de givre. Une vision : la Dame du Lac, de chair et de sang, trop lourde pour marcher sur l’eau.

Mais la mare ne faisait que quelques centimètres de profondeur. Elle couvrait à peine le chaussant de ses grosses bottes. Tatiana se pencha en soulevant son masque, mit le bout d’un de ses doigts gantés dans l’eau et le porta à ses lèvres d’une impossible beauté. Qui se crispèrent en une grimace rectangulaire. Elle renvoya la tête en arrière et éclata de rire.

— Dieu du Ciel ! Venez goûter, Michel ! Mais allez-y doucement, je vous préviens : c’est épouvantable !

Il s’approcha donc lourdement, à travers la glace, sur le sable humide de la mare. Un éléphant dans un magasin de porcelaine.

— Goûtez-moi ça. C’est cinquante fois plus salé que la mer !

Michel se pencha, mit son doigt dans l’eau. Incroyable qu’elle soit encore liquide, par ce froid mortel ! Il porta son doigt à sa bouche, goûta prudemment… Un feu glacial ! Ça brûlait comme de l’acide.

— Doux Jésus ! s’exclama-t-il en recrachant machinalement. Ce n’est pas toxique ?

Un alcali mortel, ou un lac d’arsenic…

— Non, non ! fit-elle en riant. Ce n’est que du sel. Cent vingt-six grammes par litre. L’eau de mer n’en contient que trois grammes sept au litre. C’est incroyable.

Tatiana, qui était géochimiste, secouait la tête, l’air stupéfaite. Ce genre de chose était son travail. Michel lut en elle une autre beauté, masquée, mais parfaitement claire.

— Du sel porté à un pouvoir supérieur, dit-il distraitement.

Du concentré. Et si c’était pareil dans la colonie martienne ? Soudain l’idée qui l’avait vaguement effleuré se cristallisa. L’isolement concentrerait le dosage de sel marin caractéristique de l’humanité en une mare empoisonnée.

Il eut un frisson et cracha à nouveau, comme s’il pouvait rejeter cette idée détestable. Mais le goût était toujours là.

Quand la nuit s’éternise, il devient difficile de ne pas se dire que c’est pour toujours. Nous sommes encore là, mais le soleil s’est éteint à jamais. Les gens (certains, du moins) réagissent enfin comme s’ils étaient l’objet d’un examen. Comme si le monde avait réellement disparu, et que nous étions dans une antichambre, dans l’attente du jugement dernier. Imaginez une époque véritablement religieuse, où tout le monde aurait cette impression en permanence.

Certains d’entre eux évitaient Michel et les autres psychologues, Charles, Georgia et Pauline. D’autres se montraient excessivement chaleureux. Mary Dunkel, Janet Blyleven, Frank Chalmers. Michel devait prendre garde à ne pas se retrouver seul avec ces trois-là, ou il sombrerait dans la dépression en contemplant le spectacle de leur charme immense.

Le mieux était de rester en mouvement. En repensant au plaisir qu’il avait pris à marcher avec Tatiana, il accompagnait le plus souvent possible les autres lorsqu’ils sortaient effectuer leurs divers travaux scientifiques et d’entretien. Les jours passaient dans leur ronde artificielle, tout était programmé et effectué comme si le soleil se levait le matin et se couchait le soir. Réveil, petit déjeuner, travail, déjeuner, travail, dîner, soirée de détente, coucher. Exactement comme chez soi.

Un jour, il alla avec Frank voir un anémomètre, près du Labyrinthe, dans l’espoir de trouver une faille dans sa surface agréable, mais ça ne marcha pas. Frank était trop froid, trop professionnel, trop amical. Des années de travail à Washington en avaient fait un personnage lisse et impénétrable. Il s’était occupé de l’envoi de la première expédition humaine sur Mars, quelques années auparavant. C’était un vieil ami de John Boone, le premier homme qui avait mis le pied sur Mars. Il était, à ce qu’on disait, très impliqué dans la préparation de cette expédition. En tout cas, il faisait partie de ceux qui paraissent sûrs de partir avec les cent premiers. Il avait une voix, comment dire ? très américaine, qui retentissait à la gauche de Michel alors qu’ils marchaient.

— Regardez ces glaciers qui dégringolent des passes et sont soufflés avant d’atteindre le fond de la vallée. C’est vraiment un endroit terrible.

— Oui.

— Ces vents catabatiques, qui descendent de la calotte polaire… rien ne peut les arrêter. Ils sont plus froids que la mort. Je me demande si la petite éolienne que nous avons installée ici y sera encore.

Elle y était. Ils en retirèrent la cartouche de données, la remplacèrent. Autour d’eux, l’énorme masse de roche brune se dressait jusqu’au ciel étoilé. Ils amorcèrent la descente.

— Pourquoi voulez-vous aller sur Mars, Frank ?

— Qu’est-ce que c’est ? Une nouvelle séance ?

— Non, non. Simple curiosité.

— Tu parles. Eh bien, j’ai envie d’essayer. J’ai envie d’essayer de vivre dans un endroit où on peut vraiment tenter de faire du neuf. De mettre en place de nouveaux systèmes, vous voyez. Je suis un enfant du Sud, comme vous. Sauf que le sud des États-Unis n’a pas grand-chose à voir avec le sud de la France. Nous avons été longtemps prisonniers de notre histoire. Et puis les choses se sont ouvertes, en partie parce que ça allait vraiment mal. Et en partie à cause des tornades qui venaient ravager la côte ! Ce qui nous donnait l’occasion de rebâtir. C’est ce que nous faisions, sauf que ça ne changeait pas beaucoup les choses. Pas assez, en tout cas. Et voilà pourquoi j’ai envie d’essayer à nouveau, Michel. C’est la vérité.

Il dit cela en regardant Michel comme pour souligner le fait que ce n’était pas seulement la vérité, mais encore une vérité qu’il exprimait rarement. Michel ne l’en aima que davantage après cela.

Un autre jour (ou à un autre moment de leur interminable nuit), Michel sortit avec un groupe pour vérifier les stations météo situées autour de la rive du lac. Ils avaient chargé des traîneaux-banane de batteries de remplacement, de bouteilles d’azote liquide et tout le fourniment. Michel, Maya, Charles, Arkady, Iwao, Ben et Elena.

Ils traversèrent le lac Vanda, Ben et Maya attelés aux traîneaux. La vallée paraissait gigantesque. La surface gelée du lac brillait comme un œil noir sous leurs pieds. Pour un homme du Nord, le ciel semblait déjà anormalement plein d’étoiles. Maya, qui marchait à côté de lui, braqua le rayon de sa lampe vers le bas, révélant le champ de failles et de bulles qui s’étendait sous leurs pieds. C’était comme si elle avait déversé de la lumière dans une masse de verre sans fond. Elle éteignit la lampe, et Michel eut aussitôt l’impression que les étoiles de l’autre hémisphère brillaient à travers un monde transparent, une planète étrangère beaucoup plus proche du centre de sa galaxie. Il plongeait le regard dans le trou noir qui était au centre de tout, à travers une brume d’étoiles. On aurait dit la mare insondable, fracassée, de l’ego. Chaque pas fracturait cette image selon une réfraction différente, un kaléidoscope de points blancs sur le fond noir. Il aurait pu rester ainsi pour toujours, le regard perdu dans les profondeurs du lac Vanda.

Ils arrivèrent de l’autre côté. Michel se retourna : leur complexe brillait comme une constellation hivernale étincelante qui se serait levée sur l’horizon. À l’intérieur de ces boîtes, leurs compagnons travaillaient, bavardaient, faisaient la cuisine, lisaient, se reposaient. Les tensions à l’intérieur étaient subtiles mais fortes.

Une porte s’ouvrit dans le complexe, projetant un pinceau lumineux sur la roche couleur de rouille. Ils auraient pu être sur Mars, en effet ; d’ici un an ou deux, ce serait le cas. Bien des tensions actuelles auraient été résolues. Mais il n’y aurait toujours pas d’air. Ils sortiraient parfois au-dehors, certes. Mais en combinaison. Est-ce que cela aurait une importance ? La tenue d’hiver qu’il portait en ce moment était ce que ses concepteurs avaient pu imaginer de plus proche du scaphandre spatial, et respirer le vent glacial, pétrifiant, mortifère, qui soufflait le long de la vallée revenait à inhaler l’oxygène pur échappé d’une bouteille de gaz comprimé, mal réchauffé. Le froid infra-biologique de l’Antarctique, de Mars. Pas grande différence entre les deux. Rien que pour ça, cette année d’entraînement et de test était une bonne idée. Ça leur donnait au moins un aperçu de ce qui les attendait.

Ben trébucha sur la glace fracturée du niveau inférieur, estival, du lac, glissa et tomba d’un bloc. Il poussa un cri et les autres se précipitèrent, Michel le premier parce qu’il avait vu venir le coup. Ben se tortillait en gémissant, les autres accroupis autour de lui.

— Excusez-moi, dit Maya en écartant Michel et Arkady pour s’agenouiller à côté de Ben. C’est votre hanche ?

— Aïe ! Ouais…

— Cramponnez-vous à moi. Tenez bon.

Ben lui agrippa le bras et elle le soutint par l’autre côté.

— Attendez, on va décrocher votre harnais du traîneau. Bien. Maintenant, glissez le traîneau sous lui. Déplacez-le doucement ! Là, c’est bon. Ne bougez pas. Restez bien tranquille, on va vous ramener à la base. Ça ira comme ça, ou vous voulez qu’on vous attache ? D’accord. Allons-y. Vous allez nous aider à stabiliser le traîneau. Que quelqu’un prévienne la base par radio et qu’ils se tiennent prêts à nous recevoir.

Elle amarra son propre harnais au traîneau-banane et repartit en sens inverse à travers le lac, vite mais d’un pas régulier, un pas de patineuse. La lampe braquée de façon à voir la glace sous ses bottes. Les autres suivaient à côté de Ben.


De l’autre côté de la mer de Ross, la base de McMurdo disposait d’un contingent supplémentaire de personnel, précisément pour les aider à tenir le coup cet hiver-là au lac Vanda, de sorte que l’hélicoptère arriva dans un grand bruit de pales, une heure à peine après leur arrivée. À ce moment-là, Ben s’en voulait à mort d’être tombé. Il paraissait plus atteint dans son amour-propre que physiquement, même s’ils découvrirent par la suite qu’il s’était bel et bien fracturé la hanche.

— Il est tombé comme une masse, dit plus tard Michel à Maya. C’est allé si vite qu’il n’a pas eu le temps de se retenir. Je ne suis pas étonné qu’il se soit cassé quelque chose.

— C’est vraiment moche, répondit Maya.

— Vous avez été parfaite, là-bas, reprit Michel, à son propre étonnement. Vous avez réagi en vitesse.

Elle écarta la remarque d’un geste de la main accompagné d’un bruit dépréciatif.

— Je ne sais pas combien de fois j’ai vu ça. J’ai passé toute mon enfance sur la glace.

— Oui, bien sûr.

L’expérience. Une expérience riche était la base de toute prise de décision naturelle. Il avait l’impression que Maya en avait à revendre dans toutes sortes de domaines. L’ergonomie, sa spécialité, consistait à faire en sorte que les gens soient en harmonie avec les choses. Elle irait sur Mars. Pas lui. Il l’aimait. Enfin, il aimait des tas de femmes. Il était comme ça. Mais elle…


Extrait des notes personnelles de Michel, sérieusement cryptées :


Janet Blyleven : belle. Parle vite, avec assurance. Amicale. Chaleureuse. L’air saine. De beaux seins. Le copinage n’est pas une véritable amitié.


Maya : très belle. Une tigresse entre dans la pièce, odeur de sexe et de meurtre. La femelle alpha qui soumet toutes les autres. Rapide en tout, changement d’humeur compris. Avec elle, on peut parler. Nous avons de vraies conversations parce qu’elle se fiche de ce que je fais ici. Est-ce possible ?


Spencer Jackson : une puissance. Une âme secrète. Des profondeurs au-delà de tout calcul, même pour lui. Le lac Vanda qui est en chacun de nous. Son esprit est celui dans lequel s’abîme toute la communauté, transmuée en art. Capable d’esquisser un portrait en une douzaine de coups de crayon, et voilà une âme mise à nu. Mais je ne crois pas qu’il soit heureux.


Tatiana Durova : très belle. Une déesse piégée dans un motel. Elle cherche une issue. Elle sait que tout le monde la trouve belle, et n’a donc confiance en aucun de nous. Elle devrait retourner dans l’Olympe, où son physique passerait inaperçu. Là, elle pourrait établir un contact. Avec ses pareils. Mars est peut-être une sorte d’Olympe pour elle.


Arkady Bogdanov : autre puissance. Un homme fiable, solide, sérieux presque jusqu’à l’ennui. On lit dans ses pensées : il ne prend pas la peine de les cacher. Ce que je suis suffira à me faire aller sur Mars, dit-il à sa manière. Vous n’êtes pas d’accord ? Eh bien, si. Un ingénieur, rapide, ingénieux, pas concerné par les grands problèmes.


Marina Tokareva : une beauté. Très sérieuse, intense. Avec elle, pas question de parler pour ne rien dire. On est obligé de réfléchir. Et comme elle part du principe que son interlocuteur est aussi rapide qu’elle, elle n’est pas toujours facile à suivre. Des traits finement ciselés, des cheveux noir de jais. Quand je croise son regard, j’ai parfois l’impression qu’elle fait partie de ces homosexuelles qui sont forcément parmi nous ; d’autres fois, elle semble faire une fixation sur Vlad Taneev, l’homme le plus âgé du groupe.


George Berkovic et Edvard Perrin s’intéressent tous les deux à Phyllis Boyle. Sauf que c’est moins une concurrence qu’une association. Ils se croient tous les deux amoureux d’elle, mais en fait, ce qui leur plaît c’est la façon dont l’autre reflète leur affection. Et Phyllis aime ça aussi.


Ivana est assez belle, malgré un visage étroit et une bouche trop grande ; un sourire nunuche illumine cette face d’accro de la paillasse, révélant soudain la déesse qui sommeille en elle. A partagé un prix Nobel de chimie, mais il faut bannir la pensée que c’est à ce sourire qu’elle le doit. Un sourire qui rend heureux. On lui donnerait le Nobel rien que pour le voir.


Simon Frazier : la force tranquille. Anglais. Éducation privée depuis l’âge de neuf ans. Une écoute remarquable. Parle bien, mais dix fois moins que les autres, ce qui lui vaut évidemment une réputation d’autiste. Il en joue calmement. Je pense qu’il en pince pour Ann, qui lui ressemble d’une certaine façon, bien que moins accentuée. Très différent par d’autres côtés. Ann ne joue pas de son image auprès des autres, elle en est complètement inconsciente – le sans-gêne américain par opposition à l’humour britannique de Simon.


Ann est une vraie beauté, mais un peu austère. Grande, anguleuse, osseuse, forte. De corps comme de visage. Elle attire le regard. Elle prend Mars très au sérieux. Les gens s’en rendent compte et l’apprécient pour ça. Ou non, c’est selon. Une ombre caractéristique.


Alexander Zhalin : autre puissance. Il aime les femmes de tous ses yeux. Certaines s’en rendent compte, d’autres non. Mary Dunkel et Janet Blyleven sont souvent avec lui. Un enthousiaste. Quoi qu’il ait en tête, ça devient l’horizon de toutes ses passions.


Nadia Cherneshevsky : peut paraître terne au premier abord, et puis on se rend compte que c’est l’une des plus belles. Ça vient de sa solidité – physique, intellectuelle et morale. Le roc sur lequel tout le monde s’appuie. Sa beauté physique réside dans sa forme athlétique – courte, ronde, râblée, preste, gracieuse, forte – et dans ses yeux : ses iris piquetés de points colorés, un tapis très dense, marron et vert, avec un peu de bleu et de jaune, toutes ces petites taches disposées en anneaux concentriques, troués de rayons selon un schéma aléatoire, fondus dans un seul regard en un ton proche du noisette. On pourrait plonger dans ces yeux et ne jamais en ressortir. Et elle vous rend votre regard sans crainte.


Frank Chalmers : une puissance. Enfin, je pense. Il est difficile de ne pas voir en lui l’adjoint de John Boone. Le comparse, le second couteau. Tout seul, ici, moins impressionnant. Diminué. Un personnage moins historique. Un peu fuyant. Grand, massif, aux traits sombres. Il garde le profil bas. Il est assez amical, mais ça n’a pas l’air d’être de la véritable chaleur. Un animal politique, comme Phyllis. Sauf qu’ils ne s’aiment pas. C’est Maya qu’il aime. Et Maya s’arrange pour lui faire sentir qu’il fait partie de son monde à elle. Mais ce qu’il veut vraiment n’est pas clair. Il y a là un personnage que personne ne connaît.


Plus formellement, il leur fit passer, par groupes de dix, une version révisée du MMPI, l’Inventaire multiphasique de personnalité du Minnesota. Des centaines de questions, étalonnées afin de fournir des profils psychologiques significatifs d’un point de vue statistique. Ce ne fut que l’un des nombreux tests qu’il fit passer, cet hiver-là. C’était l’une de leurs principales distractions.

Ils passaient ce test dans la Salle Claire, ainsi nommée parce qu’elle était éclairée par des dizaines de lampes fortes, au point que tout à l’intérieur paraissait incandescent, à commencer par les visages. En les regardant alors qu’ils planchaient sur son test, Michel eut soudain une conscience aiguë de l’inanité de la situation : il se retrouvait en position de maître d’école de tous ces gens brillants. Et il eut soudain, à voir leurs visages illuminés, la certitude absolue que leurs réponses ne lui apprendraient pas qui ils étaient, mais plutôt comment ils pensaient qu’ils devaient être pour aller sur Mars. Évidemment, en dépouillant leurs réponses dans cette perspective, il en apprendrait presque autant sur eux que s’ils avaient répondu sincèrement. Et pourtant, c’était un choc de voir cela si clairement inscrit sur leurs faces.

Ça n’aurait pas dû l’étonner. Le visage révélait le caractère et bien d’autres choses avec une extrême précision. Chez la plupart des gens, en tout cas. Peut-être chez tout le monde. Un visage de joueur de poker trahissait une personnalité sur ses gardes. Non, se disait-il en les regardant, avec un peu d’attention, on pourrait définir à partir de là tout un nouveau langage. Pour les aveugles, les acteurs parlaient faux, d’une voix artificielle, or dans ce monde ils étaient aveugles aux visages, mais s’ils savaient regarder… On pourrait en déduire une sorte de phrénologie visuelle. Il pourrait devenir le borgne au royaume des aveugles.

C’est ainsi qu’il les dévisageait avec fascination. La Salle Claire était vraiment très claire. On avait constaté que passer du temps dans des endroits bien éclairés permettait d’éviter les dépressions saisonnières. Dans cette vive lumière, chacun des visages translucides semblait lui parler, et même constituer un rébus complet permettant de deviner le caractère de l’individu : plus ou moins solide, intelligent, doté du sens de l’humour, réservé et tutti quanti, mais en tout cas la personnalité complète était là, sous la surface. Il y avait Ursula, légèrement amusée, pour qui ce n’était que l’une des nombreuses idioties dont les psychologues étaient coutumiers. En tant que femme de science – elle était médecin – elle estimait que c’était à la fois nécessaire et ridicule. Elle savait que les disciplines médicales tenaient autant de l’art que de la science. Alors que Sax, lui, prenait ça très au sérieux, comme tout, d’ailleurs. Pour lui, c’était une expérience scientifique, et il comptait sur les savants des autres disciplines pour assumer honnêtement les problèmes méthodologiques posés par celle-ci. C’était écrit sur son visage.

Ils étaient tous experts en quelque chose. Michel, qui avait étudié la Prise de décision naturaliste, était un expert dans ce domaine, et il savait que les experts prenaient les informations limitées à leur disposition dans une situation donnée, les comparaient à leur vaste corpus d’expérience et décidaient rapidement en se basant sur des analogies avec leurs expériences passées. C’est pourquoi, en ce moment et dans cette situation, les experts de ce groupe faisaient ce qu’ils auraient fait pour obtenir une bourse, ou pour emporter l’adhésion d’un jury à une soutenance de thèse. Quelque chose dans ce genre-là. Le fait qu’ils n’aient jamais affronté une mission de ce genre était problématique, mais pas inhibant.

À moins de considérer la situation comme étant instable au point de défier toute tentative de prévision. Il y avait des situations comme ça. Même les meilleurs météorologues avaient du mal à prédire les chutes de grêle. Les meilleurs chefs de guerre ne pouvaient prévoir l’issue d’une attaque surprise. Certaines études récentes montraient qu’il en allait à peu près de même pour les psychologues qui tentaient d’établir des diagnostics mentaux prévisionnels à partir des résultats de tests psychologiques standards. Ils n’avaient pas assez de données. Et voilà pourquoi Michel regardait intensément leurs visages, ces résumés roses ou bruns de leur personnalité, en essayant de déchiffrer le tout à partir de la partie.


Sauf que ce n’était pas tout à fait vrai. Les visages pouvaient être trompeurs, ou ne livrer aucune information. Et les théories psychologiques étaient notoirement contrariées par de profondes incertitudes de toute sorte. Les mêmes événements et les mêmes environnements produisaient des résultats radicalement différents selon les individus, telle était la vérité. Il y avait trop de facteurs perturbateurs pour pouvoir tirer des conclusions nettes de n’importe quel aspect de la personnalité. Tous les modèles psychologiques proprement dits – les nombreuses, trop nombreuses théories – n’étaient en fait qu’une codification de leurs intuitions par des psychologues isolés. Peut-être était-ce un aspect commun à toutes les sciences, mais c’était particulièrement évident en psychologie, où toute nouvelle proposition s’appuyait sur des théories antérieures, qui défendaient souvent leur point de vue en faisant référence à d’autres, plus anciennes, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Freud et Jung, sinon Galen. Le fascinant ouvrage qu’était Psychoanalytic Roots of Patriarchy en offrait un parfait exemple, de même que le classique de Jones, The New Psychology of Dreaming. C’était une technique courante : citer une hypothèse d’un grand nom du passé ajoutait du poids à ses propres assertions. C’est ainsi que, souvent, les tests statistiques à large spectre administrés par des psychologues contemporains étaient surtout conçus pour confirmer ou infirmer des intuitions préliminaires avancées par des quasi-victoriens comme Freud, Jung, Adler, Sullivan, Fromm, Maslow, etc. Vous preniez l’expert antérieur dont les idées vous paraissaient justes, puis vous passiez ses intuitions au crible des techniques scientifiques actuelles. S’il fallait remonter aux origines, Michel préférait Jung à Freud. Plus récemment, il avait un faible pour les tenants de l’autodéfinition utopique – Fromm, Erikson, Maslow – et les philosophes de la liberté contemporains qui allaient de pair, comme Nietzsche et Sartre. Et, bien sûr, les derniers représentants de la psychologie moderne, éprouvée, revue par des spécialistes et publiée dans les organes spécialisés.

Mais toutes ses idées n’étaient que des développements élaborés à partir d’un ensemble originel d’impressions sur les gens. Une question d’intuitions. À partir de là, il était censé déterminer qui s’en sortirait si on l’envoyait sur Mars. Autant essayer de prévoir les chutes de grêle et les attaques surprise. Interpréter des tests de personnalité conçus selon les paradigmes des alchimistes. Même interroger les gens sur leurs rêves, comme s’il fallait y voir autre chose que les déchets du cerveau endormi. Ah, l’interprétation des rêves ! Une fois, Jung avait rêvé qu’il tuait un homme appelé Siegfried, et il s’était démené pour trouver un sens à ce rêve, sans se demander un seul instant si ça ne pouvait pas avoir un rapport avec son immense colère envers son vieil ami Freud. Ainsi que devait le faire remarquer plus tard Fromm : « Le léger changement de Sigmund en Siegfried avait suffi à cacher la signification réelle de ce rêve à un homme dont le plus grand talent était l’interprétation des rêves. »

C’était une parfaite image du pouvoir de leur méthodologie.


Un jour, au déjeuner, Mary Dunkel était assise à côté de lui, sa jambe collée à la sienne. Ce n’était pas un accident. Michel en fut surpris ; c’était un risque terrible de sa part, après tout. Il répondit d’une pression équivalente de la jambe, avant de prendre le temps de réfléchir. Mary était belle. Il l’aimait non pour son audace mais pour ses cheveux bruns, ses yeux marron et le balancement de ses hanches quand elle franchissait les portes, devant lui. Elena, il l’aimait pour la douceur de ses beaux yeux clairs, et pour ses épaules carrées, des épaules d’homme. Tatiana, il l’aimait pour sa splendeur, sa réserve.

Mais c’était Mary qui était collée contre lui. Que voulait-elle lui faire comprendre par là ? Espérait-elle influencer sa décision en sa faveur, ou en sa défaveur ? Elle devait pourtant savoir qu’un tel comportement risquait d’être retenu contre elle. Elle devait bien s’en douter. Le fait qu’elle le fasse quand même voulait dire qu’elle agissait poussée par d’autres raisons, plus importantes pour elle que le fait d’aller sur Mars. Qu’elle le voulait personnellement, en d’autres termes.

C’était trop facile ! Une femme n’avait qu’à le regarder d’une certaine façon, et il était à elle pour toujours. Elle pouvait l’étendre pour le compte d’une pichenette.

Et voilà que son corps s’apprêtait de nouveau à le trahir, par un réflexe comparable au réflexe rotulien. Mais une partie de sa conscience, suivant son petit bonhomme de chemin avec un décalage de plusieurs minutes sur la réalité (il arrivait parfois qu’elle soit à la remorque de plusieurs heures, voire des jours), commença à s’inquiéter. Il ne pouvait pas être sûr de ses intentions. C’était peut-être une femme du genre à tout risquer sur un coup de dés. À tenter de se concilier ses bonnes grâces en le séduisant. Ça marchait souvent comme un sortilège.

Il se rendait compte qu’avoir un pouvoir sur le destin d’autrui était intolérable. Ça pourrissait tout. Il n’avait qu’une envie : se laisser tomber sur le premier lit venu avec elle et faire l’amour. Mais faire l’amour n’était possible, par définition, qu’entre deux êtres libres. Or il était son geôlier, son juge, le jury de ce groupe…

À cette idée, il laissa échapper un gémissement, « ouiin », un petit bruit de gorge comme s’il avait pris le problème en plein plexus solaire, l’air ainsi chassé passant entre ses cordes vocales. Mary lui jeta un coup d’œil, un sourire. Maya, assise en face d’eux, repéra leur petit manège et les regarda. Elle avait peut-être entendu son gémissement. Elle voyait tout. Si elle s’apercevait qu’il avait bêtement, imprudemment envie de Mary, alors qu’en réalité c’était elle, Maya, qu’il désirait de tout son cœur, alors ce serait un double désastre. Michel aimait Maya pour sa vision de faucon, son intelligence farouche, affûtée, Maya qui le regardait en cet instant précis, mine de rien, mais en profondeur.

Il se leva et alla chercher une part de gâteau au fromage au comptoir, sentant ses jambes fléchir sous son poids. Il n’osait pas se retourner pour les regarder, ni l’une ni l’autre.

D’un autre côté, il se pouvait que le contact sur sa jambe et tous ces regards n’aient existé que dans son imagination.


Ça commençait à devenir très bizarre.


Deux Russes, Sergei et Natasha, avaient amorcé une relation peu après leur arrivée au lac Vanda. Ils n’essayaient même pas de se cacher, comme d’autres couples que connaissait Michel, ou qu’il soupçonnait. Au contraire, ils auraient même été un peu trop démonstratifs, compte tenu de la situation ; leurs témoignages d’affection mettaient certaines personnes mal à l’aise. D’ordinaire, on pouvait ignorer les étrangers qui s’embrassaient en public, on pouvait les observer ou non, à son gré. Là, il y avait des décisions à prendre. Qu’est-ce qui était pire : le voyeurisme ou la pruderie ? Participait-on au programme en tant qu’individu, ou en tant qu’élément d’un couple ? Qu’est-ce qui leur donnait le plus de chances ? Qu’en pensait Michel ?

Et puis, pendant la soirée du solstice d’hiver, le 21 juin – tout le monde avait bu une coupe de champagne et se sentait soulagé d’avoir franchi ce cap psychologique, cette marée montante de l’année –, Arkady les appela pour voir l’aurore australe, une danse électrique, évanescente, de voiles et de draperies rose, bleu et vert pastel, planant sur le grain de leur réalité, esquissant ses rapides ondes sinusoïdales sur la nuit de velours noir. Soudain, au milieu de cette magie, des cris s’élevèrent de l’intérieur du complexe – des hurlements étouffés, des mugissements. Michel regarda autour de lui et vit que tous ces gens en cagoule de ski le regardaient, l’air de penser qu’il aurait dû prévoir ce qui allait arriver et l’empêcher d’une façon ou d’une autre, comme si c’était sa faute. Il se rua à l’intérieur et tomba sur Sergei et Natasha, qui s’étaient littéralement jetés à la gorge l’un de l’autre. Il tenta de s’interposer et, pour la peine, prit un coup dans la figure.

Après cette débâcle théâtrale, Sergei et Natasha avaient été expédiés à McMurdo, ce qui n’avait pas été une mince affaire : il avait fallu obtenir l’accord des intéressés pour leur départ et faire venir l’hélicoptère pendant une tempête mémorable. À la suite de tout ça, le crédit de Michel en prit un sacré coup. Les gens n’avaient plus confiance en lui. Même les administrateurs du programme, dans le Nord, se montrèrent désagréablement inquisiteurs. Il avait eu un entretien avec Natasha la veille de la bagarre, c’était dans le dossier ; ils lui demandèrent de quoi ils avaient parlé, et s’il voulait bien leur communiquer ses notes, ce qu’il refusa en arguant du secret professionnel.


Natasha Romanova : très belle. Une allure sensationnelle. La Russe la plus calme que j’aie jamais rencontrée. Biologiste, travaille sur les cultures hydroponiques. A rencontré Sergei Davydov ici, au camp, est tombée amoureuse de lui. Très heureuse, à présent.


Mais tout le monde savait qu’il avait participé à l’enquête sur l’incident, et naturellement ils avaient dû faire des gorges chaudes du fait qu’il les jugeait et leur faisait passer des tests. Et qu’il tenait des dossiers sur eux, bien sûr. Mary ne colla plus sa jambe contre la sienne, si tant est qu’elle l’ait jamais fait. En tout cas, elle ne vint plus s’asseoir près de lui. Maya l’observait plus attentivement que jamais, sans en avoir l’air. Tatiana continuait à chercher l’âme sœur, parlant toujours à la personne cachée dans ou derrière chacun. Ou en elle-même. Et Michel se demandait de plus en plus, alors que s’égrenait le cycle des divisions arbitraires du temps qu’ils appelaient les jours – dormir, manger, travailler, Salle Claire, tests, détente, sommeil –, si le groupe tiendrait le coup, mentalement ou socialement, une fois sur Mars.

Ce qui était son souci depuis le début, évidemment. Souci exprimé aux autres lors du comité de programmation, mais en partie seulement, à la blague : puisqu’ils allaient tous devenir dingues, n’importe comment, pourquoi ne pas éviter toutes ces simagrées et y envoyer tout de suite des dingues ?

Maintenant qu’il s’efforçait de chasser un sentiment d’angoisse croissant, dans la Salle Claire et dans le monde ténébreux du dehors, la blague était de moins en moins drôle. Les gens l’esquivaient. Des relations se nouaient, relations que Michel voyait en creux, dans leurs absences. Comme s’il suivait des empreintes dans le vide. Certaines personnes cessaient de se faire des mamours, évitaient de se regarder dans les yeux. Il y avait des gens qui ne se regardaient plus, et qui étaient pourtant attirés l’un vers l’autre comme par une force magnétique trop puissante pour être exprimée et en même temps trop forte pour être dissimulée. Il y avait des balades dans la nuit étoilée, glaciale, souvent orchestrées de telle sorte que les intéressés se retrouvaient dehors en même temps, mais sortaient et rentraient séparément et de préférence avec d’autres. Lorsqu’on observait Lookout Point, une butte rocheuse dressée sur le Dais, la nuit, avec des lunettes infrarouge, on voyait parfois deux corps verts, flottants, se découper sur le fond de phosphore noir, les deux silhouettes se superposant en une lente danse, un élégant ballet. Michel fredonnait une vieille chanson des Doors en les regardant sans vergogne : « Je suis un espion dans la maison de l’amour – je connais les choses auxquelles tu penses… »

Certaines de ces liaisons pouvaient rapprocher la communauté, d’autres risquaient de la disloquer. Maya jouait un jeu très dangereux avec Frank Chalmers, par exemple. Elle sortait se promener avec lui ; ils parlaient tard le soir. Elle mettait sans se gêner la main sur son bras et riait à gorge déployée, comme elle ne l’avait jamais fait avec Michel. Un prélude à une intensification ultérieure, jugea Michel alors qu’ils commençaient tous les deux à faire figure de chefs naturels de l’expédition. Mais en même temps, elle le jetait en pâture aux mâles russes, à qui elle racontait, en russe, des histoires sur les non-Russes, ignorant peut-être que Frank parlait un peu russe, ainsi que français (très mal) et plusieurs autres langues. Frank se contentait de la regarder, un petit sourire aux lèvres, même quand c’était lui qui faisait les frais de ses blagues, qu’il comprenait. Il lui arrivait parfois de regarder Michel, pour voir s’il saisissait, lui aussi, ce qu’elle faisait. Comme s’il y avait entre eux une complicité fondée sur leur intérêt pour Maya !

Elle jouait aussi avec lui, Michel ; il le voyait bien. Était-ce purement machinal, une sorte de réflexe, ou quelque chose de plus personnel ? C’était impossible à dire. Il aurait tant voulu compter pour elle…

En attendant, d’autres petits groupes s’éloignaient du groupe principal. Arkady avait ses admirateurs. Vlad son cercle d’intimes ; des gardiens du harem, peut-être. D’un autre côté, Hiroko Ai et Phyllis avaient chacune leur bande. D’abord la polygamie, et maintenant la polyandrie, en tout cas Michel ne pouvait l’exclure. Tout cela avait déjà une existence, potentielle ou imaginaire, c’était difficile à dire. Mais il était impossible de ne pas voir, au moins en partie, dans ce qui se passait entre eux la dynamique de groupe d’une troupe de primates réunis alors qu’ils ne se connaissaient pas, et qui essayaient de régler leurs problèmes, de se trouver des alliés, de constituer des hiérarchies de domination et tout ce qui s’ensuit. Parce qu’ils étaient des primates : des singes en cage. Ils avaient choisi leur cage, mais ils étaient dedans quand même. Dans la nasse. Comme dans Huis clos de Sartre. Sans issue. La vie sociale. Perdus dans une prison qu’ils avaient eux-mêmes conçue.


Même les plus équilibrés d’entre eux étaient affectés. Michel regarda, fasciné, les deux personnalités les plus introverties du groupe, Ann Clayborne et Sax Russell, s’intéresser l’une à l’autre. Au début, c’était purement scientifique pour l’un comme pour l’autre. Ce en quoi ils se ressemblaient beaucoup, ainsi que par le fait qu’ils étaient tous les deux tellement directs et sans détours que Michel surprit la plupart de leurs conversations, au début. Que des histoires de boulot : la géologie martienne, Sax la passant sur le gril la plupart du temps, la questionnant comme si elle était une prof et lui un élève, mais toujours capable d’apporter son point de vue de théoricien de la physique, l’un des astres les plus brillants de la galaxie, dix ou vingt ans auparavant, lors de son post-doc. Non qu’Ann semblât y attacher la moindre importance. Elle était géologue, planétologue, et elle faisait des recherches sur Mars depuis la fac, si bien qu’elle était à présent, à une quarantaine d’années, l’une des autorités reconnues en la matière. Une Martienne avant la lettre. Si ça intéressait Sax, elle pouvait lui parler de Mars pendant des heures ; et ça intéressait Sax. Alors ils parlaient, interminablement.


— C’est la pureté absolue, il ne faut pas l’oublier. Il se pourrait même qu’il y ait une vie indigène dans le sous-sol, depuis la période humide et chaude antérieure. Nous devons donc veiller à ce que l’atterrissage soit stérile et établir une colonie stérile. Établir un cordon sanitaire entre Mars et nous. Et procéder à des recherches exhaustives. Si nous laissions la vie terrestre envahir le sol avant que nous ayons pu déterminer la présence ou l’absence de vie locale, ce serait un désastre pour la science. Et la contamination pourrait se produire dans l’autre sens aussi. On n’est jamais trop prudent. Non, si quelqu’un tente d’infecter Mars, il y aura de la résistance. Peut-être même des représailles. Empoisonner l’empoisonneur. On ne peut jamais savoir de quoi les gens sont capables.

À cela, Sax ne répondit pas grand-chose, peut-être même rien.


Et puis, un beau jour, ou plutôt un soir, ils se mirent en tête de sortir, l’air plus impassibles et détachés que jamais, au même moment (soigneusement décalé), et Michel les vit avec ses lunettes infrarouge se diriger vers Lookout Point. Ils faisaient peut-être partie de ceux que Michel avait déjà vus là-bas. Ils restèrent un moment assis l’un auprès de l’autre, dans le noir.

Quand ils rentrèrent, Sax avait pris des couleurs, et il ne voyait rien de ce qui l’entourait, dans le complexe. Un véritable autiste. Ann, quant à elle, avait l’œil hagard et le sourcil froncé. Après cela, ils ne se parlèrent plus, ils n’échangèrent plus un regard pendant des jours. Il s’était passé quelque chose, là-bas !

En les observant, fasciné par la tournure des événements, Michel arriva à la conclusion qu’il ne saurait jamais ce qui leur était arrivé. Il éprouva une vague de… de quoi, au fait ? De tristesse ? D’angoisse devant la distance qui se creusait entre eux, les isolait, ou à l’idée qu’ils s’enfermaient chacun dans son petit monde, tels des vaisseaux étanches qui se heurtaient aveuglément, coupés de tout ? Ou devant l’inanité de son travail, le froid mortel de la nuit noire, la souffrance de vivre une vie si inéluctablement solitaire ? Il prit la fuite.


Car, étant l’un des évaluateurs, il pouvait fuir. Il pouvait quitter de temps en temps le lac Vanda lors des rares visites de l’hélicoptère. Il évitait de le faire, afin de préserver la solidarité du groupe. Il le fit tout de même une fois, au cœur de l’hiver, juste avant le solstice, après avoir vu Maya et Frank ensemble. Profitant du retour du crépuscule en milieu de journée, il accepta l’invitation d’une connaissance de McMurdo qui lui proposait de l’emmener voir les cabanes de Scott et de Shackleton, juste au nord de McMurdo, sur l’île de Ross.

Maya vint le retrouver dans le sas alors qu’il s’apprêtait à sortir.

— Quelle… est cette fuite ?

— Non, non ! Je vais juste voir les cabanes de Scott et de Shackleton. Une sorte de recherche. Je reviens aussitôt après.

Elle le regarda comme si elle ne le croyait pas. Et aussi comme si elle s’intéressait à ce qu’il faisait.

C’était bien une sorte de recherche, dans le fond. Les petites cabanes abandonnées par les premiers explorateurs de l’Antarctique étaient des vestiges des très rares expéditions humaines qui ressemblaient même de loin à ce qu’ils se proposaient de faire sur Mars. Même si toute analogie était illusoire et dangereuse, bien sûr, dans la mesure où ils s’attaquaient à quelque chose de totalement nouveau, une entreprise inédite de l’histoire humaine, à nulle autre pareille.

Pourtant, les premières décennies de l’exploration de l’Antarctique avaient été un peu comme celle qu’ils projetaient, il devait bien l’admettre alors que l’hélicoptère se posait sur la roche noire du cap Evans, puis en suivant les autres distingués visiteurs. La petite cabane de bois couverte de neige dressée sur la plage était l’équivalent dix-neuvième siècle de leur complexe du lac Vanda, qui était tout de même infiniment plus luxueux. Ici, au cap Evans, ils n’avaient que le strict nécessaire, mais tout le nécessaire à l’exception de quelques vitamines et de la compagnie du sexe opposé. C’est fou comme la privation de ces choses, ainsi peut-être que le manque de soleil, les avait rendus pâles et étranges. Des troglodytes sous-alimentés, menant une vie monastique, souffrant de dépression saisonnière et ignorant la gravité de ce problème psychologique (de sorte que ça n’en avait peut-être pas été un). Écrire des journaux, jouer des saynètes, mettre des rouleaux de musique dans un piano électrique, lire des livres, effectuer des recherches et trouver un peu à manger en péchant et en chassant le phoque.

Oui, ils avaient eu des plaisirs – si dépourvus de tout qu’ils aient pu être, ces hommes vivaient néanmoins sur notre Mère la Terre, à la froide lisière de sa générosité. Sur Mars, il n’y aurait aucun de ces délices inuits pour passer le temps et adoucir leur réclusion.

Mais la structure postmoderne du sentiment les avait peut-être déjà habitués à la déconnexion de la Terre. Tous ceux qui vivaient dans leur vaisseau spatial individuel, l’emportant avec eux comme un bernard-l’ermite sa coquille, d’un endroit à l’autre : maison, bureau, voiture, avion, appartement, chambre d’hôtel, centre commercial. Une vie en dedans, une vie virtuelle, même. Combien d’heures par jour passaient-ils dans le vent ? Alors, peut-être que Mars ne leur paraîtrait pas si différente.

Michel se promenait dans la grande salle principale de la cabane de Scott et examinait tous les objets à la lumière grisâtre en ruminant ces questions. Scott avait érigé un mur de caisses pour séparer les officiers et les savants des vulgaires marins. Tant de facettes différentes ; Michel sentait ses pensées ricocher d’une paroi à l’autre.

Ils remontèrent ensuite la côte en hélicoptère vers le cap Royds, où la cabane de Shackleton se dressait tel un reproche adressé à celle de Scott, plus petite, plus propre, mieux abritée du vent. Où tout le monde vivait ensemble. Shackleton et Scott s’étaient fâchés lors de la première expédition dans l’Antarctique, en 1902. Les mêmes désaccords se produiraient probablement dans la colonie martienne, mais ils n’auraient pas l’occasion de construire un autre habitat plus loin. Pas au début, du moins. Et ils ne rentreraient pas chez eux. C’est ce qui était prévu, du moins. Mais était-ce bien sage ? Là encore, l’analogie avec les premiers habitants de l’Antarctique ne tenait pas. Parce que, si inconfortables qu’aient été ces cabanes (et celle de Shackleton avait l’air assez douillette, en réalité), ils savaient qu’ils ne seraient là que pour un an, trois au maximum, et qu’ils finiraient par rentrer en Angleterre. On peut à peu près tout supporter quand on sait que la délivrance est au bout, plus proche de jour en jour. Sinon, autant être condamné à perpétuité, sans grâce envisageable. Le bannissement dans un désert de roche glacée, stérile, méta-antarctique, sans air.

Il aurait sûrement été plus sensé de proposer aux savants et aux techniciens envoyés sur Mars de se relayer, comme les premiers occupants de l’Antarctique. D’effectuer un roulement dans de petites bases scientifiques, occupées en continu, mais par des équipes tournantes, qui restaient trois ans sur place. C’aurait été plus conforme aux doses de radiations maximales recommandées, d’ailleurs. Boone et les autres, qui étaient revenus deux ans plus tôt de la première mission sur Mars, avaient absorbé près de 35 rads. Les savants qui leur succéderaient pourraient faire un peu pareil.

Mais les programmes spatiaux russe et américain en avaient décidé autrement. Ils voulaient une base permanente, et ils avaient convié des savants à s’y installer définitivement. Ils voulaient que les gens s’investissent, sans doute dans l’espoir d’un engagement similaire du public, de son identification à une distribution permanente, la vie de ces personnages devenant une sorte de soap-opéra pour les spectateurs terriens, si avides d’histoires dramatiques. La biographie en tant que spectacle. Une partie de l’effort fondateur. Ça tenait debout, dans un sens.

Mais qui aurait bien pu accepter de faire une chose pareille ? C’était une question qui troublait beaucoup Michel. Elle figurait en haut de la longue liste de contradictions à laquelle il avait l’impression que les candidats étaient soumis lors du processus de sélection. En bref, pour être choisis, il fallait qu’ils soient sains d’esprit, mais il fallait qu’ils soient dingues pour avoir envie de partir.


On leur demandait beaucoup de choses et leur contraire. Les candidats devaient être assez extravertis pour frayer avec les autres, mais assez introvertis pour avoir étudié à fond une discipline parfois ardue. Ils devaient être assez âgés pour maîtriser une profession du secteur primaire, secondaire ou tertiaire, et en même temps assez jeunes pour supporter la rigueur du voyage jusqu’à Mars, puis du travail, une fois sur place. Ils devaient avoir un comportement acceptable en groupe, mais avoir envie de quitter pour toujours tous ceux qu’ils connaissaient. On leur demandait de dire la vérité, mais il était clair qu’ils devaient mentir afin d’accroître leurs chances d’arriver à leurs fins. Ils devaient être à la fois ordinaires et extraordinaires.

Oui, on leur demandait tout et son contraire. Et pourtant, ce groupe presque définitif était issu d’un vivier initial de plusieurs milliers de candidats. Des contradictions ? Et alors ! Rien de nouveau – rien d’inquiétant sous le soleil. Tout le monde, sur Terre, était prisonnier d’un vaste réseau de contradictions. Aller sur Mars contribuerait peut-être à en réduire le nombre, à diminuer la tension ! Allez savoir si ce n’était pas en partie ce qui les attirait !

C’était peut-être pour ça que les premiers explorateurs de l’Antarctique étaient volontaires pour descendre si loin dans le Sud. Et pourtant… Michel n’en revenait pas que des hommes aient réussi à rester sains d’esprit après avoir passé un hiver entier dans cette cabane. Sur l’un des murs de bois nu, il y avait une photo de trois hommes blottis devant un poêle noir. Michel regarda longuement cette photo évocatrice. Ils étaient manifestement au bout du rouleau, sales, meurtris par les gelures. Et en même temps, il émanait d’eux une sorte de calme, de sérénité. Ils donnaient l’impression de pouvoir rester assis sans rien faire, à regarder le feu dans leur poêle, et d’en être pleinement satisfaits. Ils avaient l’air gelés, et en même temps réchauffés. La structure du cerveau était différente, à l’époque, plus endurcie, rompue aux privations, habituée à supporter de longues, lentes heures d’existence purement animale. La structure affective avait assurément changé. C’était une question de déterminisme culturel. Le cerveau avait donc, nécessairement, changé à son tour. Un siècle plus tard, leur cerveau était dépendant d’apports massifs, rapides, de stimuli médiatiques, inexistants aux générations précédentes. De sorte qu’ils avaient plus de mal à vivre sur leurs ressources intérieures. La patience exigeait d’eux un plus grand effort. Ils étaient des animaux différents de ceux de cette photo. L’interaction épigénétique de l’ADN et de la culture changeait maintenant les gens si vite qu’il suffisait d’un siècle pour que la différence soit tangible. Une évolution accélérée. Ou l’une des ponctuations de la longue saga de l’évolution. Mars jouerait plus ou moins le même rôle. Il n’y avait pas moyen de prévoir ce qu’ils allaient devenir.


De retour au lac Vanda, les vieilles cabanes ne furent bientôt plus qu’une sorte de rêve interrompant la seule réalité, une réalité si froide que l’espace-temps semblait s’être figé, les obligeant à revivre à jamais la même heure. Le cercle glacé de l’enfer de Dante, le pire de tous, s’il se rappelait bien.

Ils étaient en proie à une sorte d’engourdissement de tous les sens. Chaque « matin », il se réveillait déprimé. Il mettait des heures à chasser ce fardeau et à se concentrer sur les tâches de la journée. Il parvenait généralement à un certain niveau de neutralité lorsque le crépuscule bleuissait les vitres. Il trouvait alors la force de proposer à ceux qui sortaient de les accompagner. Dehors, dans l’atonie d’un crépuscule gris, bleu ou violet, il suivait les masses sombres, engoncées dans leurs tenues chaudes. On aurait dit des pèlerins dans un hiver médiéval, ou des hommes préhistoriques s’efforçant de survivre dans une ère glaciaire. Cette forme mince pouvait être Tatiana. Sa beauté moins apparente se laissait deviner quand même à sa façon d’évoluer comme une danseuse sur le miroir craquelé du lac, entre les murailles de la vallée. Là, ça pouvait être Maya, Maya à tous les autres attachée, et en même temps assez amicale et diplomate avec lui. Ça l’ennuyait. À côté d’elle se dressait la masse indistincte de Frank.

Tatiana était plus facile à comprendre, et tellement jolie. Le jour où il l’avait suivie sur la glace, ils s’étaient arrêtés de l’autre côté du lac pour examiner la carcasse d’un phoque momifié. On trouvait de ces phoques de Weddell désorientés un peu partout dans le haut des Vallées Sèches. Le froid les avait conservés pendant des centaines ou des milliers d’années, puis le vent les avait lentement délités, faisant apparaître le squelette sous les chairs. On aurait dit, alors, une âme enlevant son manteau de fourrure, une âme blanche, articulée, polie par le vent.

Voyant cela, Tatiana avait poussé un petit cri et l’avait pris par le bras. Elle parlait bien français. Elle venait passer l’été sur la Côte d’Azur, quand elle était petite. À cette seule idée, il se sentait fondre. Ils avaient parlé en se tenant par la main, avec leurs gros gants, regardant ce memento mori dans la lumière grisâtre, à travers les trous de leurs cagoules de ski. Son cœur cognait contre ses côtes à la pensée de la beauté emprisonnée dans la chrysalide de la parka, à côté de lui, et qui disait : « Ça fait un choc de tomber sur le squelette de cette pauvre bête égarée toute seule, comme ça, au milieu de ces rochers. On dirait un bracelet que quelqu’un aurait égaré. »

De l’autre côté du lac, Frank les observait.


À partir de ce jour-là, Maya laissa tomber Michel comme une vieille chaussette, sans un mot, sans un signe exprimant que la situation avait changé, juste un rapide coup d’œil évocateur en direction de Tatiana, suivi par une politesse de pure forme, radicalement dépourvue de contenu. Michel sut alors, avec une précision absolue, de quel membre du groupe la compagnie lui était la plus précieuse. Sauf qu’il ne l’aurait plus jamais.

Tout ça à cause de Frank.

C’était la même chose partout, autour de lui : les guerres irraisonnées du cœur. Tout cela était si petit, si mesquin, si minable. Et en même temps tellement important. C’était leur vie. Sax et Ann étaient morts l’un pour l’autre, de même que Marina et Vlad, Hiroko et Iwao. De nouvelles cliques se formaient autour d’Hiroko, de Vlad, d’Arkady et de Phyllis, chacun poursuivant son orbite distincte. Non, ce groupe allait connaître de graves dysfonctionnements. Ça avait déjà commencé, là, sous ses yeux. C’était trop difficile de vivre isolé dans cette privation sensorielle sub-biologique. Et c’était le paradis, par rapport à Mars. Il n’y avait pas de bon test ; ça n’existait pas. Il n’y avait pas de bonnes analogies. Il n’y avait que la réalité, unique, différente à chaque instant, à vivre comme ça, sans répétition, sans révision. Mars n’aurait rien à voir avec cette nuit sans fin, glaciale, cette nuit du bout du monde ; ce serait pire. Bien pire que ça ! Ils deviendraient fous. Cent personnes enfermées dans des conteneurs et envoyées sur une planète morte, glaciale, empoisonnée, un endroit à côté duquel l’hiver dans l’Antarctique ressemblerait au paradis. Un univers-prison, comme l’intérieur de la tête quand on fermait les yeux. Ils allaient tous devenir fous.


Pendant la première semaine de septembre, le crépuscule de la mi-journée devint presque aussi clair que le jour, et ils virent enfin briller le soleil sur les pics de l’Asgaard et d’Olympus Mons, qui encadraient la profonde vallée. Laquelle était tellement encaissée entre ces hautes chaînes qu’ils devraient peut-être encore attendre une dizaine de jours avant que les rayons du soleil tombent directement sur la base. Arkady organisa une virée sur le flanc du mont Odin afin de le revoir sans attendre. Cela tourna à l’expédition générale, presque tout le monde ayant manifesté le désir de revoir le soleil le plus vite possible. C’est ainsi que, tôt dans la matinée du 10 septembre, ils se plantèrent sur une plate-forme située à mille mètres au-dessus du lac Vanda, près d’une petite mare de glace. Il y avait beaucoup de vent, et l’escalade ne les avait guère réchauffés. Le ciel était bleu pâle, sans une étoile ; les flancs est des deux chaînes brillaient comme de l’or. Finalement, à l’est, au bout de la vallée, au-dessus de la plaque de bronze lisse de la mer de Ross prise par les glaces, le soleil émergea au-dessus de l’horizon et embrasa le ciel. Son apparition fut saluée par de grands hourras. L’émotion, le vent glacial, cette soudaine lumière éblouissante leur mirent les larmes aux yeux. Les gens se donnaient l’accolade, par groupes mouvants. Mais Maya resta de l’autre côté du groupe par rapport à Michel, en veillant à ce que Frank soit entre eux. Et Michel eut l’impression que la liesse générale avait quelque chose de désespéré, comme s’ils venaient de survivre à une catastrophe.


C’est ainsi que, lorsque le moment vint pour Michel de faire son rapport aux comités de sélection, il se déclara opposé au projet ainsi conçu.

Aucun groupe ne peut rester indéfiniment fonctionnel dans des conditions pareilles, écrivit-il.

Et lors des réunions, il détailla ses arguments, point par point. La longue liste d’exigences contradictoires était particulièrement impressionnante.

Ça se passait à Houston. Il faisait si chaud, si lourd, qu’on se serait cru dans un sauna. L’Antarctique n’était déjà plus qu’un souvenir de cauchemar, qui s’estompait rapidement.

— C’est la vie sociale qui est comme ça, objecta Charles York, un peu égaré. Toute existence sociale est un ensemble de contradictions.

— Non, non, répondit Michel. La vie sociale est un ensemble d’exigences contradictoires. C’est normal, je suis bien d’accord. Mais ce qui se passe, c’est que nous exigeons des gens qu’ils soient à la fois une chose et son contraire. Le nœud gordien classique. Et ça provoque déjà la plupart des réactions classiques. Des doubles vies. Des personnalités multiples. Une foi défaillante. La répression, et le retour du réprimé. Il vous suffira d’examiner les résultats des tests que j’ai fait passer là-bas pour comprendre que ce n’est pas un projet viable. Je suggérerais plutôt de commencer par des petites stations scientifiques avec des équipes tournantes. C’est d’ailleurs comme ça que les choses se passent actuellement dans l’Antarctique.

Ce qui donna lieu à bien des discussions et pas mal de controverses. Charles continuait à plaider pour l’envoi d’une colonie permanente, comme prévu au départ, mais il s’était rapproché de Mary. Georgia et Pauline étaient plutôt d’accord avec Michel ; seulement elles en avaient bien bavé au lac Vanda.

Charles passa voir Michel dans son bureau d’emprunt. Il le regarda en secouant la tête, l’air grave mais distant, comme s’il n’était pas vraiment impliqué, au fond. Professionnel.

— Écoute, Michel, dit-il. Ils veulent y aller. Ils sont capables de s’adapter. Beaucoup d’entre eux s’en sont très bien sortis, si bien qu’aucun de tes tests n’a réussi à les repérer. Et ils veulent partir, c’est clair. C’est comme ça que nous devrions choisir ceux que nous allons envoyer. Nous devrions leur donner la possibilité de faire ce qu’ils ont envie de faire. Ce n’est pas à nous de décider à leur place.

— Mais ça ne marchera pas. On l’a bien vu.

— Moi, je ne l’ai pas vu. Et eux non plus. Ce que tu as vu, c’est ton problème, eux, ils ont le droit de tenter leur chance. Il aurait pu arriver n’importe quoi, là-bas, Michel. N’importe quoi. Et ce monde ne tourne pas assez rond pour que nous mettions des bâtons dans les roues de gens désireux de tenter autre chose. Ça pourrait être bon pour nous tous. Je te demande d’y réfléchir, dit-il en se levant brusquement.

Michel y réfléchit. Charles était un homme sensé, avisé. Il y avait du vrai dans ses paroles. Michel se sentit parcouru par un soudain vent de panique, aussi froid que les coulées catabatiques qui dévalaient la Vallée de Wright : en projetant sa propre peur, il risquait d’empêcher une chose qui recelait une vraie grandeur.

Il revint sur sa décision, en exposant toutes ses raisons. Il expliqua pourquoi il optait en faveur de la poursuite du projet ; il fournit aux comités sa liste des cent meilleurs candidats. Georgia et Pauline, au contraire, maintinrent leur opposition au projet tel qu’il avait été conçu. C’est ainsi qu’un panel d’experts fut constitué afin de procéder à une évaluation, de proposer des recommandations et d’émettre un avis. Vers la fin du processus, Michel se retrouva dans son bureau avec le président des États-Unis, qui s’assit en face de lui et lui dit qu’il avait probablement vu juste depuis le début, il fallait toujours se méfier de sa première impression, c’était généralement la bonne, toute réflexion ultérieure se révélait la plupart du temps inutile. Michel ne put que hocher doctement la tête. Plus tard, il assista à une réunion à laquelle participaient les présidents russe et américain. Les enjeux étaient à ce niveau. Ils voulaient l’un et l’autre une base martienne, dans un but politique, Michel le vit clairement. Mais il fallait, pour l’un comme pour l’autre, que ce soit un succès, que le projet marche. Dans cette optique, le projet de colonie permanente imaginé au départ était à l’évidence le plus risqué qui s’offrait maintenant à eux. Or aucun des deux présidents n’était du genre à prendre des risques. L’option consistant à relever régulièrement les équipes était intrinsèquement moins intéressante, mais si les équipes étaient assez importantes et la base assez vaste, l’impact politique (publicitaire) serait presque identique ; les résultats scientifiques seraient pratiquement les mêmes. Et ce serait beaucoup plus sûr, tant du point de vue médiatique que sur le plan psychologique.

Et c’est ainsi que le projet fut annulé.

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