En laissant le portail ouvert, au cas où il aurait besoin de battre en retraite, et sans se couper du saidin, Sammael avança lentement sur le tapis de soie aux riches couleurs. En général, il refusait tout rendez-vous ailleurs qu’en terrain neutre, ou dans son propre fief. Une affaire de bon sens… N’ayant jamais eu une nature confiante, il était encore plus méfiant depuis qu’il avait entendu parler – partiellement – de ce qui s’était passé entre Demandred et les trois femmes. Et à coup sûr, Graendal avait dû lui dire uniquement ce qui l’arrangeait – en d’autres termes, ce qui lui permettrait de tirer un avantage de tout ça. En un sens, il comprenait. Lui aussi, il nourrissait des plans dont les autres Élus ne savaient rien. Après tout, il n’y aurait qu’un seul Nae’blis, et cette récompense-là valait au moins autant que l’immortalité…
Sammael venait d’émerger sur une grande estrade délimitée à un bout par une balustrade de marbre. Des tables et des fauteuils surchargés de dorures et d’incrustations d’ivoire – certaines détaillées d’une façon peu ragoûtante – étaient disposés de manière à dominer le reste de la vaste salle à colonnade, dix pieds en contrebas. Filtrant des grandes fenêtres dont les vitraux composaient des motifs géométriques complexes, la lumière du soleil pénétrait généreusement dans la salle. La lumière, certes, mais pas la chaleur. Pour ce qu’il en sentait, car le climat ne l’affectait pas, Sammael trouva l’atmosphère agréablement fraîche. Tout comme lui, Graendal n’était nullement obligée de se soucier de ces détails-là. Mais bien entendu, elle n’y avait pas manqué. L’étonnant, c’était plutôt qu’elle n’ait pas étendu sa protection à tout le palais.
Depuis la dernière visite de Sammael, quelque chose avait changé dans la partie « basse » de la salle, mais il n’aurait su dire quoi. Trois longs bassins trônaient au centre de la pièce, tous avec une fontaine – des silhouettes de pierre figées en plein mouvement – qui projetait de l’eau quasiment jusqu’aux nervures de la voûte de marbre.
Couverts de minuscules carrés de soie, ou de rien du tout, des hommes et des femmes barbotaient dans les grands bassins. Encore moins vêtus, si c’était possible, des artistes évoluaient sur les dalles de marbre du sol. Des acrobates, des jongleurs, toute une variété de danseurs et de danseuses, et une profusion de musiciens jouant de la flûte, du cor, du tambour et de toutes les variantes d’instruments à cordes. De toutes les tailles et de toutes les couleurs de peau, de cheveux et d’yeux, ces saltimbanques des deux sexes étaient tous plus parfaits les uns que les autres. Et ils n’avaient qu’un seul objectif : divertir les occupants de l’estrade.
Du pur crétinisme ! Un gaspillage de temps et d’énergie. Bref, du Graendal tout craché.
Quand Sammael était sorti du portail, il n’y avait personne sur l’estrade. À présent, tous ses sens amplifiés par le saidin, il sentait le parfum de Graendal – une harmonie de senteurs florales – et entendait dans son dos le bruit de ses chaussures glissant sur le tapis.
— Mes animaux domestiques ne sont-ils pas beaux ? demanda-t-elle.
Rejoignant Sammael à la balustrade, elle sourit, ravie par le spectacle qui s’offrait à elle. Très moulante, sa robe domani bleue ne se contentait pas de suggérer ses formes épanouies. Comme toujours, elle portait à chaque doigt une bague ornée d’une pierre précieuse différente, quatre ou cinq bracelets incrustés de gemmes brillaient à ses poignets, et un collier de saphirs scintillait autour du col montant de sa robe. Même s’il ne connaissait rien à ces futilités-là, Sammael suspecta qu’il avait fallu des heures pour agencer si parfaitement les boucles blondes parsemées de pierres de lune qui cascadaient sur ses épaules. Un tel « naturel » ne pouvait pas être l’œuvre du hasard.
Sammael s’interrogeait souvent au sujet de Graendal. Avant d’abandonner une cause perdue pour se rallier au Grand Seigneur des Ténèbres, il n’avait jamais rencontré cette femme. Mais tout le monde avait entendu parler de cette ascète célèbre et respectée qui consacrait sa vie à soigner les malades mentaux insensibles aux bienfaits de la guérison par le Pouvoir.
Lors de leur rencontre, où Graendal avait accepté le serment de fidélité au Grand Seigneur de Sammael – le premier d’une longue succession –, il ne restait plus trace de la bienfaitrice désintéressée. Comme si elle avait délibérément décidé de devenir le contraire de ce qu’elle était jusque-là. En surface, elle semblait n’avoir qu’une obsession : son plaisir le plus égoïste, et ça masquait souvent son désir brûlant d’abattre quiconque détenait ne serait-ce qu’une miette de pouvoir. Et cette passion-là, bien sûr, servait de paravent à sa propre soif de puissance – la clé de sa personnalité, sans doute, mais parfaitement bien dissimulée.
Graendal avait toujours été très douée pour cacher des choses tout en les laissant en pleine lumière. Convaincu d’être le Rejeté qui la connaissait le mieux – après tout, elle l’avait accompagné au mont Shayol Ghul lorsqu’il avait juré allégeance au Grand Seigneur –, Sammael admettait volontiers qu’il était loin de tout savoir à son sujet. Dotée d’autant de facettes qu’un jegal avait d’écailles, elle passait de l’une à l’autre à la vitesse de l’éclair. Malgré tous les exploits militaires de Sammael, elle avait été la maîtresse, à l’époque, et lui l’humble disciple. Mais les choses avaient évolué…
Aucun des nageurs ni des artistes n’avait levé les yeux. Pourtant, depuis qu’on les observait, ils redoublaient de grâce et d’enthousiasme. Leur seul objectif était de plaire à Graendal, elle avait fait tout ce qu’il fallait pour qu’il en soit ainsi.
Graendal désigna quatre acrobates – un homme aux cheveux noirs qui soutenait trois femmes minces à la peau cuivrée huilée.
— Mes préférés, je crois… Ramsid est le frère du roi d’Arad Doman. La femme debout sur ses épaules est son épouse. Les deux autres sont la plus jeune sœur du roi et sa fille aînée. Ne trouves-tu pas remarquable ce que les gens peuvent apprendre, avec les incitations requises ? T’arrive-t-il de penser à tous les talents gâchés ?
Une des théories favorites de Graendal. Une place pour chacun et chacun à sa place, en fonction des talents individuels et des besoins de la société. Lesquels, bizarrement, semblaient toujours correspondre à ses désirs… Des foutaises, aux yeux de Sammael. Si on lui avait appliqué les préceptes de cette femme, il n’aurait jamais évolué…
L’acrobate aux cheveux noirs se tourna pour que les spectateurs puissent mieux voir. Sur chaque flanc, il tenait au bout de son bras tendu une femme qui s’accrochait d’une main à celle qui trônait sur ses épaules. Mais Graendal s’intéressait déjà à un couple de Noirs aux cheveux crépus, tous deux d’une remarquable beauté. Chacun jouait d’une harpe à la forme inhabituellement allongée, des clochettes résonnant en écho de chaque corde pincée.
— Mes plus récentes acquisitions, venues des terres qui s’étendent au-delà du désert des Aiels. Ils devraient me remercier de les avoir sauvés. La femme, Chiape, était une Sh’boan – une sorte d’impératrice. Veuve depuis peu, elle allait épouser Shaofan, qui serait devenu le Sh’botay. Pendant sept ans, Chiape aurait exercé un pouvoir absolu, puis elle serait morte. Shaofan aurait alors choisi une nouvelle Sh’boan, puis ç’aurait été à son tour de régner pendant sept ans. Ce cycle se perpétue depuis près de trois mille ans sans la moindre interruption. (Graendal eut un petit rire.) Shaofan et Chiape affirment que toutes ces morts sont naturelles. La Volonté de la Trame, disent-ils. Pour eux, tout découle de la Volonté de la Trame…
Sammael garda les yeux braqués sur les artistes. Graendal jacassait comme une tête de linotte, mais seul un crétin l’aurait sous-estimée. Les piques qu’elle lançait au cours de ses babillages étaient souvent aussi bien dirigées que les aiguilles d’un conje. L’astuce, c’était de deviner quel objectif elle visait. Pourquoi était-elle allée chercher ses « animaux de compagnie » si loin ? En principe, elle ne faisait jamais rien sans raison. En faisant mine de s’y intéresser, voulait-elle attirer l’attention de Sammael sur les terres qui s’étendaient au-delà du désert des Aiels ?
Mais le champ de bataille était ici. Quand il se libérerait, le premier éclair du Grand Seigneur s’abattrait ici. Le reste du monde serait frappé par l’onde de choc de la tempête, mais celle-ci prendrait naissance ici, et nulle part ailleurs.
— Puisque tu aimes tant la famille du roi de l’Arad Doman, je suis surpris de ne pas en voir davantage de membres.
Si Graendal tentait de rouler Sammael dans la farine, elle trouverait un moyen de revenir à sa diversion. Sa seule faiblesse était de penser que nul ne connaissait assez ses ruses pour ne pas s’y laisser prendre.
Une femme aux cheveux noirs, plus toute jeune mais dotée d’une pâle beauté et d’une grâce qu’elle garderait jusqu’à la fin de sa vie, approcha des deux Élus, une coupe de cristal serrée entre ses mains. Sammael accepta le punch, même s’il n’avait aucune intention de le boire. Les gens sans expérience guettaient un assaut massif jusqu’à en avoir mal aux yeux, et ils laissaient un tueur approcher dans leur dos… Si temporaires qu’elles fussent, les alliances étaient une bonne chose. Mais au bout du compte, moins il resterait d’Élus, quand le Grand Seigneur reviendrait, plus les survivants auraient de chances de devenir Nae’blis.
Et le Grand Seigneur, depuis toujours, encourageait cet esprit de… compétition. Car seuls les meilleurs étaient dignes de servir. Parfois, Sammael se demandait si Nae’blis – destiné à régner à jamais sur le monde – ne serait pas tout simplement le dernier Élu encore vivant après l’Ultime Bataille.
La servante retourna à côté d’un jeune homme musclé qui portait un plateau où reposaient une autre coupe et une carafe. Tous deux vêtus d’une robe blanche transparente, les domestiques ne risquaient jamais un regard vers le portail, qui donnait sur les appartements de Sammael, à Illian.
Quand elle servait Graendal, la femme affichait sans retenue une infinie vénération. Parler devant les domestiques et les « toutous » de l’Élue n’était jamais risqué, même si on ne comptait pas un seul Suppôt des Ténèbres dans leurs rangs. Graendal se méfiait des Suppôts, les jugeant trop aisément influençables. Cela dit, le niveau de Coercition qu’elle infligeait à ceux qui la servaient et la divertissaient ne leur laissait guère d’autre choix que la vénération.
— Je m’attendais à voir le roi servir à boire…, reprit Sammael.
— Tu sais que je choisis uniquement le haut du panier. Alsalam n’est pas à la hauteur de mes critères.
Graendal accepta la coupe de punch que lui tendait la femme sans même daigner la regarder. De temps en temps, Sammael se demandait si les « animaux domestiques » n’étaient pas un écran de fumée, comme les bavardages.
Il décida de lancer une sonde.
— Un de ces jours, tu auras des ennuis, Graendal. Un de tes visiteurs reconnaîtra la personne qui lui sert à boire ou qui fait son lit, et il sera assez malin pour ne rien dire pendant son séjour chez toi. Que feras-tu si quelqu’un investit ce palais à la tête d’une armée afin de retrouver un conjoint ou une sœur ? Une flèche, ce n’est certes pas une lance-choc, mais ça peut quand même te tuer.
Graendal renversa la tête en arrière et gloussa de rire. La réaction d’une dinde trop bête pour comprendre qu’on venait subtilement de l’insulter.
Fort bien joué, même si là encore, Sammael la connaissait trop bien pour mordre à l’hameçon.
— Sammael, pourquoi laisserais-je voir à mes visiteurs autre chose que ce que je veux qu’ils voient ? Pour les servir, je n’utilise pas mes petits chiots… Les partisans d’Alsalam comme ses adversaires – y compris les fidèles du Dragon – repartent d’ici convaincus que je ne soutiens qu’eux. Et ils ne veulent pas troubler une invalide…
Graendal canalisa le Pouvoir. Un instant, son image changea. Sa peau prit une teinte cuivrée mais ternie et ses cheveux et ses yeux virèrent à un noir sans éclat. Semblant soudain émaciée et fragile, on eût dit une Domani jadis splendide mais qui perdait chaque jour un peu plus une longue bataille contre la maladie.
Sammael étouffa une moue écœurée. Une fraction de seconde, il avait failli y croire. Un simple contact aurait suffi à lui prouver que les contours anguleux de ce visage n’appartenaient pas à Graendal. Pour que l’illusion passe cette épreuve-là, il fallait la manier bien plus subtilement. Cela dit, Graendal, même dans la déliquescence, restait fidèle à son goût du spectacle.
Elle reprit son apparence habituelle, un sourire cynique sur les lèvres.
— Tu n’imagines pas à quel point on me respecte et on m’écoute…
Sammael, pas pour la première fois, s’étonna que Graendal ait choisi de résider dans un palais connu aux quatre coins de l’Arad Doman, alors que la guerre civile faisait rage dans ce pays, le livrant à l’anarchie. Bien entendu, il aurait parié qu’aucun autre Élu ne savait où elle résidait. À part lui – et cette preuve de confiance l’inquiétait. Aimant son petit confort, Graendal n’était pas encline à multiplier les efforts pour le préserver, car l’indolence en faisait justement partie. Mais ce palais était en vue des montagnes de la Brume, et elle devait sans nul doute ne pas se ménager pour garder les problèmes à distance – ne serait-ce qu’en empêchant les gens de se demander où était parti le propriétaire précédent, emmenant sa famille et ses domestiques. À la vérité, Sammael aurait presque parié que tous les Domani venant ici repartaient en croyant dur comme fer que ce domaine appartenait à sa famille depuis la Dislocation du Monde. Parce qu’elle s’en servait souvent comme d’une massue, on pouvait parfois oublier qu’elle savait manier la Coercition avec une grande subtilité, altérant un esprit par touches si délicates qu’il était impossible, même au terme d’un examen minutieux, de trouver trace de ses interventions. En fait, elle était peut-être la plus grande experte en cet art que le monde ait jamais connue.
Sammael fit disparaître le portail, mais il resta lié au saidin. Quand on était en contact avec la Source, on ne risquait pas de succomber à la Coercition. De plus, il adorait le combat pour la survie, même si c’était devenu automatique, désormais. Seuls les plus forts méritaient de ne pas périr, et chaque jour, en livrant cette bataille, il faisait la démonstration de sa puissance et de sa résistance.
Alors qu’elle n’avait aucun moyen de savoir qu’il n’avait pas relâché le saidin, Graendal eut un petit sourire, comme si elle s’en doutait.
Détestant que les gens connaissent des choses qu’il ignorait, Sammael détestait autant ceux qui faisaient semblant d’en savoir long sur des sujets qui les dépassaient…
— Qu’as-tu à me dire ? demanda-t-il d’un ton plus tranchant qu’il l’aurait voulu.
— Sur Lews Therin ? Bien sûr, puisque rien d’autre ne t’intéresse… Eh bien, il ferait un très bon chiot. La vedette de chacun de mes spectacles. En réalité, il n’est pas assez beau pour ça, mais sa nature profonde compense cette lacune.
Souriant de nouveau, Graendal ajouta dans un murmure que Sammael, sans le saidin, n’aurait pas capté :
— Et je les aime grands.
Sammael dut s’interdire de se redresser de toute sa hauteur. S’il n’était pas petit, il enrageait que sa taille ne reflète pas sa valeur. Lews Therin le dominait d’une tête, et Rand al’Thor aussi. Et il y avait toujours comme l’idée que l’homme le plus grand était le meilleur… Au prix d’un autre effort, Sammael parvint à s’empêcher de toucher la cicatrice qui lui barrait une joue. Lews Therin la lui avait faite, et il la gardait en souvenir. Quant à Graendal, si elle venait d’interpréter de travers sa question, c’était sans nul doute volontaire : une autre de ses piques.
— Lews Therin est mort depuis longtemps. Rand al’Thor, lui, n’est qu’un paysan – un ramasseur de choss – à la chance insolente.
Graendal mima à la perfection la surprise.
— Tu crois ça, vraiment ? Il doit y avoir plus que ça. La chance ne l’aurait pas conduit si loin – surtout si vite.
Alors qu’il n’était pas venu pour parler d’al’Thor, Sammael eut un frisson qui aurait paru glacé à tout autre que lui. Des idées qu’il s’était efforcé de bannir de son esprit revinrent y flotter. Al’Thor n’était pas Lews Therin, mais la réincarnation de son âme – enfin, d’une âme, car Lews Therin aussi en avait été la réincarnation. Si Sammael n’avait rien d’un philosophe ou d’un théologien, Ishamael avait été les deux, et il prétendait avoir percé au jour certains secrets. Bien sûr, il était mort fou, mais à l’époque où il avait encore sa raison – en ce temps où il semblait que la défaite de Lews Therin Telamon serait inévitable – il affirmait déjà que ce combat durait depuis le premier jour de la Création. Une guerre éternelle entre le Grand Seigneur et le Créateur, chacun utilisant des avatars humains. Plus étonnant encore, il assurait que le Grand Seigneur rêvait de convertir Lews Therin aux Ténèbres au moins autant, sinon plus, que de se libérer de sa prison. Ishamael était peut-être déjà un peu fou, à ce moment-là, mais il y avait bien eu des tentatives visant à convertir Lews Therin. Toujours selon Ishamael, il était arrivé par le passé qu’elles réussissent. Devenu une créature des Ténèbres, l’ancien défenseur du Créateur s’était alors transformé en fer de lance du Grand Seigneur.
Dans ces assertions, il y avait des implications troublantes auxquelles Sammael préférait ne pas penser. Mais comment ne pas envisager la plus terrible de toutes ? Se pouvait-il que le Grand Seigneur envisage de nommer Nae’blis ce paysan de Rand al’Thor ? Mais ça ne pouvait pas arriver par hasard. Al’Thor aurait eu besoin d’aide. Une aide, justement, qui pouvait expliquer la « chance » qui le favorisait jusque-là.
— Sais-tu où al’Thor cache Asmodean ? As-tu des nouvelles de Lanfear ? Ou de Moghedien ?
Bien sûr, cette femme-là passait son temps à se cacher. Quand on était enfin sûr de sa mort, l’Araignée prenait soudain un malin plaisir à se remontrer.
— Tu en sais aussi long que moi, répondit Graendal avant de siroter un peu de punch. Pour ma part, je pense que Lews Therin les a tous tués. Bon, ça va, ne me fais pas la grimace ! « Al’Thor », si tu préfères…
Lews Therin ou al’Thor, voilà qui ne semblait pas l’intéresser beaucoup. Cela dit, elle ne serait jamais en conflit ouvert contre le maudit paysan… Ce n’était pas son genre, et ça ne le serait jamais. Si al’Thor la débusquait, elle abandonnerait tout et se réinstallerait ailleurs. Et si c’était impossible, elle se rendrait avant qu’il ait pu frapper puis entreprendrait de le convaincre qu’il avait absolument besoin d’elle.
— Des rumeurs venues du Cairhien prétendent que Lanfear est morte tuée par Rand al’Thor le jour même où il a abattu Rahvin.
— Des rumeurs ? Graendal, si tu veux mon avis, Lanfear aide al’Thor depuis le premier jour. Dans la Pierre de Tear, j’aurais eu sa peau si quelqu’un n’avait pas envoyé à son secours des Myrddraals et des Trollocs. Et ce quelqu’un, je jurerais que c’est Lanfear. J’en ai assez d’elle. Quand je la reverrai, je la tuerai ! Et pourquoi al’Thor aurait-il liquidé Asmodean ? Si je tenais ce traître, il ne survivrait pas longtemps. Mais il s’est rallié à al’Thor, lui servant de professeur !
— Toujours de bonnes excuses pour tes échecs…, murmura Graendal dans sa coupe, de nouveau bien trop bas pour que Sammael ait pu l’entendre sans l’aide du saidin.
Un ton plus haut, elle ajouta :
— Mais au fond, si ça t’arrange… Qui sait ? Tu as peut-être raison… Tout ce que je sais, c’est que Lews Therin semble nous retirer du jeu un par un…
Sammael s’avisa que sa main tremblait de colère. Avant de pouvoir la contrôler, il faillit renverser du punch sur le tapis. Rand al’Thor n’était pas Lews Therin !
Sammael avait survécu au grand Lews Therin Telamon, se vantant de victoires qu’il n’aurait pas pu remporter lui-même et espérant que son auditoire avalerait ces couleuvres. Son seul regret ? Que Lews Therin n’ait pas laissé derrière lui une tombe sur laquelle il aurait pu aller cracher.
Alors qu’elle battait la cadence avec les doigts, se laissant emporter par la musique de ces « chiots », Graendal parla d’un ton faussement distrait :
— Beaucoup d’entre nous sont morts en l’affrontant. Aginor et Balthamel. Puis Ishamael, Be’lal et Rahvin. Ajoutons Asmodean et Lanfear, quoi que tu en penses. Et peut-être bien Moghedien. Encore que celle-là, il se peut qu’elle se tapisse dans l’ombre, attendant que nous soyons tous morts. Elle est assez idiote pour ça. Sammael, j’espère de tout cœur que tu as prévu un endroit où t’enfuir. Parce que, à l’évidence, tu es le prochain sur la liste de Lews Therin. Et l’assaut est imminent. Ici, je n’aurai pas d’armée à combattre, mais il est en train d’en lever une, et c’est pour la lancer contre toi. C’est le prix à payer quand on veut non seulement manipuler le Pouvoir, mais en plus être vu de tous.
En toute franchise, Sammael avait préparé plusieurs plans de retraite – une précaution élémentaire – mais entendre Graendal affirmer qu’il devrait y recourir ne fit rien pour le calmer.
— Et si je tue al’Thor quand il m’attaquera, ça ne contreviendra à aucun ordre du Grand Seigneur.
Sammael ne comprenait pas comment c’était possible, mais quand on servait le Grand Seigneur, comprendre n’était pas requis – l’essentiel, c’était d’obéir.
— En tout cas, d’après ce que tu m’as dit. Bien sûr, tu peux m’avoir caché des choses, mais…
Le regard bleu de Graendal se durcit encore. Même si elle tendait à éviter les conflits, elle n’aimait pas beaucoup qu’on la menace. Pourtant, en une fraction de seconde, elle rayonna de nouveau. Aussi versatile que le climat de M’jinn.
— Demandred m’a répété les propos du Grand Seigneur. Et moi, je te les ai transmis. Mot pour mot. Et je doute que Demandred, même lui, ait l’audace de mentir quand il parle au nom du Grand Seigneur.
— Mais tu m’as dit fort peu de choses sur ce qu’il entend faire, dit Sammael. De même pour Semirhage ou Mesaana. En fait, tu ne m’as rien dit du tout.
— Je t’ai confié ce que je sais, siffla Graendal, agacée.
C’était peut-être bien la vérité. D’autant plus qu’elle semblait elle-même regretter de ne pas en savoir plus. Mais avec elle, il ne fallait se fier à rien…
— Pour le reste… Souviens-toi, Sammael ! Nous nous étripions les uns les autres au moins autant que nous luttions contre Lews Therin. Pourtant, nous avions le dessus, jusqu’au jour où il nous a pris par surprise alors que nous étions tous réunis au mont Shayol Ghul.
Graendal frissonna et son regard se troubla. Sammael n’avait pas non plus envie de se remémorer ce sinistre jour et ce qui avait suivi. Un long sommeil sans rêves durant lequel le monde avait changé au point de devenir méconnaissable, tout ce qu’il avait forgé de ses mains se volatilisant.
— Après nous être réveillés dans un monde où nous sommes supérieurs aux mortels au point de ne plus vraiment appartenir à leur espèce, que faisons-nous ? Nous mourons ! Un instant, oublie qui sera Nae’blis. Al’Thor, si tu tiens à l’appeler ainsi, était impuissant comme un nouveau-né quand il s’est éveillé.
— Ishamael n’a pas eu l’air de penser ça…
Bon, il était fou à lier, mais quand même…
Graendal ne releva pas la remarque.
— Nous agissons comme si nous étions dans le monde que nous avons connu, mais tout a radicalement changé. Du coup, nous crevons comme des mouches et al’Thor gagne en puissance. Des nations et des peuples se rallient à lui pendant que nous mourons. L’immortalité me revient de droit. Je n’ai aucune envie de mourir.
— S’il t’effraie autant, tue-le !
Aussitôt après les avoir prononcés, Sammael regretta ces propos.
Graendal s’en indigna comme c’était prévisible.
— Je sers le Grand Seigneur et je lui obéis !
— Comme moi. Et aussi bien que n’importe qui.
— Merci de daigner t’agenouiller devant notre maître ! (Face à cette provocation, Sammael se rembrunit.) Tout ce que je veux dire, c’est que Lews Therin est aussi dangereux aujourd’hui qu’il l’était jadis. S’il m’effraie ? Et comment ! Je veux vivre éternellement, pas connaître le sort de Rahvin.
— Tsag ! cria Sammael. (L’obscénité de ce juron força Graendal à le regarder comme si elle le voyait vraiment.) Al’Thor ! Il faut parler d’al’Thor ! Un paysan ignorant, quoi qu’Asmodean ait réussi à lui fourrer dans le crâne. Un attardé qui pense sûrement que les neuf dixièmes des choses que nous tenons pour acquises sont impossibles ! Al’Thor force quelques nobles à lui faire la révérence, puis il croit avoir conquis une nation. Il n’a pas la volonté de serrer le poing et de vraiment dominer un pays. Sans les Aiels… Bajad drovja ! Qui aurait prédit qu’ils changeraient à ce point ?
Sammael fit un effort pour se ressaisir. Il ne jurait jamais ainsi, car c’était un signe de faiblesse.
— Eux seuls le suivent loyalement – et encore, pas tous. Il est suspendu à un fil qui cassera un jour ou l’autre.
— Tu crois ? Et si au contraire…
Graendal s’interrompit, levant si vite sa coupe qu’elle se renversa un peu de punch sur le poignet. Puis elle la vida quasiment. Aussitôt, la servante accourut avec la carafe, sa maîtresse attendant qu’elle l’ait resservi avant de reprendre, le souffle court :
— Combien d’entre nous mourront avant que ça arrive ? Nous devons nous serrer les coudes comme jamais nous ne l’avons fait.
Ce n’était pas ce que Graendal avait l’intention de dire à l’origine. Une nouvelle fois, Sammael ignora ce qui aurait pu être un frisson chez tout autre que lui. Al’Thor ne serait pas nommé Nae’blis. Non, non et non !
Ainsi, Graendal voulait qu’ils se « serrent les coudes » ?
— Lie-toi à moi. Ensemble, nous serons bien trop forts pour al’Thor. Que notre nouvelle solidarité se manifeste ainsi.
Voyant Graendal blêmir, Sammael eut un sourire qui étira sa balafre. Initier le lien reviendrait à Graendal. Mais comme ils étaient seuls, elle devrait lui laisser les commandes et se fier entièrement à lui pour choisir le moment de couper la connexion.
— Je vois… Donc, rien ne va changer.
Il n’avait jamais été question qu’il en aille autrement. La confiance n’avait pas cours entre les Élus.
— Qu’as-tu d’autre à me dire ?
Sammael venait pour apprendre des faits, pas pour écouter cette idiote jacasser sur al’Thor. Ce problème serait réglé en temps voulu. Directement ou non…
Les yeux brillants d’hostilité, Graendal lâcha :
— Pas grand-chose…
Elle n’oublierait jamais qu’il l’avait vue perdre son contrôle. Pourtant, aucune colère ne faisait vibrer sa voix.
— Semirhage a raté le dernier rendez-vous… J’ignore pourquoi, et je doute que Demandred ou Mesaana en sachent plus long que moi. Mesaana a semblé particulièrement contrariée, même si elle a tenté de n’en rien laisser paraître. Elle pense que Lews Therin sera bientôt à notre merci, mais c’est ce qu’elle dit depuis le début. Elle était sûre que Be’lal le capturerait ou le tuerait à Tear, se rengorgeant de ce piège génial. Demandred te fait dire d’être très prudent.
— Il sait que nous nous voyons ?
Bien sûr ! Pourquoi avait-il espéré recevoir d’elle autre chose que des bribes d’information ?
— Bien sûr… Il est au courant que je te parle, sans savoir exactement ce que je te dis. Je veux nous unifier, Sammael, avant qu’il soit trop…
— Transmets un message de ma part à Demandred, coupa Sammael. Dis-lui que je sais ce qu’il mijote.
Les événements qui se déroulaient au sud portaient la marque de Demandred, Depuis toujours, il aimait se servir d’émissaires.
— Ajoute que c’est à lui d’être prudent. Je ne veux pas que ses amis ou lui viennent saboter mes plans.
Pouvait-il réussir à attirer l’attention d’al’Thor dans cette direction, mettant ainsi un terme probable à sa trajectoire ? Eh bien, si les autres moyens ne fonctionnaient pas…
— Tant qu’ils se tiendront à l’écart de moi, ses laquais seront libres de faire tout ce qu’il leur ordonne. Mais s’ils s’approchent trop, ce sera lui qui en répondra.
Après que la Brèche eut été forée dans la prison du Grand Seigneur, il y avait eu un long conflit, avant même que les Élus aient repris assez de force pour arpenter le monde. Mais là, quand le dernier sceau serait brisé, Sammael offrirait au Grand Seigneur des nations entières prêtes à le suivre. Sans savoir qui elles suivaient ? Sans doute – et alors ? Lui, il n’échouerait pas, contrairement à Be’lal ou Rahvin. Le Grand Seigneur verrait qui le servait le mieux.
— Tu lui diras tout ça ?
— Si tu y tiens…, répondit Graendal avec une moue dubitative. (Mais son sourire indolent revint aussitôt.) Toutes ces menaces me tapent sur les nerfs. Allons, écoutons un peu de musique afin de nous calmer.
Sammael allait lui rappeler qu’il se fichait de la musique, ce qu’elle savait très bien, mais elle se tourna vers la balustrade.
— Les voilà… Tendons l’oreille.
Munis de leur harpe bizarre, l’homme et la femme à la peau noire étaient venus se camper au pied de l’estrade. Sammael supposa que les clochettes ajoutaient quelque chose à leur prestation. Quoi, il aurait été bien incapable de le dire. Voyant que leur maîtresse les regardait, ils s’inclinèrent bien bas.
Malgré ce qu’elle venait de dire au sujet de la musique, Graendal reprit la parole :
— Ils viennent d’un endroit très spécial… Les femmes capables de canaliser sont obligées d’épouser les fils de femmes dotées de la même aptitude, et tous les membres de cette « lignée » ont le visage tatoué à la naissance. Une personne ainsi marquée n’a pas le droit de se marier à quelqu’un dont le visage est vierge de tatouages. Et les enfants issus de ces unions contre nature – car il y en a quelques-unes – sont impitoyablement tués à la naissance. Les mâles tatoués sont de toute façon exécutés durant leur vingt et unième année. Jusque-là, ils sont cloîtrés, et on ne leur apprend même pas à lire.
Ainsi, Graendal revenait à la charge. Elle devait vraiment le prendre pour un simple d’esprit. Sammael décida d’expédier une petite pique de son cru.
— Se lient-ils comme des criminels ?
Graendal ne put dissimuler sa surprise, du moins l’espace d’une seconde. À l’évidence, elle n’avait pas réfléchi à ça, et c’était plutôt logique. À leur époque, peu de gens commettaient ne serait-ce qu’un seul crime de sang – alors, plusieurs… En tout cas, avant la Brèche.
Bien entendu, Graendal ne reconnut pas son ignorance. De temps en temps, il était de bonne guerre de dissimuler ses lacunes, mais chez Graendal, cette pratique était systématique, et ça, c’était un défaut en soi. Voilà pourquoi il avait lancé cette pique. Son interlocutrice n’était pas près d’oublier cette passe d’armes, et ce serait un excellent châtiment pour les bribes d’informations parfaitement inutiles qu’elle lui lâchait au compte-gouttes.
— Non, répondit-elle comme si elle avait compris à quoi il faisait allusion. Les Ayyad, comme ils s’appellent eux-mêmes, vivent dans leurs petites villes, évitant tout contact avec le reste du monde. En principe, ils ne canalisent jamais le Pouvoir sans en avoir reçu l’autorisation – ou l’ordre – du Sh’botay ou de la Sh’boan. En réalité, ce sont eux, le vrai pouvoir, et c’est pour ça que le Sh’botay et la Sh’boan ne règnent que sept ans.
Graendal eut comme une jubilation intérieure… visible comme le nez au milieu de la figure. Depuis toujours, elle croyait être le vrai pouvoir caché derrière la scène.
— Une contrée fascinante, vraiment… Mais trop éloignée du centre pour être d’une quelconque utilité avant des années, bien sûr… (Graendal eut un petit geste nonchalant.) Après le retour du Gand Seigneur, nous aurons tout le temps de voir ce qu’on peut en tirer…
Oui, elle tentait vraiment de convaincre Sammael que ce pays l’intéressait. Un pur mensonge, bien sûr, sinon elle n’aurait même pas mentionné son existence.
Sammael voulut poser sa coupe, qu’il n’avait pas touchée, et le domestique musclé lui présenta le plateau avant qu’il ait vraiment eu le temps d’esquisser un geste. Graendal formait bien ses serviteurs, il fallait lui laisser ça.
— Je suis sûr que leur musique est fascinante… (Quand on est sensible à ces choses-là…) mais j’ai des préparatifs à superviser.
Graendal posa une main sur le bras de Sammael.
— Avec toute la prudence requise, j’espère ? Si tu sabotes ses plans, le Grand Seigneur ne sera pas ravi.
Sammael eut un rictus.
— À part me rendre, j’ai fait tout mon possible pour convaincre al’Thor que je ne suis pas une menace pour lui. Mais on dirait qu’il fait une fixation sur moi.
— Tu pourrais abandonner l’Illian et tout recommencer ailleurs.
— Pas question !
Sammael n’avait jamais fui devant Lews Therin. Il n’allait pas commencer face à ce bouffon de province. Le Grand Seigneur ne pouvait pas envisager sérieusement de placer ce crétin au-dessus des Élus. Au-dessus de lui, donc !
— Tu m’as transmis tous les ordres du Grand Seigneur ?
— Je n’aime pas me répéter, lâcha Graendal, agacée. Si tu ne m’as pas crue la première fois, pourquoi me croirais-tu maintenant ?
Sammael dévisagea un moment la femme, puis il hocha la tête. Très probablement, elle disait la vérité. Un mensonge au sujet du Grand Seigneur pouvait vous revenir dans la figure comme un ressort…
— Je ne vois aucune raison de nous revoir tant que tu n’auras rien de plus à me rapporter que l’absence ou la présence de Semirhage.
Un bref coup d’œil aux deux harpistes, pensa Sammael, devrait suffire pour qu’elle croie avoir réussi sa diversion. Pour que la ficelle ne soit pas trop grosse, l’Élu jeta aussi un regard désapprobateur aux nageurs, dans les bassins, aux acrobates et aux autres artistes. Toute cette exhibition de chair et tous ces efforts inutiles le dégoûtaient d’ailleurs pour de bon.
— La prochaine fois, tu viendras à Illian…
Graendal haussa les épaules comme si ça lui était égal. Mais elle marmonna entre ses lèvres quelque chose que Sammael entendit grâce au saidin.
— Si tu y es encore…
Sans broncher, Sammael ouvrit un portail qui le ramènerait à Illian. Pas assez rapide, le jeune serviteur musclé n’eut même pas le temps de crier quand l’ouverture le coupa proprement en deux, ainsi que son plateau et sa carafe. Les bords d’un portail coupaient comme le tranchant d’un rasoir.
Graendal parut affectée d’avoir perdu un de ses jeunes chiots.
— Si tu veux nous aider à rester en vie, lui dit Sammael, découvre comment Demandred et les autres ont l’intention d’exécuter les instructions du Grand Seigneur.
Sans cesser de regarder Graendal, Sammael franchit le portail, qui se referma derrière lui.
Graendal garda un air vexé jusqu’à ce que le portail se soit refermé, puis elle s’autorisa à pianoter sur la balustrade de marbre. Avec ses cheveux blonds, Sammael aurait pu être assez beau pour compter parmi ses animaux de compagnie, s’il avait laissé Semirhage le débarrasser de la balafre qui lui zébrait le visage. C’était la dernière encore capable de réaliser ce « miracle » qui était autrefois d’une banalité affligeante…
Une pensée parasite… La vraie question était de savoir si sa stratégie avait fonctionné.
Shaofan et Chiape jouaient leur étrange musique atonale – mais pleine d’harmonies complexes et de bizarres dissonances – avec un authentique talent. À l’idée de plaire à leur maîtresse, ils rayonnaient de joie. Graendal hocha la tête à leur intention et capta presque leur extase. Ils étaient bien plus heureux, il fallait le dire, que si elle les avait laissés à leur destin. Tous ces efforts pour se les procurer uniquement en vue de ces quelques minutes passées avec Sammael. Bien sûr, elle aurait pu se donner moins de peine, car n’importe quels membres de leur peuple auraient fait l’affaire, mais elle avait des critères très élevés, même pour une machination éphémère.
Depuis longtemps, elle avait résolu de ne se priver d’aucun plaisir – n’étaient ceux qui risquaient de détériorer sa position vis-à-vis du Grand Seigneur.
Graendal baissa les yeux sur la charogne qui souillait son tapis et elle pinça les narines. Le tapis était récupérable, mais elle aurait dû se charger elle-même d’éliminer le sang et ça l’ennuyait. Après qu’elle lui eut donné ses ordres, Osana partit au pas de course chercher des domestiques qui emporteraient le tapis et les restes de Rashan.
Sammael était un crétin transparent comme du verre. Non, pas un crétin… Quand il avait en face de lui un adversaire cherchant une confrontation ouverte, il pouvait être mortellement dangereux. Mais les subtilités le dépassaient, à croire qu’il y était aveugle. Très probablement, il devait penser que la diversion visait à cacher ce qu’elle mijotait avec les autres. Mais il oubliait toujours qu’elle le connaissait comme si elle l’avait fait, chaque couture de son esprit lui étant familière. Après tout, n’avait-elle pas passé près de quatre siècles à étudier la façon de fonctionner de cerveaux bien plus sophistiqués que le sien ? Transparent, il n’y avait pas d’autre mot…
Même s’il avait tenté de le cacher, il était angoissé. Piégé dans une boîte qu’il avait conçue, il entendait la défendre au péril de sa vie. Et c’était bien ce qui risquait de lui arriver : périr pour préserver ce qui finirait par être son cercueil.
Graendal sirota un peu de punch, puis elle plissa le front. Alors qu’elle pensait avoir besoin de quatre ou cinq rencontres, en avait-elle déjà fini avec lui ? Elle devrait trouver un prétexte pour aller le voir à Illian. Même quand il semblait suivre le chemin qu’on souhaitait, observer un patient ne faisait jamais de mal.
Que le garçon soit un simple paysan ou la réincarnation de Lews Therin – elle n’avait pas encore réussi à trancher –, il s’était montré beaucoup trop dangereux. Au service du Grand Seigneur des Ténèbres, Graendal n’avait pourtant aucune envie de mourir, même en l’honneur de son maître. Son objectif était de vivre éternellement. Bien entendu, seul un fou serait allé contre le moindre désir du Grand Seigneur – sauf à vouloir agoniser pendant une éternité, puis passer une autre éternité à regretter les tourments somme toute supportables de ce premier calvaire. Oui, il fallait éliminer Rand al’Thor, mais c’était sur Sammael que devait retomber le blâme. S’apercevrait-il qu’elle l’avait lancé sur la piste de Rand al’Thor comme un dornat dressé pour la chasse ? Non, il n’était pas homme à percer au jour de telles subtilités.
Pour autant, ce n’était pas un imbécile. Par exemple, comment avait-il découvert l’existence du lien ? Elle-même, elle n’en aurait rien su si Mesaana, furieuse contre Semirhage et profitant de son absence, n’avait pas fait une de ses très rares gaffes. Folle de rage, elle n’avait pas mesuré l’importance de ce qu’elle révélait…
Depuis combien de temps Mesaana était-elle infiltrée à la Tour Blanche ? Le simple fait qu’elle le soit ouvrait des perspectives fascinantes. S’il existait un moyen découvrir où Demandred et Semirhage s’étaient installés, il serait possible de deviner ce qu’ils avaient l’intention de faire. Mais ils ne s’étaient pas confiés à elle. Bien sûr que non ! Ces trois-là complotaient ensemble depuis la Guerre du Pouvoir. Apparemment, en tout cas. Graendal aurait juré qu’ils se savonnaient mutuellement la planche – au moins autant qu’aux autres Élus. Mais bien que Mesaana ait tenté de saboter les plans de Semirhage – ou Semirhage ceux de Demandred –, elle n’avait jamais trouvé entre eux une faille qu’elle aurait pu exploiter.
Un bruit de bottes signala que quelqu’un arrivait. Pas les hommes qui remplaceraient le tapis et emporteraient Rashan, cependant.
Grand, bien bâti et fort élégant dans sa chemise blanche large et son pantalon rouge moulant, le jeune Domani Ebram n’aurait pas déparé dans la collection de chiots de Graendal – s’il n’avait pas été un simple fils de marchand.
Ses yeux noirs brillant, il s’agenouilla devant l’Élue.
— Grande Maîtresse, le seigneur Ituralde est ici…
Graendal posa sa coupe sur une table qui, à première vue, semblait ornée de danseurs d’ivoire…
— Eh bien, il parlera à dame Basene.
Ebram se leva et offrit son bras à la frêle Domani qu’il voyait maintenant à la place de sa maîtresse. Bien qu’il fût conscient qu’il s’agissait d’une illusion, ses yeux n’exprimèrent plus la même adoration, car c’était Graendal qu’il vénérait, pas dame Basene.
Pour l’heure, Graendal ne s’en soucia pas. Le projectile Sammael était braqué sur Rand al’Thor – et peut-être même lancé. Quant à Semirhage, Demandred et Mesaana…
Graendal était la seule à savoir qu’elle était allée au mont Shayol Ghul, descendant jusqu’au lac de feu. La seule également à avoir entendu le Grand Seigneur lui promettre qu’elle serait nommée Nae’blis. Une parole qui serait à coup sûr tenue si al’Thor disparaissait du paysage.
Elle serait la plus obéissante de toutes les servantes du Grand Seigneur. Mais elle sèmerait le chaos jusqu’à ce que la récolte fasse exploser les poumons de Demandred.
Semirhage laissa la porte bardée de fer se refermer derrière elle. Un des globes lumineux, récupéré le Grand Seigneur seul savait où, projetait une lumière instable, certes, mais bien supérieure à celle des chandelles et des lampes qu’elle devait se résoudre à utiliser en ces temps misérables. L’éclairage excepté, cet endroit avait l’aspect oppressant d’une prison : des murs de pierre nus, un sol tout aussi rudimentaire et une table bancale dans un coin. Rien qui fût à son goût. Si ça avait tenu à elle, tout aurait été en cueran d’un blanc immaculé et brillant – un lieu propre et stérile. Mais l’agencement était antérieur au moment où elle avait su qu’elle aurait besoin de la pièce.
Au milieu de cet espace réduit, une femme pendait dans le vide, les jambes et les bras écartés. Une Aes Sedai au regard plein de défi. Semirhage détestait les Aes Sedai.
— Qui es-tu ? demanda la patiente. Un Suppôt des Ténèbres ? Une sœur noire ?
Ignorant la question, Semirhage vérifia le bouclier qui séparait la prisonnière du saidar. En cas de défaillance, elle aurait pu isoler de nouveau la sœur, et sans le moindre problème. Fallait-il qu’elle soit faible, d’ailleurs, pour que l’Élue puisse s’offrir le luxe de laisser sans surveillance le bouclier noué. Mais chez elle, la prudence était une seconde nature qui la poussait à faire chaque chose en son temps, très méthodiquement.
À présent, les vêtements de la sœur… Une personne se sentait plus en sécurité habillée que nue comme un ver. Tissant délicatement un mélange de Feu et d’Air, Semirhage découpa le chemisier, la robe, les sous-vêtements et les chaussures de la patiente. Puis elle réunit tout ça aux pieds de la sœur, en un ballot compact, tissa quelques flux de Feu et de Terre et réduisit en cendres ce qui était l’instant d’avant les frusques d’une Aes Sedai.
La femme écarquilla les yeux. Même si elle avait pu voir ce que faisait l’Élue, nul doute qu’elle aurait été incapable d’accomplir un tel « exploit » – en réalité, un des tissages élémentaires.
— Qui es-tu ?
Cette fois, la voix était un peu pointue. L’effet de la peur ? Quand ça arrivait si tôt, c’était toujours de bon augure.
Toujours méthodique, Semirhage localisa dans le cerveau de la sœur les centres qui envoyaient des messages de douleur au corps, et elle entreprit de les stimuler avec des flux d’Esprit et de Feu. Par petites touches, avec une très lente augmentation. Trop brutales, ces interventions pouvaient tuer sur le coup. Quand on savait procéder lentement, en revanche, on pouvait pousser ce jeu cruel incroyablement loin. Même de si près, influer sur des zones qu’on ne voyait pas était très délicat, mais après tout, il n’existait pas de plus grande experte en la matière que Semirhage.
La patiente secoua frénétiquement la tête comme si elle pouvait ainsi chasser la souffrance. Quand elle comprit que ça ne fonctionnerait pas, elle foudroya Semirhage du regard. L’ignorant, l’Élue maintint son tissage. Même dans un cas d’urgence, comme celui-là, elle pouvait s’offrir le luxe d’être patiente.
Au nom du Grand Seigneur, combien elle détestait les Aes Sedai ! Jadis, elle avait été une sœur – une vraie, pas comme l’imbécile suspendue dans les airs devant elle. En ce temps-là, elle était connue, célèbre même, et on se l’arrachait partout dans le monde parce qu’elle pouvait guérir n’importe quelle blessure et arracher les gens aux griffes de la mort quand tous les autres thérapeutes les déclaraient perdus. Puis une délégation du Hall des Serviteurs lui avait offert un choix qui n’en était pas un : être liée de façon à ne plus jamais connaître le plaisir – et avec ce lien, être capable de voir approcher la fin de la vie – ou être amputée et bannie de la Tour Blanche et des Aes Sedai. Ces hommes et ces femmes convenables et rationnels pensaient qu’elle accepterait d’être liée, parce que c’était la chose convenable et rationnelle à faire. En revanche, ils n’avaient pas imaginé un instant qu’elle s’enfuirait. Du coup, elle avait compté parmi les premiers à être allés au mont Shayol Ghul.
Le visage de la patiente ruisselait de sueur. Les joues creuses, elle tentait d’aspirer de l’air et ses narines frémissaient. De temps en temps, un gémissement lui échappait. Patience. Ça ne tarderait plus.
Tout était venu de la jalousie de ceux qui ne pouvaient pas égaler ses exploits – des vrais, ceux-là. Une personne qu’elle avait sauvée de la mort avait-elle jamais dit qu’elle aurait préféré périr plutôt que s’acquitter du petit « extra » qu’elle exigeait ? Quant aux autres… Eh bien, il y avait toujours des gens qui méritaient de souffrir. Alors, qu’importait si elle prenait du plaisir en leur infligeant un juste châtiment ? Le Hall, avec ses pleurnicheries hypocrites au sujet du droit et de la légalité… Semirhage avait gagné le droit d’agir comme elle le faisait. Pour le monde, elle avait été bien plus précieuse que tous les minables qui la divertissaient avec leurs cris. Par pure malveillance et par envie, le Hall avait tenté de l’abattre. On croyait rêver !
Pendant la guerre, certains membres du Hall étaient tombés entre ses mains. Si elle disposait du temps nécessaire, Semirhage pouvait briser l’homme le plus fort et la femme la plus fière, les modelant exactement selon ce qu’elle désirait qu’ils deviennent. Plus lent que la Coercition, le processus était beaucoup plus divertissant, et elle doutait que Graendal elle-même soit capable de défaire ce qu’elle avait construit. La Coercition était réversible. Mais ses patients… Eux, ils avaient imploré à genoux d’offrir leur âme aux Ténèbres, les servant fidèlement jusqu’à l’heure de leur mort. Chaque fois, Demandred s’était extasié sur cet « incroyable succès » : un nouveau membre du Hall faisant publiquement allégeance au Grand Seigneur. Mais pour elle, la source de fierté, c’était la façon dont ces gens blêmissaient quand ils la voyaient, même des années après, et leur hâte à lui assurer qu’ils restaient fidèles à ce qu’elle avait fait d’eux.
La prisonnière eut un premier sanglot qu’elle parvint à étouffer. Impassible, Semirhage attendit la suite. Elle allait peut-être devoir se presser un peu, mais trop de hâte risquait de tout gâcher. D’autres sanglots jaillirent, trop nombreux pour que la sœur puisse les ravaler. Puis des hurlements leur succédèrent.
Semirhage attendit encore. La peau lustrée de sueur, la prisonnière se débattait dans ses liens invisibles, secouant follement la tête. Elle hurlait avec chaque inspiration, expirait comme une moribonde et criait de nouveau tandis que ses poumons se remplissaient. Ses yeux bleus exorbités ne voyaient plus rien. Le moment était venu.
Semirhage coupa soudain les flux de saidar. Pourtant, il fallut quelques minutes pour que les cris se taisent.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle d’un ton doux.
La question importait peu, tant que la femme y répondait. Semirhage aurait pu raffiner le protocole – par exemple en demandant : « Me défieras-tu encore ? », car il était désopilant d’insister sur ce thème jusqu’à ce que ses patients la supplient de croire qu’ils ne la défiaient plus – mais en ce jour, il fallait parer au plus pressé, et tant pis pour les chemins de traverse.
La sœur frissonnait, à présent. Avec dans ses yeux mi-clos une lueur haineuse, elle s’humecta les lèvres, toussa puis réussit à gémir :
— Cabriana Mecandes…
Semirhage sourit.
— Me dire la vérité fait du bien, pas vrai ?
Dans le cerveau, il y avait des centres de la douleur… et des centres du plaisir. Semirhage stimula un de ces derniers, brièvement mais avec une très grande intensité. Prise d’un spasme, Cabriana en trembla comme une feuille, les yeux révulsés. Tirant un mouchoir de sa manche, l’Élue lui releva le visage et épongea tendrement la sueur.
— Je sais que c’est très dur pour toi, Cabriana. Tu ne devrais pas faire en sorte que ça le soit encore plus… (Du bout des doigts, Semirhage écarta du front de la femme une mèche de cheveux empoissés de sueur.) Tu as soif ?
Sans attendre de réponse, l’Élue canalisa le Pouvoir. Une flasque posée sur la table vola dans les airs et vint se loger au creux de sa main. Sans cesser de l’observer, l’Aes Sedai but goulûment. Après quelques gorgées, Semirhage lui retira la flasque et la fit léviter jusqu’à la table.
— Tu te sens mieux, hein ? Alors, souviens-toi de ne pas te rendre les choses plus difficiles.
— Je crache dans le lait de ta mère, Suppôt des Ténèbres ! Tu m’entends ? Je…
Semirhage cessa d’écouter. En d’autres circonstances, elle se serait réjouie que la résistance de la patiente ne soit pas encore vaincue. Le summum de l’extase, c’était de dépouiller lentement ses proies de leur dignité et de leur fierté. À un moment, elles comprenaient que l’issue était inéluctable, et il était encore plus jouissif de les voir se débattre en vain. Mais pour ces subtilités, il fallait du temps. Délicatement, Semirhage focalisa de nouveau son tissage sur les centres de la douleur de Cabriana, puis elle le noua. En général, elle aimait être aux commandes, mais là, il ne fallait pas lésiner sur les moyens. Activant son tissage, elle canalisa le Pouvoir pour éteindre toutes les lumières, puis elle sortit et ferma la porte derrière elle. L’obscurité faisait toujours son petit effet. Souffrir seul, dans le noir…
Semirhage ne put étouffer un grognement frustré. Où était la finesse dans tout ça ? Elle détestait devoir se presser. Et être obligée de quitter un patient. Cette fille était entêtée, et les circonstances particulièrement délicates auraient mérité toute l’attention de l’Élue.
Presque aussi sinistre que la cellule, le couloir – un tunnel, plutôt – croisait d’autres passages plongés dans la pénombre que Semirhage n’avait aucune envie d’explorer. En vue, il n’y avait que deux autres portes, et l’une donnait sur ses appartements actuels. Des pièces plutôt confortables, quand on était obligée d’y vivre. Pourtant, elle ne fit pas mine d’y entrer.
Vêtu de noir et enveloppé d’une aura obscure, Shaidar Haran se tenait devant cette porte, tellement immobile que l’entendre parler fut une surprise.
— Qu’as-tu appris ? demanda-t-il de sa voix qui évoquait le crissement d’un os réduit en poudre par une lime.
De sa convocation au mont Shayol Ghul, Semirhage avait rapporté un avertissement du Grand Seigneur.
« QUAND TU OBÉIS À SHAIDAR HARAN, C’EST À MOI QUE TU OBÉIS ! ET SI TU LUI DÉSOBÉIS… »
Une consigne désagréable, certes, mais qui se suffisait à elle-même…
— Son nom… J’ai appris son nom. Cabriana Mecandes. En si peu de temps, je n’ai pas pu en tirer plus d’elle.
Sa cape noire parfaitement immobile, la créature parut changer de place sans avoir eu besoin de bouger. À dix pas de Semirhage une seconde plus tôt, le Blafard se campa soudain devant elle, lui laissant le choix de reculer ou d’incliner la tête pour regarder son visage sans yeux. Bien entendu, reculer était hors de question !
— Tu vas la vider de tout ce qu’elle sait, Semirhage. La presser comme un citron, le plus vite possible – puis tu me communiqueras tout ce que tu auras appris.
— C’est ce que j’ai promis au Grand Seigneur, en effet…
Les lèvres exsangues du Myrddraal esquissèrent un sourire. Puis il se détourna, s’éloigna et disparut comme si l’obscurité l’avait avalé.
Semirhage aurait donné cher pour savoir comment les Blafards faisaient ça. Sans que ce soit lié au Pouvoir, à la lisière des ombres, là où la lumière devenait l’obscurité, un Myrddraal pouvait en un clin d’œil se projeter dans d’autres ombres. Très longtemps auparavant, Aginor avait conduit des expériences avec une centaine de Blafards, les tuant tous, dans le vain espoir de découvrir le « truc ». Les créatures elles-mêmes ignoraient comment elles s’y prenaient. Et ça, c’était elle qui l’avait découvert…
Semirhage s’aperçut qu’elle avait plaqué les mains sur son ventre, qui lui semblait transformé en une boule de glace. Sauf face au Grand Seigneur, dans la Fosse de la Perdition, il y avait des lustres qu’elle ne s’était pas sentie si effrayée. Heureusement, la boule de glace se mit à fondre pendant qu’elle se dirigeait vers la porte de l’autre cellule. Plus tard, elle analyserait froidement ses sentiments. S’il était différent de tous les Myrddraals qu’elle avait vus, Shaidar Haran restait un Blafard, après tout.
Le second patient de l’Élue, lui aussi suspendu dans les airs, était un homme costaud au visage carré dont les vêtements – une veste et un pantalon verts – étaient idéaux pour passer inaperçu en forêt. Ici, la moitié des globes lumineux étaient sur le point de mourir – qu’ils aient résisté jusque-là tenait déjà du miracle – mais le Champion de Cabriana, en réalité, n’avait guère d’importance. Ce qu’elle cherchait, dans quelque dessein que ce soit, résidait dans l’esprit de la sœur. Mais les Myrddraals avaient reçu l’ordre de capturer une Aes Sedai, et selon eux, semblait-il, une sœur et son Champion étaient inséparables. Une excellente initiative, cela dit. Jusque-là, Semirhage n’avait jamais eu l’occasion de briser un de ces guerriers de légende.
Pendant qu’elle débarrassait l’homme de ses frusques, puis les incinérait, il la regarda comme s’il avait voulu faire des trous dans son crâne avec ses yeux. Ce type était poilu, musclé et couturé de cicatrices. Sans broncher, silencieux, son défi était différent de celui de la sœur. Alors qu’elle vous l’envoyait bravement au visage, lui se contentait d’un refus serein de plier. Avoir raison de cet homme serait plus difficile que de venir à bout de sa maîtresse. En temps normal, ç’aurait été une bonne nouvelle…
Semirhage étudia son patient. Il y avait quelque chose… Une tension autour de la bouche et des yeux… Comme s’il luttait déjà contre la douleur. Bien sûr ! Le lien entre une Aes Sedai et son Champion… Comment ces primitifs avaient-ils pu inventer quelque chose que pas un des Élus ne comprenait ? D’après ce qu’elle en savait, l’homme pouvait tout à fait ressentir, au moins en partie, ce qu’éprouvait la prisonnière. Là encore, en d’autres circonstances, ç’aurait ouvert des possibilités fascinantes à Semirhage. Pour l’heure, ça signifiait simplement que cet homme croyait savoir à quoi il allait devoir faire face.
— Ta propriétaire s’occupe mal de toi, dit l’Élue. Si ce n’était pas une vulgaire sauvage, tu n’aurais pas besoin d’être couvert de cicatrices.
L’expression du Champion se modifia très légèrement – pour se teinter de mépris.
— Bien…
Semirhage focalisa son tissage sur les centres du plaisir et engagea le cycle de stimulation très lentement. Doté d’une vive intelligence, le Champion plissa le front, secoua la tête puis riva son regard sur Semirhage. Conscient qu’il n’aurait pas dû se laisser peu à peu emporter par l’extase, il savait que c’était l’œuvre de sa geôlière. Et même s’il ne voyait pas le tissage, il mobilisait toutes ses forces pour résister.
Semirhage faillit sourire. Sans nul doute, il devait croire plus facile de résister au plaisir plutôt qu’à la souffrance. En de rares occasions, elle avait brisé des patients en ne faisant rien de plus. Mais ce n’était guère amusant, et après, ils avaient du mal à réfléchir logiquement, car ils aspiraient surtout à éprouver davantage d’extase. Mais le procédé était rapide, et les cobayes étaient prêts à faire n’importe quoi pour obtenir plus de plaisir. Ayant besoin que l’Aes Sedai lui fournisse des réponses, Semirhage n’avait pas pu utiliser cette méthode avec elle – à cause de la confusion mentale. Là, c’était différent. Une différence que le Champion mesurerait très bientôt…
Différence… Pensive, Semirhage se tapota la lèvre. Pourquoi Shaidar Haran était-il différent des autres Myrddraals ? Quand tout semblait aller bien, elle détestait découvrir des dissonances. Et un Myrddraal dominant les Élus, même provisoirement, c’était bien plus qu’une dissonance.
À force de se concentrer sur Sammael, al’Thor était aveugle. Quant à Sammael, Graendal lui disait seulement ce qu’il fallait pour l’empêcher de saboter le plan à cause de sa fierté. Bien entendu, ensemble ou séparément, Graendal et Sammael devaient être en train de comploter pour se gagner quelque avantage…
Sammael était un bouillant sofar dépourvu de gouvernail et Graendal se révélait à peine moins imprévisible. Ils n’avaient jamais assimilé que le Pouvoir venait exclusivement du Grand Seigneur, qui le distribuait comme il l’entendait, et pour des motifs connus de lui seul.
Selon ses caprices, osa penser Semirhage dans l’intimité de son esprit.
La disparition de plusieurs Élus était bien plus inquiétante. Demandred affirmait qu’ils étaient morts. Comme Mesaana, Semirhage n’en aurait pas juré. Lanfear… S’il y avait une justice, le temps lui livrerait Lanfear. Toujours là quand on ne l’attendait pas, elle agissait comme si elle avait le droit de fourrer son nez dans les plans des autres – en détalant immanquablement lorsque ses interférences les avaient sabotés. Moghedien… Elle aimait se cacher, mais jusque-là, elle n’était jamais restée absente si longtemps, prenant garde à se remontrer assez souvent pour rappeler aux autres qu’elle était une Élue au même titre qu’eux. Asmodean… Un traître, donc, condamné à périr. Mais il s’était volatilisé pour de bon. L’existence de Shaidar Haran combinée aux ordres qu’elle avait reçus rappelait à Semirhage que le Grand Seigneur poursuivait des objectifs qu’il était seul à connaître, et ce en suivant des chemins dont il décidait seul.
Les Élus étaient des pièces sur un plateau de jeu. Qu’ils se bardent de titres comme Conseiller ou Minaret ne changeait rien à leur statut. Si le Grand Seigneur avait fait venir Semirhage ici en grand secret, ne pouvait-il pas déplacer de la même façon les pièces nommées Lanfear, Moghedien ou Asmodean ? Shaidar Haran n’avait-il pas pu être également chargé de transmettre des ordres secrets à Graendal ou à Sammael ? Voire à Demandred ou à Mesaana ? Leur alliance fragile – et encore, ce mot était trop fort – durait depuis longtemps, mais aucun de ses « associés » ne l’aurait informée s’il recevait des consignes discrètes du Grand Seigneur. De la même manière, elle ne leur parlerait jamais de celles qui l’avaient conduite jusqu’ici – et encore moins de celles qui l’avaient incitée à envoyer dans la Pierre de Tear des Myrddraals et des Trollocs chargés de combattre ceux de Sammael.
Si le Grand Seigneur entendait choisir Rand al’Thor comme Nae’blis, Semirhage commencerait par s’agenouiller devant l’humain, puis elle attendrait qu’il commette une erreur le laissant à sa merci. L’immortalité laissait tout le temps nécessaire pour guetter une proie. Et dans l’intervalle, elle aurait toujours de nouveaux patients pour se distraire.
En revanche, le cas de Shaidar Haran était bien plus préoccupant. Très moyenne joueuse de tcheran, et ce depuis toujours, Semirhage était quand même assez avisée pour voir que ce Myrddraal était sur le plateau de jeu une nouvelle pièce dont elle ne connaissait ni la force ni les objectifs. Au tcheran, une des tactiques les plus audacieuses, afin de capturer le Haut Conseiller adverse et de le forcer à changer de camp, consistait à sacrifier ses Minarets lors d’une feinte d’attaque. S’il le fallait, Semirhage s’agenouillerait aussi longtemps que nécessaire, mais elle n’accepterait pas d’être sacrifiée.
Une étrange sensation, venue de son tissage, l’arracha à ses pensées. Jetant un coup d’œil au patient, elle claqua de la langue, hautement agacée. L’homme avait incliné la tête sur un côté, du sang maculait son menton à l’endroit où il s’était mordu la langue, et ses yeux fixes semblaient déjà voilés. Déconcentrée, Semirhage n’avait pas assez bridé la stimulation. De plus en plus irritée, mais sans que rien transparaisse sur son visage, elle cessa de canaliser le Pouvoir. À quoi bon tenter de stimuler le cerveau d’un mort ?
Une idée lui traversa l’esprit. Si le Champion pouvait sentir ce qu’éprouvait son Aes Sedai, l’inverse était-il vrai ? Si on se fiait aux cicatrices du guerrier, ça semblait impossible. Si stupides qu’elles soient, ces femmes auraient altéré le lien plutôt que de partager tant de souffrance.
Semirhage abandonna pourtant le mort et remonta le couloir à la hâte. Les cris qu’elle entendit avant d’ouvrir la porte bardée de fer la soulagèrent. Si elle avait tué cette femme avant de l’avoir « pressée comme un citron », ça l’aurait probablement condamnée à rester ici jusqu’à la capture d’une autre Aes Sedai. Au mieux…
Au milieu des cris inhumains, l’Élue reconnut des mots qui semblaient jaillir de l’âme de sa patiente plutôt que de sa gorge.
— Par pitié ! Au nom de la Lumière, par pitié !
Semirhage sourit. Tout compte fait, cette affaire était vaguement amusante.