10 Un proverbe des Terres Frontalières

Un instant, Rand regretta les jours révolus où il aurait pu arpenter seul les couloirs du palais. En cette matinée, il était accompagné par Sulin et vingt Promises, plus Bael, le chef des Aiels Goshien – lui-même escorté d’une demi-douzaine de Sovin Nai, des Mains-Couteaux Jhirad chargés de son honneur – et, Bashere, bien entendu suivi comme son ombre par autant de ses cavaliers du Saldaea au nez aquilin.

Tout ce petit monde encombrait le corridor aux murs tendus de tapisseries. Vêtus du cadin’sor, les Sovin Nai et les Far Dareis Mai faisaient mine de ne pas voir les domestiques qui s’écartaient en hâte tout en esquissant une révérence. En veste courte et pantalon ample à l’ourlet fourré dans leurs bottes, les jeunes hommes du Saldaea, eux, plastronnaient comme à la parade.

On crevait de chaud, même à l’intérieur, et des grains de poussière dansaient dans l’air.

Parmi les domestiques, certains portaient encore la livrée rouge et blanc qu’ils arboraient lorsque Morgase régnait encore. La plupart étant nouveaux au palais, ils gardaient sur le dos les habits avec lesquels ils étaient venus postuler à un emploi. Une collection dépareillée de vêtements ordinaires, essentiellement sombres et d’une coupe sans relief – les tenues des fermiers et des marchands – mais avec quelques exceptions au niveau des couleurs et des ornements.

Rand nota mentalement de dire à maîtresse Harfor, la Première Servante, de dénicher assez de livrées pour tout le monde. Ainsi, les nouveaux serviteurs ne se sentiraient plus obligés de travailler dans ce qui devait être leurs plus beaux atours. De plus, les livrées d’un palais étaient certainement de bien meilleure qualité que tout ce que les gens de la campagne avaient dans leur garde-robe, sauf peut-être pour les jours de fête.

Le personnel était bien moins nombreux qu’au temps de Morgase. Parmi les « anciens », presque tous, les cheveux blancs et le dos voûté, venaient des quartiers des retraités. Au lieu de fuir, à l’inverse de tant d’autres, ils s’étaient arrachés à un repos bien mérité pour ne pas voir le palais partir à la dérive.

Rand nota mentalement une autre nécessité. Dire à maîtresse Harfor d’engager assez de jeunes gens pour que ces vénérables vieillards puissent profiter en paix de leur pension. Première Servante n’était pas un titre très ronflant, certes, mais Reene Harfor présidait pourtant bel et bien au quotidien du palais…

Au fait, avec la mort de Morgase, payait-on encore les pensions ? Bon sang ! il aurait fallu penser à ça plus tôt ! Halwin Norry, le chef comptable, devait le savoir.

Rand aurait juré que sa vie revenait à être battu à mort avec des plumes. Chaque chose lui rappelait qu’il y en avait une autre à faire.

Les Chemins ! Voilà qui n’avait rien à voir avec des plumes. Le Portail de Caemlyn était désormais sous bonne garde, comme ceux de Tear et de Cairhien, mais comment savoir combien il en existait d’autres ?

Oui, Rand aurait volontiers renoncé aux révérences, aux compliments, aux gardes d’honneur, aux questions, aux responsabilités et à tous ces gens dont les besoins devaient être satisfaits. Tout ça pour revenir aux temps bénis où son seul souci était de se trouver une veste convenable. Bien entendu, à cette époque, il n’aurait pas eu le droit d’arpenter ces couloirs, du moins sans un autre genre d’escorte – des gardes chargés de s’assurer qu’il ne vole pas un calice d’argent et d’or dans une niche murale, ou une sculpture d’ivoire sur un guéridon incrusté de lapis-lazuli.

Au moins, ce matin, la voix de Lews Therin lui fichait la paix. Et il semblait avoir assimilé le « truc » mental que Taim lui avait expliqué. Alors que Bashere transpirait à grosses gouttes, la chaleur ne paraissait pas avoir de prise sur lui. Alors qu’il portait sa veste grise brodée de fil d’argent – et boutonnée jusqu’au cou – il avait seulement un peu chaud, et pas le moindre poil de mouillé. Selon Taim, un jour, il ne sentirait plus des conditions climatiques assez extrêmes – dans un sens ou dans l’autre – pour avoir raison d’un homme normal. L’astuce était de prendre de la distance par rapport à lui-même, en se concentrant vers l’intérieur, si paradoxal que ce fût, un peu comme lorsqu’il se préparait à saisir le saidin. Alors que ce processus semblait très proche du Pouvoir, il n’y avait en réalité aucun rapport entre les deux. Étrange… Les Aes Sedai recouraient-elles à la même méthode ? En tout cas, il n’avait jamais vu transpirer une sœur.

Rand éclata de rire. Se demander si les Aes Sedai suaient ! Il n’était peut-être pas encore fou, mais il n’aurait eu aucun mal à passer pour un simple d’esprit.

— Ai-je dit quelque chose de drôle ? demanda Bashere en lissant sa moustache.

Quelques Promises fixèrent le Maréchal. Ces derniers temps, elles s’efforçaient de comprendre l’humour des gens des terres mouillées.

Rand se demanda comment Bashere parvenait à garder un tel calme. Un peu plus tôt, une rumeur avait atteint le palais : dans les Terres Frontalières, des combats opposaient des… frontaliers. Les racontars de voyageurs se répandaient comme la peste, mais cette « nouvelle »-là venait du nord, colportée par des marchands qui étaient au minimum allés jusqu’à Tar Valon. Rien ne permettait de préciser qui participait à ces combats, ni où ils se déroulaient. Le Saldaea était une possibilité comme une autre, et Bashere n’en avait plus eu de nouvelles depuis son départ, des mois plus tôt. À voir son visage de marbre, il aurait tout aussi bien pu venir d’apprendre que le prix des navets avait flambé.

De son côté, Rand ne savait pas grand-chose de Deux-Rivières. Sauf de vagues rumeurs sur une révolte, à l’ouest du pays, mais sans qu’il puisse dire si ces événements concernaient son territoire natal. En ces temps, on ne pouvait jamais savoir, et on s’en fichait, en général – mais là, ça faisait une différence pour lui.

Il avait abandonné Deux-Rivières ! Les Aes Sedai avaient des agents partout, et il aurait parié sa chemise qu’il en allait de même pour les Rejetés. Le Dragon Réincarné se fichait comme d’une guigne du trou perdu où Rand al’Thor avait grandi – en d’autres termes, il était bien au-dessus de ça. Et sinon, Champ d’Emond aurait été un moyen de faire pression sur lui. Pourtant, il n’allait pas tenter de couper les cheveux en quatre : un abandon, c’était un abandon !

Si je trouvais un moyen d’échapper à mon destin, est-ce que ce serait mérité ?

Cette pensée était à lui, pas à Lews Therin.

Bougeant les épaules comme s’il voulait en chasser un poids – ou une douleur –, Rand répondit d’un ton léger :

— Excusez-moi, Bashere. Une idée bizarre m’a traversé l’esprit, mais je vous écoutais quand même. Vous disiez que Caemlyn débordait. Pour chaque homme parti parce qu’il avait peur du faux Dragon, deux sont venus parce que je ne suis pas faux et parce que le vrai Dragon ne les effraie pas. Vous voyez bien que j’ai suivi !

Bashere eut un grognement qui pouvait vouloir dire bien des choses.

— Combien d’autres sont venus pour des raisons différentes, Rand al’Thor ? demanda Bael.

Le dominant d’une bonne main, Bael était l’homme le plus grand que Rand eût rencontré. Un contraste frappant avec Bashere, plus petit que toutes les Promises, à l’exception d’Enaila. Le cheveu roux grisonnant, Bael gardait un visage ferme et déterminé et des yeux bleus acérés.

— Tu as assez d’ennemis pour au moins une centaine d’hommes ! Crois-moi, ils essaieront encore de t’attaquer. Et parmi eux, il y aura peut-être même des partisans des Ténèbres.

— Même sans les Suppôts, dit Bashere, la ville est en ébullition comme une infusion oubliée sur le feu. Plusieurs personnes ont été rouées de coups – à l’évidence parce qu’elles n’étaient pas sûres que vous soyez le Dragon Réincarné – et un pauvre type a été éjecté d’une taverne, conduit dans une étable et pendu à une poutre parce qu’il se moquait de vos miracles.

— Mes miracles ? répéta Rand, incrédule.

À cet instant, un serviteur aux cheveux blancs, la veste de sa livrée beaucoup trop large, tenta de s’écarter et de s’incliner en même temps. Comme il portait un grand vase vert pâle, de la porcelaine du Peuple de la Mer, incroyablement fine, il ne put se retenir nulle part, s’emmêla les pieds et lâcha le précieux objet. Tandis que le vieux type se retrouvait sur le postérieur, le vase vola dans les airs, s’écrasa sur le sol, rebondit plusieurs fois et se stabilisa enfin, sur son pied, quelque trente pas plus loin dans le couloir.

Avec une souplesse étonnante, le vieil homme se releva, courut ramasser le vase, passa les mains dessus et eut une exclamation de surprise, et de soulagement, en constatant qu’il n’était pas fendu ni même ébréché. D’autres serviteurs écarquillèrent les yeux, stupéfaits, avant de se ressaisir et de retourner hâtivement à leurs occupations. Faisant tout pour éviter de regarder Rand, certains en oublièrent même de le gratifier d’une révérence.

Bashere et Bael échangèrent un regard lourd de signification.

— Des événements bizarres qui se produisent autour de vous, si vous préférez, dit le Maréchal avec un soupir qui fit onduler sa moustache. Chaque jour, il y a une nouvelle histoire extraordinaire. Un enfant tombe d’une fenêtre et s’écrase tête la première sur les pavés, quarante pieds plus bas. Résultat ? Pas une égratignure. Une grand-mère se retrouve sur le chemin de dix chevaux lancés au galop, mais ils ne la bousculent même pas alors qu’ils auraient dû la renverser et la piétiner. Un soir, un joueur a tiré vingt-cinq fois les cinq couronnes, aux dés, et cet exploit vous a été attribué. Heureusement pour le type…

— On raconte qu’hier, intervint Bael, un panier de tuiles est tombé d’un toit. À l’atterrissage, aucune ne s’est brisée ; en revanche, elles dessinaient l’antique symbole des Aes Sedai. (Il regarda le vieux serviteur, toujours bouche bée, qui serrait le vase contre sa poitrine.) Je n’ai aucun doute sur la véracité de cette histoire.

Rand relâcha lentement sa respiration. Bien entendu, ses compagnons ne mentionnaient pas les mauvaises choses. L’homme qui avait trébuché sur une marche et s’était retrouvé pendu parce que son écharpe s’était prise dans la clenche d’une porte. La femme victime dans sa salle à manger d’une tuile arrachée à un toit par le vent, le projectile étant d’abord passé par une fenêtre et une porte ouvertes.

Des accidents qui arrivaient, bien sûr, mais très rarement. Sauf autour de Rand. Pour le meilleur ou pour le pire – à peu près à parts égales – sa seule présence suffisait pour distordre le hasard. Ainsi, même si les dragons disparaissaient de ses bras et les hérons de ses paumes, il restait marqué. Il y avait un proverbe, dans les Terres Frontalières : « La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne. » Quand la montagne en question reposait sur les épaules d’un homme, il n’avait aucun moyen de s’en débarrasser. De toute façon, il n’y avait personne d’autre pour la porter, et se plaindre n’avançait à rien.

— A-t-on trouvé les gens qui ont pendu ce malheureux dans une étable ? (Bashere fit « non » de la tête.) Alors, qu’on les traque, qu’on les arrête et qu’on les accuse de meurtre. Je veux que ça s’arrête ! Douter de moi n’est pas un crime.

Selon les rumeurs, le Prophète avait décrété le contraire, mais pour l’instant, Rand n’y pouvait rien. À vrai dire, il ignorait où était Masema. Au Ghealdan, peut-être… Ou en Amadicia. S’il n’était pas allé ailleurs. Une nouvelle note mentale : dénicher ce fou et enrayer son délire d’une façon ou d’une autre.

— Tous les doutes sont permis ? demanda Bashere. Certaines rumeurs prétendent que vous êtes un faux Dragon et l’assassin de Morgase, avec l’aide des Aes Sedai. Afin de venger sa souveraine, le peuple est appelé à se soulever contre vous. Ce bruit a pu être lancé par une ou plusieurs personnes. On ne sait pas trop…

Rand se rembrunit. Même si les calomnies le hérissaient, il devait vivre avec, car il y en avait trop pour qu’il puisse se défendre. Les appels à la sédition, en revanche… Pas question de les tolérer. Le royaume d’Andor ne serait pas un pays où il sèmerait la guerre. Et quand il rendrait son bien à Elayne, ce serait exactement dans l’état où il l’avait trouvé… Il se l’était juré, s’il revoyait un jour la Fille-Héritière.

— Démasquez celui ou ceux qui sont à l’origine de ces incitations à la révolte, et jetez-les en prison.

Au nom de la Lumière, comment découvrir qui pouvait être à l’origine d’une rumeur ?

— S’ils implorent le pardon, c’est à Elayne qu’ils devront le demander.

Une jeune domestique en robe marron ordinaire aperçut soudain Rand. Sursautant, elle lâcha la grande coupe de fruits qu’elle était en train d’essuyer, et qui explosa en mille morceaux sur le sol. Le Dragon Réincarné n’influençait pas chaque fois le cours des choses…

— Il y a des bonnes nouvelles ? Voilà qui ne me ferait pas de mal…

La domestique se pencha pour ramasser les morceaux de verre. D’un regard, Sulin l’en dissuada, la forçant à reculer jusqu’au mur couvert d’une tapisserie représentant une chasse au léopard. À la grande perplexité de Rand, certaines femmes semblaient avoir plus peur des Promises que des guerriers mâles. De fait, la servante regardait Bael comme si elle espérait qu’il la protège. Mais le chef de tribu semblait avoir à peine conscience de sa présence.

— Tout dépend de ce que vous entendez par « bonnes nouvelles », lâcha Bashere. J’ai appris qu’Ellorien de la maison Traemane et Pelivar de la maison Coelan sont entrés en ville il y a trois jours. Furtivement, faut-il préciser, et à ma connaissance, aucun des deux ne s’est approché de la Cité Intérieure. Dans les rues, on murmure que Dyelin de la maison Taravin ne serait pas très loin d’ici, à la campagne. Ces trois personnes n’ont pas répondu à vos invitations, mais je n’ai rien entendu qui puisse les lier d’une manière ou d’une autre aux appels à la révolte.

Bashere regarda Bael, qui hocha la tête, dubitatif.

— Nous en savons moins long que toi, Davram Bashere. Ces gens parlent plus librement à d’autres habitants des terres mouillées.

Quoi qu’il en soit, c’étaient de bonnes nouvelles. Ces nobles étaient des gens dont il avait besoin. S’ils le prenaient pour un faux Dragon, il trouverait un moyen de les convaincre du contraire. En revanche, s’ils le pensaient coupable de la fin de Morgase… Au fond, tant mieux s’ils restaient loyaux à la mémoire de la reine, et à sa lignée…

— Envoyez-leur de nouvelles invitations. En mentionnant Dyelin, car ils peuvent savoir où elle est.

— Si c’est moi qui les invite, fit Bashere, ça risque de leur rappeler douloureusement qu’il y a chez eux une armée du Saldaea.

Rand hésita, puis il acquiesça en souriant.

— Que dame Arymilla s’en charge, dans ce cas. Je parie qu’elle sautera sur l’occasion de montrer à quel point elle est proche de moi. Mais rédigez une invitation écrite qu’elle se contentera de leur apporter.

Une fois de plus, les leçons de Moiraine, en matière de Grand Jeu, se révélaient des plus précieuses.

— Je ne saurais dire si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle, intervint Bael, mais les Boucliers Rouges m’ont informé que deux Aes Sedai sont descendues dans une auberge de la Nouvelle Cité.

Après avoir aidé les hommes de Bashere à faire régner l’ordre en ville, les Boucliers Rouges s’en chargeaient désormais tout seuls. Bael eut un petit sourire devant l’air dépité du Maréchal.

— Nous en entendons moins, Davram Bashere, mais parfois, nous en voyons plus…

— L’une d’elles serait-elle notre amie qui aime les chats ? demanda Rand.

Les histoires sur des Aes Sedai résidant en ville étaient récurrentes. Parfois elles étaient deux ou trois, et parfois tout un groupe. Les seules informations précises qu’avaient pu glaner Bashere et Bael, cependant, concernaient une sœur qui guérissait les chats et les chiens. Mais c’étaient toujours des racontars de seconde ou de troisième main, colportés par quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui…

— Je ne crois pas, répondit Bael. Les Boucliers Rouges pensent que ces deux-là sont arrivées pendant la nuit.

Ne ratant jamais une occasion de rappeler que Rand avait besoin des Aes Sedai, Bashere ne cacha pas son intérêt. Bael, lui, fronçait très légèrement les sourcils. Une réaction qui en disait long, chez un Aiel. En effet, les guerriers du désert se montraient prudents – voire réticents – dès qu’on en venait aux sœurs.

Cette nouvelle incita Rand à réfléchir, et tous les chemins qu’il suivit le ramenèrent à lui-même. Pour venir à Caemlyn alors que leurs collègues évitaient la ville depuis qu’il s’y trouvait, ces deux Aes Sedai devaient avoir une très bonne raison. Liée à lui, très probablement…

Même en des temps idylliques, les gens voyageaient rarement de nuit, et on était très loin de conditions idéales. En conséquence, ces deux sœurs avaient dû tenir à ne pas se faire remarquer, et ça avait sûrement un rapport avec lui. Cela dit, elles pouvaient aussi être en chemin pour une destination urgente. Des sœurs en mission pour la tour… Oui, bien sûr, mais la priorité de la Tour Blanche, pour l’heure, c’était lui. Bien sûr, les voyageuses pouvaient aussi chercher à rejoindre les sœurs qui, selon Egwene, étaient prêtes à le soutenir.

Quoi qu’il en soit, Rand voulait savoir. La Lumière seule pouvait dire ce que mijotaient les Aes Sedai, qu’il s’agisse de celles d’Elaida ou des renégates d’Egwene. Il devait découvrir ce qu’il en était. Les sœurs étaient bien trop nombreuses pour que demeurer dans l’ignorance ne soit pas dangereux. Quand Elaida apprendrait, pour l’amnistie, comment réagirait la tour ? Et les autres sœurs, étaient-elles déjà au courant ?

Alors que la petite colonne approchait des portes, au bout du couloir, Rand ouvrit la bouche pour dire à Bael d’inviter une des sœurs à venir au palais. S’il le fallait, il pouvait maîtriser deux Aes Sedai – à condition qu’elles ne le prennent pas par surprise –, mais pourquoi courir des risques inutiles avant de savoir qui étaient ces femmes et ce qu’elles voulaient ?

Je suis bouffi de fierté, et j’en ai assez de cette fierté qui m’a détruit.

Rand trébucha. Aujourd’hui, c’était la première fois que la voix de Lews Therin retentissait dans sa tête. Pour commenter sa pensée sur les Aes Sedai, aurait-on dit, un événement qui ne lui donnait aucune envie de se réjouir. Mais ce n’était pas ça qui l’avait poussé à ravaler sa phrase et à s’arrêter net.

À cause de la chaleur, les portes étaient ouvertes, laissant voir un des jardins du palais. Les fleurs n’avaient pas survécu et plusieurs rosiers et volubilis étaient fanés, mais les arbres destinés à ombrager la fontaine de marbre blanc étaient toujours là, bien que nettement déplumés. En lourde jupe de laine marron et en chemisier blanc en algode, un châle gris drapé sur ses bras, une femme regardait l’eau du bassin, l’air stupéfiée comme chaque fois qu’elle voyait autant de ce précieux liquide ne servir à rien, sinon à être contemplé.

Les yeux de Rand burent avidement les traits délicats d’Aviendha et s’enivrèrent des douces ondulations de sa chevelure rousse tenue par un bandeau autour de son front, mais qui cascadait librement sur ses épaules. Par la Lumière ! qu’elle était belle ! Fascinée par le jet d’eau, elle n’avait pas encore remarqué la présence du jeune homme.

Rand aimait-il cette femme ? Eh bien, il n’en savait rien. Dans sa tête comme dans ses rêves, elle était toujours liée à Elayne et même à Min. En revanche, il savait une chose : un type dangereux comme lui n’avait rien à offrir à une femme, à part du malheur.

Ilyena, gémit Lews Therin. Je l’ai tuée ! Que la Lumière me consume pour l’éternité.

— Deux Aes Sedai qui déboulent ainsi, ça peut être important, dit Rand comme si de rien n’était. Je devrais aller jeter un coup d’œil dans cette auberge et voir ce que ces sœurs font ici.

Quand il s’était arrêté, presque tout le monde l’avait imité. Enaila et Jalani, elles, avaient échangé un regard et continué leur chemin en direction du jardin.

Rand haussa le ton et le durcit considérablement :

— Les Promises de mon escorte m’accompagneront. Mais celles qui veulent enfiler une robe et jouer les marieuses peuvent cependant rester.

Enaila et Jalani se retournèrent, l’indignation brillant dans leur regard. Par bonheur, Somara n’était pas dans le détachement aujourd’hui, car elle l’aurait peut-être bien pris au mot.

Sulin utilisa le langage des signes. Quelle que fût la teneur de sa tirade, l’indignation disparut en un clin d’œil, Enaila et Jalani s’empourprant jusqu’à la racine des cheveux. Quand le silence était préférable, les Aiels disposaient de toute une série de codes gestuels. En plus du patrimoine commun, chaque clan avait son petit ensemble secret, et chaque ordre de guerriers aussi. Mais les Promises étaient les seules à avoir développé un véritable langage.

Rand se détourna du jardin avant que Sulin ait fini de gesticuler. Le temps pressait, car les Aes Sedai pouvaient quitter la ville à tout instant. En s’éloignant, il jeta un regard par-dessus son épaule, constata qu’Aviendha ne l’avait toujours pas vu, puis accéléra le pas.

— Bashere, un de vos hommes peut-il aller demander qu’on nous prépare des chevaux ? Devant la porte des écuries du sud…

Le portail principal du palais donnait sur l’esplanade de la reine, qui serait bourrée de curieux avides d’apercevoir le Dragon Réincarné. Avec un peu de chance, Rand aurait eu besoin d’au moins une demi-heure pour traverser cette foule. Et de beaucoup plus sinon…

Sur un geste de Bashere, un des plus jeunes soldats du Saldaea s’éloigna de la démarche chaloupée typique chez les hommes plus habitués à la selle qu’à se servir de leurs jambes.

— Un homme doit savoir quand il lui faut battre en retraite devant une femme, dit Bashere comme s’il parlait tout seul. Un sage, lui, a conscience qu’il est parfois requis de tenir son terrain et de combattre.

— Les jeunes…, soupira Bael, plein de sereine indulgence. Un jeune fou court après les ombres et s’enfuit face aux rayons de lune. Pour finir, il s’enfonce sa propre lance dans le pied.

Plusieurs Aiels, Promises comme Mains-Couteaux, gloussèrent sous cape. Pas les jeunes, cependant…

Agacé, Rand regarda de nouveau par-dessus son épaule.

— Dans une robe, aucun de vous deux ne serait très beau.

Étonnamment, les Promises et les Mains-Couteaux rirent de nouveau – plus fort, cette fois. Rand perçait-il peu à peu les mystères de l’humour aiel ?

Lorsqu’il sortit par la porte des écuries du sud, tout se passa comme il l’avait prévu. Alors que Jeade’en déboulait dans une des rues sinueuses de la Cité Intérieure, il ne put s’empêcher de renâcler, car il sortait très peu souvent de sa stalle, ces derniers temps. À part ça, s’il y avait du monde dans cette rue, c’était sans rapport avec la multitude qui aurait attendu le seigneur Dragon de l’autre côté du palais. Cerise sur le gâteau, ici, les gens se souciaient surtout de leurs propres affaires. Malgré tout ça, des bras se tendirent et des passants se penchèrent pour murmurer à l’oreille de leur compagne ou de leur compagnon. Quelques citadins pouvaient avoir reconnu Bashere, car à l’inverse de Rand, on le voyait beaucoup en ville ces derniers temps. Mais de toute façon, toute personne sortant du palais à cheval, surtout avec une escorte de Promises à pied, ne pouvait être qu’importante ou très importante.

Sur le chemin de Rand, les murmures et les index pointés se répandirent comme un raz-de-marée. Malgré les regards des curieux, il s’efforça d’apprécier la splendeur de la Cité Intérieure bâtie par les Ogiers. Avec sa nouvelle vie, les occasions de savourer quelque chose se faisaient de plus en plus rares, hélas.

Alors que les rues circulaires se déroulaient à partir du palais d’une blancheur étincelante – elles épousaient si bien le contour des collines qu’on eût dit qu’elles avaient toujours été là – les tours élancées couvertes de tuiles de couleur et les dômes écarlates, or ou blancs brillaient comme autant de joyaux disposés là pour la simple jouissance de l’œil. Tout était organisé à cette fin. Ici, un panorama avait été gardé dégagé afin d’offrir une vue plongeante sur un grand parc arboré. Là, une butte forçait le regard à survoler la cité, passant au-dessus de son mur d’enceinte immaculé, puis à aller se perdre dans les plaines et les forêts qui entouraient Caemlyn.

La Cité Intérieure était conçue comme une fête visuelle permanente. Selon les Ogiers, seules Tar Valon et la légendaire Manetheren dépassaient la splendeur de la capitale andorienne. Mais beaucoup d’humains, les Andoriens en particulier, affirmaient que ces trois merveilles du monde étaient d’une égale valeur.

Au-delà du mur d’enceinte de la Cité Intérieure, également blanc, s’étendait la Nouvelle Cité, dotée elle aussi de dômes et de minarets dont certains tentaient de tutoyer le ciel comme leurs concurrents pourtant érigés sur de plus hautes collines. Ici, les rues plus étroites grouillaient de monde et les grands boulevards eux-mêmes, scindés au milieu par des bandes de verdure plantées d’arbres, avaient du mal à accueillir les flots de piétons, de cavaliers, de charrettes, de chariots, de carrosses et de chaises à porteurs.

Un bourdonnement flottait en permanence dans l’air, évoquant celui d’une ruche.

Dans la Nouvelle Cité, même si la foule consentait à s’écarter, la progression se révéla beaucoup plus lente. Bien que ne sachant pas plus que leurs homologues de la Cité Intérieure qui étaient ces cavaliers, les citadins ne tenaient pas à traîner dans les pattes d’une bande d’Aielles lancées au pas de course. Malgré tout, dans une telle cohue, il fallait prendre son mal en patience.

La foule était incroyablement bigarrée, les fermiers en habits de laine côtoyant des marchands en veste ou en robe d’une bien meilleure coupe. Au milieu des artisans et des travailleurs, toujours pressés d’atteindre l’une ou l’autre destination, des camelots et des colporteurs braillaient à tue-tête afin de vanter les mérites des produits qu’ils proposaient. Des épingles, des rubans, des fruits ou des fusées de feu d’artifice – ces deux derniers biens atteignant des prix records… Aux côtés de trois Aiels, un trouvère en cape multicolore inspectait les lames exposées sur l’étal d’un coutelier. Un peu plus loin, deux gaillards élancés, les cheveux noirs tressés et une épée accrochée dans le dos – des Quêteurs du Cor, paria Rand – conversaient avec un petit groupe de soldats du Saldaea tout en écoutant une joueuse de flûte et l’homme qui l’accompagnait au tambour.

Plus petits et le teint plus clair, des Cairhieniens se mêlaient aux Andoriens et aux Teariens. Mais Rand vit également des Murandiens en veste longue, des Altariens en gilet raffiné, des Kandoriens à la barbe fourchue et des Domani reconnaissables à leur fine moustache et à leurs anneaux dans les oreilles.

Il y avait d’autres sortes de passants, cependant… Ceux qui erraient comme des automates, les yeux fixes, perdus dans leur veste ou leur robe en lambeaux – des promeneurs sans destination ni idée de ce qu’ils feraient le lendemain. Des hommes et des femmes qui étaient allés aussi loin que possible pour trouver ce qu’ils cherchaient. À savoir, lui, le Dragon Réincarné. Et même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait faire d’eux, ces gens restaient sous sa responsabilité. Qu’importait qu’il ne leur ait pas demandé de tout abandonner, jetant leur vie aux orties ! Ils l’avaient fait à cause de lui. Et s’ils avaient su qu’il avançait parmi eux, ils auraient bien pu déborder les Aielles et le démembrer dans leur enthousiasme de le toucher.

Rand toucha la figurine du petit homme replet, dans la poche de sa veste. Un angreal… Ce serait le comble : être obligé de recourir au Pouvoir pour se défendre face à des gens qui avaient renoncé à tout à cause de lui.

C’était pour ça qu’il s’aventurait rarement en ville. En partie, du moins… Car de toute façon, il avait bien trop de pain sur la planche pour se balader.

L’auberge vers laquelle le guidait Bael avait pour nom Le Molosse de Culain, un bâtiment de pierre de trois niveaux au toit de tuile rouge. Sa destination atteinte, Rand s’arrêta et mit pied à terre tandis que la foule, après s’être écartée, formait un demi-cercle autour de la petite colonne. Avant d’entrer, Rand toucha de nouveau son angreal. Face à deux Aes Sedai, il devait pouvoir s’en sortir sans ça, mais savait-on jamais ?

Bien entendu, trois Promises et deux Mains-Couteaux le précédèrent, tous les sens aux aguets et à un souffle de se voiler. Au lieu d’essayer de passer le premier, il aurait mieux fait de tenter d’apprendre le chant à un chat. Alors que deux de ses soldats gardaient les chevaux, Bashere entra sur les talons du jeune homme, Bael à ses côtés et ses autres guerriers le suivant en compagnie des Promises et des Mains-Couteaux qui ne montaient pas la garde à l’extérieur.

Dans l’établissement, Rand ne découvrit pas ce qu’il s’attendait à trouver.

Dans la salle commune semblable à celle d’une bonne centaine d’auberges de Caemlyn, des tonneaux de vin et de bière alignés le long d’un mur servaient de support à une pyramide de tonnelets d’eau-de-vie sur laquelle trônait un gros chat lilas. Dans la salle équipée de deux cheminées de pierre, présentement éteintes et soigneusement vidées de leurs cendres, quatre serveuses en tablier allaient et venaient au milieu des tables et des bancs disposés autour d’un espace vide, sous le plafond aux poutres apparentes.

L’aubergiste, un obèse au triple menton au tablier blanc distendu par sa bedaine, vint accueillir les nouveaux venus en lorgnant les Aielles d’un air raisonnablement soupçonneux. Les habitants de Caemlyn avaient compris que les guerriers du désert n’étaient pas là pour piller ou pour incendier – ni pour prendre le cinquième de tout, selon leur tradition, mais ça, Rand avait dû batailler ferme pour le faire admettre aux chefs – mais ça ne voulait pas dire qu’un digne commerçant allait accueillir sans broncher une vingtaine de « sauvages » armés jusqu’aux dents.

Le gros type se concentra sur Rand et Bashere, avec une préférence marquée pour le Maréchal. À voir leurs vêtements, les deux hommes ne devaient pas être n’importe qui, mais Bashere était de loin l’aîné.

— Bienvenue, mon seigneur… Hum, mes seigneurs… Que puis-je vous servir ? J’ai des vins du Murandy et d’Andor, de l’eau-de-vie de…

Rand ignora l’homme. Si la salle commune était d’une banalité affligeante, la clientèle, en revanche… À une heure pareille, le jeune homme se serait attendu à quelques rares buveurs. Mais il n’y en avait aucun, car les tables étaient presque toutes occupées par des femmes – des jeunes filles, plutôt – habillées de tenues des plus ordinaires. Une tasse d’infusion à la main, toutes se tournèrent pour jeter un coup d’œil aux nouveaux venus. Plus d’une resta bouche bée en découvrant la taille de Bael. Quelques autres se désintéressèrent du chef aiel et poussèrent un petit cri en avisant Rand.

Le jeune homme écarquilla les yeux. Il connaissait ces filles-là. Pas très bien pour certaines, mais ils les avaient déjà toutes vues. Et l’une d’elles attira tout particulièrement son attention.

— Bode ? lança-t-il, incrédule.

La jeune fille aux grands yeux rivés sur lui se nommait Bodewhin Cauthon, la sœur de Mat. Mais depuis quand avait-elle atteint l’âge de se natter les cheveux ?

Il y avait la rondelette Hilde Barran, assise près de la longiligne Jerilin al’Caar, elle-même placée à côté de la très jolie Marisa Ahan, les mains plaquées sur les joues, comme chaque fois qu’elle était surprise… Rand reconnut Emry Lewin, délicieusement épanouie, Elise Marwin, Daera Candwin et… Toutes des filles de Champ d’Emond ou des environs. Et aux autres tables, il s’agissait sans doute de jeunes femmes de Deux-Rivières. En majorité, rectifia-t-il en avisant une Domani et deux autres jeunes beautés trop exotiques pour venir de chez lui. Mais aucune de leurs robes n’aurait déparé sur la place Verte de Champ d’Emond, par un jour des plus ordinaires.

— Bode, que fais-tu ici ?

— Nous sommes en chemin pour Tar Valon…

À part son regard malicieux, Bode ne ressemblait pas à Mat. Surmontant sa surprise, elle sourit à Rand et ajouta :

— Pour devenir des Aes Sedai, comme Egwene et Nynaeve.

— Nous pourrions te poser la même question, fit Larine Ayellin en repoussant derrière son épaule sa longue et épaisse natte.

C’était la « doyenne » des filles de Champ d’Emond. De trois ans plus jeune que lui, mais la seule, avec Bode, à avoir droit à la natte. Encline à nourrir une haute opinion d’elle-même, elle était assez jolie pour que l’attention soutenue des garçons l’ait encouragée à continuer dans cette voie.

— Le seigneur Perrin n’a pas dit grand-chose à ton sujet, sinon que tu vivais de grandes aventures. Il a aussi parlé des jolies vestes que tu portes, et je vois qu’il ne mentait pas.

— Mat va bien ? demanda Bode, anxieuse. Est-il avec toi ? Maman s’inquiète à son sujet. Si personne ne le lui rappelait, il était trop tête en l’air pour penser à changer de chaussettes !

— Il n’est pas là, répondit Rand, mais il se porte bien.

— Nous ne nous attendions pas à te trouver à Caemlyn ! lança Jancy Torfinn de sa voix haut perchée.

À quatorze ans, au maximum, c’était la plus jeune du groupe de Champ d’Emond.

— Verin Sedai et Alanna Sedai seront très contentes, j’en suis sûre. Elles veulent toujours entendre ce que nous savons sur toi.

Ainsi, c’étaient les deux Aes Sedai… Verin, une sœur marron, Rand la connaissait, et pas qu’un peu. Pourtant, il ne savait que penser de sa présence ici. Mais ce n’était pas le plus important. Ces filles venaient de chez lui !

— Tout se passe bien à Deux-Rivières ? Et à Champ d’Emond ? Perrin y est arrivé entier, on dirait. Minute ! Le seigneur Perrin ?

La question qui fit céder le barrage. Alors que les autres filles continuèrent à s’intéresser davantage aux Aiels – surtout à Bael – et aux soldats de Bashere, les jeunes filles de Champ d’Emond formèrent un cercle autour de Rand et entreprirent de tout lui raconter. En même temps, et en l’interrogeant au sujet de lui-même, de Mat, d’Egwene et de Nynaeve. Avec un peu de chance, et si elles l’avaient laissé en placer une, il lui aurait fallu une bonne heure pour répondre à tout ça.

Des Trollocs avaient envahi le territoire de Deux-Rivières, mais le seigneur Perrin les avait repoussés. Dans la confusion, essentiellement due à l’enthousiasme des jeunes filles, Rand ne saisit aucun détail au sujet de cet affrontement épique, sinon qu’il avait bel et bien eu lieu. Tout le monde s’était battu, bien sûr, mais c’était au seigneur Perrin qu’on devait la victoire. Toujours ce « seigneur » devant le nom de Perrin. Et chaque fois que Rand citait son vieil ami, les groupies de l’apprenti forgeron le corrigeaient comme quelqu’un qui dit « cordon » alors qu’il aurait dû dire « cordon-bleu ».

Bien que la défaite des Trollocs l’eût rassuré, Rand eut quand même le cœur serré. Il avait abandonné les siens. S’il avait accompagné Perrin, la liste des morts aurait sans doute été bien moins longue – tant de noms qui lui étaient familiers ! Certes, mais s’il avait agi ainsi, il n’aurait pas eu les Aiels avec lui. Le Cairhien n’aurait pas été (plus ou moins) sous son contrôle, et Rahvin serait probablement en train de lancer l’armée andorienne à l’assaut de Deux-Rivières et contre lui. Pour chaque décision prise, il y avait un prix à payer. Idem pour ce qu’il était sans l’avoir voulu. D’autres personnes payaient à sa place – mais beaucoup moins cher que s’il n’avait pas été là, il fallait garder ça à l’esprit. Même si ça n’était pas vraiment une consolation…

Croyant que l’évocation des morts le désolait, les jeunes filles passèrent à des nouvelles plus gaies. Apparemment, Perrin avait épousé Faile. Eh bien, Rand lui souhaitait beaucoup de bonheur, même s’il doutait que pour son ami, comme pour lui-même, la félicité puisse être durable. Les villageoises, elles, jugeaient cette histoire romantique et regrettaient qu’il n’y ait pas eu le temps d’organiser les fêtes habituelles. De toute évidence, elles approuvaient le choix de Perrin, admirant ouvertement Faile et l’enviant un peu en secret – oui, même Larine.

Il y avait eu des Capes Blanches au village, et Padan Fain, le colporteur qui venait tous les printemps, les accompagnait. Au sujet des Fils de la Lumière, Bode et les autres ne semblaient pas trop savoir si c’étaient des amis ou des ennemis. Mais pour Rand, la présence de Fain dissipait tous les doutes. Le colporteur était un Suppôt des Ténèbres – voire pire que ça – qui aurait fait n’importe quoi pour nuire à Rand et à ses deux amis. Et malheureusement, aucune des filles ne pouvait affirmer qu’il était mort. Cela dit, les Capes Blanches avaient fichu le camp, les Trollocs aussi, et des réfugiés affluaient, traversant les montagnes de la Brume et apportant des multitudes de merveilles. Des marchandises inconnues, des coutumes nouvelles, des plantes, des graines et même des vêtements.

Une des filles que Rand ne connaissait pas était une Domani, deux venaient du Tarabon et trois autres de la plaine d’Almoth.

— Larine s’est acheté une robe domani, dit la petite Jancy avec un rire moqueur. Mais sa mère l’a forcée à la rapporter à la couturière.

Larine leva une main, puis elle sembla changer d’avis et se contenta de soupirer en réarrangeant sa tresse.

— Qui se soucie des robes ? s’écria Susa al’Seen. Rand n’en a rien à faire.

Mince et fragile, Susa était depuis toujours d’un tempérament nerveux. Tout excitée, elle dansait d’un pied sur l’autre.

— Alanna Sedai et Verin Sedai ont mis toutes les filles à l’épreuve… Enfin, presque toutes.

— Cilia Cole voulait participer aux sélections, intervint Marce Eldin.

Rand ne se souvenait guère de cette fille solidement bâtie, sinon qu’elle avait toujours le nez dans un livre, même en pleine rue.

— Elle a insisté et réussi l’épreuve. Mais les sœurs lui ont dit qu’elle était trop vieille pour le noviciat.

— Nous avons toutes réussi…, marmonna Susa.

— Depuis Pont-Blanc, nous marchons toute la journée et une partie de la nuit, dit Bode. Il est agréable de rester en place quelque temps, pour une fois.

— Avez-vous vu Pont-Blanc ? demanda Rand. Et le pont blanc duquel la ville tire son nom ?

— … et nous sommes en chemin pour devenir des Aes Sedai, continua Susa en foudroyant du regard Bode, Marce et Jancy. À Tar Valon !

— Nous n’allons pas partir tout de suite pour Tar Valon, lança soudain une voix féminine.

Se détournant de Rand, les jeunes filles regardèrent la porte. Mais les deux Aes Sedai, d’un geste, leur firent signe de ne pas s’occuper d’elles. Puis elles rivèrent les yeux sur Rand.

Deux femmes très différentes, sauf ce point commun, sur leurs traits… Oui, toutes deux semblaient sans âge, mais à part ça, Verin était petite et rondelette, avec un visage carré et une touche de gris sur les tempes, tandis qu’Alanna, mince et brune, une splendide femme à la grâce féroce de louve, affichait dans son regard une détermination sans bornes. Pour l’heure, elle avait les yeux cernés de rouge, comme si elle venait de pleurer – une éventualité assez peu probable, s’agissant d’une sœur. Vêtue d’une robe d’équitation de soie grise rayée de vert, elle semblait venir de l’enfiler alors que la tenue marron clair de Verin semblait légèrement froissée. Mais si la sœur marron négligeait les contingences vestimentaires, ses yeux noirs étaient tout aussi vifs que ceux de sa compagne, et ils s’accrochaient à Rand comme une moule sur son rocher.

Deux hommes en veste vert foncé entrèrent dans la salle commune sur les talons des Aes Sedai. L’un très costaud et aux cheveux gris, l’autre grand, mince et le cheveu noir comme le jais. Chacun portait une épée au côté, et la fluidité de leur démarche aurait permis d’identifier des Champions même s’il n’y avait pas eu des sœurs devant eux. Ignorant Rand, ils se concentrèrent sur les Aiels et les hommes de Bashere et se figèrent d’une manière qui présageait la tempête, si la moindre raison les poussait à agir. De leur côté, les Aiels ne bronchèrent pas, mais Rand aurait juré que les voiles n’étaient pas bien loin de se relever. Dans le même ordre d’idées, les jeunes soldats du Saldaea rapprochèrent la main du pommeau de leur épée. Seuls Bael et Bashere restèrent imperturbables.

Si les jeunes filles ne s’aperçurent de rien, à part de l’arrivée des sœurs, le gros aubergiste se tordit nerveusement les mains. À l’évidence, il voyait déjà sa salle commune ravagée – voire son auberge tout entière.

— Il n’y aura aucune violence, dit calmement Rand à l’intention du gros type et des Aiels. (Et de tous les autres, espéra-t-il.) Pas l’ombre d’un problème, sauf si vous les provoquez, Verin.

Plusieurs filles écarquillèrent les yeux. Parler comme ça à une Aes Sedai ? Larine soupira assez fort pour qu’on l’entende de la rue.

— Qui sommes-nous pour semer le trouble en ta présence ? Tu as fait du chemin, depuis la dernière fois que je t’ai vu.

D’instinct, Rand préféra éviter ce sujet.

— Si vous avez décidé de ne pas aller à Tar Valon, est-ce parce que vous avez appris que la tour est désunie ?

Les futures novices se mirent à murmurer entre elles. Cette nouvelle n’était sûrement pas arrivée jusqu’à leurs oreilles. Les deux sœurs, en revanche, ne réagirent pas.

— Savez-vous où sont les sœurs qui s’opposent à Elaida ?

— Certains sujets doivent être évoqués discrètement, dit Alanna. Maître Dilham, nous allons avoir besoin de votre salle à manger privée.

S’inclinant si bas qu’il faillit basculer en avant, l’aubergiste assura que la pièce était à la disposition des sœurs et de leur interlocuteur.

— Suis-moi, Rand, dit Verin en se dirigeant vers une porte latérale.

Un sourcil arqué, Alanna regardait toujours le jeune homme.

Rand se retint de ricaner. Les Aes Sedai avaient déboulé dans la salle commune et pris les choses en main en un clin d’œil. Chez les sœurs, c’était une seconde nature. Les jeunes filles, quant à elles, jetaient à Rand des coups d’œil plus ou moins compatissants. À l’évidence, elles pensaient que les Aes Sedai l’écorcheraient vif s’il ne se comportait pas convenablement. Verin et Alanna croyaient-elles la même chose ? Eh bien, il avait effectivement fait du chemin, et elles allaient bientôt mesurer à quel point c’était vrai.

S’inclinant un peu, il fit signe à Alanna de le précéder.

Acquiesçant imperceptiblement, la sœur releva l’ourlet de sa robe et emboîta le pas à Verin. Mais tout ça était bien trop beau pour durer. Les deux Champions faisant mine de suivre les sœurs, deux Mains-Couteaux vinrent leur barrer le chemin tandis que Sulin, par gestes, envoyait Enaila et Dagendra, une solide Promise, bloquer la porte dont les deux sœurs approchaient. Les soldats de Bashere l’interrogèrent du regard. D’un signe, le Maréchal leur ordonna de ne pas bouger, mais il tourna lui-même des yeux perplexes vers Rand.

— Invon, fit Alanna d’un ton agacé, nous allons parler en privé avec Rand.

Le Champion aux cheveux de jais plissa le front, mais il n’insista pas.

Verin tourna la tête et sursauta, comme si on venait de l’arracher à une profonde méditation.

— Quoi ? Ah, oui ! Tomas, reste ici…

Le Champion grisonnant ne parut pas convaincu. Pourtant, après un ultime regard méfiant pour Rand, il s’adossa au mur, près de la porte d’entrée. À sa raideur, on aurait pu croire que c’était lui qui tenait le mur, plutôt que le contraire.

Les Mains-Couteaux se détendirent un peu, si cette notion avait le moindre sens pour des Aiels.

— Je veux m’entretenir avec elles en privé, dit Rand à Sulin.

Un instant, il crut que la Promise allait s’opposer à lui. Mais elle finit par capituler, indiquant par signes à Elaida et Dagendra de dégager le passage. Non sans afficher leur désapprobation, les deux guerrières obéirent. Sulin fit quelques gestes supplémentaires, et toutes les Promises éclatèrent de rire.

Rand regretta qu’il soit impossible d’apprendre le langage des Far Dareis Mai. Quand il en avait fait la demande à Sulin, elle n’avait pas caché son indignation.

Sous le regard désorienté des jeunes filles, Rand entra dans la salle à manger privée à la suite des Aes Sedai, puis il ferma la porte derrière lui, occultant un torrent de murmures.

Dans la petite pièce, des chaises remplaçaient les bancs, et des chandeliers d’étain trônaient sur la belle table polie et sur le manteau sculpté de feuilles de vigne de la cheminée. Les deux fenêtres étaient fermées, et personne ne manifesta l’intention d’aller les ouvrir. Rand se demanda si les Aes Sedai avaient remarqué que la chaleur ne l’affectait pas plus qu’elles.

— Vous conduisez ces filles chez les rebelles ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Tu en sais bien plus long que nous, fit Verin, les sourcils froncés.

— Depuis Pont-Blanc, dit Alanna, nous n’avons plus eu de nouvelles de la tour. (Le ton neutre, elle continuait à avoir dans le regard une lueur presque féroce.) Que sais-tu sur les… rebelles ?

On eût dit que ce mot lui laissait un mauvais goût dans la bouche.

Ainsi, les sœurs avaient eu vent du schisme à Pont-Blanc, et elles s’étaient précipitées vers Caemlyn sans rien dire à leurs futures novices. Et la décision de ne pas aller à Tar Valon, à voir la réaction de Bode et des autres, était à l’évidence toute fraîche. Comme si elles avaient eu le matin même confirmation des « rumeurs ».

— Je suppose que vous ne me direz pas qui espionne pour vous à Caemlyn ?

Les deux sœurs ne répondirent pas, se contentant de fixer Rand. Naguère, ces regards auraient perturbé le jeune homme – des yeux si sereins et si pleins de sagesse… Désormais, être dévisagé par une Aes Sedai, et même deux, ne lui faisait plus ni chaud ni froid.

Fierté mal placée ! lança la voix de Lews Therin avant d’éclater d’un rire de dément.

Rand réprima de justesse une grimace.

— On m’a dit qu’il y avait des rebelles, et vous n’avez pas nié savoir où elles sont. Je ne leur veux aucun mal, loin de là. Car j’ai des raisons de croire qu’elles pourraient me soutenir.

Inutile de trahir le véritable motif de sa curiosité. Oui, Bashere avait peut-être raison de dire qu’il avait besoin du soutien des sœurs. Mais il voulait savoir parce que Elayne, lui avait-on dit, se trouvait avec les « renégates ». Et pour conquérir pacifiquement le royaume d’Andor, la jeune femme lui était indispensable. C’était pour ça qu’il la cherchait. Rien que pour ça ! Comme avec Aviendha, il était un homme bien trop dangereux pour songer à autre chose.

— Si vous savez, dites-le-moi, au nom de la Lumière !

— Si nous savions, répondit Alanna, nous n’aurions pas le droit d’en parler. Au cas où elles décident de te soutenir, elles te contacteront, n’en doute pas.

— À leur convenance, ajouta Verin. Pas à la tienne.

Rand eut un sombre sourire. Il aurait dû s’attendre à ça, voire à bien pire. Le conseil de Moiraine lui revint à l’esprit. Ne se fier à aucune femme portant le châle…

— Mat est avec toi ? demanda Alanna comme si elle parlait de la pluie et du beau temps.

— Si je savais où il est, pourquoi vous le dire ? Chacun son tour, non ?

— Nous traiter en ennemies est absurde, souffla Alanna en approchant du jeune homme. Tu as l’air fatigué. Te reposes-tu assez ?

La sœur tendit une main, mais Rand recula, et elle n’insista pas.

— Comme toi, Rand, je n’ai pas de mauvaises intentions. Rien de ce que je ferai ici ne te nuira.

L’Aes Sedai ayant exprimé les choses clairement, elle devait dire la vérité. Rand hochant la tête, elle lui posa une main sur la tempe. Quand elle s’unit au saidar, le jeune homme sentit sa peau picoter, puis une chaleur familière l’envahit tandis qu’elle vérifiait s’il allait bien.

Alanna sourit de satisfaction. Puis soudain, la chaleur devint brûlante – un embrasement, comme si Rand, pendant une fraction de seconde, s’était tenu au cœur d’une fournaise rugissante. Quand ce fut terminé, il continua à se sentir… bizarre. Conscient de lui-même comme il ne l’avait jamais été, et curieusement conscient d’Alanna. La tête lui tournant, les muscles en coton, il tituba. Très lointaine, une sensation – presque un écho – de confusion et de malaise lui parvint. Et elle semblait émise par Lews Therin.

— Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il, hors de lui.

Il se connecta au saidin, dont la puissance l’aida à rester debout.

— Qu’avez-vous fait ?

Quelque chose s’attaquait au flux qui circulait entre la Source et lui. Ces femmes essayaient de l’isoler du Pouvoir ! Tissant des boucliers défensifs, il les mit en place en un clin d’œil. Depuis la dernière fois que Verin l’avait vu, il avait vraiment fait du chemin ! La sœur marron vacilla, contrainte de se tenir à la table pour ne pas tomber. Alanna gémit comme s’il l’avait frappée.

— Qu’avez-vous fait ? (Alors qu’il était au cœur du Vide, où nulle émotion n’existait, sa voix vibrait de colère.) Parlez ! Je n’ai pas promis de vous épargner. Si vous ne parlez pas…

— Elle t’a lié à elle, dit Verin, sa sérénité revenue, après avoir été un instant ébranlée. Elle a fait de toi un de ses Champions. C’est tout.

Alanna s’était déjà ressaisie. Bien que prisonnière d’un bouclier, elle regardait Rand, les bras croisés, un sourire satisfait sur les lèvres. Satisfait, oui !

— J’ai dit que je ne te ferai pas de mal, et j’ai tenu parole.

Rand prit de lentes inspirations pour essayer de se calmer. Il était tombé dans le piège comme un chiot stupide. Autour du cocon de Vide, la colère se déchaînait comme un orage. Calme. Il devait être calme. Un des Champions d’Alanna. Donc, c’était une sœur verte. Bien entendu, ça ne changeait pas grand-chose… Au sujet des Champions, il ne savait presque rien, et certainement pas comment le lien pouvait être brisé – à condition que ce soit possible. Et de Lews Therin, il ne percevait qu’une sorte d’hébétude. Pas pour la première fois, il regretta que Lan soit parti quelques instants après la mort de Moiraine.

— Vous n’irez pas à Tar Valon, si j’ai bien compris. Puisque vous semblez ignorer si vous savez ou non où sont les rebelles, je vous autorise à rester à Caemlyn. (Alanna voulut parler, mais il ne lui en laissa pas le loisir.) Félicitez-vous que je n’aie pas décidé de nouer ces boucliers et de vous laisser comme ça.

Cette remarque retint l’attention des deux femmes. Verin fit la moue et les yeux d’Alanna brillèrent plus intensément que jamais.

— Cela dit, vous resterez loin de moi. Toutes les deux ! Sauf si je vous convoque, la Cité Intérieure vous est interdite. Violez cette consigne, et je vous emprisonnerai dans des boucliers – et dans une cellule, pour faire bonne mesure. C’est bien compris ?

— Parfaitement, dit Alanna, la voix glaciale malgré son regard de feu.

Verin hocha la tête.

Après avoir ouvert la porte brusquement, Rand s’immobilisa. Il avait oublié les jeunes filles de Deux-Rivières. Quelques-unes parlaient avec des Promises, d’autres se contentaient de les observer en murmurant entre elles. Bode et quelques filles de Champ d’Emond questionnaient Bashere, qui les écoutait, une chope dans une main et un pied posé sur un banc. Toutes ces futures novices semblaient à la fois amusées et… stupéfaites. Le bruit de la porte leur fit bien entendu tourner la tête vers Rand.

— Cet homme, fit Bode, il dit des choses affreuses sur toi !

— Il prétend que tu es le Dragon Réincarné ! s’exclama Larine, l’air méprisant.

Les autres filles ne devaient pas avoir entendu, car elles poussèrent des cris d’orfraie.

— Il a raison, dit simplement Rand.

Larine soupira et croisa les bras.

— Dès que je t’ai vu dans cette veste, j’ai su que tu avais attrapé la grosse tête, après t’être enfui du village avec une Aes Sedai. Je n’ai même pas eu besoin de t’entendre parler mal à Alanna Sedai et à Verin Sedai. Mais je n’ai pas deviné que tu es devenu un crétin prétentieux !

Bode eut un rire sans joie.

— Rand, tu ne devrais pas dire des choses pareilles, même pour plaisanter. Tam t’a mieux élevé que ça. Tu es Rand al’Thor. Alors, arrête ces idioties !

Rand al’Thor… C’était son nom, certes, mais ça ne voulait pas dire qu’il savait qui il était. Si Tam l’avait bel et bien élevé, son vrai père était un chef aiel mort depuis longtemps. Sa mère, elle, était une Promise – mais pas une Aielle. C’était à peu près tout ce qu’il savait sur lui-même.

Toujours connecté au saidin, il enveloppa gentiment Bode et Larine dans des flux d’Air et les fit léviter jusqu’à ce que leurs pieds soient à une quinzaine de pouces du sol.

— Je suis le Dragon Réincarné, et le nier ne changerait rien. L’homme que vous avez connu à Champ d’Emond n’existe plus. Vous comprenez ? Vous comprenez ?

S’avisant qu’il criait, Rand se força à fermer la bouche. L’estomac retourné, il tremblait. Pourquoi Alanna lui avait-elle fait ça ? Quel sombre plan se cachait derrière son joli visage ? Moiraine l’avait pourtant prévenu de ne se fier à aucune sœur.

Une main s’étant posée sur son bras, il tourna la tête.

— Repose-les, Rand, implora Alanna. Elles ont peur !

En fait, les deux filles étaient terrorisées. Larine semblait exsangue, la bouche ouverte comme si elle essayait en vain de crier. Bode sanglotait si fort qu’elle en tremblait. Presque aussi choquées, les autres filles de Deux-Rivières s’étaient rassemblées en une masse compacte, aussi loin que possible de lui, et presque toutes pleuraient. Les serveuses les avaient rejointes, et elles aussi y allaient de leurs larmes. Tombé à genoux, l’aubergiste marmonnait des propos incompréhensibles.

Rand laissa retomber les deux filles et se coupa du saidin.

— Désolé, je ne voulais pas vous effrayer.

Leur liberté de mouvement retrouvée, Bode et Larine coururent rejoindre leurs compagnes.

— Je suis désolé, croyez-moi. Et je ne vous ferai pas de mal, c’est juré.

Aucune des futures novices ne le regardait. En revanche, Sulin et les Promises le fixaient, et elles ne semblaient pas contentes de lui.

— Ce qui est fait est fait, dit Bashere en posant sa chope. Comment savoir ? C’était peut-être un mal pour un bien.

Rand approuva du chef. Mieux valait en effet que ces filles l’évitent autant que possible. Pour elles, s’entendait… Lui, il aurait aimé parler un peu plus longtemps du pays. Avec d’anciennes amies qui auraient continué à le prendre pour ce bon vieux Rand al’Thor.

Même si ses genoux tremblaient toujours, après l’assaut d’Alanna, il avança et ne s’arrêta plus avant d’être remonté en selle. Ces filles avaient peur de lui ? Eh bien, tant mieux ! Et il devait oublier Deux-Rivières.

Arrivait-il parfois que la montagne du devoir se fasse plus légère ? Ou son poids augmentait-il sans cesse ?


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