Se demandant si elle devait défaire sa natte, Nynaeve, une vieille serviette à rayures rouges enroulée autour de la tête, jeta un regard furieux à sa robe et à son chemisier encore dégoulinants accrochés au dossier d’une chaise pour sécher. Une autre serviette miteuse, rayée de vert et de blanc et bien plus grande que l’autre, servait présentement de tenue à l’ancienne Sage-Dame.
— Maintenant, nous savons qu’un « bon choc » ne fonctionne pas, Theodrin.
Sur ces mots, Nynaeve fit la grimace, car elle avait mal à la joue et à la mâchoire. Theodrin avait de sacrés réflexes, et un bras plutôt puissant.
— À présent, je pourrais canaliser, mais tout à l’heure, le saidar était vraiment très loin de mes pensées.
Nynaeve faisait allusion au moment où, trempée jusqu’aux os et haletant afin de reprendre son souffle, elle s’était abandonnée à son instinct, oubliant toute réflexion rationnelle.
— Dans ce cas, marmonna Theodrin, sèche tes habits avec le Pouvoir.
Voir la sœur observer et tâter son œil dans un éclat de miroir triangulaire fit beaucoup de bien à Nynaeve, et singulièrement à sa mâchoire. Autour de l’œil, la chair était tuméfiée, et si on ne faisait rien, l’hématome serait sûrement impressionnant. Eh bien, elle aussi elle avait de la force dans le bras ! Et Theodrin méritait amplement un œil au beurre noir.
Peut-être parce qu’elle pensait la même chose, la Domani soupira :
— Je ne tenterai plus ce genre de chose… Mais d’une manière ou d’une autre, je t’apprendrai à te soumettre au saidar sans avoir besoin d’être assez furieuse pour essayer de me mordre !
Regardant mornement ses habits mouillés, Nynaeve réfléchit quelques instants. Elle n’avait jamais rien fait de pareil… L’interdiction de recourir au Pouvoir pour les corvées quotidiennes était très stricte, et il y avait d’excellentes raisons à ça. Le saidar était trop séduisant… Plus on canalisait, plus on avait envie de le faire, augmentant ainsi le risque de puiser trop de Pouvoir et de se calmer soi-même – voire de se tuer. En tout cas, grâce au seau d’eau de Theodrin, Nynaeve était en mesure de savourer toute la douceur de la Source, alors que tout le reste de cette matinée de chien n’était pas arrivé à ce résultat.
Un simple tissage d’Air suffit à essorer les vêtements – l’eau venant former une grande flaque avec celle du maudit seau – et à les sécher.
— Je ne suis pas très douée pour me soumettre, dit Nynaeve.
Sauf quand continuer à lutter ne servait plus à rien, bien entendu. Pour s’entêter quand tout était perdu, il fallait être stupide. L’ancienne Sage-Dame ne pouvait pas respirer sous l’eau ni voler en battant des bras. Pareillement, elle était incapable de canaliser, sauf lorsqu’elle perdait son calme – et pas qu’un peu !
Theodrin regarda la flaque, puis plaqua les poings sur ses hanches fines et dévisagea son élève :
— J’avais cru m’en apercevoir…, lâcha-t-elle d’un ton bien trop neutre. D’après ce qu’on m’a appris, tu ne devrais pas pouvoir canaliser – point stop ! Pour utiliser le Pouvoir, il faut être calme, sereine, ouverte et totalement soumise.
L’aura du saidar enveloppa la sœur. Des flux d’Eau transformèrent la flaque en une boule compacte qui resta bizarrement en équilibre sur le sol.
— Avant de pouvoir contrôler, il faut se soumettre… Mais toi… Quand tu essaies, et je t’ai vue le faire pour de bon, tu résistes de toutes tes forces, sauf quand tu es trop enragée pour y penser.
Des flux d’Air firent léviter l’étrange boule. Un moment, Nynaeve crut que l’Aes Sedai allait la lui lancer dessus. Mais la sphère liquide traversa la pièce, passa par une fenêtre ouverte et s’écrasa quelques secondes plus tard dans la rue. Sur un chat, à en juger par le miaulement indigné qui retentit.
Quand on atteignait le niveau de Theodrin, l’interdiction visant les corvées n’était peut-être plus en vigueur.
— Et si nous en restions là ? suggéra Nynaeve.
Sans grande conviction, dut-elle admettre. Elle désirait canaliser à volonté. Mais un vieux dicton ne disait-il pas : « Si les souhaits étaient des ailes, les cochons voleraient » ?
— Inutile de perdre notre temps…
— Non, pas ça, fit Theodrin en voyant que son élève voulait utiliser le tissage d’Eau sur ses cheveux. Coupe-toi du saidar, et laisse ta natte sécher naturellement. En revanche, habille-toi.
Nynaeve plissa les yeux.
— Vous n’avez pas une autre surprise pour moi, j’espère ?
— Non… Commence à préparer ton esprit. Tu es un bouton de fleur qui sent la chaleur de la Source et s’apprête à s’ouvrir pour l’accueillir. Le saidar est la rivière, et toi sa berge. Le cours d’eau est plus puissant que la rive, pourtant, c’est elle qui le canalise et le guide. Vide ton esprit de toute pensée, à part l’image du bouton de fleur. Lui seul existe désormais. Mieux encore, tu es devenue ce bouton…
Tandis qu’elle enfilait son chemisier, Nynaeve soupira en entendant la litanie hypnotique de Theodrin. Un exercice conçu pour les novices. Si ce truc avait marché pour elle, voilà beau temps qu’elle aurait été capable de canaliser à son gré. Elle devait cesser de perdre son temps et voir ce qu’elle pouvait faire d’utile – par exemple, convaincre Elayne de partir pour Caemlyn.
En même temps, elle voulait que Theodrin réussisse, même si ça impliquait de recevoir dix seaux d’eau sur elle. Les Acceptées ne se défilaient pas et elles ne défiaient pas l’autorité des sœurs. Au moins autant que de s’entendre dire ce qu’elle devait faire, Nynaeve détestait qu’on lui dise ce qu’elle ne pouvait pas faire.
Des heures passèrent, les deux femmes se faisant face par-dessus une table bancale qui avait dû être récupérée dans une ferme en ruine. De longues heures à répéter des exercices que les novices du village devaient également être en train de faire. Le bouton de fleur et la berge de la rivière… La brise d’été et le ruisseau chanteur… Tour à tour, Nynaeve essaya d’être une graine de pissenlit portée par le vent, un carré de terre absorbant l’eau d’une source au printemps et une racine qui se fraie pouce par pouce un chemin dans le sol. Tout ça sans résultat – ou en tout cas, pas celui que visait Theodrin.
La sœur proposa même que Nynaeve s’imagine dans les bras d’un amoureux. L’idée tourna au désastre, car la jeune femme pensa à Lan et fulmina à l’idée qu’il ait pu se volatiliser comme ça !
Chaque fois que la colère l’embrasa comme un charbon ardent embrase de l’herbe sèche, Theodrin la força à se couper de la Source et à recommencer à se calmer. L’obstination de cette femme avait de quoi faire perdre la raison à n’importe qui. À croire qu’elle aurait été capable de donner des cours d’entêtement à une mule. Sans jamais s’énerver, elle insistait, comme si elle avait élevé la sérénité au niveau d’un art majeur. Un instant, Nynaeve rêva de lui renverser un seau d’eau froide sur la tête, pour voir comment elle réagirait. Mais la douleur, dans sa mâchoire, lui souffla que ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça.
Theodrin la soulagea de cette souffrance avant de la laisser partir. En matière de guérison, c’était à peu près le mieux qu’elle savait faire. Non sans hésiter, Nynaeve lui rendit la pareille. L’œil de la sœur avait carrément tourné au violet, et lui laisser un petit souvenir l’aurait sans doute amenée à réfléchir sur sa conduite future, mais dans certaines circonstances, la réciprocité s’imposait. Cerise sur le gâteau, les frissons et les halètements de Theodrin, lorsque des flux d’Esprit, d’Air et d’Eau circulèrent en elle, furent une assez agréable compensation pour la sidération de Nynaeve, lorsque le maudit seau s’était renversé sur elle. Bien entendu, quand Theodrin l’avait guérie, ça n’avait pas été sans pénibles frissons, mais on ne pouvait pas tout avoir…
Une fois dehors, Nynaeve constata que le soleil en était déjà à la moitié de sa descente vers l’horizon occidental. Tout au long de la rue, les passants s’inclinaient ou saluaient, s’écartant comme des eaux qui entendent céder le passage à quelqu’un. Cette « éminence » se révéla être Tarna Feir, qui avançait d’un pas majestueux, telle une reine contrainte de s’aventurer dans une porcherie. Drapé sur ses bras, son châle à franges rouges ne laissait aucun doute sur son identité. Même à cinquante pas de distance, le mépris qu’elle éprouvait pour la foule et pour l’endroit se voyait à son port de tête, à la façon dont elle relevait l’ourlet de sa robe et à cette manière si insultante de ne pas daigner regarder les manants qui lui faisaient des courbettes.
Le premier jour, il y avait eu bien moins de révérences et beaucoup plus de remarques cinglantes, mais une Aes Sedai restait une Aes Sedai, en tout cas aux yeux des sœurs de Salidar. Histoire que personne ne l’oublie, deux Acceptées, cinq novices et une dizaine de domestiques des deux sexes passaient ce qui aurait dû être leur temps libre à aller enterrer dans les bois les restes des cuisines et le contenu des pots de chambre.
Lorsque Nynaeve prit la tangente, juste avant que Tarna puisse la voir aussi, son estomac gargouilla assez bruyamment pour qu’un type qui portait un panier de navets lui jette un regard interloqué. À l’heure où elle aurait dû prendre son petit déjeuner, l’ancienne Sage-Dame avait assisté aux vains efforts d’Elayne pour traverser la protection. Et pendant le repas de midi, elle s’efforçait de faire les exercices de Theodrin. Pour ne rien arranger, elle était loin d’en avoir fini avec cette corvée. Pensant que l’épuisement agirait peut-être là où un choc violent avait échoué, Theodrin lui avait ordonné de ne pas dormir la nuit prochaine.
« Tout blocage peut être vaincu », avait-elle déclaré avec une étonnante ferveur. « Je viendrai à bout du tien. Il suffira d’une fois. Si tu parviens à canaliser sans être en colère, le saidar sera définitivement à toi. »
Pour l’heure, Nynaeve désirait surtout qu’un bon repas soit à elle ! Les filles de cuisine étaient déjà en train de nettoyer, bien sûr – en fait, elles avaient presque terminé –, mais l’odeur de ragoût de mouton et de cochon rôti lui fit frémir les narines. Hélas, elle dut se contenter de deux pommes ratatinées, d’un morceau de fromage de chèvre et d’un quignon de pain. Décidément, la journée ne s’arrangeait pas.
De retour dans la chambre, elle trouva Elayne allongée sur son lit. Après lui avoir lancé un coup d’œil sans relever la tête, elle retourna à la contemplation du plafond craquelé et soupira :
— Nynaeve, j’ai eu une journée épouvantable… Escaralde veut à tout prix apprendre à fabriquer des ter’angreal alors qu’elle n’est pas assez puissante. Varilin a fait quelque chose, je ne sais pas quoi, et la pierre sur laquelle elle travaillait s’est transformée en une boule de… hum, pas de flammes, mais presque, alors qu’elle la tenait entre ses mains. Sans Dagdara, je crois qu’elle aurait succombé. Personne d’autre n’aurait été en mesure de la guérir, et nous n’aurions pas eu le temps d’aller chercher une sœur compétente.
» Ensuite, j’ai réfléchi à Marigan. Si nous ne pouvons pas apprendre à détecter un homme qui canalise, nous pourrions peut-être au moins devenir aptes à déterminer ce qu’il a fait. Selon ce qu’a un jour laissé entendre Moiraine, si ma mémoire ne me trompe pas, ce devrait être possible. Moi, je pense pouvoir y arriver… Bref, je réfléchissais à Marigan, et j’ai hurlé comme une folle quand quelqu’un m’a tapoté le dos – à croire qu’on m’avait poignardée. Ce n’était qu’un brave charretier désireux de m’interroger sur une rumeur délirante, et j’ai failli le faire mourir de peur.
Elayne reprit enfin son souffle. Réprimant l’envie de lui jeter au visage son dernier trognon de pomme, Nynaeve profita du silence pour demander :
— Où est Marigan ?
— Elle avait fini le ménage – après avoir pris tout son temps –, alors je l’ai expédiée dans sa chambre. Mais je porte toujours le bracelet.
Elayne leva un bras, le laissa retomber sur le matelas et recommença à jacasser :
— Après tout ce que je venais de subir, je n’avais aucune envie de l’entendre radoter que nous devrions partir pour Caemlyn. Au fait, j’ai oublié de te dire : mon cours avec les novices a été un désastre. La détestable Keatlin – celle avec le gros nez – n’a pas cessé de répéter que chez elle, il n’aurait pas été question qu’une gamine lui donne des ordres. Puis Faolain a fait irruption parmi nous, demandant avec indignation pourquoi Nicola assistait à ma classe. Bon sang ! comment aurais-je pu deviner qu’elle était censée accomplir je ne sais quelles missions pour cette chère Faolain ? Sur ces entrefaites, Ibrella a décidé de voir quelle flamme elle pouvait faire apparaître en mobilisant toute sa puissance. Après qu’elle eut failli nous carboniser toutes, Faolain m’a sermonnée en public parce que je ne tenais pas mes élèves, et Nicola a dit que…
Nynaeve renonça à attendre la prochaine pause pour en placer une. En revanche, le jet de trognon restait une option séduisante.
— Je crois que Moghedien a raison ! cria-t-elle.
Ce seul nom suffit à réduire la Fille-Héritière au silence. D’instinct, Nynaeve regarda autour d’elle pour s’assurer que personne n’avait entendu – une précaution futile, puisqu’elles étaient seules dans la chambre.
— C’est absurde, Nynaeve !
De beugler le nom de la Rejetée, ou de penser qu’elle avait raison ? Nynaeve ignorait de quoi il retournait, et elle n’avait aucune intention de poser la question. S’asseyant sur son lit, en face de celui d’Elayne, elle tira sur le devant de sa robe.
— Non, ce n’est pas absurde… Si ce n’est déjà fait, Jaril et Seve finiront bien par dire que Marigan n’est pas leur mère. Es-tu prête à répondre aux questions que ça soulèvera ? Pas moi… D’autre part, un jour ou l’autre, une Aes Sedai se demandera comment je fais toutes ces découvertes sans être en ébullition du matin au soir. Une sœur sur deux à qui je m’adresse mentionne ce fait, et Dagdara me regarde bizarrement, ces derniers temps. Enfin, les Aes Sedai de Salidar ne vont rien faire… jusqu’à ce qu’elles décident de rentrer à la tour. J’ai pu entendre Tarna parler avec Sheriam…
— Quoi ? s’écria Elayne.
— Je les ai espionnées, oui. Les sœurs ont besoin de plus de temps pour réfléchir, voilà le message qu’elles envoient à Elaida. Traduction : elles envisagent de passer l’éponge au sujet de l’Ajah Rouge et de Logain… C’est effarant, je sais, mais c’est comme ça. Si nous restons ici, nous risquons d’être offertes à Elaida pour fêter la grande réconciliation. En partant maintenant, nous pourrons au moins prévenir Rand de se méfier de toute Aes Sedai qui se tient dans son dos. Et mieux encore, de ne se fier à aucune sœur.
Fronçant avec grâce les sourcils, Elayne s’assit et replia les jambes sous elle.
— Si elles réfléchissent, ça veut dire qu’elles n’ont rien décidé. Nous devrions rester, d’après moi. Qui sait, nous les aiderons peut-être à prendre la bonne décision ? Et sauf si tu comptes demander à Theodrin de venir, si nous partons, tu ne vaincras jamais ton blocage.
Nynaeve ne releva pas. Pour tout le bien que lui faisaient ces « cours » ! Un seau d’eau… L’ordre de ne pas dormir… Et quoi ensuite ? Theodrin était résolue à réussir coûte que coûte. Pour Nynaeve, c’était justement ce « coûte que coûte » qui posait un problème.
— Les aider à décider ? Les sœurs ne nous écouteront pas. Siuan elle-même ne nous prend pas au sérieux. Pourtant, même si elle nous tient par la peau du cou, nous avons de quoi faire pression sur elle…
— Je pense quand même que nous devrions rester. Au moins jusqu’à la décision du Hall. Si ce n’est pas la bonne, nous irons avertir Rand d’une réalité, pas d’une virtualité.
— Et comment saurons-nous ? N’espère pas que je trouve une autre fois la bonne fenêtre pour espionner… Et si nous attendons trop, qui te dit qu’on ne nous placera pas sous bonne garde, une fois la décision prise ? En ce qui me concerne, c’est presque sûr. Toutes les Aes Sedai savent que nous venons du même village, Rand et moi.
— Siuan nous informera avant que ce soit officiel, affirma Elayne. Tu ne crois pas que Leane et elle retourneront docilement à la tour ?
Un argument sérieux dans un flot d’inepties… Si Siuan et Leane se remontraient à Tar Valon, Elaida les ferait décapiter avant qu’elles aient eu le temps de dire « ouf ».
— Il reste Jaril et Seve…, insista Nynaeve.
— Nous trouverons une explication… Parmi les réfugiés, il est fréquent que des gens s’occupent d’enfants qui ne sont pas à eux.
Elayne sourit, s’imaginant sans doute que ça suffirait à rassurer son amie.
— En faisant un effet, nous imaginerons une histoire bien convaincante. De toute façon, il faut au minimum attendre le retour de Thom. Je refuse de partir sans lui.
Nynaeve en leva les bras au ciel d’accablement. Têtue comme une mule, Elayne était en sus une sacrée tête de pioche ! Thom Merrilin, avait-elle décidé, faisait un parfait substitut de père pour quelqu’un qui avait perdu le sien très jeune. D’accord, mais pourquoi penser en plus qu’il était incapable de trouver le chemin de la salle à manger si elle ne lui tenait pas la main ?
En guise d’unique avertissement, Nynaeve sentit que quelqu’un s’unissait au saidar, non loin de là. Puis la porte s’ouvrit, propulsée par un flux d’Air, et Tarna Feir fit irruption dans la chambre.
Elayne et Nynaeve se levèrent d’un bond. Une Aes Sedai restait une Aes Sedai, et parmi les gens qui enterraient les déchets, certains étaient condamnés à cette corvée sur un ordre de Tarna.
La sœur rouge aux cheveux blonds, les traits de marbre, dévisagea les deux Acceptées.
— Eh bien… La reine d’Andor et la Naturelle handicapée…
— Reine d’Andor, pas encore…, répondit Elayne avec une courtoisie glacée. Pour ça, il faudra que je sois couronnée dans le Hall d’Honneur. À condition que ma mère soit morte.
Le sourire de Tarna aurait glacé les sangs d’un serpent.
— Bien sûr… Les sœurs ont essayé de garder ta présence secrète, mais nul n’arrête les rumeurs…
D’un coup d’œil, Tarna fit le tour de la chambre.
— Avec tous les miracles que vous faites, je vous aurais crues mieux logées… Si vous étiez à la Tour Blanche – votre foyer ! – je ne serais pas surprise qu’on vous pressente toutes les deux pour le châle…
— Merci, fit Nynaeve, histoire de montrer qu’elle pouvait être aussi bien éduquée qu’Elayne.
Tarna la foudroya du regard.
— Merci, Aes Sedai…
— Elayne, dit la sœur rouge, la Chaire d’Amyrlin a dans son cœur une place spéciale pour toi et pour le royaume d’Andor. Pour te trouver, elle a fait remuer terre et ciel, tu n’en croirais pas tes yeux ! Si tu revenais avec moi à Tar Valon, je sais que ça la comblerait d’aise.
— Ma place est ici, Aes Sedai… (Le ton de la Fille-Héritière restait plaisant, mais elle pointait le menton, un signe qui n’augurait rien de bon chez elle.) Je retournerai à la tour avec les autres.
— Je vois… Laisse-nous, à présent. Je veux parler en privé avec la Naturelle.
Nynaeve et Elayne se consultèrent du regard. Mais que faire, à part obéir ? Lorsque la porte se fut refermée sur la Fille-Héritière, Tarna changea du tout au tout. Elle s’assit sur le lit d’Elayne, croisa les jambes, se cala confortablement à la tête de lit et croisa les mains sur son giron. Se détendant, elle alla même jusqu’à sourire.
— Tu parais mal à l’aise, Nynaeve… Relaxe-toi, je t’en prie. Je ne te mordrai pas.
Nynaeve aurait pu croire ces propos si le regard de la sœur rouge avait lui aussi changé. Mais il n’en était rien. Au contraire, ses yeux semblaient encore plus durs.
— Je ne suis pas mal à l’aise, mentit Nynaeve.
Elle posa les pieds sur le sol afin qu’ils cessent de s’agiter.
— Vraiment ? Te sens-tu offensée ? Parce que je t’ai traitée de Naturelle ? Mais j’en suis une aussi, sais-tu ? Galina Casban en personne m’a débarrassée de mon blocage. Ayant deviné quel Ajah me conviendrait – longtemps avant que je le sache ! –, elle m’a témoigné un grand intérêt. Elle agit toujours ainsi avec les femmes qui, selon elle, choisiront l’Ajah Rouge.
Tarna eut un rire de gorge qui là encore ne se communiqua pas à son regard.
— Si tu savais combien d’heures j’ai passées à pleurer de douleur et de rage, avant de pouvoir m’unir au saidar sans avoir les yeux fermés. Comme tu le sais, on ne peut pas canaliser lorsqu’on ne voit pas les flux. J’ai cru comprendre que Theodrin usait avec toi de méthodes plus douces.
Nynaeve sentit que ses pieds bougeaient malgré elle. Theodrin n’était pas femme à recourir à la violence, pas vrai ?
Ainsi, elle n’aurait pas dû se sentir offensée ? Parce que le « handicapée » était un compliment ?
— De quoi voulez-vous me parler, Aes Sedai ?
— La Chaire d’Amyrlin veut qu’Elayne soit en sécurité, mais sur bien des points, tu es aussi importante que ton amie. Voire plus. Ce que tu sais de Rand al’Thor n’a pas de prix. Même chose pour Egwene al’Vere. Tu sais où elle est ?
Nynaeve aurait voulu essuyer la sueur qui ruisselait sur son visage, mais elle jugea préférable de garder les mains sur ses genoux.
— Je ne l’ai plus vue depuis longtemps, Aes Sedai…
Des mois, depuis leur dernière rencontre dans le Monde des Rêves.
— Puis-je demander ce que… ?
À Salidar, personne n’appelait Elaida par son titre, mais devant une sœur rouge, mieux valait se montrer respectueuse.
— … Ce que la Chaire d’Amyrlin entend faire au sujet de Rand ?
— Entend faire ? Petite, il est le Dragon Réincarné. La Chaire d’Amyrlin le sait, et elle entend lui réserver tous les honneurs qu’il mérite. Réfléchis, petite ! Ces sœurs reviendront au bercail dès qu’elles auront mesuré leur erreur, mais chaque jour qui passe peut être déterminant. Pendant trois mille ans, la Tour Blanche a guidé les têtes couronnées. Sans nous, il y aurait eu plus de guerres et de désastres. Mais on ne peut pas guider quelqu’un qu’on ne connaît pas, tout comme il m’était impossible de canaliser les yeux fermés. Si tu veux être utile à Rand al’Thor, n’attends pas des semaines ou des mois pour revenir à Tar Valon et dire tout ce que tu sais à la Chaire d’Amyrlin. Ce serait très bien pour toi aussi. À Salidar, tu ne deviendras jamais une sœur, puisque le Bâton des Serments est à Tar Valon. On ne peut pas passer les épreuves ailleurs qu’à la tour.
Alors que la sueur lui brûlait les yeux, Nynaeve mit son point d’honneur à ne pas ciller. Cette femme pensait-elle qu’on pouvait l’acheter ?
— En réalité, je n’ai jamais vraiment fréquenté Rand. Moi, je vivais au village, alors qu’il habitait une ferme, dans le bois de l’Ouest. Mon principal souvenir, c’est que ce gamin refusait toujours de se rendre à la raison. Il fallait le pousser à faire ce qui s’imposait, et souvent, le pousser fermement. Mais il était jeune, et il a pu changer. La plupart des hommes ressemblent à l’enfant qu’ils étaient, mais il y a des exceptions à la règle.
Un long moment, Tarna se contenta de dévisager Nynaeve de son regard glacial.
— Bien… Bien…, murmura-t-elle avant de se lever si vite que Nynaeve faillit reculer en sursaut.
Étant presque contre le mur, elle n’aurait pas pu aller bien loin.
— Un étrange rassemblement, dans ce village… Je ne les ai pas vues, mais il paraît que Siuan Sanche et Leane Sharif honorent Salidar de leur présence. Des personnes qu’une femme avisée éviterait, à mon avis. Y a-t-il d’autres résidents de cet acabit ? Tu devrais m’accompagner, vraiment. Je partirai demain à l’aube. Dis-moi avant ce soir si je peux espérer que nous ferons route ensemble.
— Je crains que…
— Réfléchis, petite ! Ce sera peut-être la décision la plus importante de ta vie. Réfléchis bien !
Le masque avenant s’effaça, et Tarna sortit de la chambre.
Ses genoux se dérobant, Nynaeve se laissa tomber sur son lit. Cette femme venait de déclencher en elle une tempête d’émotions qu’elle ne savait comment gérer. Un mélange de malaise, de colère et… d’euphorie. Que n’aurait-elle pas donné pour que Tarna puisse communiquer avec les Aes Sedai « loyalistes » lancées à la recherche de Rand ? Être une mouche et voir la tête qu’elles tireraient en tentant de s’inspirer des âneries qu’elle avait proférées ! Essayer de la soudoyer. De l’intimider – avec un certain succès, dans ce cas précis. Tarna était certaine que les sœurs de Salidar se soumettraient à Elaida. Pour elle, seul le « quand » restait à déterminer. Et les « autres résidents de cet acabit », était-ce une allusion à Logain ? Sur Salidar, Tarna semblait en savoir bien plus long que le pensaient Sheriam ou le Hall. Elaida avait-elle des fidèles ici ?
Après avoir attendu Elayne une bonne demi-heure, Nynaeve partit à sa recherche. Elle commença par arpenter les rues, puis adopta une démarche plus lente et s’arrêta même de temps en temps pour monter sur le bras d’une charrette ou sur un tonneau afin de mieux sonder la foule. Alors que le soleil commençait à disparaître derrière la cime des arbres, elle se résigna à retourner dans la chambre en marmonnant entre ses dents.
Bien entendu, elle y trouva Elayne, qui venait juste d’arriver.
— Où étais-tu ? J’ai cru que Tarna t’avait fait enfermer quelque part.
— J’étais allée récupérer ça auprès de Siuan.
Elayne ouvrit la main, révélant les deux anneaux distordus qui s’y nichaient.
— L’un des deux est le vrai ? Tu as eu une bonne idée de les prendre, mais tu aurais dû essayer d’avoir le modèle original.
— Je n’ai pas changé d’avis, Nynaeve. Nous devons rester.
— Tarna…
— Sa visite a achevé de me convaincre. Si nous partons, Sheriam et le Hall choisiront la Tour Blanche contre Rand, j’en suis certaine.
Elayne posa une main sur l’épaule de Nynaeve, qui s’assit docilement sur son lit. La Fille-Héritière prit alors place sur celui d’en face.
— Tu te souviens de ce que tu m’as dit au sujet de l’utilisation du « besoin » pour trouver quelque chose dans Tel’aran’rhiod ? Ce dont nous avons « besoin », c’est un moyen de convaincre le Hall de ne pas se rallier à Elaida.
— Comment faire ? Si Logain ne suffit pas…
— Quand nous aurons trouvé, nous saurons de quoi il s’agissait !
Nynaeve joua pensivement avec son épaisse natte.
— Si nous ne trouvons rien, seras-tu d’accord pour partir ? Je n’aime pas trop l’idée de rester ici jusqu’à ce qu’on nous affecte des gardes.
— Je suis d’accord pour partir à condition que tu jures de rester si nous trouvons quelque chose. Je meurs d’envie de voir Rand, mais nous serons bien plus utiles ici.
— Marché conclu ! fit Nynaeve après une brève hésitation.
Elle jouait sur du velours. Sans savoir ce qu’elles cherchaient, quelles chances avaient-elles de trouver ?
Alors que la journée s’était jusque-là péniblement traînée, elle sembla carrément s’arrêter. Pendant que les deux femmes faisaient la queue pour recevoir leur repas du soir – du jambon avec des navets et des pois – le soleil parut vouloir rester là où il était pendant des heures. À Salidar, la plupart des gens se couchaient avec l’astre du jour. Mais là, quand il sombra enfin à l’horizon, des fenêtres demeurèrent éclairées, en particulier celles de la Petite Tour.
Ce soir, le Hall donnait une fête en l’honneur de Tarna. De temps en temps, des notes de harpe s’échappaient de l’ancienne auberge. En cherchant parmi les soldats, les Aes Sedai avaient déniché un harpiste plus ou moins doué. Après l’avoir forcé à se raser, elles lui avaient fait endosser une tenue qui rappelait de loin une livrée…
Les gens qui passaient devant l’auberge y jetaient des coups d’œil furtifs, pour certains, ou s’efforçaient de regarder ailleurs avec si peu de naturel qu’ils manquaient en trembler de la tête aux pieds. Comme souvent, Gareth Bryne était l’exception qui confirmait la règle. Assis sur une caisse au milieu de la rue – les représentantes ne pouvaient pas approcher d’une fenêtre sans le voir –, il dégustait tranquillement son repas.
La transition entre le jour et la nuit étant très abrupte, les rues se vidèrent en quelques minutes. Alors que le harpiste recommençait à jouer, Bryne resta sur sa caisse dans une zone désormais illuminée par la clarté qui sourdait des croisées de l’auberge.
Nynaeve hocha la tête, incapable de dire si cet homme était un héros admirable ou un crétin fini. Un peu des deux, probablement…
Une fois dans son lit, avec le ter’angreal de pierre autour du cou, à côté de la chevalière en or de Lan, et quand elle eut éteint la bougie, Nynaeve se souvint de la consigne émise par Theodrin. Eh bien, il était trop tard pour s’y plier. De toute façon, Theodrin ne saurait jamais si elle avait dormi ou non.
Mais où était Lan ?
Alors que la respiration d’Elayne ralentissait, Nynaeve enfouit la tête dans son petit oreiller, soupira et…
… Se retrouva debout au pied de son lit vide, les yeux rivés sur Elayne – ou plutôt, sur sa silhouette floue étrangement éclairée par la bizarre lumière nocturne de Tel’aran’rhiod. Ici, il n’y avait personne pour les voir. Encore que… Sheriam ou une de ses compagnes pouvaient être dans le coin, voire Siuan ou Leane. De fait, les deux Acceptées avaient parfaitement le droit d’aller dans le Monde des Rêves. Mais ce soir, considérant la quête dans laquelle elles se lançaient, elles n’avaient aucune envie de répondre à des questions. Apparemment, Elayne voyait plutôt ça comme une chasse. Volontairement ou non, elle s’était habillée comme Birgitte : une veste verte courte et un pantalon blanc. S’avisant qu’elle brandissait un arc, la Fille-Héritière sursauta, puis l’arme se volatilisa tout comme le carquois qu’elle portait à la ceinture.
Nynaeve baissa les yeux sur sa propre tenue… et soupira. Une robe de bal en soie bleue, son décolleté profond brodé de fleurs d’or – un motif qu’on retrouvait en deux lignes parallèles sur toute la longueur du vêtement. Bien entendu, une paire de chaussures en velours complétait sa mise… Dans le Monde des Rêves, ce qu’on portait n’avait pas vraiment d’importance, mais quelle mouche l’avait piquée de s’attifer ainsi ?
— Tu as conscience que ça risque de ne rien donner ? demanda Nynaeve à Elayne.
Voyant le sourire moqueur de sa compagne, elle remplaça la robe de bal et les chaussures par un chemisier, une jupe en laine et de solides bottines. Mais de quel droit la Fille-Héritière se payait-elle sa tête ? Un arc en argent, et puis quoi encore ?
— Nous devrions au moins avoir une idée de ce que nous cherchons. Si vague soit-elle…
— Il faudra que ça suffise, Nynaeve… Si j’en crois tes propos, les Matriarches pensent qu’un besoin impérieux est une bonne base… Le nôtre est plus qu’impérieux ! Si nous échouons, l’aide que nous avons promise à Rand ne viendra jamais, et il devra se contenter de ce qu’Elaida est prête à lui concéder. Je ne veux pas en arriver là ! Non, pas question !
— Si tu baissais un peu le menton ? Je ne veux pas plus que toi que ça se passe ainsi, en supposant que nous ayons une influence sur ces événements. Bon, autant passer à l’action !
Prenant les mains d’Elayne, Nynaeve ferma les yeux. Le besoin. Avec un peu de chance, quelque chose en elle saurait en quoi il consistait, ce besoin. Sinon, tout ça ne servirait à rien.
Le besoin…
Soudain, tout parut glisser autour de l’ancienne Sage-Dame. Elle sentit Tel’aran’rhiod s’incliner et… tomber en piqué.
Elle ouvrit les yeux d’instinct. Chaque pas inspiré par le besoin devait être fait à l’aveuglette, nécessairement. Alors que chaque enjambée vous rapprochait du but, n’importe laquelle pouvait vous faire tomber dans un nid de vipères ou déranger un lion occupé à tuer sa proie et qui se vengerait en vous arrachant une jambe.
Là où les deux jeunes femmes s’étaient transportées, il n’y avait pas de lions, pourtant, ce qu’elles découvrirent n’était pas rassurant. Ici, le soleil était à son zénith, mais ça n’avait rien d’inquiétant, car le temps s’écoulait différemment dans le Monde des Rêves. Se tenant toujours les mains, Elayne et Nynaeve se trouvaient dans une rue pavée flanquée de bâtiments de brique et de pierre. Des corniches et des frises délicates décoraient aussi bien les maisons d’habitation que les boutiques. Des coupoles surmontaient les toits de tuile et des ponts de pierre ou de bois enjambaient la rue, parfois au niveau du troisième ou du quatrième étage des bâtiments. Aux coins de la rue, des tas d’ordures, de vieilles frusques et de morceaux de meubles attiraient des hordes de rats qui allaient et venaient sans cesse, s’arrêtant parfois pour défier de leurs cris les deux intruses. Des rêveurs ordinaires un instant égarés dans Tel’aran’rhiod apparaissaient puis disparaissaient en un clin d’œil. Tombant d’un des ponts, un homme hurla de terreur mais se volatilisa avant de percuter les pavés. Vêtue d’une robe déchirée, une femme qui criait aussi courut vers Elayne et Nynaeve sur une dizaine de pas, puis elle disparut également. Dans les rues, des hurlements et des gémissements brusquement interrompus retentissaient sans cesse – parfois ponctués d’un rire rauque de dément.
— Je n’aime pas ça…, souffla Elayne.
Dans le lointain, une grande flèche à la blancheur d’os se dressait au-dessus de la cité, dominant de beaucoup toutes les autres tours très souvent reliées par des passerelles, mais à une hauteur vertigineuse.
Les deux jeunes femmes étaient à Tar Valon, dans le secteur où Nynaeve avait aperçu Leane, lors de sa dernière visite. L’ancienne Gardienne des Chroniques ne s’était pas montrée très prolixe sur les raisons de sa présence. Avec un sourire, elle s’était contentée de dire qu’elle voulait amplifier la crainte qu’inspiraient les mystérieuses Aes Sedai, et magnifier leur légende.
— Aucune importance, répondit enfin Nynaeve à sa compagne. À Tar Valon, personne ne connaît ne serait-ce que l’existence du Monde des Rêves. Nous ne rencontrerons personne…
L’estomac de Nynaeve se retourna lorsqu’elle vit l’homme au visage ensanglanté, des moignons à la place des mains, qui avançait vers elle en titubant.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…, murmura Elayne.
— Continuons ! lança sa compagne en fermant les yeux.
Le besoin.
Changement de décor !
Les deux jeunes femmes se retrouvèrent dans la tour, au milieu d’un des couloirs aux murs ornés de tapisseries. À trois pas d’elles, une fille boulotte en robe de novice se matérialisa, écarquillant les yeux dès qu’elle vit les deux intruses.
— Je vous en prie…, gémit-elle. S’il vous plaît !
Puis elle se volatilisa.
— Egwene ! cria soudain Elayne.
Nynaeve se retourna, mais ne vit personne dans le couloir.
— Je l’ai vue, affirma la Fille-Héritière. J’en suis sûre.
— Comme tout le monde, je suppose, elle peut dériver dans Tel’aran’rhiod au cours d’un rêve normal. Continuons ce que nous sommes venues faire.
Nynaeve commençait à se sentir vraiment très mal. Les deux femmes se prirent de nouveau la main.
Le besoin.
Changement de décor !
Ce n’était pas une réserve ordinaire… Sur les étagères qui couraient tout le long des quatre murs s’alignaient des boîtes et des coffrets de toutes les tailles et de toutes les formes qui côtoyaient des objets enveloppés dans du tissu, des statuettes, des figurines et d’étranges structures impossibles à identifier, qu’elles soient en métal, en verre, en cristal, en pierre ou en porcelaine scintillante.
Nynaeve comprit immédiatement qu’il s’agissait d’artefacts liés au Pouvoir de l’Unique. Des ter’angreal, probablement, avec peut-être quelques angreal et sa’angreal. Dans la Tour Blanche, une collection si disparate et pourtant si soigneusement conservée ne pouvait pas être autre chose.
— Je pense qu’il est inutile de nous attarder ici, soupira Elayne. De toute façon nous ne pourrions rien en faire sortir.
Nynaeve tira d’un coup sec sur sa natte. S’il y avait vraiment en ce lieu quelque chose d’utile pour elles – et ce devait être le cas, sauf si les Matriarches avaient menti – il y avait sûrement un moyen d’y accéder dans le monde éveillé. Les artefacts n’étaient en général pas très lourdement gardés. Durant son séjour à la tour, l’ancienne Sage-Dame avait vu en tout et pour tout une novice devant la porte dotée d’un verrou très simple. Ici, le battant d’une épaisseur inhabituelle était équipé d’une solide serrure en fer.
À l’évidence, la porte devait être verrouillée. Mais Nynaeve imagina qu’elle ne l’était pas, et elle n’eut plus qu’à la pousser pour découvrir qu’elle donnait sur une salle de garde. Contre un mur, des couchettes superposées… Contre un autre, un râtelier de hallebardes… Et de l’autre côté d’une table massive entourée de sièges, une seconde porte bardée de fer et munie d’un petit guichet.
Quand elle se tourna vers Elayne, Nynaeve s’avisa que la première porte était de nouveau fermée, et presque sans nul doute verrouillée.
— Si nous ne pouvons pas atteindre ici ce qu’il nous faut, nous le pourrons peut-être ailleurs. Je veux dire qu’un autre… objet… conviendra peut-être. Au moins, nous avons une piste. Selon moi, nous venons de voir des ter’angreal dont personne ne sait se servir. Ça explique pourquoi ils sont si bien gardés. Près de ces artefacts, le simple fait de canaliser risque d’être dangereux.
— Si nous essayons encore, n’allons-nous pas revenir ici ? s’inquiéta Elayne. Pour éviter ça, il faudrait que les Matriarches t’apprennent à exclure un endroit donné d’une recherche. L’ont-elles fait ?
En aucune manière… En fait, les Aielles n’avaient montré aucun enthousiasme à faire profiter Nynaeve de leurs lumières. Mais dans un lieu où on ouvrait les portes par la pensée, tout devait être possible.
— Non, mais ce n’est pas gênant… Nous allons procéder comme tu dis. Il faut graver dans nos caboches que ce que nous cherchons n’est pas à Tar Valon. (Nynaeve embrassa du regard les étagères.) Et je parie que c’est un ter’angreal dont nul ne connaît l’usage.
Comment un tel objet convaincrait-il le Hall de soutenir Rand ? Nynaeve n’en savait rien.
— Nous cherchons un ter’angreal qui n’est pas à Tar Valon, déclara Elayne comme si elle entendait s’en convaincre. Parfait. On y va !
La Fille-Héritière tendit les mains. Après un moment d’hésitation, Nynaeve les saisit tout en se demandant comment elle avait pu se retrouver dans la peau de celle qui insiste pour continuer. Car enfin, elle voulait quitter Salidar, pas trouver une raison d’y rester. Mais s’il fallait ça pour que les Aes Sedai rebelles soutiennent Rand…
Le besoin. Un ter’angreal, mais qui ne soit pas à Tar Valon… Le besoin.
Changement de décor !
Où que les deux femmes soient, la cité éclairée par les premières lueurs de l’aube n’était sûrement pas Tar Valon. À moins de vingt pas, la large rue pavée devenait un pont de pierre blanche doté de statues à chaque bout et qui enjambait un grand canal. À cinquante pas dans l’autre direction s’élevait un pont parfaitement semblable. Des tours munies de balcons circulaires se dressaient un peu partout, rappelant une lance qu’on aurait enfoncée dans une série de tranches rondes de pommes d’amour. Tous les bâtiments étaient blancs, leurs portes et leurs fenêtres étant toutes en forme d’arche, parfois double ou même triple. Sur les édifices les plus majestueux, de longs balcons en fer forgé peint en blanc, leur jupe formant des motifs assez entrelacés pour dissimuler leurs occupants, dominaient les rues et les canaux. Des dômes blancs cerclés de bandes écarlates ou dorées tutoyaient les cieux, leur pointe aussi élancée et aussi fine que celle des tours.
Le besoin.
Changement de décor !
Il aurait pu s’agir d’une autre ville. Ici, les pavés des rues étroites étaient disjoints et les bâtiments, dépourvus de balcon, le plâtre blanc de leur façade assez écaillé pour révéler la brique qui se trouvait dessous, ne comptaient pas plus de cinq ou six niveaux. Alors que des mouches bourdonnaient dans l’air, les ombres, sur le sol, ne permettaient pas de déterminer si c’était toujours l’aube.
Nynaeve et Elayne se consultèrent du regard. Dans un tel lieu, il semblait peu probable qu’elles trouvent un ter’angreal, mais elles étaient allées trop loin pour s’arrêter maintenant.
Changement de décor !
Nynaeve éternua avant de pouvoir ouvrir les yeux, et elle recommença dès qu’elle eut levé les paupières. Chacun de ses pas soulevait des tourbillons de poussière. Et cette pièce-là, un grenier, ne ressemblait pas à celle de la tour. Couverts de poussière, des coffres, des caisses et des tonneaux empilés sans la moindre logique occupaient tout l’espace à l’exception de l’étroit passage permettant de circuler entre eux. Alors que Nynaeve éternuait si fort qu’elle en sursautait, la poussière se volatilisa soudain – jusqu’au dernier grain.
Voyant qu’Elayne affichait un petit sourire suffisant, l’ancienne Sage-Dame ne dit rien, mais elle grava dans sa mémoire une image de la pièce totalement débarrassée de sa poussière. Une astuce à laquelle elle aurait dû penser.
La pièce, constata-t-elle, n’était pas plus grande que la chambre, à Salidar, où son corps et celui d’Elayne continuaient à dormir paisiblement. Mais fouiller ce bazar…
— Il faudrait des jours…
— Nous pourrions essayer un autre changement, suggéra la Fille-Héritière. Au moins, ça pourrait nous indiquer à quoi ressemble ce que nous cherchons.
À l’évidence, Elayne était aussi sceptique que sa compagne. Mais sa proposition en valait bien d’autres… Une nouvelle fois, Nynaeve ferma les yeux.
Changement de décor !
Rouvrant les yeux, l’ancienne Sage-Dame vit qu’elle n’avait pas beaucoup bougé. Simplement, elle se trouvait au bout de l’étroit passage, le plus loin possible de la porte, devant un grand coffre carré en bois plus haut que sa taille. Toutes ses parties métalliques rouillées, le coffre lui-même semblait avoir été frappé à coups de marteau durant les vingt dernières années. Pouvait-on imaginer un conteneur moins vraisemblable pour un ter’angreal ? Nynaeve ne l’aurait pas juré… Pourtant, Elayne se tenait à ses côtés, les yeux baissés sur le même coffre.
Ne doutant pas que les charnières fonctionneraient, Nynaeve saisit le couvercle et le souleva – comme prévu, il n’y eut pas l’ombre d’un grincement.
À l’intérieur du coffre, les deux femmes découvrirent deux épées rouillées et un plastron attaqué par le vert-de-gris au point d’en être troué à un endroit. Ces objets reposaient sur un tas de petits paquets de tissu et sur une couche de ce qui semblait être des vieux vêtements et des ustensiles de cuisine en piteux état.
Elayne tapota une petite bouilloire au bec cassé.
— Pas des semaines, murmura-t-elle, mais le reste de la nuit, à coup sûr…
— On recommence ? hasarda Nynaeve. Ça ne peut pas faire de mal…
Elayne haussa les épaules.
Les deux femmes fermèrent les yeux.
Nynaeve baissa le bras et sa main se referma sur un objet rond et dur enveloppé dans des lambeaux de tissu. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit que la main d’Elayne, qui souriait d’une oreille à l’autre, était à côté de la sienne.
Dégager cette trouvaille ne fut pas un jeu d’enfant. L’objet étant volumineux, les deux femmes durent écarter des vêtements élimés, des casseroles ébréchées et une multitude de petits paquets dont l’emballage menaçait de tomber en poussière, révélant des figurines humaines ou animales et toute une collection de détritus impossibles à identifier. Et lorsqu’elles l’eurent sorti du coffre, les deux compagnes durent tenir à quatre mains un très grand disque enveloppé de ce qui avait dû être du tissu avant de se décomposer aux trois quarts. Une fois déballé, l’artefact, plutôt qu’un disque, se révéla être une sorte de coupe peu profonde en cristal très épais orné, à l’intérieur, de ce qui semblait être des nuages tourbillonnants.
— Nynaeve, dit Elayne, je crois que c’est…
L’ancienne Sage-Dame sursauta et faillit lâcher son extrémité de la coupe. Le cristal virant soudain au bleu céruléen, les nuages, à l’intérieur, dérivaient lentement comme si une brise les poussait. Puis le cristal redevint blanc et les nuées s’immobilisèrent. Mais leur configuration avait changé, Nynaeve en aurait mis sa tête à couper.
— C’est bien ça ! s’exclama Elayne. Un ter’angreal ! Et je te parie tout ce que tu veux qu’il a un rapport avec le climat. Mais à l’évidence, je ne suis pas encore assez puissante pour l’utiliser seule.
Le souffle court, Nynaeve tenta d’empêcher son cœur de battre la chamade.
— Elayne, arrête ça ! Ne sais-tu pas que tu risques de te calmer toi-même ? C’est très possible, quand on manipule un ter’angreal dont on ignore tout.
La petite inconsciente eut le toupet de jeter un coup d’œil indigné à son aînée.
— C’est ce que nous sommes venues chercher, Nynaeve. Crois-tu qu’il existe en ce monde quelqu’un qui en sache plus long que moi sur les ter’angreal ?
Nynaeve eut un soupir – le genre qu’elle réservait en général aux hommes. Cette gamine disait vrai, certes, mais ça n’était pas une raison pour dédaigner les avertissements d’une personne bien plus avisée qu’elle.
— Si cet objet peut agir sur le temps, ne va pas croire que ça ne m’enthousiasme pas. Mais je ne vois pas comment il pourrait s’agir de l’artefact que nous cherchons. Ce… truc… ne fera pas changer le Hall d’avis à propos de Rand.
— « Ce dont on a besoin n’est pas toujours ce qu’on désire… », cita Elayne. Lini me sortait ce dicton chaque fois qu’elle m’interdisait d’aller chevaucher ou monter aux arbres. Mais bien entendu, ça s’applique à beaucoup d’autres situations.
Nynaeve soupira de nouveau. Dicton ou pas dicton, pour l’heure, elle désirait avoir… ce qu’elle désirait. Était-ce trop demander ?
La coupe se volatilisa sans crier gare. Cette fois, ce fut Elayne qui sursauta, marmonnant qu’elle ne s’y habituerait jamais. Comme de juste, le coffre était refermé.
— Nynaeve, quand j’ai canalisé du Pouvoir dans la coupe, j’ai senti… Eh bien, ce n’est pas le seul ter’angreal stocké dans cette pièce. Je crois qu’il y a aussi des angreal et même des sa’angreal.
— Ici ? s’exclama Nynaeve. Dans cette pièce minuscule ?
Mais au fond, s’il y avait un artefact, pourquoi pas deux ? Ou dix ? Ou une centaine ?
— Ne canalise plus, au nom de la Lumière ! Imagine que tu actives un de ces objets par hasard, sans savoir ce qu’il est censé faire. Tu pourrais te calmer et…
— Je sais ce que je fais ! Vraiment ! La priorité, à présent, est de déterminer dans quelle ville se trouve ce grenier.
Ce ne fut pas une partie de plaisir. Malgré ses gonds rouillés, la porte du grenier ne fut pas un obstacle, comme toujours dans le Monde des Rêves. Mais les ennuis commencèrent aussitôt après qu’elles l’eurent franchie. L’étroit corridor mal éclairé dans lequel elles s’engagèrent n’avait qu’une fenêtre, et celle-ci ne révélait rien, à part la façade en plâtre blanc du bâtiment d’en face.
Gravir une volée de marches et sortir à l’air libre n’avança à rien les deux femmes, car la rue qu’elles découvrirent aurait pu être la première qu’elle avait vue dans ce quartier de la cité inconnue. Alors que tous les bâtiments se ressemblaient, les boutiques, au rez-de-chaussée, n’arboraient pas d’enseigne et la seule marque distinctive des auberges était leur porte peinte en bleu. Le rouge, lui, semblait signaler les tavernes.
Nynaeve s’éloigna à grandes enjambées, en quête de points de repère. Une indication sur le nom de cette ville, ou au moins, sur sa localisation géographique. Alors que les rues semblaient vouloir s’aligner à l’infini, la jeune femme se trouva assez vite devant un pont – en pierre très ordinaire, contrairement aux autres, et dépourvu de statues.
S’engageant sur le pont, Nynaeve marcha jusqu’au milieu, puis regarda dans toutes les directions. Un canal, qui en croisait d’autres dans le lointain, à gauche comme à droite, des alignements de bâtiments blancs à la façade écaillée et toute une série de ponts identiques à celui-ci…
Nynaeve s’avisa soudain qu’elle était seule.
— Elayne ? Elayne ?
Pas de réponse.
Mais la Fille-Héritière jaillit soudain du coin d’un bâtiment, près de l’entrée du pont.
— Te voilà enfin ! s’écria-t-elle. À côté de cet endroit, se retrouver dans n’importe quel labyrinthe passerait pour une promenade de santé. J’ai tourné la tête un instant, et tu avais disparu ! As-tu découvert quelque chose ?
— Rien du tout… (Nynaeve regarda une dernière fois le canal avant d’aller rejoindre sa compagne.) Rien d’utile, en tout cas…
— Au moins, nous savons où nous sommes, dit Elayne. Ebou Dar. Ce ne peut être que ça.
La veste courte et le pantalon de la Fille-Héritière se transformèrent en une robe de soie verte avec de la dentelle aux poignets, un col montant délicatement brodé et une échancrure qui offrait une vue raisonnablement plongeante sur la naissance de ses seins.
— Je ne connais pas de ville qui ait tant de canaux. À part Illian, mais rien d’autre ne correspond avec cette cité.
— J’espère que tu ne te trompes pas…, souffla Nynaeve.
Jusque-là, elle n’avait jamais imaginé que leur quête puisse les conduire dans la tanière de Sammael. Sa propre tenue, remarqua-t-elle soudain, avait également changé pour devenir une robe de soie bleue parfaite pour voyager et protégée de la poussière par une cape de toile. La jugeant superflue, elle fit disparaître la cape mais garda tout le reste.
— Tu aimerais Ebou Dar, Nynaeve… Là-bas, les guérisseuses en savent plus long que partout ailleurs. Elles soignent absolument tout ! Heureusement, parce qu’on se bat en duel pour un rien, dans cette ville – les femmes aussi bien que les hommes. (Elayne eut un petit rire.) D’après Thom, il y avait des léopards à Ebou Dar, mais ils sont partis parce qu’ils trouvaient ses habitants trop prompts à prendre la mouche.
— C’est très drôle, marmonna Nynaeve, mais en ce qui me concerne, ces gens peuvent s’embrocher autant que bon leur semble. Elayne, nous aurions tout aussi bien pu laisser les anneaux sur nos tables de nuit et dormir à poings fermés. D’ici, je serais incapable de retrouver le grenier, même si c’était l’épreuve me permettant d’obtenir le châle. S’il y avait au moins un moyen d’établir une carte.
Autant demander d’avoir des ailes, dans le monde éveillé ! Car si elles avaient pu emporter une carte, rien ne les aurait empêchées d’emporter carrément la coupe de cristal.
— Dans ce cas, nous devrons aller à Ebou Dar et chercher, dit Elayne. Dans le monde réel. Par bonheur, nous savons par quel quartier de la ville commencer.
Nynaeve rayonna. Ebou Dar n’était qu’à quelques centaines de lieues de Salidar, par la voie fluviale.
— Voilà une bonne idée ! Et ça nous permettra de filer de Salidar avant que le ciel nous tombe sur la tête.
— Nynaeve, c’est toujours ce qui compte le plus pour toi ?
— Disons que ça me paraît assez important, oui… Bien, tu vois une raison de rester plus longtemps ici ? (Elayne secoua la tête.) Alors, si on rentrait ? Cette nuit, j’aimerais bien dormir un peu.
Lorsqu’on était dans le Monde des Rêves, rien ne permettait de dire combien de temps s’était écoulé dans la réalité. Parfois, une heure ici correspondait à une heure là-bas. Mais ça pouvait être une journée, voire plus, qui correspondait à une heure. Par bonheur, ça ne fonctionnait pas dans l’autre sens – ou du moins pas dans les mêmes proportions, sinon, il y aurait eu le risque de mourir de faim dans son sommeil.
Nynaeve sortit de Tel’aran’rhiod…
… Et ouvrit les yeux sur la toile blanche de son oreiller, aussi trempé qu’elle-même. Pas un souffle d’air ne passait par la fenêtre ouverte. Dans le silence qui enveloppait Salidar, les cris lointains des hérons nocturnes, pourtant ténus, s’entendaient clairement.
Nynaeve s’assit dans son lit, défit la lanière de cuir passée autour de son cou, en retira l’anneau de pierre distordu et en profita pour caresser du doigt la chevalière d’or de Lan.
Elayne s’agita, s’assit à son tour et canalisa un filament de Pouvoir pour allumer une bougie.
— Tu crois que ça aura servi à quelque chose ? demanda Nynaeve.
— Je n’en sais rien…
Elayne s’interrompit pour étouffer un bâillement. Comment parvenait-elle à rester jolie alors qu’elle bâillait à s’en décrocher la mâchoire, les cheveux en bataille et une marque rouge d’oreiller sur la joue ? Voilà un secret sur lequel les Aes Sedai auraient été inspirées d’enquêter !
— En revanche, je sais que cette coupe est susceptible d’agir sur le climat. Et je sais aussi qu’une telle collection de ter’angreal et d’angreal doit être confiée à des personnes compétentes. En d’autres termes, notre devoir est de la remettre au Hall. Ou au minimum à Sheriam. Si ça ne persuade pas les sœurs de soutenir Rand, je chercherai jusqu’à trouver ce qui saura le faire.
» Je sais une autre chose : j’ai besoin de dormir ! Pouvons-nous reparler de tout ça demain ?
Sans attendre de réponse, Elayne souffla la bougie, se roula en boule et s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller.
Nynaeve s’étira, les yeux rivés sur ce qu’elle devinait du plafond. Au moins, elles seraient bientôt en route pour Ebou Dar. Dès le lendemain, peut-être… Ou dans deux ou trois jours, le temps de se préparer et de trouver un bateau de passage…
L’ancienne Sage-Dame se souvint soudain de Theodrin. Deux ou trois jours, ça correspondrait à autant de séances, c’était couru d’avance. Et sa « formatrice » lui avait ordonné de ne pas dormir… Bien sûr, elle ne pourrait pas savoir, mais…
Avec un gros soupir, Nynaeve se leva. Utilisant le peu d’espace disponible, elle fit les cent pas, et son humeur se gâta de minute en minute. Tout ce qu’elle voulait, c’était filer d’ici ! Si elle n’était pas très douée pour se soumettre, comme elle l’avait dit, elle avait fait de sacrés progrès, quand il s’agissait de ficher le camp !
Canaliser à volonté aurait pourtant été si merveilleux…, se dit-elle sans même remarquer les larmes qui perlaient à ses paupières.