29 Feu et Esprit

S’arrêtant devant la Petite Tour, à l’ombre, Nynaeve se tamponna soigneusement le visage, puis elle glissa de nouveau le mouchoir dans sa manche. L’opération ne servit pas à grand-chose – la sueur revenait aussitôt – mais elle entendait paraître à son meilleur quand elle entrerait. Avoir l’air tranquille, sereine et digne… Eh bien, c’était plutôt mal parti. Ses tempes pulsaient douloureusement et son estomac… Pour tout dire, elle avait été incapable de seulement regarder le petit déjeuner, ce matin. Les ravages de la chaleur, rien de plus, mais elle n’avait qu’une envie : retourner dans son lit, se rouler en boule et mourir en paix. Pour ne rien arranger, son instinct particulier concernant le climat la tracassait. Normalement, le soleil de plomb aurait dû être caché par de gros nuages noirs zébrés d’éclairs.

Les Champions qui allaient et venaient devant la Tour de Salidar ne ressemblaient pas à des gardes, mais il ne fallait pas se laisser abuser. Dès qu’elle apercevait ces hommes, Nynaeve repensait aux Aiels qu’elle avait vus dans la Pierre de Tear – des guerriers qui avaient tout de féroces loups, même quand ils dormaient.

À peine plus grand que l’ancienne Sage-Dame – mais presque aussi large qu’il était haut –, un type chauve sortit de la Petite Tour et s’éloigna dans la rue, la poignée de son épée dépassant de son dos. Nommé Jori, il était lié à Morvrin, et lui aussi avait des allures de prédateur.

Son crâne surmonté d’un toupet, Uno, à cheval, se frayait sans difficulté un chemin dans la foule. Malgré son plastron et sa cotte de mailles, il ne semblait pas gêné par la chaleur. Avisant Nynaeve, il tourna la tête pour river sur elle son bon œil.

L’ancienne Sage-Dame se rembrunit. À l’évidence, Birgitte avait parlé. Dès qu’il la voyait, Uno semblait attendre que Nynaeve lui demande de trouver des chevaux. Et elle y était presque décidée. Même Elayne n’aurait pas pu prétendre qu’elles faisaient quelque chose d’utile à Salidar. Non, en fait, elle le prétendait, mais elle n’aurait pas dû…

Quand Uno eut disparu au coin de la rue, Nynaeve soupira à pierre fendre. Elle tentait simplement de retarder le moment d’entrer. Myrelle était peut-être à l’intérieur… Qui pouvait le dire ?

Se tamponnant de nouveau le visage, Nynaeve plissa le front en étudiant sa main toute ridée. Aujourd’hui serait son onzième jour passé à récurer des chaudrons. Et il y en aurait vingt-neuf autres derrière. Vingt-neuf !

Dans ce qui servait de salle commune à l’époque où la Petite Tour n’était qu’une auberge, la relative fraîcheur soulagea les maux de tête de Nynaeve. À présent, on parlait de la « salle d’attente » quand on faisait référence à cette pièce. Ici, on n’avait pas consacré de temps aux réparations. Il manquait des pierres aux cheminées et des trous, dans le plâtre, laissaient apercevoir la charpente. En compagnie d’une autre novice, Areina et Nicola jouaient du balai, mais ça n’avait guère d’effet sur le sol rendu rugueux par l’âge. Areina semblait furieuse, mais il en allait toujours ainsi quand elle était de corvée avec les novices. À Salidar, personne n’y échappait !

Au fond de la salle, Romanda parlait avec deux Aes Sedai d’un âge vénérable – si ça ne se voyait pas sur leurs traits, il y avait leurs cheveux blancs – qui venaient d’arriver en ville, comme en témoignait la fine cape de voyage qu’elles portaient. Pas la moindre trace de Myrelle… Une bonne chose, car cette femme, à la moindre occasion, mettait Nynaeve sur le gril, puis la retournait quand elle lui semblait cuite à point !

Assises à des tables mal assorties mais soigneusement disposées en rangées, des Aes Sedai travaillaient sur des documents ou donnaient des instructions aux Champions et aux domestiques. Mais ces femmes étaient beaucoup moins nombreuses que le jour où Nynaeve était entrée ici pour la première fois. À présent, seules les représentantes et leurs domestiques vivaient à l’auberge. Toutes les autres sœurs avaient été exilées afin de dégager le plus d’espace possible pour travailler. Avec le temps, la Petite Tour avait repris bien des attributs de son modèle de Tar Valon – surtout en matière de formalisme pointilleux.

La première fois, Nynaeve avait eu le sentiment que cette salle était une ruche bourdonnante d’activité où on accomplissait de grandes choses. Une impression fausse, hélas. Désormais, tout se déroulait presque au ralenti, et l’atmosphère rappelait celle de la Tour Blanche.

Gagnant une des tables, pas la plus proche, Nynaeve se fendit d’une révérence exécutée dans les règles de l’art.

— Veuillez m’excuser, Aes Sedai, mais on m’a dit que Siuan et Leane sont ici. Puis-je savoir où les trouver ?

Cessant d’écrire, Brendas Sedai leva vers Nynaeve ses yeux noirs glaciaux. Si l’ancienne Sage-Dame l’avait choisie, au lieu d’une femme assise plus près de la porte, c’était parce que Brendas comptait parmi les rares sœurs qui ne l’avaient jamais bombardée de questions sur Rand. De plus, quand elle était encore la Chaire d’Amyrlin, Siuan considérait Brendas comme une femme digne de confiance. Aucun rapport avec la situation actuelle ? Rien n’était plus exact, mais chacun trouvait de petites consolations où il pouvait…

— Elles sont avec des représentantes, mon enfant.

Bien que mélodieuse, la voix de Brendas était aussi dénuée d’émotion que son visage toujours un peu blême. Si les sœurs blanches se montraient peu expansives, c’était peut-être bien la moins expansive de toutes.

Nynaeve eut un soupir agacé. Si les représentantes voulaient un rapport sur les agents des deux femmes, la réunion risquait de durer encore des heures. Voire jusqu’à la fin de la journée. Et dans les deux cas, Nynaeve serait plongée jusqu’au cou dans ces maudits chaudrons, à ce moment-là.

— Merci, Aes Sedai.

D’un geste, Brendas interrompit la révérence de Nynaeve.

— Theodrin a-t-elle fait des progrès avec toi, hier ?

— Non, Aes Sedai.

Un ton un peu gêné, mais il y avait de quoi. Quand Theodrin se déclarait prête à essayer n’importe quoi pour résoudre un problème, ce n’étaient pas des paroles en l’air. La veille, pour qu’elle se détende un peu, elle avait fait boire du vin à Nynaeve. Quelques gorgées qui s’étaient vite transformées en quelques coupes. De sa vie, l’ancienne Sage-Dame ne risquait pas d’oublier qu’on l’avait portée jusqu’à sa chambre alors qu’elle chantait à tue-tête. Un souvenir du genre qui fait rougir, même un demi-siècle après ! Et pour poser la question, Brendas devait être au courant. Comme tout le reste de la ville !

Nynaeve aurait aimé disparaître dans le sol.

— Je te pose la question parce que tes études semblent en souffrir… J’ai aussi entendu plusieurs sœurs souligner que tu parais être arrivée au bout de ton cycle d’incroyables découvertes. Les corvées pourraient être l’explication, mais Elayne reste très féconde alors qu’elle récure aussi des chaudrons en plus de donner des cours aux novices. Pas mal de sœurs se demandent si elles ne seraient pas plus aptes à t’aider que Theodrin. Si nous nous y mettons à plusieurs, des interventions incessantes et réfléchies pourraient être plus efficaces que ces séances improvisées avec quelqu’un qui, au fond, n’est pas beaucoup plus qu’une Acceptée.

Une tirade faite sur le ton de la constatation, sans l’ombre d’une accusation. Pourtant, Nynaeve s’empourpra comme si on l’avait giflée.

— Je suis sûre que Theodrin trouvera bientôt la clé, Aes Sedai. De mon côté, je ferai plus d’efforts.

Après une révérence hâtive, Nynaeve s’éclipsa assez vite pour que Brendas n’ait pas le temps de la retenir. Dans sa précipitation, elle percuta une des deux nouvelles arrivantes aux cheveux blancs. Avec leur silhouette fine et leur long visage de patricienne, les deux Aes Sedai auraient pu être des jumelles, ou presque.

Le choc ne fut guère violent, à dire vrai, et Nynaeve essaya aussitôt de s’excuser, mais l’Aes Sedai riva sur elle un regard de prédateur que n’aurait pas renié un faucon.

— Regarde donc où tu mets les pieds, Acceptée ! De mon temps, une Acceptée encline à bousculer les sœurs aurait eu les cheveux plus blancs que les miens avant d’avoir fini de briquer des parquets !

L’autre sœur tapota le bras de sa compagne.

— Vandene, laisse donc cette petite en paix ! Nous avons du travail.

Vandene foudroya encore Nynaeve du regard, mais elle se laissa entraîner dehors.

Nynaeve décida de s’attarder un peu afin de laisser de l’avance aux deux sœurs. Du coup, elle vit Sheriam sortir d’une des salles de réunion avec Myrelle, Morvrin et Beonin.

Dès qu’elle aperçut Nynaeve, Myrelle fit mine de lui fondre dessus. Mais Sheriam et Morvrin la retinrent chacune par un bras, lui parlant à l’oreille tout en regardant l’ancienne Sage-Dame à la dérobée. En grande conversation, les quatre sœurs traversèrent la salle et franchirent une autre porte.

Non sans efforts, Nynaeve attendit d’être sortie de la Petite Tour pour tirer un coup sec sur sa natte. La veille, Sheriam et les autres avaient rencontré les Matriarches. Inutile d’être voyante pour deviner pourquoi Morvrin et Sheriam avaient empêché Myrelle de lui parler. Si Egwene avait enfin été présente dans le Cœur de la Pierre, Nynaeve ne devait pas le savoir. Parce que Nynaeve al’Meara était en disgrâce, récurant des chaudrons alors qu’elle aurait dû au minimum être un niveau au-dessus d’une Acceptée. Nynaeve al’Meara n’allait nulle part avec Theodrin, et sa source de merveilleuses découvertes était asséchée.

Nynaeve al’Meara ne serait jamais une Aes Sedai ! Dès le début, elle avait su que faire par l’intermédiaire d’Elayne tout ce qui venait de Moghedien était une colossale erreur ! Elle l’avait su !

Au souvenir d’un goût ignoble, sa langue se rétracta dans sa bouche. Du chiendent à chat et de la poudre de feuilles de mavin… Une infusion qu’elle avait fait avaler à plus d’un gamin qui refusait de cesser de mentir. Oui, c’était elle qui avait suggéré de procéder ainsi, mais ça n’en restait pas moins une erreur. Désormais, les Aes Sedai ne parlaient plus du tout de ses brillantes innovations, mais elles glosaient à l’infini sur leur absence. Et des sœurs qui n’avaient jamais accordé à son blocage mieux qu’un intérêt poli se proposaient à présent de tout faire pour l’en débarrasser. Elle n’avait pas une chance de s’en sortir. D’une manière ou d’une autre, elles finiraient avec sur le dos une meute d’Aes Sedai qui passeraient leur temps à l’examiner sous toutes ses coutures.

Nynaeve tira plus fort sur sa natte – assez pour se faire mal au cuir chevelu, et celui-ci étant déjà fort douloureux, ça ne fit rien pour améliorer son humeur. Intrigué, un soldat portant un casque plat et un pourpoint rembourré d’archer s’arrêta pour la dévisager, mais elle lui lança un regard si malveillant qu’il faillit s’emmêler les pinceaux dans sa hâte de déguerpir et de se fondre dans la foule.

Pourquoi Elayne se montrait-elle si entêtée ?

Sentant des mains d’homme se poser sur ses épaules, Nynaeve se retourna, prête à agonir d’injures le maraud qui…

Mais elle oublia son ire quand son regard croisa celui de Thom Merrilin, qui souriait comme un grand-père gâteau sous sa longue moustache blanche.

— À te voir, Nynaeve, je pourrais presque croire que tu es en colère. Heureusement, je sais que tu as un si doux caractère que les gens te demandent de remuer leur infusion brûlante avec ton index.

Juilin Sandar était là aussi, avec son visage comme sculpté dans de l’ébène et l’éternel bâton en bambou auquel il s’appuyait. Juilin était un Tearien, pas un Tarabonais, mais il portait cependant un ridicule chapeau conique rouge – plus cabossé encore que la dernière fois où Nynaeve l’avait vu. D’ailleurs, Juilin le retira dès que l’ancienne Sage-Dame eut posé dessus un regard noir.

Les deux hommes étaient couverts de poussière, leurs vêtements froissés par la route, et ils avaient les joues encore plus creuses que d’habitude. À première vue, durant leur semaine d’absence, ils avaient dû dormir tout habillés les nuits où ils ne somnolaient pas sur leur selle.

Avant que Nynaeve ait pu ouvrir la bouche, un véritable projectile humain se jeta sur Thom, manquant le faire basculer en arrière. Toujours aussi indulgent, et sans se soucier de sa patte un peu folle, le vieux trouvère prit Elayne dans ses bras et la fit pirouetter dans les airs comme une fillette. Quand il la reposa, il riait aux éclats, tout comme la Fille-Héritière – qui s’esclaffa de plus belle après, comble de l’impertinence, avoir tiré sur la moustache du vieil artiste.

Étudiant les mains toutes ridées d’Elayne, Thom lui demanda dans quel pétrin elle s’était fourrée pendant qu’il n’était pas là pour veiller sur elle. La Fille-Héritière répondit du tac au tac qu’elle n’avait besoin de personne pour lui dire que faire, mais elle gâcha son effet en rougissant comme une fillette et en gloussant stupidement.

Nynaeve prit une profonde inspiration. Parfois, le numéro de père et fille de ces deux-là allait un peu trop loin. En particulier quand Elayne semblait croire qu’elle avait dix ans, Thom ne faisant rien pour la détromper.

— Tu n’as pas un cours avec des novices, ce matin ? grinça l’ancienne Sage-Dame.

La Fille-Héritière la gratifia d’un regard en coin, puis tenta un peu tard de reprendre sa dignité et se donna une contenance en tirant sur sa robe blanche ornée de bandes de couleur sur l’ourlet.

— J’ai demandé à Calindin de me remplacer… Avec l’intention de te tenir compagnie, Nynaeve. (Elayne sourit à Thom.) Une excellente initiative, non ? Maintenant, vous allez tous les deux nous raconter ce que vous avez appris en Amadicia.

Nynaeve eut un de ces soupirs typiquement féminins. « Tenir compagnie », mon œil ! Si elle ne se souvenait pas de tout ce qu’elle avait fait la veille, elle gardait en mémoire l’hilarité d’Elayne tandis qu’elle l’aidait à se déshabiller puis à se mettre au lit alors que le soleil n’était pas encore tout à fait couché. Cerise sur le gâteau, la Fille-Héritière lui avait demandé si elle ne voulait pas un seau d’eau pour se rafraîchir un peu les idées…

Aussi aveugle, pour une fois, que l’immense majorité des hommes, Thom ne remarqua rien.

— Nous avons peu de temps, dit-il. Maintenant que Sheriam nous a pressés comme des citrons, elle veut que nous fassions notre rapport devant certaines représentantes. Par bonheur, c’est assez facile à résumer. Le long du fleuve Eldar, il n’y a pas assez de Capes Blanches pour empêcher une souris de traverser, même si elle se faisait annoncer un jour en avance par des tambours et des trompettes. À part les troupes postées sur la frontière du Tarabon et les hommes chargés de contenir le Prophète, au nord, Niall rassemble en Amadicia tous ses Fils de la Lumière, et Ailron fait de même avec ses soldats. Avant notre départ, les gens commençaient à parler de Salidar, mais rien ne laisse penser que Niall s’en soucie davantage que de sa première chemise.

— Le Tarabon…, marmonna Juilin, les yeux baissés sur son absurde chapeau. D’après ce que nous avons entendu, un pays dangereux pour toute… personne… qui ne sait pas très bien prendre soin d’elle-même.

Dans un concours de mensonges, Nynaeve n’aurait su dire lequel de ces deux gaillards remporterait le premier prix. Mais en tout état de cause, ils étaient capables de travestir la vérité au point d’en faire rougir un marchand de tapis. Et là, elle aurait mis sa tête à couper qu’ils leur cachaient quelque chose.

Sur ce coup-là, Elayne fut plus clairvoyante que sa compagne. Saisissant Thom par les revers de sa veste, elle plongea son regard dans le sien :

— Tu as entendu des choses sur ma mère, dit-elle.

Et ce n’était pas une question.

Thom se lissa lentement la moustache.

— Petite, des centaines de rumeurs courent dans les rues, en Amadicia, et elles sont toutes plus délirantes les unes que les autres.

À son air innocent, on aurait donné au vieux trouvère la Lumière sans confession. Mais Thom Merrilin n’était déjà plus innocent au jour de sa naissance.

— On dit que toute la Tour Blanche est à Salidar, dix mille Champions se préparant à traverser le fleuve. On raconte que les Aes Sedai ont conquis Tanchico, et que Rand a des ailes dont il se sert pour voler à sa guise la nuit, et…

— Thom ! insista Elayne.

Le trouvère grogna, puis foudroya du regard Juilin et Nynaeve, comme si tout était leur faute.

— Petite, ce n’est qu’une rumeur, aussi folle que les autres. Malgré tous mes efforts, je n’ai rien pu confirmer. C’est pour ça que je ne voulais pas en parler. Ça va raviver ton chagrin. Oublie ça, mon enfant.

— Thom…, lâcha Elayne, sourdement menaçante.

Juilin semblait avoir une furieuse envie d’être ailleurs, où que soit cet ailleurs. Le trouvère, lui, se rembrunit.

— Comme tu voudras… En Amadicia, tout le monde semble penser que ta mère est à la Forteresse de la Lumière, d’où elle se prépare à reconquérir l’Andor à la tête d’une armée de Capes Blanches.

Elayne secoua la tête en riant.

— Thom, tu me crois capable d’accorder la moindre attention à des sornettes pareilles ? Ma mère ne serait jamais allée voir les Capes Blanches. J’aimerais bien qu’elle l’ait fait, en un sens, parce que ça prouverait qu’elle est vivante. Même si ça violerait tous les principes qu’elle m’a enseignés – faire venir des soldats étrangers dans le royaume, et des Fils de la Lumière, en plus de ça ! – je souhaiterais que ce soit vrai. Mais entre ce qu’on désire et ce qui est…

Elayne eut un sourire mélancolique.

— J’ai fait mon deuil, Thom. Ma mère est morte et je dois faire de mon mieux pour être digne d’elle. Des rumeurs ridicules ne l’auraient jamais ébranlée, et encore moins fait pleurer.

— Petite…, dit le trouvère, mal à l’aise.

Nynaeve se demanda ce que Thom ressentait au sujet de la mort de Morgase – s’il éprouvait quelque chose. Si difficile à croire que ça puisse être, il avait été l’amant de la reine, lorsqu’elle était jeune, Elayne encore dans la petite enfance. À cette époque, le trouvère ne devait pas sembler avoir séché au soleil pendant trop longtemps. Sur la fin de cette liaison, l’ancienne Sage-Dame savait seulement que Thom avait dû déguerpir de Caemlyn, un mandat d’arrêt aux trousses. Sûrement pas un élément qui militait pour une grande histoire d’amour romantique.

Pour l’heure, en tout cas, Thom semblait surtout se soucier de savoir si Elayne disait la vérité, ou si elle cachait sa peine. Lui tapotant l’épaule, il caressait les cheveux de la jeune femme pour la consoler. Si Nynaeve n’avait pas brûlé d’envie de voir un jour ces deux-là se prendre de bec, comme tout un chacun, elle aurait pu trouver le tableau attendrissant.

Un raclement de gorge vint rompre l’enchantement.

— Maître Merrilin ? dit Tabitha en se fendant d’une révérence, sa robe blanche déployée en éventail. Maître Sandar ? Sheriam Sedai me charge de vous dire que les représentantes sont prêtes à vous recevoir. Elle souligne que vous n’étiez pas censés sortir de la Petite Tour.

— La Petite Tour ? répéta Thom avec un coup d’œil critique pour l’ancienne auberge. Elayne, elles ne nous garderont pas jusqu’à la fin des temps. Quand ce sera terminé, nous pourrons parler… de tout ce que tu veux.

Faisant signe à Tabitha d’ouvrir le chemin, Thom la suivit dans l’auberge, sa claudication très prononcée, comme toujours quand il était fatigué. Juilin bomba le torse et emboîta le pas à son compagnon, l’air sinistre comme s’il marchait vers la potence. C’était bien un Tearien, tout compte fait…

Nynaeve et Elayne restèrent là où elles étaient, chacune évitant de regarder l’autre.

— Je n’étais pas…, dit enfin l’ancienne Sage-Dame.

— Je n’aurais pas dû…, fit en même temps la Fille-Héritière.

Elles n’allèrent pas plus loin, dissimulant leur trouble en tirant sur leur jupe et en se tamponnant le visage.

— Il fait trop chaud pour rester dehors, dit Nynaeve.

Il semblait peu probable que les représentantes en train d’auditionner Siuan et Leane se soient interrompues pour recevoir Thom et Juilin. En général, ces femmes se répartissaient les tâches. Donc, et même si Nynaeve aurait préféré que ce ne soit pas le cas, ça laissait Logain. Bien entendu, elle n’apprendrait rien de plus, mais c’était toujours mieux que de rester à se tourner les pouces jusqu’à ce qu’une dizaine d’Aes Sedai lui tombent dessus avec des listes de corvées longues comme le bras.

Avec un soupir, Nynaeve se mit en chemin. Comme si elle y était invitée, Elayne la suivit. Une indélicatesse qui aida l’ancienne Sage-Dame à trouver la colère dont elle aurait bientôt besoin.

Soudain, elle s’avisa que la Fille-Héritière ne portait rien aux poignets.

— Où est le bracelet ? murmura Nynaeve.

Une phrase si anodine qu’elle n’aurait attiré l’attention de personne. Mais négliger la prudence une fois, c’était déjà faire un pas sur une pente savonneuse.

— Et où est Marigan ?

— Le bracelet est dans ma bourse, répondit Elayne. (Elle s’écarta pour laisser passer une charrette à grandes roues, puis vint marcher à côté de Nynaeve.) Marigan lave notre linge, et il y a une vingtaine de femmes autour d’elle. Elle doit gémir à chaque mouvement… Elle a dit quelque chose en pensant que Birgitte n’entendait pas, et notre archère… Il a fallu que j’enlève le bracelet. Birgitte était dans son droit, et ça fait un mal de chien. J’ai dit à Marigan de parler d’une chute dans un escalier…

Nynaeve soupira dédaigneusement, mais la conviction n’y était pas. Ces derniers temps, elle n’avait pas beaucoup porté le bracelet. Pas parce qu’elle avait du mal à présenter comme ses découvertes les choses qu’elle arrachait à Moghedien. Au contraire, elle était sûre que la Rejetée en savait plus long sur la guérison qu’elle le disait – à moins que ce soit inconscient, mais pouvait-on être aveugle à ce point-là ? –, et il y avait aussi cette méthode pour détecter un homme en train de canaliser… Selon Moghedien, Elayne et elle n’étaient pas loin de la maîtriser.

Non, si Nynaeve évitait d’avoir plus de contacts que strictement nécessaire avec Moghedien, c’était par crainte d’aller beaucoup plus loin que Birgitte. Mais pour quelle raison ? Eh bien, sans doute à cause de la satisfaction qui sourdait en permanence de la Rejetée, même quand elle gémissait de souffrance à cause du choc en retour, lorsque l’ancienne Sage-Dame s’exerçait à dominer cette fameuse méthode de détection. Mais plus sûrement, parce que Nynaeve n’avait jamais oublié à quel point elle avait eu peur, quand elle s’était trouvée seule face à cette femme, et sans le bracelet.

Le dégoût à l’idée de soustraire une Rejetée à la justice jouait peut-être aussi un rôle. Et bien sûr, tous ces éléments mis bout à bout pouvaient être l’explication. Quoi qu’il en soit, Nynaeve avait de plus en plus de mal à porter le bracelet, et dès qu’elle voyait Moghedien, ça lui donnait envie de la rouer de coups.

— Je n’aurais pas dû rire, dit Elayne. Désolée…

Nynaeve s’immobilisa si brusquement qu’un cavalier dut tirer sur les rênes de sa monture pour ne pas la percuter. En s’éloignant, l’homme marmonna des injures que Nynaeve ne comprit pas, tant elle était troublée. Pas par les excuses de la Fille-Héritière, mais parce qu’elle se sentait tenue de répondre. Ce qui s’imposait… La vérité…

Incapable de regarder Elayne, elle reprit son chemin.

— Tu avais parfaitement le droit de rire… (Dure à sortir, cette phrase…) Je me suis ridiculisée.

Et comment ! Quelques gorgées, avait dit Theodrin. Au maximum, une coupe. Et elle avait vidé la carafe ! Tant qu’à devoir échouer, autant se trouver un meilleur prétexte que sa propre nullité !

— Tu aurais dû te faire apporter ce seau d’eau et y plonger ma tête jusqu’à ce que je puisse réciter La Grande Quête du Cor sans faire une seule erreur.

Nynaeve regarda sa compagne à la dérobée. Elayne rosissant légèrement, elle eut confirmation qu’il avait bien été question d’un seau d’eau.

— Ça peut arriver à n’importe qui…, dit la Fille-Héritière.

Nynaeve sentit la chaleur lui monter aux joues. Quand c’était arrivé à Elayne, elle lui avait bel et bien plongé la tête dans l’eau pour chasser les vapeurs d’alcool.

— Tu aurais dû faire tout ce qu’il fallait pour me… dessoûler.

La conversation qui suivit fut une des plus étranges qu’ait jamais menées Nynaeve. Alors qu’elle répétait à l’infini que son comportement, digne d’une imbécile, aurait mérité un rude châtiment, Elayne ne cessa de lui trouver des excuses.

Au bout d’un moment, l’ancienne Sage-Dame se demanda pourquoi elle insistait tant sur sa culpabilité. À sa connaissance, elle ne s’était jamais comportée ainsi, en tout cas, pas avant d’avoir tenté de s’en sortir par tous les moyens possibles. Mais là, elle était presque furieuse contre Elayne parce que celle-ci ne consentait pas à admettre qu’elle avait agi comme une crétine congénitale.

Et cette « querelle » dura jusqu’à ce que les deux femmes aient atteint la petite maison au toit de chaume où était détenu Logain.

— Si tu ne cesses pas, lâcha Elayne, je vais me faire apporter un seau d’eau pour de bon !

Nynaeve ouvrit la bouche… et la referma aussitôt. Même si elle éprouvait une toute nouvelle euphorie à battre sa coulpe, il ne fallait quand même pas aller trop loin. Et en étant de si bonne humeur, impossible d’affronter Logain. De toute façon, ça n’aurait servi à rien, sauf en présence de Moghedien et en portant le bracelet qu’elle n’avait aucune envie de mettre alors qu’elle se sentait merveilleusement bien.

Nynaeve jeta un coup d’œil aux deux Champions qui montaient la garde devant la porte au linteau de pierre. Même s’ils étaient trop loin pour entendre, elle baissa quand même le ton :

— Elayne, allons-nous-en… Ce soir !

Thom et Juilin étant à Salidar, elles n’auraient pas besoin de demander des chevaux à Uno.

— Ne partons pas pour Caemlyn, si tu n’en as pas envie. Ebou Dar… Merilille ne trouvera jamais cette coupe, et Sheriam ne nous laissera pas partir à sa recherche. Qu’en dis-tu ? Ce soir ?

— Non, Nynaeve ! Si nous devenons des fugitives, quel bien pourrons-nous faire à Rand ? Et si nous partons, c’est ce que nous serons. Tu as promis, Nynaeve. Tu as juré, si nous trouvions quelque chose…

— Quelque chose d’utile ! coupa l’ancienne Sage-Dame. Mais qu’avons-nous trouvé, à part ça ?

Elle agita sous le nez d’Elayne ses mains ridées par l’eau de vaisselle.

La Fille-Héritière s’adoucit nettement. Avec une moue pensive, elle baissa les yeux sur le sol.

— Tu sais que j’ai dit à Birgitte que nous restions. Eh bien, elle semble avoir spécifié à Uno de ne pas te fournir de cheval, en quelque circonstance que ce soit, sauf si c’est elle qui le lui demande. Elle a précisé que tu songeais à fuir. Quand j’ai découvert ça, c’était trop tard. Si c’est ça, avoir un Champion, je me demande pourquoi toutes les sœurs ou presque en désirent un !

Nynaeve manqua s’en consumer d’indignation. Ainsi, c’était pour ça que le borgne l’avait regardée si bizarrement. En un éclair, l’euphorie disparut, remplacée par un mélange de colère et d’humiliation. Ce type savait ! Il pensait qu’elle… Minute ! Regardant pensivement Elayne, Nynaeve décida de ne pas lui poser la question qui lui était venue à l’esprit. Birgitte avait-elle mentionné son seul nom à Uno, ou également celui d’Elayne ?

Décidément, la Fille-Héritière s’était trouvé une parfaite famille adoptive. Thom, le père indulgent qui voulait bien lui apprendre tout ce qu’il savait, et Birgitte, la sœur aînée qui tenait pour son devoir d’empêcher la « petite » de se briser le cou en chevauchant des montures qu’elle n’était pas encore capable de dominer.

— Si c’est ainsi, dit Nynaeve, allons voir ce que je peux apprendre de Logain.

Comptant seulement deux pièces, la maison était très petite, mais ses épais murs de pierre conservaient une agréable fraîcheur à l’intérieur. En bras de chemise, Logain lisait à côté d’une fenêtre en fumant la pipe. Les Aes Sedai prenaient bien soin de lui. Les chaises et la table, mal assorties mais de bonne facture, valaient largement tous les meubles qu’on trouvait à Salidar et le tapis rouge et jaune à motifs circulaires était bien trop propre pour que ce soit Logain lui-même qui se charge du ménage.

Apparemment pas choqué que les deux femmes aient omis de frapper à la porte, Logain posa son livre, vida le fourneau de sa pipe en le tapotant, enfila sa veste et daigna enfin saluer ses visiteuses.

— Content de vous revoir après si longtemps… J’ai cru que vous m’aviez oublié. Un peu de vin, peut-être ? Les Aes Sedai m’alimentent au compte-gouttes, mais le peu qu’elles me concèdent est de bonne qualité.

La mention du vin aurait suffi à Nynaeve – qui réprima de justesse une grimace – si elle avait eu besoin d’une stimulation pour s’énerver. Mais penser à Uno, ce fichu bonhomme, avait fait l’affaire. Inutile de songer à la Petite Tour pour monter sur ses grands chevaux. Mais l’évoquer ne pouvait pas faire de mal, dans ce contexte. La Source Authentique fut soudain là, hors de vue et pourtant perceptible. Dès que Nynaeve se fut ouverte au saidar, ce qu’elle avait pris un peu plus tôt pour de l’euphorie lui parut bien fade, comparé à une extase absolue.

— Assis ! ordonna-t-elle à Logain. Je ne suis pas venue pour bavarder. Réponds quand on t’interroge, et sinon, tiens ta langue.

Logain haussa les épaules et obéit, docile comme un agneau. Non, pas docile ! Son sourire débordait d’arrogance ! En partie à cause de ses sentiments envers les Aes Sedai, Nynaeve le savait, et en partie…

Eh bien, alors qu’il regardait Elayne prendre place sur une chaise et tirer sur sa jupe, si Nynaeve n’avait pas su ce qu’il observait, elle aurait deviné qu’il s’agissait d’une femme. Ce n’était pas une affaire de suffisance ou de lubricité. En fait, c’était difficile à définir. Mais quand les yeux de Logain se tournèrent vers Nynaeve, elle fut soudain hautement consciente qu’elle était une femme et lui un homme. Peut-être parce qu’il était beau et avait de larges épaules… Mais l’ancienne Sage-Dame avait d’elle-même une image un peu plus flatteuse que ça. Donc, ça ne pouvait pas être la réponse.

Après s’être raclé la gorge, Nynaeve tissa en Logain des filaments de saidar. Des flux d’Air, d’Eau, de Feu et d’Esprit, soit tous les éléments de la guérison, mais utilisés pour sonder le sujet. Toucher Logain aurait facilité les choses, mais l’ancienne Sage-Dame n’aurait pu s’y résoudre. Être en contact avec lui par l’intermédiaire du Pouvoir était déjà assez pénible. En aussi bonne santé qu’un taureau, et presque aussi fort, Logain n’avait aucun problème – à part ce… trou…

Ce n’était pas exactement un trou, plutôt le sentiment que ce qui semblait continu ne l’était pas, en réalité – ou que ce qui paraissait lisse et droit contournait en fait une absence. Nynaeve connaissait parfaitement cette sensation, et ce depuis les premiers jours, quand elle pensait encore pouvoir vraiment apprendre quelque chose. Et ça lui donnait toujours la chair de poule.

Logain la fixait intensément. Quand s’était-elle donc approchée de lui ? Sur son visage, elle lut un mépris infini. Elle n’était pas une Aes Sedai, certes, mais quand même ce qui s’en rapprochait le plus.

— Comment peux-tu tisser tant de flux en même temps ? demanda Elayne. Je ne parviens même pas à tenir le compte.

— Silence…, souffla Nynaeve.

Cachant l’effort que ça lui coûtait, elle prit entre ses mains la tête de Logain. Oui, c’était mieux avec un contact physique !

Dirigeant le flux complexe de saidar là où aurait dû être le trou, Nynaeve fut presque surprise de découvrir… du vide. Car enfin, elle ne s’attendait plus à apprendre quoi que ce soit ! Dans le Pouvoir, les hommes étaient aussi différents des femmes que pour tout le reste, et peut-être même plus. Autant étudier une pierre pour approfondir ses connaissances sur les poissons !

Se concentrer devint difficile, sachant que ce qu’elle faisait ne servait à rien, sinon à l’aider à tuer le temps.

Que dira Myrelle ? Garderait-elle pour elle un message d’Egwene ?

Le vide, si minuscule qu’elle aurait pu ne pas le remarquer, devint immense quand elle y projeta ses flux, les absorbant tous sans difficulté.

Si je pouvais parler à Egwene… Si elle savait que la tour a envoyé une délégation à Rand et que les Aes Sedai de Salidar se tournent les pouces, je suis sûre qu’elle m’aiderait à convaincre Elayne que nous n’avons plus rien à faire ici.

Un vaste néant… Mais où était ce qu’elle avait trouvé chez Siuan et Leane – l’impression que quelque chose avait été tranché ? Même si c’était fugace, ça existait, elle l’aurait juré. Bien sûr, les hommes et les femmes étaient différents, mais…

Il suffirait que je puisse parler à Egwene… En un éclair, elle comprendrait que Rand se porterait mieux si nous étions à ses côtés. Elayne l’écouterait, parce qu’elle croit qu’Egwene connaît Rand mieux que n’importe qui au monde.

Voilà, elle y était ! Quelque chose de tranché. Une impression, seulement, mais identique à ce qu’elle avait senti chez Siuan et Leane.

Alors, comment trouver Egwene ? Si elle déboule de nouveau dans nos rêves, je suis sûre de pouvoir la persuader de se joindre à nous. À trois, nous nous débrouillerions beaucoup mieux avec Rand. Ensemble, nous pourrions lui dire ce que nous avons appris en Tel’aran’rhiod et nous l’empêcherions de se tromper lamentablement avec les Aes Sedai, en bonne tête de pioche qu’il est.

Pour cette « coupure »… Si on pouvait la réparer avec du Feu et de l’Esprit…

Voyant les yeux de Logain s’arrondir légèrement, Nynaeve comprit ce qu’elle venait de faire. Le souffle coupé, elle recula si vite qu’elle se prit les pieds dans l’ourlet de sa jupe.

— Nynaeve, que se passe-t-il ? s’écria Elayne.

En un éclair, Nynaeve focalisa tout le saidar qu’elle canalisait pour en faire un bouclier.

— Va chercher Sheriam ! lança-t-elle à Elayne. Personne d’autre qu’elle. Dis-lui… (Elle prit une profonde inspiration qui lui parut être sa première depuis des heures.) Dis-lui que j’ai guéri Logain.


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