55 Les puits de Dumai

Alors qu’il chevauchait en tête de la colonne, Gawyn tentait de rester concentré sur le paysage. Sur un terrain pareil, très plat et clairsemé de végétation, on croyait aisément avoir une visibilité parfaite, alors que les rares crêtes et collines pouvaient se révéler bien moins basses qu’il y paraissait. D’autre part, le vent soulevait des colonnes de poussière, et ces dernières étaient elles aussi susceptibles de dissimuler bien des dangers. Les puits de Dumai se trouvaient sur la droite de Gawyn – trois puits de pierre dans un petit taillis – et remplir les outres n’aurait pas été du luxe, car il restait encore quatre jours de cheval jusqu’au prochain point d’eau fiable, si la source d’Arianelle n’était pas tarie. Mais Galina avait interdit qu’on s’arrête.

Si fort qu’il essayât, Gawyn ne réussissait pas à garder son attention là où elle aurait dû être. De temps en temps, il se retournait sur sa selle et jetait un coup d’œil sur la longue file de chariots qui s’étirait sur la route. Les Aes Sedai et les Champions chevauchaient à côté, les domestiques qui n’étaient pas dans les véhicules devant les suivre à pied. À l’exception de quelques hommes, la Jeune Garde fermait la marche, comme Galina l’avait ordonné. De sa position, Gawyn ne voyait pas, au centre de la file, l’unique chariot non bâché autour duquel six Aes Sedai chevauchaient en permanence. S’il avait pu, il aurait tué al’Thor de ses mains, pourtant, tout ça le révulsait. Après le deuxième jour, Erian elle-même avait refusé de participer à cette horreur – et pourtant, elle aurait eu d’excellentes raisons. Mais Galina s’était montrée inflexible.

Se forçant à regarder devant lui, Gawyn toucha du bout des doigts la lettre d’Egwene glissée dans sa poche – après avoir été soigneusement enveloppée dans de la soie. Quelques mots pour dire qu’elle l’aimait et qu’elle devait partir. Rien de plus. Pourtant, il les relisait cinq ou six fois par jour, ces mots. Egwene ne mentionnait jamais la promesse qu’il lui avait faite. Eh bien, il n’avait pas levé la main sur al’Thor ! Évidemment, il avait été stupéfait d’apprendre que cet homme était prisonnier – d’autant plus qu’il en avait entendu parler des jours après la « capture ». D’une façon ou d’une autre, il faudrait qu’Egwene comprenne sa position. Oui, il avait juré de ne pas toucher un cheveu d’al’Thor, et il tiendrait parole, sur sa vie, s’il le fallait. Mais ça n’impliquait pas qu’il soit obligé de l’aider. Egwene devrait saisir ça. Il le fallait, au nom de la Lumière !

Ruisselant de sueur, le jeune homme s’essuya les yeux avec sa manche. Pour Egwene, il ne pouvait rien, à part prier. En revanche, il en allait autrement avec Min. Pour elle, il devait agir. Elle ne méritait pas d’être emprisonnée à la Tour Blanche, il en avait la certitude. Si les Champions relâchaient un peu leur vigilance, il serait possible de…

Gawyn prit soudain conscience qu’un cheval – apparemment sans cavalier – galopait ventre à terre sur la route, revenant à toute allure vers les chariots.

— Jisao, ordonne aux conducteurs de chariot de s’arrêter ! Hal, dis à Rajar de préparer la Jeune Garde au combat !

Aussitôt, les deux hommes firent volter leur monture et partirent au galop.

Gawyn regarda le cheval approcher. C’était le hongre gris acier de Benji Dalfor. Quand il fut assez près, le frère d’Elayne vit que Benji était plié en deux sur sa selle et s’accrochait à la crinière du hongre.

Gawyn saisit les rênes au vol alors que le cheval passait à côté de lui.

Sans se redresser, Benji tourna vers Gawyn des yeux déjà vitreux. Du sang coulait de sa bouche et il tenait un bras plié contre son ventre, comme s’il essayait d’empêcher ses entrailles de s’en déverser.

— Des Aiels…, souffla-t-il. Des milliers. Ils viennent de tous les côtés, je crois… (Soudain, il eut un étrange sourire.) Une journée bien froide, on dirait que…

Un flot de sang jaillissant de sa bouche, le jeune homme bascula de sa selle et s’écroula dans la poussière, ses yeux morts fixant sans le voir le soleil de plomb.

Gawyn lança son étalon au galop, fonçant vers les chariots. S’il y avait des survivants, il leur reviendrait de s’occuper dignement de Benji.

Sa longue cape battant au vent derrière elle, Galina avança à la rencontre de Gawyn. Ses yeux brûlaient de fureur, mais il en était ainsi depuis le lendemain du jour où al’Thor avait tenté de s’enfuir.

— De quel droit as-tu ordonné aux chariots de s’arrêter ? demanda-t-elle.

— Aes Sedai, des milliers d’Aiels s’approchent de nous, répondit Gawyn en s’efforçant de rester courtois.

Les chariots s’étaient bel et bien arrêtés, et la Jeune Garde se mettait en formation de combat. Mais les conducteurs jouaient impatiemment avec leurs rênes, les domestiques regardaient autour d’eux en s’éventant et les Aes Sedai conversaient avec les Champions.

Galina eut un rictus méprisant.

— Espèce d’idiot ! Ce sont les Shaido, sans aucun doute. Sevanna a dit qu’elle nous fournirait une escorte. Mais si tu ne me crois pas, prends ta Jeune Garde et va voir par toi-même. Cette colonne continuera à avancer vers Tar Valon. Il est temps que tu apprennes qui donne les ordres ici, à savoir moi et…

— Si ce n’étaient pas vos Aiels apprivoisés ? coupa Gawyn.

Depuis le départ, ce n’était pas la première fois que Galina suggérait au jeune homme de partir en éclaireur. S’il le faisait, ses hommes et lui tomberaient sur des Aiels, il en aurait mis sa main au feu, et pas du genre « apprivoisés ».

— Et qui que soient ces Aiels, ils ont tué un de mes hommes. (Au moins, car six éclaireurs manquaient encore à l’appel.) Vous devriez envisager la possibilité que ce soient des alliés de Rand al’Thor venus le secourir. Quand ils commenceront à nous embrocher, il sera trop tard.

Gawyn s’avisa soudain qu’il criait. Mais Galina ne semblait plus en colère. Regardant l’endroit où Benji gisait sur la route, elle soupira :

— Ce coup-ci, un peu de prudence pourrait bien s’imposer…


Rand devait lutter pour respirer. Dans le coffre, l’air était lourd et brûlant. Puant, aussi, mais par bonheur, il ne le sentait plus. Chaque soir, les sœurs l’arrosaient avec un seau d’eau – ses « ablutions » – mais ça ne valait pas un bain, loin de là. Chaque matin, quand ses geôlières fermaient le couvercle et le verrouillaient, une odeur nauséabonde lui agressait les narines pendant un bon moment. Et bien entendu, chaque journée passée à mariner dans sa crasse n’arrangeait rien. Heureusement, il y avait le Vide, mais s’y accrocher n’était pas facile.

Le corps de Rand n’était plus qu’une meurtrissure géante. Des épaules aux genoux, il n’y avait pas un pouce carré de sa peau qui ne brûlât avant même que de la sueur ruisselle dessus. Ces flammes douloureuses et cruelles harcelaient le Vide, menaçant de le consumer. Certes, la plaie mal guérie, sur le flanc du jeune homme, lui faisait mal de très loin, comme si elle était étrangère à sa chair, ou presque, mais le néant qui l’entourait et le protégeait palpitait à chaque nouvel élancement.

Alanna… Il la sentait, très proche de lui… Non ! Pas question de gaspiller son temps en pensant à elle. Même si elle le suivait, six Aes Sedai ne seraient pas en mesure de le libérer. En supposant qu’elles ne s’allient pas à Galina. Et de toute façon, il ne se fierait jamais plus à une sœur.

De plus, il imaginait peut-être sentir « son » Aes Sedai. Dans ce maudit coffre, il lui arrivait souvent de rêver éveillé. Croyant qu’une brise caressait sa peau, il pensait être en train de marcher, libre comme l’air. Oui, c’était son hallucination favorite : marcher des heures durant, perdu dans l’essence même des choses – tout ce qui était vraiment important.

Haletant, Rand sonda de nouveau le mur lisse qui le séparait de la Source. Sans arrêt, il cherchait les six points mous. Impossible de s’arrêter. Car cette recherche était importante, justement.

Obscurité…, marmonna Lews Therin dans les profondeurs de son esprit. Plus d’obscurité ! Plus ! Jamais plus !

Un murmure incessant. Mais pas si gênant que ça, cela dit. L’ignorer suffisait, pour le moment.

Rand sursauta soudain. Le coffre bougeait, grinçant contre le lit du chariot. La nuit tombait-elle déjà ? La chair martyrisée du jeune homme frémit d’elle-même. Avant de le nourrir, de le « laver » et de le trousser comme une oie afin qu’il dorme comme il le pourrait, il y aurait une autre séance de « punition ». Mais au bout du processus, il serait hors du coffre.

Autour de lui, l’obscurité n’était pas complète – un gris très sombre, mais pas du noir. Autour du couvercle, le minuscule interstice laissait filtrer un peu de lumière. La tête entre les genoux, Rand ne voyait rien, et de toute façon, chaque jour, ses yeux avaient besoin de temps pour s’habituer à voir de nouveau – au moins autant que son nez pour ne plus rien sentir. Malgré tout, ce devait être la nuit.

Quand le coffre s’inclina sur un côté, Rand ne put s’empêcher de gémir. S’il n’avait pas assez de place pour glisser, le mouvement ajouta de la tension à ses muscles douloureux au-delà du dicible.

La minuscule prison percuta rudement le sol. Bientôt, le couvercle s’ouvrirait. Combien de jours passés là-dedans sous les assauts du soleil ? Combien de nuits à dormir comme un chien ? Il avait perdu le compte…

Quelle sœur le torturerait ce soir ? Des visages tourbillonnèrent dans l’esprit de Rand. Tandis qu’elles le battaient chacune à leur tour, il avait tenté de graver dans son esprit le visage de chaque sœur. À présent, tout se mélangeait. Se souvenir de « qui » et de « quand » était désormais un effort hors de sa portée. Il se rappelait cependant que Galina, Erian et Katerine l’avaient puni plus souvent que les autres. Les seules à l’avoir fait plus d’une fois, tout simplement. Dans sa tête, ces trois visages-là brillaient comme de petits soleils. Combien de fois ces femmes devraient-elles l’entendre hurler avant d’être satisfaites ?

Mais le coffre aurait déjà dû être ouvert, non ? Ou les sœurs avaient-elles décidé de l’y laisser toute la nuit, puis la journée du lendemain, sous le soleil, jusqu’à ce que… ?

Trop meurtris pour bouger, les muscles du jeune homme parvinrent pourtant à se tendre.

— Laissez-moi sortir ! cria-t-il.

Dans son dos, ses doigts s’agitèrent inutilement.

— Laissez-moi sortir !

Rand crut entendre un rire de femme. Il éclata en sanglots, pleurant jusqu’à ce que ses larmes soient séchées par une fureur brûlante.

Aide-moi ! lança-t-il à Lews Therin.

Aide-moi…, gémit le spectre. Lumière, viens à mon secours !

En marmonnant lui-même comme un dément, Rand se mit de nouveau en quête des six points mous. Tôt ou tard, les sœurs le laisseraient sortir. Oui, à un moment ou à un autre, elles baisseraient leur garde. Et quand on en serait là…

Sans vraiment s’en apercevoir, Rand éclata d’un rire rauque.


Quand il eut gravi la pente peu abrupte en rampant sur le ventre, Perrin découvrit un spectacle qui aurait pu avoir sa place dans un cauchemar du Ténébreux. Les loups l’avaient préparé à ce qu’il allait voir, mais face à la réalité, aucune préparation n’aurait pu suffire. À quelque chose comme un quart de lieue de sa position, une masse grouillante de Shaido encerclait ce qui semblait être des chariots disposés en rond autour d’un petit bois. Plusieurs de ces véhicules étaient en feu, et des défenseurs s’agitaient au milieu de cet enfer. Des boules de feu, certaines pas plus grosses qu’un poing et d’autres de la taille d’un rocher, s’abattaient sur les Aiels, les transformant par dizaines en torches (provisoirement) vivantes. Des éclairs s’abattaient du ciel pourtant limpide, soulevant des colonnes de terre où venaient se mêler les corps déchiquetés des attaquants. Mais des éclairs argentés s’écrasaient aussi sur les chariots, et du feu mortel jaillissait des rangs aiels. Les attaques venant de ce côté-là faisaient souvent long feu, ou explosaient avant d’avoir touché leur cible. Pourtant, si les Aes Sedai semblaient avoir l’avantage pour l’instant, l’écrasante supériorité numérique des Shaido ne laissait guère de doute sur l’issue de la bataille.

— Au minimum, deux ou trois cents femmes sont en train de canaliser le Pouvoir, souffla Kiruna, à plat ventre près de Perrin.

Elle semblait impressionnée, et Sorilea, placée près d’elle, ne cachait pas sa stupéfaction. À son odeur, elle n’était pas effrayée, mais inquiète et troublée.

— Je n’ai jamais vu tant de tissages à la fois, reprit l’Aes Sedai. À mon avis, il y a au moins trente sœurs du côté des défenseurs. Jeune Aybara, tu nous as amenés au bord d’un chaudron bouillant.

— Quarante mille Shaido, murmura Rhuarc, étendu sur l’autre flanc de Perrin. (D’humeur sinistre, il parvenait à exhaler une odeur tout aussi morose.) Quarante mille au moins… Et savoir pourquoi ils n’ont pas envoyé plus de guerriers au sud n’a pas grand-chose de consolant…

— Le seigneur Dragon est en bas ? demanda Dobraine, regardant par-dessus le dos de Rhuarc. (Perrin acquiesça.) Et tu envisages d’aller le chercher ?

En campagne, les hommes passaient tout naturellement au tutoiement, et le seigneur n’avait pas fait exception à la règle.

Perrin hocha de nouveau la tête. Dobraine soupira, mais son odeur indiquait qu’il n’avait pas peur – du fatalisme, oui, mais pas d’angoisse.

— Seigneur Aybara, nous irons tous, mais je doute fort que nous en revenions.

Cette fois, ce fut Rhuarc qui acquiesça.

Kiruna regarda les hommes qui l’accompagnaient.

— Vous avez conscience que nous ne sommes pas assez nombreuses ? Neuf sœurs… Même si vos Matriarches sont capables de canaliser le Pouvoir avec un minimum d’efficacité, nous ne pourrons rien contre… ça !

Sorilea émit un grognement sonore, mais Kiruna ne daigna même pas la regarder.

— S’il en est ainsi, grogna Perrin, faites demi-tour et filez vers le sud ! Je ne laisserai pas Rand à Elaida.

— Bien parlé, parce que moi non plus !

Kiruna sourit et Perrin en eut aussitôt la chair de poule. Drôle d’alliance, tout ça… D’un autre côté, si la sœur avait vu le regard malveillant que lui avait lancé Sorilea, elle aussi en aurait frissonné.

Perrin fit un signe aux gens qui attendaient au pied de la pente. Sorilea et la sœur verte se laissèrent glisser jusqu’à ce qu’elles puissent se relever sans risquer d’être vues, puis elles partirent dans des directions opposées.

Parler de « plan » aurait été présomptueux, songea Perrin. À cette heure, leurs projets se réduisaient à atteindre Rand d’une façon ou d’une autre, à le libérer comme ils pourraient et à espérer qu’il ne soit pas blessé au point de ne pas pouvoir ouvrir un portail et permettre à tout le monde de fuir avant que les Shaido ou les Aes Sedai ennemies aient fait un massacre. Un jeu d’enfant, sans nul doute, pour le héros d’un récit d’aventures ou du conte d’un trouvère. Réaliste, Perrin regrettait de n’avoir pas eu le temps de planifier les opérations. Mais il avait dû se contenter d’une improvisation hâtive bricolée avec Dobraine et Rhuarc tandis que le chef aiel courait entre deux chevaux. Hélas, le temps était justement ce qui leur manquait. À ce qu’ils en savaient, les sœurs de la Tour Blanche pouvaient avoir perdu la bataille contre les Shaido dans l’heure à venir.

Les hommes de Deux-Rivières et les Gardes Ailés furent les premiers à se mettre en mouvement. Divisés en deux compagnies, ils entourèrent les Matriarches à pied et les Aes Sedai montées flanquées de leurs Champions. Dans cette formation, ils franchirent la crête sur la gauche et la droite. Pour l’occasion, Dannil avait autorisé ses hommes à ressortir l’Aigle Rouge de Manetheren – en plus de la tête de loup, bien entendu.

Rhuarc ne jeta pas un regard en direction d’Amys, qui marchait non loin du hongre noir de Kiruna. Mais Perrin l’entendit murmurer :

— Ombre de mon cœur, j’espère que nous verrons tous les deux le soleil se lever, demain…

En queue de colonnes, les deux autres compagnies de Gardes Ailés et d’hommes de Deux-Rivières avaient mission de couvrir la retraite des Matriarches et des Aes Sedai. À moins que les choses se produisent dans l’autre sens… En tout cas, Bera et Kiruna ne semblaient pas apprécier le « plan », parce qu’elles tenaient à tout prix à être là où était Rand.

— Seigneur Aybara, tu es sûr de ne pas vouloir chevaucher ? demanda Dobraine, très droit sur sa selle.

À ses yeux, l’idée de combattre à pied était une hérésie.

Perrin tapota la hache qui pendait sur sa hanche.

— Sur le dos d’un cheval, cette arme ne sert pas à grand-chose.

Ce n’était pas faux, mais il n’avait surtout aucune envie de conduire Trotteur ou Marcheur dans cet enfer. Les hommes avaient le privilège de choisir de se jeter dans la mêlée, au milieu de l’acier et de la mort. Perrin, lui, devait décider pour ses chevaux. Et aujourd’hui, avait-il tranché, ils ne périraient pas.

— Peut-être me prêteras-tu un étrier, le moment venu…

Dobraine sursauta – les Cairhieniens utilisaient fort peu les fantassins – mais il parut comprendre et acquiesça.

— Il est temps pour les musiciens de jouer la danse, dit Rhuarc en relevant son voile noir.

Une façon de parler, puisqu’il n’y aurait pas de musique aujourd’hui – un détail qui déplaisait à quelques-uns des Aiels. Dans le même ordre d’idées, beaucoup de Promises de la Lance se plaignaient de devoir porter un brassard rouge permettant de les distinguer de leurs homologues Shaido. Une précaution prise à l’intention des soldats des terres mouillées, selon elles, car il suffisait d’un coup d’œil pour faire la différence – toujours d’après les guerrières.

En formation serrée, les Promises et les siswai’aman, voile noir levé, commencèrent à gravir la pente. En compagnie de Dobraine, Perrin alla rejoindre Loial, qui se tenait à la tête des Cairhieniens, la hache brandie à deux mains et les oreilles inclinées en arrière. Aram était là aussi, à pied et sa lame au clair. Zingaro ayant renoncé au Paradigme de la Feuille, il affichait un sourire sinistre – un rictus, plutôt, et plein d’anticipation.

Derrière les deux étendards de Rand, Dobraine donna le signal de l’assaut. Dans un concert de grincements de selles, cinq cents lanciers vinrent gravir la butte en compagnie des Aiels.

Rien n’avait changé sur le champ de bataille. D’abord surpris, Perrin s’avisa qu’il ne s’en était pas éloigné pendant très longtemps. Ces minutes lui avaient paru très longues, mais ce n’étaient que des minutes… Les Shaido continuaient à faire pression sur les défenseurs, des chariots brûlaient toujours – peut-être en plus grand nombre –, des éclairs tombaient du ciel et du feu jaillissait des deux camps.

Avec les Gardes Ailés, les Aes Sedai et les Matriarches, les hommes de Deux-Rivières avaient presque atteint leur position, et ils avançaient quasiment d’un trot serein dans la plaine. Perrin aurait aimé qu’ils soient plus en retrait, histoire qu’ils aient une meilleure chance de s’en tirer le moment venu, mais Dannil s’était montré intransigeant : pour que leurs arcs soient efficaces, ils devaient approcher au minimum à trois cents pas de leurs cibles. Bien entendu, Nurelle s’était refusé à en faire moins, et les Aes Sedai, alors qu’elles avaient seulement besoin d’être assez près pour voir l’ennemi clairement, l’avaient imité.

Pour le moment, aucun Shaido n’avait repéré la menace qui avançait lentement dans son dos. En tout cas, pas un ne l’avait signalée à ses compagnons, puisque pas un seul ne s’était retourné. Concentrés sur les chariots, les guerriers avançaient, cédaient un peu de terrain face à un déluge de feu, puis repassaient à l’assaut. Il aurait suffi qu’un seul regarde derrière lui, mais ils étaient comme hypnotisés par leur objectif.

Huit cents pas… Sept cents… Les hommes de Deux-Rivières mirent pied à terre et saisirent leur arc. Six cents pas… Cinq cents… Quatre cents…

Dobraine dégaina son épée et la brandit au-dessus de sa tête.

— Pour le seigneur Dragon et la maison Taborwin, victoire !

Le cri fut repris par cinq cents gorges et autant de lances se placèrent à l’horizontale.

Perrin eut juste le temps de s’accrocher à l’étrier de Dobraine avant que la cavalerie du Cairhien se lance à l’assaut. Avec ses longues jambes, Loial n’avait aucune difficulté à suivre les chevaux. Perrin, lui, se laissa entraîner par la monture du seigneur.

Venez ! pensa-t-il.

Le terrain couvert d’herbe jaunie, qui semblait jusque-là désert, parut donner naissance à un bon millier de loups. Perrin identifia des loups au pelage marron des plaines et un grand nombre de leurs cousins des forêts, plus massifs et à la fourrure plus sombre. Alors que les premières flèches de Deux-Rivières fendaient l’air, ces bêtes rugissantes se jetèrent sur les Shaido, s’accrochant à leur dos pour les mordre à la nuque.

Une seconde volée de flèches suivit presque immédiatement la première. De nouveaux éclairs tombèrent du ciel, et des boules de feu jaillirent des rangs de Matriarches et du groupe d’Aes Sedai.

Les Shaido qui se retournèrent pour faire face aux loups eurent à peine le temps de constater que les terribles prédateurs n’étaient pas la seule menace. En un éclair, des centaines périrent sous les coups des Aiels de Rhuarc et des Cairhieniens de Dobraine.

Perrin s’empara de sa hache et tailla en pièces un Shaido qui se dressait sur son chemin. Sautant par-dessus la dépouille, il n’avait plus qu’une idée en tête : atteindre Rand. Tout dépendait de ça. Près de lui, la hache géante de Loial fauchait les Shaido comme des épis de blé, ouvrant un passage vers les chariots. Tel un danseur, Aram semait la mort avec une grâce féline – et un rire que ses ennemis survivants ne seraient pas près d’oublier.

Impossible de penser à autre chose qu’à tuer. Frappant méthodiquement, Perrin imaginait qu’il était en train de couper du bois. Une bonne façon de procéder, tant qu’on parvenait à ne pas voir le sang qui jaillissait partout – même quand il vous éclaboussait le visage. Pour atteindre Rand, il coupait des ronces et des broussailles, et voilà tout !

Une seule chose comptait : l’adversaire qui se dressait en face de lui. Un adversaire, toujours, même si sa taille laissait supposer qu’il s’agissait d’une Promise. Sur une femme, il n’était pas sûr de pouvoir abattre sa hache avec assez de férocité.

Malgré sa concentration, Perrin captait des choses à la périphérie de sa vision. Non loin de lui, un éclair venait de propulser dans les airs des silhouettes en cadin’sor, certaines arborant le fameux bandeau rouge et d’autres non.

Un autre éclair fit tomber Dobraine de cheval. Après s’être difficilement relevé, il frappa de taille et d’estoc, semant la terreur autour de lui.

Frappés par des flammes rugissantes, des Cairhieniens et des Aiels s’embrasèrent comme de la paille dans une grange. Les cris des hommes à l’agonie se mêlèrent aux hennissements des chevaux terrorisés.

Si ces scènes se déroulaient devant ses yeux, Perrin ne s’autorisait pas à les voir vraiment. Seules comptaient les ronces que devaient tailler sa hache, celle de Loial et l’épée d’Aram. Mais quelque chose réussit pourtant à passer le filtre de sa concentration. Son cheval s’étant cabré, un cavalier était tombé de sa selle, et des Aiels le lardaient de coups de lance. Cet homme était un Garde Ailé. Et il y en avait un autre, plusieurs autres même, qui frappaient avec leur lance. Et cette plume, au-dessus d’un casque, n’était-ce pas celle de Nurelle ?

Un instant plus tard, Perrin vit Kiruna, aussi impassible que d’habitude, avançant telle une reine guerrière dans la trouée que lui avaient ménagée trois Champions et le feu qui jaillissait de ses mains. Il y avait aussi Bera, et un peu plus loin, Faeldrin, Masuri et… Que fichaient-elles là, au nom de la Lumière ? Les sœurs auraient dû être à l’arrière, avec les Matriarches !

Devant Perrin, une sorte de roulement de tonnerre couvrit soudain le vacarme des cris et des armes. Quelques secondes plus tard, un trait de lumière apparut à moins de vingt pas du jeune homme, coupant en deux plusieurs cavaliers et leurs montures avant de s’élargir pour devenir un portail. Un homme en veste noire armé d’une épée en sortit et s’écroula immédiatement, la lance d’un Shaido dans le ventre. Mais huit ou neuf autres types jaillirent hors du portail avant qu’il se referme et formèrent autour du blessé un cercle hérissé de lames. De lames et d’autre chose… Car si certains Shaido qui les chargeaient se firent embrocher, beaucoup d’autres s’embrasèrent sur pied. Et des têtes explosèrent comme des melons qu’on jette par la fenêtre sur les pavés d’une rue.

Une centaine de pas au-delà du premier cercle d’hommes en noir, Perrin crut en distinguer un autre, lui aussi entouré par le feu et la mort. Mais il n’eut pas le temps de s’intéresser à la question, car des Shaido fondaient sur lui.

Se plaçant dos à dos avec Loial et Aram, il frappa avec l’énergie du désespoir. Impossible d’avancer, désormais. Ne pas reculer était déjà un exploit.

Alors que le sang battait à ses tempes, Perrin entendit son souffle haletant. Loial aussi avait du mal, chaque expiration évoquant le bruit du soufflet d’une forge géante.

Perrin dévia une lance avec le tranchant de sa hache, frappa un autre Aiel avec la pique et intercepta un fer de lance à main nue. Sans se soucier de sa paume entaillée, il fendit en deux la tête voilée du propriétaire de l’arme.

La fin ne tarderait plus, comprit-il. En ces ultimes instants, toutes les fibres de son être se concentrèrent sur la volonté de survivre quelques secondes de plus.

Non, pas toutes ! Dans un coin de sa tête, une image de Faile restait présente, avec le profond regret de ne jamais pouvoir s’excuser auprès d’elle de n’être pas revenu.


Plié en deux dans son coffre, le souffle court, Rand continuait à palper le bouclier qui le coupait de la Source. Des gémissements dérivaient dans le Vide, côtoyant une rage noire et une peur mortelle. Désormais, Rand n’aurait su dire ce qui lui appartenait là-dedans, et ce qui était à Lews Therin. Soudain, il eut le souffle coupé. Il y avait toujours six points, mais l’un d’eux était dur, à présent. Plus mou, mais dur ! Et un deuxième subit le même sort. Puis un troisième.

Entendant un rire rauque, Rand eut besoin d’un moment pour comprendre que c’était le sien.

Un quatrième point devint dur. Rand attendit, essayant de contrôler un tant soit peu ce qui ressemblait péniblement aux gloussements d’un dément. Les deux derniers points restaient mous. Mais au moins, les caquètements de cinglé cessèrent.

Elles vont le sentir, gémit Lews Therin. Et elles appelleront les autres.

Pour les humecter, Rand se passa sur les lèvres une langue presque aussi sèche que du parchemin. Tout ce qui était humide en lui semblait l’avoir abandonné avec la sueur qui empoissait son corps et faisait brûler ses blessures. S’il essayait et échouait, il n’aurait jamais d’autre chance. En même temps, il ne pouvait pas attendre. Parce qu’il risquait bien de ne jamais avoir une autre occasion.

Prudemment, mais en aveugle, il palpa les quatre points durs. Il ne trouva rien, exactement comme avec le bouclier, qui n’était en aucune façon une structure qu’il aurait pu voir ou sentir. Mais autour de ce néant, il discerna les contours d’une forme. Quelque chose qui ressemblait à un nœud. Si serré qu’il soit, il y avait toujours dans un nœud des interstices entre les cordes – un espace si réduit que l’air seul pouvait y pénétrer, mais un espace quand même. Très lentement, Rand s’introduisit dans un de ces interstices, s’insérant entre deux masses qu’il ne sentait pas et qui paraissaient ne pas exister du tout.

Mais que c’était lent ! Combien de temps avant que les sœurs manquantes reviennent ? Si elles étaient de retour avant qu’il ait trouvé son chemin dans cet incompréhensible labyrinthe…

Soudain, Rand sentit la Source, comme s’il la caressait du bout d’un doigt – non, du bout de l’ongle d’un doigt ! Le saidin était toujours hors de sa portée – après tout, le bouclier n’avait pas disparu – mais il sentit pourtant l’espoir renaître en Lews Therin. L’espoir et l’angoisse. Parce que deux sœurs maintenaient toujours leur zone du bouclier, et restaient parfaitement conscientes de ce qu’elles soutenaient.

Rand n’aurait su décrire ce qu’il fit ensuite. Pourtant, Lews Therin lui avait expliqué comment s’y prendre. Oui, il l’avait fait au milieu de son délire, entre une poussée de fureur et une crise de larmes, aux rares moments où il cessait de se lamenter sur son Ilyena, de répéter qu’il méritait de mourir ou de hurler qu’il ne les laisserait pas l’isoler à jamais de la Source.

Rand eut l’impression qu’il pliait ce qu’il avait introduit dans le nœud – quoi que ce fût – en appliquant le maximum de force dont il était capable. Au début, le nœud résista, puis il trembla… et finit par exploser. Plus que cinq ! Et le bouclier qui devenait moins épais, il le sentait. Un mur invisible épais de cinq briques, désormais, et plus de six.

Les deux Aes Sedai encore présentes avaient dû s’en apercevoir, même si elles ne comprenaient sûrement pas ce qui se passait – ni de quelle manière ça se passait.

Lumière, pas maintenant ! Pas si vite !

Très rapidement, presque trop, Rand s’attaqua aux nœuds restants. Dès qu’un deuxième céda, l’épaisseur du bouclier diminua encore. Avec chaque nouveau nœud, le processus s’accéléra, comme si le jeune homme maîtrisait mieux le chemin à suivre, même s’il n’était jamais exactement semblable. Quand le troisième nœud eut disparu, un point mou vint se rajouter aux deux qui subsistaient déjà. Les Aes Sedai ignoraient peut-être ce qui arrivait, mais il ne fallait pas espérer qu’elles restent inactives alors que leur bouclier perdait de la substance. Trois nœuds éliminés, encore un à détruire, et trois points mous au lieu de deux…

Pas loin de la panique, Rand s’attaqua au quatrième nœud, car il devait le « défaire » avant qu’une quatrième sœur se porte au secours du bouclier. À quatre, les Aes Sedai risquaient fort de pouvoir résister à toutes ses attaques.

Des larmes lui montant aux yeux, le jeune homme s’enfonça dans le nœud, suivant de son mieux ses complexes intrications – et tout ça dans une forme de néant ! À force de plier, il fit éclater la mystérieuse structure.

Le bouclier était toujours là, mais soutenu par trois points seulement. Si Rand était assez rapide…

Alors qu’il tentait d’atteindre le saidin, la barrière invisible ne lui parut plus faite de pierre ou de brique. Sous sa pression, elle pliait, pliait, pliait… Et soudain, elle se déchira devant lui comme un morceau de tissu pourri. Le Pouvoir se déversant en lui, Rand saisit les trois points mous dans des poings d’Esprit et les écrabouilla impitoyablement.

Mais il ne pouvait toujours canaliser que dans son champ de vision, et tout ce qu’il voyait – très mal – c’était l’intérieur du coffre. Avec la pénombre et la position de sa tête, entre ses genoux, ça ne lui laissait pas grand-chose. Avant d’en avoir terminé avec les poings d’Esprit, il canalisa de l’Air. Autour de lui, le coffre explosa dans un bruit de tonnerre.

Libre, dit Lews Therin, haletant.

L’écho de ce que pensait Rand. À moins que ce fût l’inverse.

Elles vont payer ! rugit Lews Therin. Je suis le Seigneur du Matin.

Rand comprit qu’il allait devoir agir très vite, maintenant qu’il était libre. Mais avant tout, il lui fallait… bouger. Ses muscles roués de coups deux fois par jour depuis il ne savait combien de temps, puis enfermés dans un coffre, lui firent un mal de chien quand, les dents serrées, il se mit à quatre pattes. La douleur était certes lointaine – presque comme s’il s’était agi de quelqu’un d’autre – mais saidin ou pas, faire bouger ce corps plus vite était tout simplement impossible. Le néant dans lequel dérivait le cocon de Vide filtrait les émotions. Pourtant, quelque chose qui ressemblait de plus en plus à de la panique tentait de s’insinuer dans cet ultime refuge.

Rand constata qu’il était dans un grand bosquet d’arbres assez éloignés les uns des autres. Les rayons du soleil qui traversaient la frondaison très clairsemée lui apprirent qu’il faisait encore jour. Plus surprenant que ça même, car il pouvait être quelque chose comme midi.

Il ne fallait pas rester là, car des Aes Sedai risquaient de venir. Près de Rand, deux d’entre elles gisaient sur le sol, apparemment inconscientes, l’une portant une vilaine plaie au front. La troisième, une femme tout en os et en tendons, se tenait à genoux, les yeux dans le vide et la tête entre les mains. Bien que semblant ne pas avoir été touchée par les éclats du coffre, elle hurlait à s’en casser les cordes vocales.

Rand ne reconnut aucune de ces femmes. Un instant, il regretta que ce ne soit pas Galina ou Erian qu’il venait de calmer – pour être franc, il n’était pas sûr que telle ait été son intention. Dans son délire, Lews Therin avait lourdement insisté sur sa volonté de calmer toutes les sœurs qui avaient osé l’emprisonner. Rand espérait qu’il s’était agi de sa propre idée, si improvisée fût-elle.

Soudain, il aperçut une troisième femme étendue sur le sol au milieu des éclats de bois. Quelqu’un qui portait une veste et un pantalon roses.

La seule sœur consciente ne le regarda pas et ne cessa pas de crier, même quand il la bouscula en rampant près d’elle, la faisant tomber contre le muret d’un puits. Pourquoi aucune de ses compagnes ne venait-elle voir ce qui se passait ? Les cris auraient dû attirer des sœurs…

Alors qu’il était à mi-chemin de Min, Rand s’aperçut que des éclairs tombaient du ciel, des boules de feu explosant un peu partout. L’odeur du bois brûlé monta à ses narines, et il entendit des hommes crier de rage ou hurler de douleur. Le vacarme d’une bataille, avec l’inévitable bruit des armes qui s’entrechoquent… Mais qu’importait que ce soit Tarmon Gai’don ! S’il avait tué Min…

Très délicatement, il la retourna sur le dos… et de grands yeux noirs se rivèrent dans les siens.

— Rand, tu es vivant… J’avais peur de regarder. Il y a eu un grand bruit, puis des éclats de bois ont volé partout. J’ai reconnu des morceaux de coffre, et… (Des larmes perlèrent aux paupières de la jeune femme.) J’ai cru que les sœurs avaient… Que tu étais…

Min s’essuya les joues avec ses mains liées – ses chevilles l’étaient aussi, remarqua Rand.

— Vas-tu enfin me détacher, berger ? Et ouvrir un portail pour que nous filions d’ici ? Au fond, laisse tomber les liens. Jette-moi sur ton épaule, et partons !

Avec une dextérité qui le rassura, Rand utilisa un tissage de Feu pour couper les cordes qui retenaient Min.

— Ce n’est pas si simple que ça, Min…

Ignorant où il était, si Rand ouvrait un portail – en admettant que ce soit possible et qu’il en ait la force – celui-ci pouvait donner sur… n’importe où. Alors que la douleur et l’épuisement menaçaient de prendre d’assaut le Vide, Rand n’aurait su dire quelle quantité de Pouvoir il était capable de puiser dans la Source. Brusquement, il s’avisa qu’on canalisait du saidin tout autour de lui. Au-delà des arbres et de chariots en flammes, il vit des Aiels affrontant des Champions et des soldats en veste verte de Gawyn. Repoussés par les éclairs et le feu des Aes Sedai, les guerriers du désert revenaient sans cesse à la charge. D’une manière ou d’une autre, Taim avait trouvé Rand et il était venu à son secours avec des Asha’man et des Aiels.

— Je ne peux pas partir pour le moment… On dirait que des amis sont là pour moi. Ne t’en fais pas, je te protégerai.

Un éclair déchiqueté vint faire exploser un arbre, à la lisière du bosquet, passant assez près de Rand pour lui roussir les cheveux. Min sursauta.

— Des amis…, marmonna-t-elle en se massant les poignets.

Rand fit signe à la jeune femme de rester où elle était. À part cet éclair vagabond, le bosquet ne semblait pas être une cible. Mais bien entendu, quand il se fut relevé, le jeune homme trouva Min debout à ses côtés et prête à le soutenir. Alors qu’il titubait vers la sortie du bosquet, il se félicita de cette aide, mais il se força à se redresser et cessa de s’appuyer sur sa compagne. S’il avait besoin d’elle pour ne pas s’étaler face contre terre, comment pourrait-elle croire qu’il la protégerait ? Poser une main contre le tronc de l’arbre qui venait d’être frappé par l’éclair se révéla une aide précieuse. Si le tronc avait éclaté, il ne s’était pas embrasé – une chance.

Les chariots étaient disposés en cercle autour du bosquet. Une partie des domestiques s’efforçaient de retenir les chevaux – les attelages étant toujours harnachés – tandis que les autres se cachaient où ils pouvaient afin d’échapper à la pluie d’éclairs et de feu. De fait, à part une exception qui avait failli être malheureuse, tous les projectiles se concentraient sur les chariots et les combattants. Et sur les Aes Sedai… À cheval, elles observaient la bataille un peu à l’écart de la mêlée, mais pas tant que ça, et elles se dressaient de temps en temps sur leurs étriers pour mieux voir.

Rand repéra très vite Erian – une mince femme aux cheveux noirs montée sur une jument grise. Alors que Lews Therin grognait, le jeune homme frappa d’instinct et sentit aussitôt la déception du spectre.

Un tissage d’Esprit vint couper Erian de la Source, une légère résistance indiquant que sa connexion avec le saidar était rompue, et avant même que ce bouclier soit noué, une massue d’Air assomma la sœur, qui tomba de sa selle. S’il décidait de la calmer, Rand entendait qu’elle sache qui le faisait et pourquoi.

Une Aes Sedai cria que quelqu’un devait s’occuper d’Erian, mais personne ne tourna la tête vers les arbres. Ces femmes ne pouvant pas sentir le saidin, elles devaient croire qu’Erian avait été touchée par un projectile quelconque venu de devant les chariots, pas de derrière.

Scrutant les autres cavalières, Rand repéra Katerine. Allant et venant sur son hongre bai aux longues jambes, la sœur bombardait les Aiels de boules de feu. Usant de la même combinaison d’Esprit et d’Air, Rand la mit hors d’état de nuire. Inconsciente, elle glissa de sa selle, un pied restant coincé dans un étrier.

Oui ! jubila Lews Therin. Et maintenant, au tour de Galina ! Elle, je la veux plus que tout.

Rand ferma les yeux. Que faisait-il donc ? C’était Lews Therin qui enrageait contre ces trois femmes au point de ne plus pouvoir penser à autre chose. Bien sûr, il avait aussi envie de les châtier, mais tandis qu’il réglait ses comptes personnels, une bataille avait lieu, et des hommes mouraient. Des Promises aussi, sans nul doute.

Rand neutralisa l’Aes Sedai la plus proche de Katerine avec sa combinaison d’Esprit et d’Air, puis il approcha d’un autre arbre et fit subir le même sort à Sarene Nemdhal. Ensuite, il fit le tour du bosquet, multipliant les attaques surprises, un peu comme un coupe-bourse. Min renonça à le soutenir, mais elle resta mobilisée, au cas où il en aurait besoin.

— Elles vont finir par nous voir, souffla-t-elle. L’une d’elles aura bien l’idée de regarder derrière elle.

Galina ! rugit Lews Therin. Où est-elle ?

Rand ignora Min et le spectre.

Comme dans un jeu de quilles, Coiren et deux femmes dont il ne connaissait pas le nom basculèrent de leur selle.

Les Aes Sedai n’avaient aucun moyen de comprendre ce qui se passait. Sur tout le périmètre, derrière les chariots, des sœurs tombaient de cheval. Les rescapées s’écartèrent un peu plus, tentant de combler les trous dans leur ligne de défense. Puis elles redoublèrent de violence contre les Aiels, la pluie d’éclairs et de boules de feu se transformant en tempête.

Certaines que les coups venaient d’en face d’elles, les sœurs continuaient de voir leurs rangs s’éclaircir, et elles ne comprenaient pas pourquoi.

Les effets de leur perte d’effectifs ne tardèrent pas à se faire sentir. Les Aiels essuyèrent beaucoup moins de feu, alors que les Champions et les soldats en vert continuaient d’encaisser de rudes coups. Prenant l’avantage, les guerriers du désert commencèrent à s’infiltrer par les brèches entre les véhicules et en renversèrent même certains.

Sous les yeux stupéfaits de Rand, une marée d’Aiels voilés de noir déferla sur les défenseurs. Les Champions et les hommes de Gawyn tentèrent de les repousser, les Aes Sedai restantes les soutenant avec leur feu.

Mais ce n’était pas tout. Des Aiels affrontaient d’autres Aiels. Des siswai’aman reconnaissables à leur bandeau rouge et des Promises portant un brassard de la même couleur se battaient contre des compatriotes dépourvus de ces signes de reconnaissance.

Des lanciers du Cairhien et des soldats de Mayene déboulèrent aussi dans la mêlée, s’en prenant aux Champions et aux Aiels sans bandeau ni brassard.

Rand se demanda s’il était finalement devenu fou. Mais il avait conscience de la présence de Min, serrée contre son dos. Si elle était réelle, ce qu’il voyait devait l’être aussi.

Une dizaine d’Aiels, tous aussi grands que lui, voire davantage, se mirent à courir vers Rand. Voyant qu’ils ne portaient pas de bandeau, le jeune homme les regarda avancer, intrigué, jusqu’à ce que l’un d’eux brandisse sa lance, tenue à l’envers, comme une massue.

Rand canalisa le Pouvoir. Aussitôt, du feu sembla exploser à l’intérieur de ces guerriers, tous sans exception, les déchiquetant de l’intérieur. Des corps carbonisés et en lambeaux s’écroulèrent aux pieds de Rand.

Monté sur un étalon bai, Gawyn apparut soudain, épée au poing, une bonne vingtaine de ses soldats derrière lui. Alors que les deux hommes se défiaient du regard, Rand implora la Lumière de ne pas avoir à blesser le frère d’Elayne.

— Min, lança Gawyn d’une voix éraillée, je peux te sortir de là !

La jeune femme s’accrocha si fort à Rand que celui-ci se demanda s’il aurait pu la détacher de lui – au cas où il l’aurait voulu. Puis elle se risqua à sortir la tête de derrière l’épaule du jeune homme, et la secoua vivement.

— Je reste avec lui, Gawyn. N’oublie pas qu’Elayne l’aime.

Les sens amplifiés par le Pouvoir, Rand vit les jointures de Gawyn blanchir sur la poignée de son épée.

— Jisao, ordonna-t-il d’une voix qui ne tremblait pas, rassemble la Jeune Garde. Nous allons nous frayer un chemin hors de cet enfer. (Son ton devint glacial.) Al’Thor, un jour, je te verrai mort…

Talonnant leur monture, le frère d’Elayne et ses compagnons s’éloignèrent en criant « Jeune Garde ! » à pleins poumons. D’autres soldats en vert les rejoignirent.

Un homme en veste noire déboula devant Rand, les yeux rivés sur Gawyn. Devant les cavaliers, le sol explosa en une gerbe de terre et de feu. Six ou sept tombèrent de leur monture, mais Gawyn réussit à rester en selle – Rand le vit du coin de l’œil, juste avant d’expédier l’homme en veste noire sur le sol avec un gourdin d’Air. Le coup n’ayant pas été très violent, le type le regarda, l’air furieux. Si Rand ne l’avait jamais vu, l’inconnu portait sur son col l’épée et le Dragon, et le saidin coulait en lui.

Taim parut se matérialiser près de Rand. Des Dragons bleu et or enroulés autour des manches de sa veste noire, mais son col vierge d’insigne, il baissa les yeux sur l’homme à terre.

— Gedwyn, tu ne frapperais pas le Dragon Réincarné, pas vrai ?

Une seule phrase, dite sur un ton calme et ferme, et le type se releva péniblement, puis salua en se tapant du poing sur le cœur.

Rand voulut voir ce qu’il était advenu de Gawyn, mais ses yeux tombèrent sur un grand groupe d’hommes, un étendard au Sanglier Blanc battant au vent, qui se frayait un chemin sanglant parmi les Aiels, d’autres soldats en veste verte luttant pour les rejoindre.

Son étrange sourire-rictus sur les lèvres, Taim se tourna vers Rand :

— Considérant les circonstances, je suppose que tu ne m’en voudras pas d’avoir affronté des Aes Sedai malgré tes ordres. J’avais de bonnes raisons de venir te voir à Cairhien, et… (Taim haussa les épaules.) Tu es dans un piteux état… Me permettras-tu de… ?

Le sourire (ou rictus) disparut quand Rand recula pour échapper aux mains tendues du faux Dragon repenti, entraînant Min avec lui. Si c’était possible, elle s’accrochait encore plus à lui, désormais.

Comme toujours quand Taim était là, Lews Therin délirait au sujet de le tuer, d’en finir avec les Rejetés et de massacrer tout le monde. Rand cessa vite de l’écouter, sa voix devenant comme le bourdonnement d’une mouche. Un petit truc qu’il avait découvert dans le coffre, alors qu’il n’avait rien d’autre à faire que d’explorer le bouclier et écouter dans sa tête la voix d’un homme qui, la plupart du temps, n’avait pas toute la sienne.

Lews Therin ou non, Rand n’avait aucune envie d’être guéri par Taim. Si cet homme le touchait avec le Pouvoir, même sans mauvaises intentions, il risquait de ne pas pouvoir s’empêcher de le tuer.

— Comme tu voudras, marmonna Taim. Je crois avoir assuré la sécurité du campement…

Ça ne semblait pas être de la vantardise. Si le sol était couvert de cadavres, il restait très peu de combattants encore actifs à l’intérieur du cercle de chariots. Soudain, un dôme d’Air couvrit tout le périmètre, un trou ménagé au sommet permettant à la fumée de s’échapper. Ce n’était pas un unique tissage de saidin, remarqua Rand, car on voyait les « joints » de tous les flux individuels qui le composaient. À première vue, il devait y avoir dans les deux cents hommes en veste noire sous ce dôme. Quoi qu’il en soit, les éclairs et les boules de feu qui le percutaient explosaient sans faire de dégâts. Partout ailleurs, le ciel lui-même semblait en feu et le vacarme perçait les tympans.

Des Promises au brassard rouge et des siswai’aman se tenaient sur le périmètre intérieur de l’invisible barrière en compagnie de Cairhieniens et d’hommes de Mayene, beaucoup ayant perdu leur monture dans la bataille. De l’autre côté, une masse grouillante de Shaido se pressait contre l’obstacle sans substance qui les séparait de leurs ennemis. Certains le frappaient avec leurs lances ou se jetaient contre. Mais les armes s’arrêtaient dans le vide et les corps rebondissaient en arrière.

Sous le dôme, les derniers combats moururent sous le regard de Rand. Surveillés par des guerriers et des Promises à bandeau ou brassard rouge, des Shaido désarmés, le visage de marbre, retiraient leurs vêtements. Capturés sur le champ de bataille, ils allaient porter pendant un an et un jour la robe blanche des gai’shain, et ce même si leurs camarades finissaient par s’emparer du camp.

Des Gardes Ailés et des Cairhieniens en grand nombre tenaient à l’œil un groupe assez important de Champions, de membres de la Jeune Garde – tous aussi mécontents les uns que les autres – et de domestiques terrorisés.

Une bonne dizaine d’Aes Sedai avaient été coupées de la Source par autant d’Asha’man arborant fièrement l’épée et le Dragon. Rand reconnut trois de ces femmes, Nesune étant la seule dont le nom ne lui était pas étranger. En revanche, il n’avait jamais vu les Asha’man.

Plusieurs femmes qu’il avait coupées de la Source et assommées gisaient parmi ces prisonniers. Certaines commençaient à reprendre conscience pendant que des Dévoués, reconnaissables à l’épée d’argent, sur leur col, utilisaient le saidin pour traîner d’autres sœurs sur le sol et les ajouter à ce groupe. Les deux femmes assommées par l’explosion du coffre et leur compagne, qui hurlait toujours, furent elles aussi conduites près des autres. Quand elles les virent, plusieurs sœurs, parmi celles qui étaient conscientes, se détournèrent et vomirent tripes et boyaux.

D’autres Aes Sedai encore étaient présentes sous le dôme. Entourées par des Champions et surveillées par des hommes en veste noire – mais pas coupées de la Source –, elles regardaient les Asha’man avec autant de méfiance que leurs collègues prisonnières. Jetant de fréquents coups d’œil à Rand, elles se seraient approchées de lui, sans la vigilance des hommes en noir.

Rand constata qu’Alanna était là. Donc, il n’avait pas eu d’hallucinations. S’il ne reconnut pas toutes ses compagnes, il en identifia assez à son goût. Neuf sœurs en tout. Neuf ! Autour du cocon de Vide, une colère noire se déchaîna et le bourdonnement de Lews Therin monta de plusieurs tons.

Au point où il en était, Rand ne fut pas surpris de voir apparaître Perrin, le visage et la barbe couverts de sang, suivi par Loial, armé d’une hache et boitillant, et par un type aux yeux brillants qui aurait pu passer pour un Zingaro – la tenue correspondait – s’il n’avait pas brandi une épée à la lame rouge de sang.

Rand faillit jeter un coup d’œil alentour pour voir si Mat n’était pas de la fête. Du coup, il vit Dobraine, à pied, une épée dans une main et la hampe de l’étendard écarlate dans l’autre.

Nandera rejoignit Perrin et abaissa son voile. Une autre Promise approcha, sans que Rand la reconnaisse d’emblée. Puis il sourit, ravi de revoir Sulin en cadin’sor.

— Rand, s’écria Perrin, tu es vivant, que la Lumière en soit louée ! Notre plan prévoyait que tu ouvres un portail pour que nous filions tous, mais c’est raté ! Rhuarc et beaucoup de ses guerriers sont encore de l’autre côté, au milieu des Shaido. Idem pour les Cairhieniens et les Gardes Ailés. Et je ne sais pas ce qui est arrivé aux hommes de Deux-Rivières et aux Matriarches. Les Aes Sedai étaient censées rester avec elles, mais…

Perrin posa sur le sol la tête de sa hache, et il s’appuya au manche. Sans ça, rien ne garantissait qu’il aurait tenu debout.

Des cavaliers, des guerriers au bandeau et des Promises au brassard se pressaient aussi à l’extérieur du dôme, qui ne les laissait pas plus passer que les Shaido. Très vite, ces malheureux furent submergés par les Aiels ennemis.

— Dissipez le dôme ! ordonna Rand.

Perrin soupira de soulagement. Avait-il cru que son ami laisserait ses alliés se faire tailler en pièces ?

Loial soupira aussi. Par la Lumière ! quelle opinion avaient-ils de lui ?

Min se mit à masser le dos du jeune homme en lui murmurant à l’oreille des propos apaisants. Bizarrement, Perrin la regarda comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

Surpris par l’ordre de Rand, Taim n’en était pas le moins du monde soulagé.

— Seigneur Dragon, dit-il, glacial, j’estime qu’il y a encore plusieurs centaines d’Aielles – des Shaido – là-dehors, certaines très puissantes. Sans parler de milliers de guerriers armés de lances. À moins que tu tiennes à découvrir si tu es immortel, je suggère que nous attendions quelques heures, le temps de connaître assez bien cet endroit pour ouvrir des portails en sachant où ils nous conduiront, puis que nous fichions le camp. Dans une bataille, les pertes sont inévitables. Aujourd’hui, j’ai perdu neuf hommes qui seront bien plus difficiles à remplacer que n’importe quel nombre d’Aiels renégats. Dans nos rangs, tous ceux qui mourront seront tombés pour le Dragon Réincarné.

S’il avait accordé un peu d’attention à Nandera et à Sulin, Taim aurait sûrement modéré son ton et choisi plus soigneusement ses mots. Dialoguant par gestes, les deux Promises semblaient prêtes à étriper l’homme sur-le-champ.

Ses yeux jaunes à la fois déterminés et pleins d’appréhension rivés sur Rand, Perrin se redressa de toute sa taille.

— Rand, même si Dannil et les Matriarches sont restés en arrière, comme le prévoyait le plan, ils ne partiront pas tant qu’ils verront ça… (Perrin désigna le dôme, ses limites visibles parce que les éclairs et les boules de feu continuaient d’y exploser.) Si nous restons ici pendant des heures, les Shaido finiront par se retourner contre nos amis. Si ce n’est pas déjà fait. Rand, pense à Dannil, à Ban, à Wil et à Tell ! Amys est dehors, Sorilea aussi, et… Que la Lumière te brûle ! Rand, beaucoup de gens sont tombés pour toi sans que tu le saches. (Il reprit son souffle.) Au moins, laisse-moi sortir. Si je peux les rejoindre, je leur dirai que tu es vivant et qu’ils peuvent battre en retraite l’esprit tranquille.

— Nous devrions sortir à deux, dit Loial en brandissant sa hache. Oui, à deux, nous aurions plus de chances.

Le Zingaro eut un sourire d’anticipation.

— Je vais ouvrir une brèche dans le dôme…, commença Taim.

Mais Rand l’interrompit brusquement :

— Non !

Pas pour les gens de Deux-Rivières… Il ne devait pas sembler s’inquiéter davantage pour eux que pour les Matriarches. À dire vrai, il devait même paraître s’en soucier moins. Amys était dehors ? Les Matriarches ne participaient jamais aux batailles. Qu’il s’agisse d’un conflit rangé ou d’une querelle de sang, elles ne s’en mêlaient pas. Pour lui, elles avaient jeté leurs coutumes aux orties – sinon leurs lois. Les abandonner ne le tentait pas davantage que de laisser Perrin retourner dans cet enfer. Mais quoi qu’il décide, ça ne devait pas être pour sauver les Matriarches ou les hommes de Deux-Rivières.

— Taim, Sevanna veut ma tête. Apparemment, elle a cru pouvoir s’en emparer aujourd’hui.

Le ton neutre que le Vide conférait à la voix de Rand était parfaitement adapté à la situation. Pourtant, ça semblait inquiéter Min, qui continuait à masser le dos du jeune homme comme si elle avait voulu le calmer.

— Je veux lui faire savoir qu’elle s’est trompée. Taim, je t’ai demandé de transformer des hommes en armes. Montre-moi que tu as réussi. Dispersez les Shaido ! Mieux, écrasez-les !

— À tes ordres, seigneur Dragon.

Si Taim était tendu depuis le début, il se montra soudain plus dur que la pierre.

— Qu’on fasse flotter mon étendard à un endroit où les Shaido pourront le voir, ordonna Rand.

Ainsi, tous les gens qui se trouvaient à l’extérieur du dôme sauraient qui tenait le camp. Avec un peu de chance, ça inciterait les Matriarches et les gens de Deux-Rivières à se retirer.

Les oreilles de Loial s’agitèrent nerveusement. Alors que Taim s’éloignait, Perrin prit Rand par le bras :

— J’ai vu ce qu’ils ont fait, mon ami… C’est…

Malgré son visage et sa hache rouges de sang, le jeune homme semblait toujours révulsé.

— Que voudrais-tu que je fasse ? demanda Rand. Quel choix s’offre à moi ?

Perrin lâcha le bras de son ami.

— Je n’en sais rien. Mais je ne suis pas forcé d’aimer ça, quoi qu’il en soit.

— Grady, lève l’étendard de la Lumière ! cria Taim, le Pouvoir amplifiant sa voix.

Utilisant des flux d’Air, Jur Grady arracha l’étendard écarlate des mains de Dobraine – qui en resta bouche bée – et le fit léviter jusqu’au trou d’évacuation de la fumée. Puis il lui fit traverser cet orifice, l’emblème du seigneur Dragon émergeant au milieu des éclairs et des boules de feu qui explosaient sans faire de dégâts.

Alors qu’ils se rassemblaient, Rand reconnut quelques hommes en veste noire, mais à part pour Jur, il aurait eu du mal à leur donner un nom. Il identifia pourtant Damer, Fedwin, Eben, Jahar et Torval. Parmi eux, seul Torval portait le Dragon à son col.

— Asha’man, en formation de bataille ! tonna Taim.

Les hommes en noir vinrent se placer entre la barrière invisible et toutes les autres personnes présentes dans le périmètre. Seuls Jur et les types qui surveillaient les Aes Sedai ne les imitèrent pas.

À part Nesune, qui regardait avidement tout, les sœurs de Tar Valon s’étaient toutes laissées tomber à genoux. Apathiques, elles ne regardaient même pas les hommes qui les avaient isolées de la Source. D’ailleurs, Nesune elle-même semblait comme les autres à deux doigts de se sentir mal.

Les rebelles de Salidar, elles, étudiaient froidement les Asha’man. De temps en temps, elles tournaient leurs yeux glaciaux vers Rand – qu’Alanna ne quittait pas du regard, bien entendu.

S’avisant que sa peau picotait, Rand supposa que les neuf sœurs s’étaient unies au saidar. Sinon, de si loin, il n’aurait rien senti. Avec un peu de chance, elles auraient assez de plomb dans la cervelle pour ne pas tenter de canaliser le Pouvoir. Les hommes en noir qui les surveillaient étaient gorgés de saidin à en exploser, et ils semblaient au moins aussi tendus que les Champions qui pianotaient nerveusement sur la poignée de leur épée.

— Asha’man, soulevez le dôme de six pieds !

Obéissant à l’ordre de Taim, les hommes en noir firent léviter le dôme. Les Shaido qui tentaient de le traverser, surpris de ne plus sentir aucune résistance, basculèrent en avant. Se remettant très vite du choc, ils chargèrent, mais ils n’avaient pas fait un pas quand Taim cria :

— Asha’man, pas de quartier !

Le premier rang de Shaido explosa. Pour décrire le phénomène, il n’existait pas d’autre verbe. Des corps vêtus de cadin’sor se désintégrèrent en un geyser de sang et de chair. Des flux de saidin traversèrent ce rideau rouge et vinrent réduire en bouillie le deuxième rang d’Aiels. Puis le troisième, le quatrième et les suivants subirent le même sort, comme s’ils venaient se jeter sur un hachoir géant.

Devant ce spectacle, Rand eut la gorge serrée. Perrin se plia en deux pour vomir, une réaction que son ami comprit parfaitement. Alors qu’un nouveau rang d’agresseurs volait en éclats, Nandera mit une main devant ses yeux et Sulin se détourna. Le tas de cadavres déchiquetés commençait à composer une sorte de muraille.

Personne n’aurait pu résister à ça. Entre deux vagues de mort invisible, les premiers Shaido décidèrent de battre en retraite. Jouant des coudes, ils tentèrent de se frayer un chemin parmi leurs frères d’armes qui chargeaient toujours. Dans cette incroyable mêlée, des corps recommencèrent à exploser. C’en fut trop. Comme un seul homme, tous les Shaido se débandèrent. En même temps, les éclairs et le feu qui martelaient le dôme devinrent moins nombreux.

— Asha’man, ordonna Taim, vague déferlante de Terre et de Feu !

Sous les pieds des Shaido les plus proches des chariots, le sol se souleva puis explosa en une gerbe de flammes et de terre, envoyant des guerriers voler dans toutes les directions. Avant même que les cadavres soient retombés, le phénomène se reproduisit, décrivant une sorte d’onde circulaire autour du camp. On eût vraiment dit une déferlante qui balayait les Shaido sur une profondeur de cinquante pas, puis de cent, puis de deux cents.

Paniqués, les guerriers jetèrent leurs lances et leur rondache. Désormais, le dôme n’était plus attaqué. La débandade se transformait en déroute.

— Assez ! lança Rand.

Le rugissement des explosions couvrant sa voix, il recourut au même tissage que Taim utilisait pour amplifier la sienne.

— Assez, Taim !

Ces deux mots retentirent au-dessus du vacarme.

La déferlante décrivit encore un cercle, puis Taim cria :

— Asha’man, repos !

Pendant un moment, un silence assourdissant régna sur le charnier. Puis des gémissements et des cris retentirent. Sous un grand tas de morts, des blessés bougeaient encore. Et derrière la muraille sanguinolente, des Shaido fuyaient, laissant derrière eux de petits groupes de siswai’aman, de Promises au brassard rouge, de Cairhieniens et de Gardes Ailés, certains encore à cheval. Tandis que quelques Aiels abaissaient leur voile, tous ces rescapés avancèrent d’un pas hésitant vers les chariots.

Grâce à sa vision amplifiée par le Pouvoir, Rand aperçut Rhuarc. Il boitillait, un bras pendant le long du corps, mais il était vivant ! Loin derrière lui, des Matriarches et des hommes de Deux-Rivières se tenaient immobiles. De si loin, Rand ne reconnut personne. Mais à la façon dont ils regardaient les Shaido en fuite, les archers de Deux-Rivières étaient stupéfiés comme tout le monde sur le champ de bataille.

Une vague de soulagement submergea Rand – pas assez puissante, cependant, pour le guérir tout à fait de sa nausée. Le visage pressé contre sa poitrine, Min pleurait. Pour la consoler, il lui caressa les cheveux.

— Asha’man, dit-il, se félicitant que le Vide élimine toute émotion de sa voix, vous avez été parfaits. Taim, je te félicite.

Alors que les hommes en noir lançaient des vivats, Rand se détourna pour ne plus voir le charnier. Ce faisant, il se trouva face aux Aes Sedai. Si Merana se tenait en arrière, Alanna s’était campée devant lui en compagnie de deux sœurs qu’il ne connaissait pas.

— Tu as été parfait, dit une des deux inconnues.

Une paysanne avec un visage carré sans âge et un regard qui parvenait à rester serein tandis qu’elle ignorait ostensiblement les Asha’man.

— Je suis Bera Harkin, et voici Kiruna Nachiman. Nous sommes venues à ton secours, avec l’aide d’Alanna (un ajout hâtif, sans doute à cause du froncement de sourcils de l’intéressée), même s’il s’avère que tu n’avais guère besoin de nous. Cela dit, c’est l’intention qui compte, et…

— Votre place est avec ces femmes, dit Rand en désignant les sœurs isolées de la Source et étroitement surveillées.

Vingt-trois femmes, compta-t-il. Galina n’était pas du nombre. Le bourdonnement de Lews Therin se fit plus fort, mais Rand refusa d’écouter. L’heure n’était pas aux crises de folie furieuse.

Kiruna se redressa de toute sa hauteur. À l’évidence, elle n’avait rien d’une paysanne.

— Tu oublies qui nous sommes ! Les autres t’ont maltraité, certes, mais…

— Je n’oublie rien, Aes Sedai, coupa Rand. J’ai dit que six sœurs pouvaient venir, mais j’en compte neuf. Je voulais que vous soyez sur un pied d’égalité avec les femmes de la tour. Eh bien, parce que vous êtes neuf, vous allez l’être jusqu’au bout ! Elles sont à genoux, alors, faites comme elles !

Les sœurs regardèrent Rand sans tressaillir. Les Asha’man, sentit le jeune homme, préparaient des boucliers d’Esprit.

De la méfiance s’afficha sur le visage de Kiruna, puis de Bera et des autres. Une vingtaine d’Asha’man les entouraient, Rand et elles…

Taim intervint, son expression ressemblant enfin à un vrai sourire – à peu de chose près.

— Agenouillez-vous et jurez fidélité au seigneur Dragon ! Sinon, nous vous forcerons à mettre un genou en terre.


À la manière des récits et des légendes, l’histoire se répandit à travers tout le Cairhien, du nord au sud et de l’ouest à l’est, transmise par des caravanes de marchands, des colporteurs et de simples voyageurs enclins à s’épancher dans les auberges. Comme les récits et les légendes, elle se modifia, cette histoire, chaque fois qu’on la racontait.

S’étant retournés contre le Dragon Réincarné, les Aiels l’avaient tué aux puits de Dumai – ou ailleurs.

Non, les Aes Sedai l’avaient sauvé !

Pas du tout ! Des sœurs l’avaient tué. Non, apaisé ! Non, conduit à Tar Valon ! Et là, il croupissait dans le donjon de la Tour Blanche !

Foutaises ! La Chaire d’Amyrlin en personne s’était agenouillée devant lui !

Phénomène très inhabituel en matière de récits, ce fut le plus proche de la réalité qui finit pourtant par s’imposer.

Un jour de feu et de sang, un étendard en lambeaux arborant l’antique emblème des Aes Sedai avait flotté au-dessus des puits de Dumai.

Un jour de feu, de sang et de Pouvoir, la tour immaculée brisée, ainsi que l’annonçaient les prophéties, s’était inclinée devant cet emblème oublié.

En ce jour, les neuf premières Aes Sedai avaient juré fidélité au Dragon Réincarné. Et le monde en avait été métamorphosé jusqu’à la fin des temps.


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