Alors que le soleil apparaissait à peine à l’horizon, le second jour de la Fête des Lumières commença tambour battant, les rues déjà pleines de candidats à la débauche. À dire vrai, elles ne s’étaient jamais vraiment vidées pendant la nuit. Les célébrations ayant atteint un pic de frénésie, très peu de gens prêtèrent attention à l’homme à la courte barbe bouclée et à l’air sinistre, une hache glissée à sa ceinture, qui chevauchait lentement vers la rivière. Quelques fêtards s’intéressèrent cependant à ses compagnons. À l’un d’eux surtout… Si les Aiels n’étaient plus une « curiosité » en ville – même s’ils avaient déserté les rues depuis le début des festivités – ce n’était pas tous les jours qu’on voyait un Ogier. Plus grand que l’homme à cheval, cet Ogier-là portait par ailleurs une hache sur l’épaule, le manche de l’arme presque aussi long que son propriétaire était grand. Comparé à ce géant, le cavalier aurait presque pu passer pour un joyeux drille.
Sur la rivière Alguenya, tous les bateaux avaient allumé la totalité de leurs lanternes. Même ceux du Peuple de la Mer, sujets de tellement de rumeurs. Alors que leur présence à Cairhien était déjà étonnante, ils étaient à l’ancre depuis déjà pas mal de temps, et sans avoir jamais pris contact avec la terre. D’après ce que Perrin avait entendu dire, les Atha’an Miere désapprouvaient les débordements qui avaient lieu en ville. On pouvait supposer qu’ils réagissaient comme les Aiels, eux aussi outrés par ce spectacle. En voyant des hommes et des femmes s’embrasser à tous les coins de rue, Gaul avait failli faire une crise cardiaque. En revanche, que ces dames portent un chemisier ou non ne lui faisait ni chaud ni froid. C’était la licence généralisée qui le gênait, pas l’impudeur.
D’autres auraient appelé ça l’indécence, probablement…
Entre les hauts murs qui les flanquaient, de longs quais de pierre faisaient saillie dans la rivière. Des bateaux de toutes les tailles y étaient amarrés, y compris des bacs capables selon les cas de transporter un cheval ou cinquante. Mais Perrin ne vit pas trace d’équipage sur ces embarcations. Avisant un bac de quelque trente pieds de long arrimé à plusieurs bittes de pierre, il s’en approcha et tira sur les rênes de son cheval. La rampe d’accès au quai était en place, et un type aux cheveux gris, torse nu, trônait sur une barrique retournée, au milieu du pont, une femme tout aussi grisonnante que lui perchée sur ses genoux. Sur le devant de la robe de cette dame, une demi-douzaine de rayures de couleur signalaient son rang…
— Nous voulons traverser, dit Perrin, tentant de regarder le couple du coin de l’œil, pour voir s’il allait consentir à se désenlacer.
Autant espérer qu’il neige en été ! Agacé, Perrin jeta sur le pont une couronne d’or andorienne, et le bruit de la pièce rebondissant sur le bois incita les fêtards à tourner la tête.
— Nous voulons traverser, répéta le jeune homme, en faisant sauter dans sa paume une deuxième couronne d’or.
Après un moment, il en ajouta une troisième.
Le propriétaire du bac passa sur ses lèvres une langue vorace.
— Il va falloir que je trouve des rameurs, dit-il en fixant la main de Perrin.
Non sans soupirer, le jeune homme ajouta deux pièces dans sa paume. À une époque, se souvint-il, voir une seule couronne d’or aurait incité ses yeux à sortir de leurs orbites.
Sans ménagement, le propriétaire du bac se leva, laissant sa conquête tomber lourdement sur le sol, puis gravit la rampe d’accès en assurant qu’il serait de retour très vite. La noble dame foudroya Perrin du regard, monta elle aussi sur le quai et s’éloigna d’une démarche très digne – un effet un peu gâché par la façon dont elle se massait le postérieur. Mais après quelques pas, elle releva l’ourlet de sa jupe et partit comme une flèche rejoindre un groupe de danseurs qui gambadaient au bord de l’eau en riant.
« Très vite » était sans doute une façon de parler. Appâté par l’or, le propriétaire du bac revint cependant dans un délai raisonnable avec le nombre requis de rameurs. Debout près de son cheval bai, Perrin lui flatta les naseaux tandis que le bac s’engageait dans la traversée. À cet instant, il n’avait pas encore décidé d’un nom pour sa monture, qui venait des écuries du palais. Bien chaussé, les antérieurs blancs, l’animal semblait du genre endurant, même s’il n’arrivait sûrement pas au boulet de Trotteur.
L’arc de Perrin, débandé, était glissé sous la sangle de sa selle et son carquois était suspendu au haut troussequin, en face d’un paquet long et étroit – l’épée de Rand. Après avoir fermé le paquet elle-même, Faile l’avait tendu à son mari sans dire un mot.
Comprenant qu’il n’aurait pas droit à un baiser, Perrin s’était détourné. Et là, Faile avait murmuré quelques mots :
— Si tu tombes, je ramasserai ton épée…
Voulait-elle qu’il l’entende ou non ? Perrin n’aurait su le dire. Et dans la cacophonie de senteurs qui montait d’elle, il n’avait rien trouvé pour l’aider à résoudre l’énigme.
Pour l’heure, il aurait dû se concentrer sur ce qu’il faisait, mais pas moyen d’empêcher Faile d’occuper ses pensées. À un moment, il aurait juré qu’elle était sur le point d’annoncer qu’elle l’accompagnerait. Le cœur serré, Perrin avait compris qu’il n’aurait pas le courage de refuser, si elle prenait cette décision – pas après tout le chagrin qu’il lui avait infligé. Mais six Aes Sedai les attendaient au bout du chemin, promesse de sang et de mort. Si Faile succombait, le jeune homme savait qu’il en perdrait la raison.
L’affaire s’était produite au moment où Berelain avait proposé de prendre elle-même la tête de ses Gardes Ailés durant cette poursuite. Par bonheur, cette éventualité n’était pas restée longtemps d’actualité – mais les choses s’étaient passées bizarrement.
— Si tu quittes la ville que Rand al’Thor t’a chargé de diriger en son nom, avait dit Rhuarc, quelles rumeurs en résulteront ? Et si tu envoies tous tes hommes ? Au bout du compte, quelles catastrophes provoqueront ces rumeurs ?
Formellement, il s’agissait de conseils. Pourtant, c’était bien plus que ça. Quelque chose dans le ton du chef de tribu ne laissait pas de doute à ce sujet.
Berelain avait d’abord défié Rhuarc du regard, le menton pointé. Puis toute détermination avait disparu de son odeur, et elle avait marmonné :
— Parfois, je me dis qu’il y a trop d’hommes qui peuvent me faire plier…
Seul Perrin avait dû entendre cette première phrase. La deuxième avait été prononcée d’un ton assuré :
— Un très bon conseil, Rhuarc. Je crois que je vais le suivre.
Le plus étonnant, dans tout ça, avait été la manière dont l’odeur de Rhuarc et celle de Berelain s’étaient harmonisées. Perrin avait immédiatement pensé à un loup face à un louveteau femelle presque adulte. Un père indulgent adoré par sa fille et qui l’adorait – même s’il devait parfois lui mordiller le museau pour lui apprendre à se comporter convenablement.
Quoi qu’il en soit, Perrin avait vu fondre dans le regard de Faile la volonté de l’accompagner. S’il revenait de cette mission, que devrait-il faire pour arranger les choses ?
Au début, les rameurs, souvent torse nu et toujours vêtus assez grossièrement, lancèrent quelques plaisanteries pas vraiment subtiles mais dépourvues d’hostilité sur les délices qu’ils manquaient et qu’un peu d’or ne parviendrait jamais à compenser. Alors qu’ils multipliaient les allers et retours sur le pont pour manipuler les grandes rames, les rires fusaient tandis que chacun à son tour ils se vantaient d’avoir dansé avec une dame de la noblesse – voire de lui avoir volé un baiser. Un type mince au menton pointu affirma même qu’il avait une noble de Tear sur les genoux au moment où Manal, son patron, était venu le déranger. Mais personne ne le crut, et Perrin ne fit pas exception à la règle. Les hommes de Tear, après avoir vu en quoi consistaient les festivités, s’étaient jetés dans la mêlée avec enthousiasme. Les Teariennes, bien au contraire, s’étaient enfermées dans leur chambre avec des gardes devant la porte.
L’ambiance joyeuse ne dura pas longtemps. Réfugié au centre du bac, ses yeux étrangement brillants rivés sur le rivage d’en face, Gaul ressemblait à un félin prêt à bondir. C’était à cause de toute cette eau, bien entendu, mais les rameurs ne pouvaient pas le savoir. Appuyé au long manche de sa hache, une arme qu’il avait dénichée dans le palais – le tranchant, semblable à celui d’une hache de bûcheron géante, était orné de magnifiques gravures –, Loial se tenait immobile comme une statue, son grand visage semblant pour de bon sculpté dans du granit ou du marbre.
Impressionnés par leurs passagers, les rameurs se turent et s’efforcèrent d’écourter autant que possible la traversée. Quand le bac eut atteint un quai de pierre, sur la rive ouest de la rivière, Perrin remit au propriétaire la somme promise – même si c’était un peu tard pour y penser, il espéra que c’était bien le propriétaire ! – et quelques pièces d’argent à distribuer aux hommes, histoire de les amadouer après que Gaul et Loial eurent gâché leur bonne humeur.
Manal recula dès qu’il eut pris son dû et s’inclina si profondément que sa tête, malgré sa bedaine proéminente, faillit toucher ses genoux. Au fond, Gaul et Loial n’étaient peut-être pas les seuls à flanquer la trouille aux gens.
Sur la rive, de grands bâtiments sans fenêtres, leurs murs noircis et troués par endroits, étaient entourés d’échafaudages de bois. Lors des émeutes, quelque temps plus tôt, on avait incendié les entrepôts de grain, et les réparations venaient d’entrer dans la phase active. Mais pour l’heure, il n’y avait pas âme qui vive dans les rues flanquées d’entrepôts, d’écuries et de grandes remises pour chariots.
Soudain, deux hommes jaillirent d’une ruelle latérale.
— Seigneur Aybara, nous sommes prêts ! s’écria Havien Nurelle.
Le jeune homme aux joues roses, bien plus grand que son compagnon, resplendissait dans sa cuirasse peinte en rouge, son casque de la même couleur orné d’une unique plume écarlate. Il allait jusqu’à exhaler l’odeur de la jeunesse et de l’enthousiasme.
— Je commençais à croire que vous ne viendriez jamais, marmonna Dobraine.
Tête nue, il portait des gantelets renforcés d’acier et une cuirasse cabossée où on distinguait encore, de-ci de-là, les vestiges de fières dorures. Regardant Perrin, il ajouta :
— Au nom de la Lumière, je dis cela sans une once d’insolence, seigneur Aybara.
— Nous avons un long chemin à faire, dit Perrin.
Il orienta sa monture dans la bonne direction. Mais comment baptiser ce cheval ? Marcheur ? Et que faire avec Faile ? L’appel de Rand, impérieux, brûlait en lui à chaque instant…
— Les Aes Sedai ont quatre jours d’avance sur nous.
Talonnant Marcheur, Perrin se lança dans une longue poursuite durant laquelle crever les chevaux ne servirait à rien. Bien entendu, ni Gaul ni Loial n’eurent de difficulté à suivre le rythme.
Plus large que les autres, une rue de la ville devint soudain la « route de Tar Valon ». Une des « routes de Tar Valon », en fait, car il y en avait une kyrielle. Après environ un quart de lieue sur cette piste qui serpentait vers le nord-ouest à travers des collines boisées plus basses que celles où se dressait la ville, les voyageurs furent rejoints par deux cents Gardes Ailés de Mayene et cinq cents soldats de la maison Taborwin, tous montés sur les meilleurs chevaux qu’on avait pu trouver.
Tous les hommes de Mayene portaient une cuirasse rouge et un casque ailé de la même couleur qui évoquait irrésistiblement une sorte de pot muni d’un large bord qui leur couvrait la nuque. Brandissant leur lance ornée de serpentins rouges, presque tous semblaient aussi enthousiastes que Nurelle. Les Cairhieniens, en moyenne plus petits, se contentaient d’une cuirasse des plus ordinaires et d’un casque en forme de cloche évidée sur le devant – le tout très souvent constellé de traces de coups. Si leur lance n’était pas ornée, le fanion bleu rehaussé de deux diamants blancs de Dobraine, placé dans leur dos, identifiait les officiers et les nobles mineurs de la maison Taborwin.
Point d’enthousiasme chez les Cairhieniens, tous des combattants aguerris. Comme on le disait chez eux, ils avaient « vu le loup en face », et ils n’étaient pas pressés de recommencer.
Perrin eut envie de sourire. L’heure des loups n’avait pas encore sonné.
Vers midi, un petit groupe d’Aiels jaillit des bois et dévala la pente en direction de la route. Deux Promises avançaient d’un pas décidé aux côtés de Rhuarc. Perrin reconnut Nandera, puis, non sans hésitation, la « servante » Sulin. En cadin’sor, avec les cheveux courts, à l’exception d’une queue-de-cheval, l’Aielle semblait très différente. Naturelle, en somme, ce qui n’était pas le cas lorsqu’elle portait une livrée. Le châle drapé sur les bras, leurs colliers et leurs bracelets d’or et d’ivoire cliquetant comme une fanfare, Amys et Sorilea suivaient le mouvement sans se laisser distancer, même s’il leur fallait pour ça relever l’ourlet de leur jupe.
Perrin sauta à terre pour marcher en compagnie des Aiels, en tête de la colonne.
— Combien ? se contenta-t-il de dire.
Rhuarc jeta un coup d’œil derrière lui. Trop loin pour que Perrin lui-même puisse entendre ce qu’ils disaient – surtout avec le vacarme des chevaux, le crissement des harnais et le grincement des selles pour tout couvrir –, Gaul et Loial avançaient avec Dobraine et Nurelle. Malgré tout, le chef aiel adopta un ton de messe basse :
— Cinq mille hommes venus de différents ordres de guerriers. Un peu plus de cinq mille, même… Je n’ai pas pu faire mieux. Quand il a compris que je n’irais pas avec lui attaquer les Shaido, Timolan s’est déjà montré beaucoup trop soupçonneux. Si tout le monde finit par savoir que les Aes Sedai tiennent le Car’a’carn, la sidération risque de faire des ravages.
Nandera et Sulin se raclèrent bruyamment la gorge à l’unisson. Puis elles se défièrent du regard, et Sulin, les joues rouges, finit par détourner la tête.
Exhalant une forte odeur d’agacement, Rhuarc leur accorda à peine un coup d’œil et marmonna :
— J’ai aussi un millier de Promises de la Lance. Si je n’avais pas sévi, je les aurais toutes à mes basques, brandissant un flambeau pour annoncer au monde entier que Rand al’Thor est en danger. (Rhuarc se rembrunit.) Toute Promise que je surprendrai à nous suivre pourra vérifier que je pensais ce que j’ai dit…
Sulin et Nandera s’empourprèrent toutes les deux – sur des visages tannés par le soleil, l’effet était assez saisissant.
— Je…, commencèrent-elles avec un bel ensemble.
Il y eut un nouvel échange de regards, et Sulin rompit encore une fois le contact, les joues carrément écarlates. Les deux seules Promises que Perrin connaissait bien, Bain et Chiad, ne passaient pas leur temps à rougir comme ça…
— J’ai juré, dit Nandera, et toutes les Promises ont prêté serment sur l’honneur. Il en sera fait comme le chef Rhuarc l’a ordonné.
Perrin s’abstint de questionner Rhuarc sur la sidération. Pareillement, il ne lui demanda pas comment il avait fait traverser la rivière à ses Aiels, sans bacs disponibles, alors qu’une étendue d’eau était la seule chose au monde susceptible de les forcer à s’arrêter. Les réponses auraient été intéressantes, mais ce n’était pas le moment…
Six mille Aiels, cinq cents soldats de Dobraine et deux cents Gardes Ailés… Tout ça contre six Aes Sedai, leurs Champions et quelque cinq cents hommes. C’était gagnable. Mais les sœurs tenaient Rand. Si elles lui plaquaient une lame sur la gorge, qui oserait bouger le petit doigt ?
— Il y a aussi quatre-vingt-quatorze Matriarches, dit Amys. Les plus puissantes que nous avons pu trouver dans le camp…
La deuxième phrase semblait avoir été dure à sortir. À l’évidence, les Matriarches n’aimaient guère reconnaître leur aptitude à canaliser le Pouvoir.
— Nous n’en aurions pas amené tant, continua Amys d’un ton plus assuré, mais elles voulaient toutes venir.
Sorilea se racla la gorge, et cette fois, ce fut Amys qui rougit. Perrin nota mentalement d’interroger Gaul. De loin, les Aiels étaient le peuple le plus étrange dont il eût entendu parler. Peut-être se mettaient-ils à rougir avec l’âge.
— Sorilea est notre chef, conclut Amys.
La vieille Matriarche eut une sorte de ricanement satisfait. Son odeur confirmait qu’elle jubilait.
Perrin se retint de justesse de secouer la tête. Ce qu’il savait du Pouvoir aurait tenu dans un dé à coudre, en laissant encore assez de place pour un gros pouce. Mais il avait voyagé avec Moiraine, vu ce que Verin et Alanna pouvaient faire et vu également la flamme produite par Sorilea. Si elle comptait parmi les Matriarches les plus puissantes, il craignait fort que six Aes Sedai ne fassent qu’une bouchée de ces quatre-vingt-quatorze Aielles. Mais à ce stade de l’opération, il n’aurait pas refusé l’aide d’une bande de mulots…
— Les sœurs doivent avoir une trentaine de lieues d’avance sur nous, dit-il. Peut-être quarante, si elles font avancer leurs chariots à un train d’enfer. Nous allons devoir progresser vite.
Alors que Perrin remontait en selle, les Aiels repartirent vers la forêt. Voyant que le jeune homme levait la main, Dobraine fit signe aux cavaliers d’avancer.
Pas un instant Perrin ne se demanda pourquoi des hommes et des femmes assez vieux pour être son père ou sa mère – et des gens de pouvoir, par-dessus le marché – lui obéissaient ainsi.
En revanche, et non sans inquiétude, il se demanda à quelle vitesse pourrait avancer la colonne. Les Aiels en cadin’sor n’auraient aucun mal à suivre les chevaux, il le savait. Mais les Matriarches en jupe, certaines étant presque aussi vieilles que Sorilea ? Eh bien, jupe ou non, cheveux blancs ou pas, les Matriarches parvinrent à ne pas se laisser distancer – tout en bavardant presque tranquillement entre elles.
Personne ne voyageant quelques jours avant et pendant la Fête des Lumières – à moins d’une urgence absolue –, la route sinueuse se révéla parfaitement dégagée. Après une longue traversée de collines plus basses que les premières, quand la colonne s’arrêta pour la nuit, Perrin estima qu’elle avait parcouru environ quatorze lieues. Un beau record pour une expédition si importante. Probablement le double de ce que les Aes Sedai pouvaient faire sans tuer à la tâche les attelages de leurs chariots. Désormais sûr de rattraper les sœurs avant qu’elles arrivent à Tar Valon, Perrin commença à réfléchir à la manière de procéder, une fois la jonction faite.
Couché sur ses couvertures, sa selle en guise d’oreiller, Perrin adressa un petit sourire à la lune, qui en était à son premier quartier. S’il y avait eu ne serait-ce que quelques nuages, la nuit aurait été d’encre. Des conditions idéales pour chasser. Le genre de terrain parfait pour les loups.
Perrin invoqua mentalement l’image d’un jeune taureau sauvage doté de cheveux frisés. Ses cornes brillant comme du métal poli au soleil, l’être rayonnait de fierté. Perrin passa le pouce sur le manche de la hache posée à côté de lui, avec son tranchant incurvé et sa pique acérée. Les cornes d’acier de Jeune Taureau… C’était ainsi que les loups parlaient de lui.
Le jeune homme laissa son esprit partir à l’aventure, envoyant l’image dans la nuit. Il devait y avoir des loups, et ils auraient sûrement entendu parler de Jeune Taureau. L’existence d’un humain capable de parler avec les loups était le genre de nouvelle qui se répandait partout à la vitesse du vent. Dans sa vie, Perrin avait rencontré en tout et pour tout deux hommes comme lui. L’un était un ami, l’autre un pauvre type qui n’avait pas réussi à s’accrocher à son humanité.
Les réfugiés qui avaient afflué à Deux-Rivières racontaient volontiers des histoires d’hommes qui se transformaient en loups. Des contes que nul ne croyait vraiment, mais qui servaient à amuser les enfants. Parmi ces gens, cependant, trois avaient affirmé connaître des hommes qui s’étaient mués en loups et avaient choisi la vie sauvage. Si Perrin avait jugé peu crédibles les détails de ces récits, l’insistance que mettaient deux de ces réfugiés à ne pas croiser ses yeux jaunes lui avait confirmé qu’ils ne parlaient pas sans savoir. Cette femme du Tarabon et cet homme de la plaine d’Almoth ne seraient pour rien au monde sortis après le coucher du soleil. Pour une raison connue d’eux seuls, ils ne cessaient d’offrir de l’ail au jeune homme, qui s’en régalait, car il adorait ça. En revanche, il renonça à essayer de trouver des gens comme lui.
Alors qu’il captait la présence de loups, des noms vinrent à son esprit. Deux-Lunes, Flamme-Sauvage, Vieux-Cerf et des dizaines d’autres se bousculèrent dans sa tête. En réalité, il ne s’agissait pas de noms, mais d’un mélange d’images et de sensations. Jeune Taureau était une manière très simple de nommer un loup. Deux-Lunes était en fait une étendue d’eau enveloppée d’obscurité, aussi lisse que de la glace jusqu’à l’instant où le vent soufflait par une nuit piquante d’automne, et dans laquelle se reflétait l’astre nocturne qui brillait dans le ciel – deux images si parfaites et si semblables qu’il était difficile de dire laquelle était la vraie. Tout ça dans un simple nom…
Pendant un temps, il n’y eut que l’échange des noms et des odeurs. Puis Perrin pensa : Je cherche des gens qui se trouvent devant moi. Des Aes Sedai et des hommes, avec des chevaux et des chariots.
Bien entendu, exactement comme le nom Deux-Lunes ne pouvait se réduire à ce qu’il semblait signifier, la pensée de Perrin fut bien plus complexe que ça. Et plus imagée. Les humains devenaient des « deux-pattes », par exemple, et les cheveux des « quatre-pattes aux pieds durs ». Quant aux Aes Sedai, elles étaient des « deux-pattes femelles capables de toucher le vent qui fait bouger le soleil et d’invoquer le feu ». Détestant le feu, les loups se méfiaient des sœurs encore plus que des autres humains. Du coup, ils estimaient surprenant que Jeune Taureau ne soit pas en mesure de détecter des Aes Sedai. En réalité, Perrin avait appris par hasard que les loups avaient ce don. Pour eux, cette aptitude était aussi naturelle que, pour lui, celle de voir un cheval blanc parmi un groupe d’étalons noirs. Bref, rien dont ils aient à se vanter – ni qu’ils sachent expliquer clairement, d’ailleurs.
Dans la tête de Perrin, le ciel nocturne parut tourner comme une toupie avant de surplomber un camp où s’alignaient des tentes et des feux de camp à côté d’une série de chariots. La représentation n’était guère précise. Les loups s’intéressant peu à tout ce qui était lié aux humains, les chariots et les tentes avaient des formes assez peu réalistes. En revanche, les feux de camp rugissaient comme des félins et les chevaux… avaient l’air appétissants. De plus, avant d’atteindre Perrin, ces images étaient transmises via une multitude d’esprits de loups.
Le camp était plus grand que Perrin l’aurait cru, mais la louve Flamme-Sauvage se montra affirmative. En ce moment même, sa meute était en train de contourner l’endroit où campaient les « deux-pattes femelles capables de toucher le vent qui fait bouger le soleil et d’invoquer le feu ».
Perrin tenta de demander combien il y avait de gens, mais les loups ignoraient jusqu’à la notion de chiffre. En montrant ce qu’ils voyaient, ils pensaient en avoir fait assez, et de toute façon, Flamme-Sauvage et sa meute, après avoir senti les Aes Sedai, ne s’en seraient approchées sous aucun prétexte.
À quelle distance ?
Cette question-là reçut une réponse, une fois encore transmise de loup en loup. Bien entendu, il convenait de l’interpréter. Flamme-Sauvage indiqua qu’elle pouvait marcher jusqu’à la colline où un vieux mâle agressif nommé Demi-Queue et sa meute festoyaient sur la carcasse d’un cerf, et ce pendant que la lune parcourait dans le ciel, et selon un angle précis, une distance donnée. S’il voulait rejoindre Nez-de-Lapin – apparemment, un jeune mâle très féroce – Demi-Queue devrait couvrir la même distance, mais selon un angle différent. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que soit atteinte la position de Deux-Lunes. Celui-ci garda un silence plein de dignité, exactement ce qui convenait pour un vieux mâle au museau blanc à force de grisonner. Avec sa meute, il n’était qu’à un quart de lieue de Perrin. Supposer que Jeune Taureau n’était pas capable de sentir sa présence aurait été une insulte.
Par recoupements, Perrin arriva à un nombre voisin de vingt-huit lieues, voire un peu moins, et en tout cas, pas supérieur à trente. Le lendemain, il serait capable de calculer à quelle vitesse il gagnait du terrain sur les Aes Sedai. Comme il l’avait prévu, avec les chariots, les sœurs avançaient bien moins vite que sa colonne.
Pourquoi ?
La question venait de Demi-Queue, transmise par les autres mais identifiée par son odeur.
Perrin hésita avant de répondre. Depuis le début, il redoutait cet instant. Car il avait pour les loups la même affection que pour les gens de Deux-Rivières.
Ils ont mis en cage le Tueur d’Ombres…, finit-il par répondre.
C’était le nom que les loups donnaient à Rand. À part ça, il ignorait s’ils lui accordaient la moindre importance.
La stupeur qui lui vint des loups sembla une réponse sans équivoque. Puis des cris d’angoisse et de colère retentirent dans la nuit. Énervés, les chevaux du camp hennirent, raclèrent le sol avec leurs sabots et tirèrent sur les piquets où était attaché leur licol. Des hommes vinrent les calmer, puis ils sondèrent la nuit comme s’ils redoutaient de voir une meute géante déferler des montagnes.
Nous arrivons ! lança simplement Demi-Queue.
Pas un mot de plus. Mais d’autres meutes répondirent aussi, certaines avec lesquelles Perrin avait communiqué, et d’autres qui s’étaient contentées d’écouter le deux-pattes apte à parler le langage des loups.
Nous arrivons !
Là encore, rien de plus.
Perrin se tourna sur le côté, s’endormit comme une masse et rêva qu’il était un loup traversant des collines sans fin…
Le lendemain matin, aucun signe des loups – même les Aiels ne signalèrent pas leur présence – mais Perrin les sentit. Des centaines d’entre eux étaient en chemin.
Les quatre jours suivants, les collines cédèrent le pas à une plaine dont les rares élévations méritaient à peine le nom de « buttes », comparées à celles que la colonne avait dû négocier au début. La forêt s’éclaircit, devenant une prairie semée çà et là d’arbres ou de buissons desséchés. Tous les cours d’eau que traversèrent les voyageurs réussirent à peine à mouiller les sabots des chevaux – quand ils ne se réduisaient pas à des lits où la boue durcie se le disputait aux cailloux.
Chaque nuit, les loups donnaient à Perrin toutes les informations dont ils disposaient sur les Aes Sedai. Hélas, ce n’était pas grand-chose. La meute de Flamme-Sauvage les pistait, mais de trop loin pour en savoir très long. Un point devint clair, cependant. Chaque jour, Perrin et sa colonne parcouraient la même distance que lors de la première journée. Donc, ils gagnaient quotidiennement quatre lieues sur leurs proies. Mais quand ils les auraient rattrapées, que faudrait-il faire ?
Chaque soir, avant de communiquer avec les loups, Perrin fumait la pipe avec Loial. Une agréable occasion pour discuter de ce « que faudrait-il faire ? ». Dobraine militait pour une charge, quitte à ce qu’ils meurent tous en accomplissant leur devoir. Rhuarc conseillait de voir sur quoi brillerait le soleil le lendemain, et ajoutait que tout homme devait un jour s’éveiller du rêve qu’était la vie. En somme, ce n’était guère différent des propos du seigneur.
Jeune pour un Ogier, Loial avait quelque chose comme quatre-vingt-dix ans, et Perrin le soupçonnait d’avoir lu plus de livres qu’il en verrait lui-même dans sa vie. Souvent, le géant faisait montre de connaissances surprenantes au sujet des Aes Sedai.
— Plusieurs ouvrages abordent la façon dont les sœurs traitent les hommes capables de canaliser, dit un soir Loial tout en tirant sur sa pipe au fourneau sculpté de feuilles deux bonnes fois plus grand que celui de la bouffarde de Perrin. Tout au début du règne d’Artur Aile-de-Faucon, Elora, fille d’Amar fille de Coura, a écrit un livre intitulé Hommes de Feu et Femmes d’Air. Il y a seulement trois cents ans, Ledar, fils de Shandin fils de Koimal, a signé un Essai sur les Hommes, les Femmes et le Pouvoir de l’Unique parmi les humains. Ce sont à ma connaissance les meilleurs textes de référence. Celui d’Elora, surtout. Elle écrit dans le style de… Non. Bref ! Il faut que je sois bref !
Bref ? Perrin douta que ce soit possible. Déjà volubile en temps normal, Loial devenait intarissable quand il s’agissait de livres.
— Selon les lois en vigueur, un homme doit être conduit à la tour et jugé avant qu’il soit possible de l’apaiser.
Les oreilles de l’Ogier frémirent, ses longs sourcils se mirent en berne, puis il se ressaisit et tapota l’épaule de Perrin.
— Je ne crois pas que ce soit dans leurs intentions, mon ami. J’ai entendu dire que les sœurs parlaient de lui rendre honneur. De plus, elles savent qu’il est le Dragon Réincarné.
— Lui rendre honneur ? Elles le feront peut-être dormir dans des draps de soie, mais un prisonnier reste un prisonnier.
— Je suis sûr qu’elles le traient bien, Perrin !
Sûr de rien en réalité, l’Ogier exhala un soupir qui n’aurait pas dépareillé dans une tempête.
— De toute façon, il ne risque rien jusqu’à ce qu’il arrive à Tar Valon. Mais je ne comprends pas comment ces sœurs ont pu le capturer… (Loial secoua pensivement son énorme tête.) Elora et Ledar le disent tous les deux : quand les Aes Sedai découvrent un homme très puissant, elles font toujours en sorte d’être treize pour s’assurer de lui. Nos deux auteurs mentionnent bien quelques cas où quatre ou cinq suffirent, et ils parlent de Caraighan, une sœur qui conduisit un homme à Tar Valon – seule et sur près de huit cents lieues – après qu’il eut tué ses deux Champions. Mais…
» Perrin, Elora et Ledar ont écrit sur Yurian Arc-de-Pierre et Guaire Amalasan. Sur Raolin Noir-Fléau et Davian aussi, mais ce sont les deux premiers qui m’inquiètent…
Ces quatre hommes comptaient parmi les plus puissants qui s’étaient jadis proclamés Dragons Réincarnés, bien avant le règne d’Artur.
— Six Aes Sedai ont tenté de capturer Arc-de-Pierre. Il en a tué trois, faisant les autres prisonnières. Six sœurs, de nouveau, s’en sont prises à Amalasan. Résultat : une morte et deux sœurs calmées. Sans aucun doute possible, Rand est aussi puissant qu’Arc-de-Pierre ou Amalasan. Y a-t-il seulement six sœurs devant nous ? Dans le cas contraire, ça expliquerait beaucoup de choses…
Peut-être, mais ça n’avait rien de réconfortant. Même sans l’aide de leurs Champions et des soldats, treize Aes Sedai étaient en mesure de repousser toute attaque lancée par Perrin. Et elles pouvaient aussi l’empêcher d’agir en menaçant d’apaiser Rand, s’il bougeait une oreille. Une menace en l’air ? Probablement, puisqu’elles savaient que le Dragon Réincarné devait participer à l’Ultime Bataille. Mais était-ce un risque à prendre, quoi qu’en disent les lois de la tour ? Qui pouvait prévoir ce qui poussait les sœurs à prendre telle ou telle décision ?
Perrin n’avait jamais réussi à se fier à une sœur, même quand certaines avaient tenté de se montrer amicales avec lui. Elles gardaient bien trop de secrets, et il était impossible de savoir ce qu’elles mijotaient dans le dos d’un homme, même et surtout quand elles lui faisaient des grâces en face. Oui, qui pouvait prédire le comportement de ces femmes ?
Il s’avéra que Loial ne savait pas grand-chose qui soit susceptible d’aider quand viendrait le moment décisif. De toute façon, il avait surtout envie de parler d’Erith. Comme Perrin le savait, il avait confié deux lettres à Faile, une adressée à sa mère et l’autre à Erith, qu’elle avait mission de remettre à leurs destinataires quand elle le pourrait, s’il arrivait quelque chose de… malheureux. Bien entendu, l’Ogier avait tenu un long discours à Faile pour lui assurer que rien de fâcheux ne se produirait. Inquiéter les autres le rendait malade, sans doute à cause de son bon cœur.
Perrin avait naturellement écrit une lettre pour sa femme. Amys s’était chargée de la transmettre aux Matriarches, dans le camp aiel.
— Elle est si belle…, murmura Loial, admirant la nuit comme s’il avait contemplé le visage de sa bien-aimée. Ses traits sont si délicats, même s’ils ne manquent pas de puissance. Et quand je croise son regard, il me semble que mes yeux ne peuvent rien voir d’autre. Et ses oreilles !
Les propres oreilles de l’Ogier tremblèrent frénétiquement et il faillit s’étrangler avec sa pipe.
— Perrin, pardonne-moi, je t’en prie ! Oublie que j’ai parlé de… Je n’aurais même pas dû y faire allusion ! Tu sais que je ne suis pas grossier, n’est-ce pas ?
— J’ai déjà oublié, lâcha Perrin, médusé.
Les oreilles d’Erith ?
Loial voulut savoir ce que ça faisait d’être marié. Non qu’il eût l’intention de prendre femme, se hâta-t-il d’ajouter. Encore trop jeune, avec un livre à finir, il ne se sentait pas prêt à mener une petite existence casanière – sans jamais sortir du Sanctuaire, sauf pour aller en visiter un autre, ce que toute épouse digne de ce nom insisterait pour faire de temps en temps. Bref, il était curieux, et rien de plus.
Perrin parla de sa vie avec Faile et de la manière dont elle l’avait déraciné sans qu’il s’en rende compte. Avant, Deux-Rivières était son foyer. Aujourd’hui, c’était là où se trouvait Faile. Songer qu’elle l’attendait l’incitait à accélérer le pas. Sa présence suffisait à illuminer une pièce, et son sourire dissipait tous les problèmes. Bien entendu, le jeune homme ne parla pas de la façon dont bouillait son sang quand il pensait à elle, ni des battements de son cœur qui s’accéléraient lorsqu’il la regardait. Ces choses-là devaient rester intimes, tout comme le trouble que Faile avait instillé jusque dans la moelle de ses os. Que devait-il faire pour arranger les choses ? Se jeter à genoux devant elle ? Il y était prêt, mais quelque chose, en lui, exigeait quand même qu’elle dise le premier mot. Ou simplement, qu’elle lui fasse comprendre son désir de voir les choses redevenir comme avant.
— Et sa jalousie ? demanda Loial. (Cette fois, ce fut Perrin qui manqua s’étrangler.) Toutes les épouses sont comme ça ?
— Sa jalousie ? répéta Perrin. Faile n’est pas jalouse. Où as-tu été chercher cette idée ?
— Pas jalouse, mon œil ! siffla Loial. (Il étudia le fourneau de sa pipe.) Aurais-tu encore du tabac de Deux-Rivières ? Tout ce qui me reste, c’est du cairhienien qui arrache la gueule.
Si tout avait été de ce tonneau-là, le voyage aurait été paisible – en tout cas, autant que possible pour une poursuite. Sous un soleil de plomb qui transformait tout en fournaise, la colonne continua à avancer sans croiser personne. En revanche, des faucons tournaient souvent en cercle dans le ciel bleu. Peu désireux d’attirer les humains à eux, les loups faisaient en sorte de pousser vers la route des cerfs en nombre suffisant pour nourrir une telle expédition. Du coup, il n’était pas rare de voir sur le bas-côté un chevreuil, sa chevrette et leurs petits regarder placidement passer la longue colonne de cavaliers.
Mais comme le disait un vieux dicton : « Le seul homme totalement en paix est un homme qui n’a pas de nombril. »
Comme de juste, les Cairhieniens ne se sentaient pas très à l’aise avec les Aiels. Du coup, ils leur lançaient des regards noirs ou allaient jusqu’à ricaner méchamment sur leur passage. Plus d’une fois, Perrin entendit Dobraine maugréer parce que ses hommes étaient en infériorité numérique – douze contre un, ça faisait une sacrée cote ! L’officier respectait les qualités martiales des Aiels, mais à la façon dont on admire la cruauté et l’efficacité d’une troupe de lions féroces.
De leur côté, les Aiels s’abstenaient de ricaner et ne lançaient aucun regard noir. Traiter les Cairhieniens par le mépris, voilà tout ce qui leur semblait digne d’eux. À force de les voir nier l’existence des tueurs d’arbre, Perrin n’aurait pas été surpris de voir un jour des Aiels tenter d’en traverser un groupe comme s’il n’avait pas été là.
Rhuarc avait assuré qu’il ne se passerait rien, sauf si les Cairhieniens commençaient. Dobraine tenait le même discours : rien à redouter, tant que les Aiels restaient à leur place. Pour sa part, Perrin espérait que ses alliés ne s’entre-tueraient pas avant d’avoir rattrapé les Aes Sedai.
Il avait également l’espoir que les hommes de Mayene puissent faire office d’intermédiaires entre les deux autres groupes. Ce qui ne l’empêchait pas, en certaines occasions, de regretter leur présence.
Les soldats de Berelain s’entendaient très bien avec ceux de Dobraine – après tout, il n’y avait jamais eu de guerre entre Mayene et le Cairhien – et ils n’avaient aucun problème non plus avec les Aiels. Excepté lors de la guerre des Aiels, ils n’avaient jamais dû affronter les guerriers du désert…
Dobraine se montrait fort amical avec Nurelle, au point de prendre souvent le repas du soir avec lui, et le chef des Gardes Ailés n’hésitait jamais à aller fumer la pipe avec un groupe d’Aiels. En particulier quand Gaul était là. La raison des regrets de Perrin…
Le quatrième jour de voyage, Nurelle avait abandonné ses cavaliers pour venir chevaucher en tête de la colonne près de Perrin.
— J’ai parlé avec Gaul, avait-il annoncé.
Perrin l’avait écouté d’une demi-oreille. Le matin même, Flamme-Sauvage avait autorisé un jeune mâle à approcher des Aes Sedai peu après qu’elles se furent mises en route. Le loup n’avait pas senti l’odeur de Rand. Et apparemment, tous les loups la connaissaient.
Cela dit, et même si les images transmises par Nuages-du-Matin étaient imprécises, il semblait bien que tous les chariots sauf un étaient bâchés. Rand devait être dans l’un d’eux, bien plus à l’aise que Perrin, menacé de se noyer dans sa sueur tant il étouffait.
— Il a évoqué la bataille de Champ d’Emond, avait continué Nurelle. Et ta campagne de Deux-Rivières. Seigneur Aybara, ce serait un honneur pour moi de te l’entendre raconter de vive voix.
Perrin s’était redressé sur sa selle, les yeux rivés sur le gamin. Non, Nurelle n’était pas un gamin, malgré ses joues roses et son visage ouvert. À coup sûr, il avait au moins l’âge du « seigneur Aybara ». Mais son odeur ne laissait pas de doute. Chez lui, Perrin avait capté la même que sur de jeunes gars éperdus d’admiration. Mais être vénéré comme un héros par un type de son âge était presque plus qu’il n’en pouvait supporter.
Pourtant, si ces diverses déconvenues s’étaient arrêtées là, il n’aurait pas eu à se plaindre. L’animosité régnant entre les Cairhieniens et les Aiels ne l’avait pas surpris une seconde. Et il n’aurait pas dû être davantage étonné qu’un jeune officier sans expérience du combat soit impressionné par un chef ayant affronté et vaincu des Trollocs.
En campagne comme dans d’autres circonstances, c’étaient les problèmes inattendus qui minaient la résistance nerveuse d’un homme. Car ils frappaient quand il ne s’y attendait pas, et pouvaient détourner son attention à l’instant où ça risquait d’être fatal.
À part Gaul et Rhuarc, tous les Aiels portaient autour du front un bandeau rouge sur lequel figurait un disque noir et blanc. Perrin avait vu la même chose à Cairhien et à Caemlyn, mais quand il demanda à Gaul, puis à Rhuarc, si c’était le signe de ralliement des siswai’aman, les deux hommes firent mine de ne pas comprendre de quoi il parlait – comme s’ils étaient assez idiots pour ne pas voir un bandeau rouge autour de cinq mille crânes.
Perrin avait été jusqu’à interroger Urien, qui semblait être le second de Rhuarc, un Aiel Reyn du clan des Deux Pitons qu’il avait rencontré assez longtemps auparavant. Comme les deux autres, Urien avait fait mine de ne rien saisir.
Rhuarc ayant précisé qu’il ne pouvait emmener que des siswai’aman, le jeune homme décida que les guerriers qui l’accompagnaient en étaient, même s’il ignorait le sens de ce mot.
Très vite, il s’aperçut qu’il risquait d’y avoir des frictions entre ces siswai’aman et les Promises. Lorsque certains de ces guerriers regardaient des Far Dareis Mai, une odeur d’envie émanait d’eux. Et quand des Promises observaient ces hommes, leur odeur faisait penser à celle d’une louve qui se délecte de la carcasse d’un cerf et préférerait mourir d’une indigestion plutôt que d’en laisser un lambeau aux autres membres de sa meute.
Oui, il y avait un problème. Difficile à identifier, certes, mais grave. Cela dit, c’était pour l’instant une virtualité, contrairement à d’autres tracas. Durant les deux premiers jours de voyage, dès que Rhuarc disait quelque chose au sujet des Promises, Sulin et Nandera réagissaient en même temps. À chaque occasion, Sulin avait accepté de passer au second plan, mais ça ne l’empêchait pas de recommencer la fois d’après.
Le deuxième soir, une fois le camp dressé, les deux Aielles avaient failli s’entre-tuer.
C’était au moins ce qu’avait cru Perrin en les voyant se décocher des coups de pied, se frapper du poing, se jeter l’une l’autre sur le sol et se tordre les bras au-delà du point de rupture – enfin, non, juste avant, puisque celle qui était dominée parvenait toujours à se dégager souplement avant la catastrophe.
Quand Perrin avait essayé d’intervenir, Rhuarc l’en avait empêché, l’air étonné qu’une telle idée lui ait traversé la tête. Beaucoup de soldats du Cairhien et de Mayene étaient venus regarder le duel et parier sur son issue. En revanche, pas un seul Aiel – ni même une Matriarche – n’avait daigné y jeter un coup d’œil.
Pour finir, Sulin avait réussi à plaquer Nandera sur le ventre. Lui tordant un bras dans le dos, elle l’avait empoignée par les cheveux, puis lui avait cogné le visage contre le sol jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Un long moment, l’aînée des deux Aielles avait contemplé son adversaire vaincue. Puis elle l’avait hissée sur ses épaules et s’était éloignée en titubant.
Perrin en avait déduit que Sulin exercerait le pouvoir chez les Promises, désormais. Eh bien, il s’était fourré le doigt dans l’œil. Sulin toujours dans ses jambes, c’était encore Nandera, couverte de contusions, qui répondait aux questions de Rhuarc et prenait ses ordres. En tout aussi mauvais état, Sulin ne pipait pas mot et obéissait sans discuter dès que Nandera lui demandait de faire quelque chose.
Perplexe, Perrin se gratta le crâne et se demanda s’il avait interprété la fin du duel comme il le fallait.
Les Matriarches marchaient toujours au bord de la route par groupes de taille très fluctuante et dont les membres changeaient en permanence. Dès la fin du premier jour, Perrin s’était avisé que tout tournait en réalité autour de deux femmes : Sorilea et Amys. Au soir du deuxième, il avait eu la certitude que les deux Matriarches incarnaient des points de vue radicalement différents. Sinon, à quoi auraient rimé tous ces regards noirs et ces froncements de sourcils ?
De temps en temps, Perrin captait le nom « Aes Sedai » souvent accompagné des mots « coutume » et « bataille ». Mais il n’entendait jamais assez de choses pour comprendre de quoi il était question. En tout cas, Amys commença à céder moins facilement et à ne plus rougir aussi vite. Lorsqu’il regardait sa femme, Rhuarc exhalait parfois un parfum d’inquiétude – le seul signe indiquant qu’il savait que quelque chose n’allait pas.
Le troisième soir, Perrin redouta que des Matriarches se piquent d’imiter Sulin et Nandera. Mais il n’en fut rien. Quant aux deux Promises, elles allèrent s’asseoir à l’écart du camp et retirèrent leur foulard. Dans la pénombre, le jeune homme les observa, gardant assez de distance pour être sûr de ne pas entendre ce qu’elles disaient, même accidentellement, mais jusqu’à ce qu’il décide d’aller se coucher, elles se contentèrent de converser en buvant des gobelets d’eau.
Le lendemain matin, les Matriarches recommencèrent leur manège, se déplaçant d’un groupe à l’autre, mais avant que la colonne ait couvert une lieue, Perrin s’aperçut que tout tournait désormais autour de Sorilea. De temps en temps, Amys et elle s’isolaient pour parler, mais il n’y avait plus de regards noirs. Dans une meute de loups, Perrin aurait dit que le chef avait relevé un défi et gagné. Mais si on se fiait aux odeurs, Sorilea acceptait désormais Amys comme une égale, ou presque, ce qui ne correspondait pas du tout aux pratiques des loups.
Au septième jour de voyage, sous un soleil matinal brûlant, Perrin ruminait ses idées noires habituelles. Quelle surprise lui réservaient encore les Aiels ? Réussiraient-ils à ne pas sauter à la gorge des Cairhieniens un jour de plus ? Et réciproquement ? Et dans trois ou quatre jours, quand la jonction serait faite avec les Aes Sedai, que faudrait-il faire ?
Un message de Demi-Queue fit passer au second plan toutes ces préoccupations. À quelques lieues à l’ouest, un important groupe d’hommes – et peut-être aussi de femmes, car les loups avaient du mal à distinguer les sexes chez les humains – se dirigeait droit vers la colonne. La représentation très schématique des deux étendards de cette colonne redonna du cœur au ventre à Perrin.
Le voyant se redresser sur sa selle, Dobraine, Nurelle, Rhuarc, Urien, Nandera, Sulin, Sorilea et Amys accoururent.
— Continuez ! lança-t-il en orientant sa monture vers l’ouest. Des amis sont sur le point de nous rejoindre, mais ce n’est pas une raison pour perdre du temps.
La colonne continua son chemin, mais il ne fut pas permis à Perrin de partir seul. Avant qu’il ait couvert un quart de lieue, une dizaine de Gardes Ailés, autant de Cairhieniens, vingt Promises dirigées par Sulin et autant de siswai’aman conduits par un type grisonnant aux yeux verts et au visage de marbre vinrent lui coller aux basques. L’absence de Matriarches l’étonna un peu, mais il ne s’appesantit pas sur la question.
— Des amis, marmonna Sulin tout en avançant sur un flanc de Marcheur. Des amis qui apparaissent sans crier gare, et dont il détecte la présence par on ne sait quel miracle…
La Promise regarda Perrin et haussa la voix :
— Je n’aimerais pas te voir trébucher sur un oreiller et tomber une nouvelle fois sur le nez.
Perrin secoua la tête, se demandant quelle autre verge pour le battre il avait offerte à Sulin quand elle jouait les servantes. Un peuple décidément étrange, ces Aiels…
D’après la position du soleil, il chevaucha pendant près d’une heure, guidé par les loups aussi sûrement qu’une flèche vers sa cible, avant d’arriver en haut d’une butte et de découvrir un spectacle qui ne l’étonna pas vraiment. Une demi-lieue devant lui, des cavaliers avançaient en colonne par deux. L’étendard à la tête de loup flottait à l’avant de la colonne, ce qui n’avait rien de surprenant non plus. En revanche, il y avait bien des femmes – neuf, compta le jeune homme – et un petit groupe d’hommes qui ne venaient pas de Deux-Rivières. Une sacrée surprise, ça !
Il y en avait une autre : le second étendard. L’Aigle Rouge de Manetheren. Combien de fois avait-il dit à ses hommes de ne pas le déployer hors de Deux-Rivières ? Usant simplement de persuasion, il avait réussi à obtenir bien des choses, depuis qu’il était paraît-il un seigneur. Mais pas ça ! Cela dit, l’image envoyée par les loups l’avait préparé à cette déconvenue.
Les nouveaux venus repérèrent vite Perrin et ses compagnons. Parmi ces gars, beaucoup avaient des yeux d’aigle. Tous les cavaliers s’arrêtèrent, certains décrochant de leur dos l’arc long de Deux-Rivières avec lequel on pouvait tuer un homme à trois cents pas, voire plus.
— Personne devant moi ! ordonna Perrin. S’ils me reconnaissent, ils ne tireront pas.
— On dirait que les yeux jaunes voient loin, maugréa Sulin.
Parmi son escorte, bon nombre de gens le regardaient avec un drôle d’air.
Alors que le jeune homme approchait, son étrange escorte à la traîne, les arcs se baissèrent les uns après les autres. Avec ravissement, Perrin vit que ses hommes avaient avec eux Trotteur et Hirondelle. S’il arrivait malheur à la jument noire, Faile ne le lui pardonnerait jamais. Monter de nouveau Trotteur serait un plaisir, mais il garderait peut-être aussi Marcheur. Après tout, un seigneur pouvait se permettre d’avoir deux montures. Oui, même un seigneur à qui il ne restait peut-être que quatre jours à vivre !
Dannil et Aram se détachèrent de la colonne et les femmes les suivirent. De très loin, Perrin identifia des visages sans âge d’Aes Sedai. Puis il reconnut Verin et Alanna, qui fermaient la marche. Les autres ne lui disaient rien, mais il n’avait aucun doute sur leur nature, même s’il se demandait comment elles étaient arrivées ici.
Neuf… Neuf Aes Sedai… Dans trois ou quatre jours, ces sœurs pourraient lui être utiles. Mais jusqu’à quel point leur faire confiance ? Il y avait neuf sœurs, et Rand lui avait dit qu’il en tolérait seulement six autour de lui.
Alors que Perrin se demandait laquelle des femmes était Merana, la chef, le groupe de Dannil fit la jonction et une Aes Sedai au visage carré – on eût dit une paysanne sans âge – prit la parole avant tout le monde.
— C’est donc toi, Perrin Aybara, dit-elle. Le seigneur Perrin, devrais-je dire. Nous avons beaucoup entendu parler de toi.
— Te rencontrer ici est une surprise, ajouta une femme fort jolie mais bouffie d’arrogance. Et en très étrange compagnie…
Alors que sa compagne montait une solide jument alezane, cette sœur chevauchait un hongre sombre à l’œil féroce – un animal entraîné pour devenir un destrier, aurait parié Perrin.
— Nous étions sûrs que ta colonne serait déjà devant nous.
Ignorant les sœurs – une des deux devait être Merana, et pour l’instant, il ne savait pas quoi lui dire –, le jeune homme se tourna vers Dannil :
— Ne va pas croire que j’en suis mécontent, mais comment êtes-vous arrivés ici ?
Dannil lorgna les Aes Sedai, puis il lissa furieusement son épaisse moustache.
— Seigneur Perrin, nous nous sommes mis en chemin comme tu l’as dit, et aussi vite que possible. En laissant les chariots derrière nous, puisque tu devais avoir eu une bonne raison de t’éclipser si rapidement. Ensuite, Kiruna Sedai, Bera Sedai et les autres nous ont rattrapés, annonçant qu’Alanna pouvait trouver Rand – le seigneur Dragon, je veux dire –, et puisque tu étais parti avec lui, j’ai pensé que tu serais toujours en sa compagnie. Comme il n’y avait pas moyen de savoir si tu avais quitté Cairhien… (Dannil s’interrompit pour reprendre son souffle.) Bref nous voilà, et il semble que les sœurs aient eu raison, n’est-ce pas, seigneur ?
Le front plissé de perplexité, Perrin se demanda comment Alanna pouvait trouver Rand. Mais ce devait être vrai, sinon, Dannil et les autres n’auraient pas été là.
Avec Verin et une femme mince aux yeux noisette qui semblait soupirer souvent, Alanna restait toujours au dernier rang des femmes.
— Je suis Bera Harkin, dit la femme au visage carré. (Elle désigna la belle dédaigneuse.) Et voici Kiruna Nachiman. (Apparemment, les autres pouvaient se passer de présentations, pour l’instant.) Nous diras-tu ce que tu fais là alors que le jeune al’Thor – le seigneur Dragon – est à plusieurs jours au nord d’ici ?
Perrin n’eut pas besoin d’un long débat intérieur. Si ces sœurs avaient l’intention de se joindre aux ravisseuses de Rand, il ne pourrait rien faire pour les en empêcher. Mais neuf Aes Sedai dans son camp, en revanche…
— Rand est prisonnier. Une Aes Sedai nommée Coiren et cinq autres sœurs au moins le conduisent à Tar Valon. Enfin, elles en ont l’intention. Moi, je compte bien contrarier leur plan.
Cette nouvelle eut un effet bœuf. Alors que Dannil écarquillait les yeux, toutes les sœurs se mirent à parler en même temps. Seul Aram resta de marbre, mais il ne se souciait de rien, à part de son épée – qu’il portait dans le dos – et de Perrin. Malgré leur impassibilité, l’odeur des sœurs trahissait leur indignation et leur angoisse.
— Bera, il faut les arrêter ! lança une femme aux nattes ornées de perles à la mode du Tarabon.
— Oui, Elaida ne doit pas l’avoir ! renchérit une Cairhienienne montée sur une jument baie.
— Six ? s’exclama la femme aux yeux noisette, incrédule. Contre lui, ce n’est pas assez, j’en suis sûre.
— Il était blessé, je vous l’ai dit…, gémit Alanna.
Perrin reconnut le chagrin dans son odeur familière.
— Oui, je vous l’ai dit !
Verin n’ouvrait pas la bouche, mais elle sentait la colère et la peur.
Kiruna jeta un regard méprisant à l’escorte du jeune homme.
— Tu espères arrêter des Aes Sedai avec ça ? Verin n’avait pas précisé qu’il te manque une case.
— J’ai d’autres forces sur la route de Tar Valon, répondit sèchement Perrin.
— Dans ce cas, tu pourras te joindre à nous, lâcha Kiruna, comme si elle faisait une faveur à un idiot du village. Tu n’y vois pas d’inconvénient, Bera ?
L’Aes Sedai acquiesça.
Incapable de comprendre pourquoi l’attitude de Kiruna lui tapait ainsi sur les nerfs, Perrin décida que ce n’était pas le moment d’y réfléchir.
— J’ai aussi trois cents archers de Deux-Rivières que je veux ramener sur la route avec moi. (Comment Alanna avait-elle su que Rand était blessé ?) Si vous voulez nous suivre, Aes Sedai, vous êtes les bienvenues.
Les sœurs n’apprécièrent pas cette façon de présenter les choses. Elles s’isolèrent pour débattre – en utilisant le Pouvoir pour que rien ne filtre de leur conversation – et Perrin redouta qu’elles décident de partir de leur côté.
Au bout du compte, il n’en fut rien. Mais sur le chemin du retour, Kiruna et Bera flanquèrent Perrin et lui tinrent un sermon sur ce qu’elles considéraient comme une situation délicate et hautement périlleuse. Car il ne devait en aucun cas mettre en danger la vie du jeune al’Thor.
De temps en temps, Bera se souvint de parler plutôt du « Dragon Réincarné ». Quoi qu’il en soit, les deux sœurs furent d’accord sur un point : Perrin ne devait pas faire un demi-pas sans leur demander d’abord la permission. Alors que Bera parut vexée quand il refusa de « répéter après elle » ses consignes, Kiruna sembla penser que c’était une formalité inutile.
De son côté, Perrin se demanda s’il n’avait pas commis une bévue en les invitant à venir.
En atteignant la route, les Aes Sedai furent peut-être impressionnées par le nombre d’Aiels, de Cairhieniens et de soldats de Mayene qui composaient la colonne, mais elles prirent bien soin de ne pas le montrer. En revanche, elles jetèrent un peu d’huile sur le feu, comme il fallait s’y attendre. Le contraire aurait été trop beau…
Les Gardes Ailés et les Cairhieniens parurent réconfortés par l’arrivée de neuf Aes Sedai et de seize Champions. Dès qu’une des sœurs approchait, ils devaient se retenir pour ne pas se répandre en courbettes et en flagorneries. Les Promises et les siswai’aman, en revanche, regardaient les sœurs comme s’ils redoutaient qu’elles veuillent les écrabouiller sous leurs chaussures. Quant aux Matriarches, elles affichaient un masque d’impassibilité, comme de juste, mais Perrin sentait monter d’elles une odeur de colère noire.
À l’exception de Masuri, une sœur marron, les Aes Sedai ignoraient superbement les Matriarches. Mais après que Masuri eut été repoussée une bonne dizaine de fois en trois jours – si elle n’était pas facile à décourager, les Aielles avaient un don pour éviter les sœurs sans même donner l’impression d’y penser – Bera, Kiruna et les autres commencèrent à observer les Matriarches avant de tenir des messes basses à l’abri de quelque invisible barrière qui empêchait Perrin lui-même d’entendre quelque chose.
S’il l’avait pu, le jeune homme se serait adonné à l’espionnage. Ces femmes, il en était sûr, occultaient davantage que des conversations au sujet des Aielles. Pour commencer, Alanna refusait de lui dire comment elle savait où était Rand.
— Certaines connaissances carboniseraient tout autre cerveau que celui d’une Aes Sedai, avait-elle pompeusement déclaré.
Malgré sa froideur, elle empestait l’angoisse et le chagrin – et elle ne reconnaissait même pas avoir dit que Rand était blessé.
Muette comme une tombe, du moins avec Perrin, Verin regardait tout cela avec ses yeux sombres d’oiseau et un petit sourire sur les lèvres. Mais elle sentait la frustration et la fureur…
Se fiant aux odeurs, Perrin aurait dit que Bera ou Kiruna dirigeait ce groupe de sœurs. Bera, probablement, même si l’écart n’était pas grand et s’inversait selon les circonstances. En tout cas, une des deux chevauchait à ses côtés chaque jour pendant de longues heures. Égrenant d’interminables variations sur leurs « conseils » originels, ces deux femmes se comportaient en tout cas comme des chefs.
À l’évidence, Nurelle les considérait ainsi, prenant ses ordres auprès d’elles sans même jeter un coup d’œil à Perrin. Dobraine, lui, s’acquittait du coup d’œil, mais le résultat final était le même.
Un jour et demi durant, Perrin supposa que Merana était restée à Caemlyn. Il fut donc stupéfait lorsqu’une des sœurs appela la femme aux yeux noisette par ce nom. D’après Rand, c’était elle qui dirigeait la délégation de Salidar. Malgré l’égalitarisme de surface qui régnait entre les sœurs, Perrin la rangea d’instinct dans la catégorie des dominés. D’ailleurs, elle exhalait une odeur de résignation et d’anxiété.
Que des Aes Sedai aient des secrets n’avait rien d’étonnant, bien entendu. Mais Perrin avait l’intention d’arracher Rand des griffes de Coiren et de ses complices, et il aurait aimé savoir s’il devait s’attendre au même combat contre Kiruna et ses compagnes.
Au moins, le jeune homme se réjouissait d’avoir retrouvé Dannil et les autres, même s’ils se montraient presque aussi lèche-bottes avec les Aes Sedai que les Gardes Ailés et les Cairhieniens. Ravis de revoir leur chef, les hommes de Deux-Rivières n’avaient pratiquement pas râlé lorsqu’il leur avait ordonné de ranger l’étendard à l’Aigle Rouge. Bien entendu, on le reverrait tôt ou tard, Perrin l’aurait parié, mais pour l’heure, Tell Lewin, le cousin de Dannil – qui lui ressemblait comme un frère, n’étaient un nez plus pointu et une fine moustache de style domani –, l’avait soigneusement rangé dans une de ses sacoches de selle. La colonne n’en était pas pour autant privée d’étendards. Pour commencer, il y avait la Tête de Loup rouge de Perrin, bien entendu. Cet étendard-là, s’il avait demandé à ses hommes de le plier, ça ne se serait sûrement pas passé aussi bien. De toute manière, le regard dédaigneux de Kiruna lui donnait envie de l’exhiber.
En plus, il y avait les étendards de Dobraine et de Nurelle, qui n’avaient vu aucune raison de s’en priver plus longtemps, puisque les gars de Deux-Rivières en arboraient un. Mais ils n’avaient pas choisi le Soleil Levant du Cairhien ou le Faucon Doré de Mayene. À la place, ils avançaient sous les deux drapeaux classiques de Rand. Le Dragon rouge et or sur fond blanc, et le disque noir et blanc sur fond écarlate.
Alors que les Aiels ne réagirent ni dans un sens ni dans l’autre, les Aes Sedai devinrent encore plus glaciales. Pourtant, il ne semblait pas y avoir étendards mieux adaptés à cette peu ordinaire colonne.
Le dixième jour, alors que le soleil était à mi-chemin de son zénith, Perrin se sentait d’une humeur sinistre malgré la présence des hommes de Deux-Rivières et de son cher Trotteur, qui le portait bravement. En principe, ils auraient rattrapé les Aes Sedai vers midi, et il ne savait toujours pas quoi faire.
Et il l’ignorait toujours quand arriva le message des loups.
Venez ! Beaucoup de deux-pattes ! Beaucoup, beaucoup, beaucoup ! Venez vite !