Agenouillée en chemise de nuit, Egwene étudiait pensivement la robe d’équitation en soie verte qu’elle portait lors de son entrée dans le désert des Aiels, qui lui semblait remonter à une petite éternité. Elle avait tellement à faire !
Pour commencer, elle avait rédigé à la hâte un message, puis tiré Cowinde du sommeil pour lui ordonner d’aller le délivrer dès les premières lueurs de l’aube à l’auberge nommée à L’Échalas. Le texte disait pour l’essentiel qu’elle devait partir – à dire vrai, elle n’en savait guère plus long elle-même – mais comment aurait-elle pu disparaître sans prévenir Gawyn ? Le souvenir de quelques phrases la faisait d’ailleurs encore rougir. Lui dire qu’elle l’aimait, pourquoi pas, mais oser lui demander de l’attendre ! Malgré tout, elle avait pris soin de lui du mieux possible. À présent, elle devait se préparer – sans savoir ce qui l’attendait.
Le rabat de la tente s’ouvrit pour laisser passer Amys, puis Bair et Sorilea. Formant un seul rang, elles braquèrent les yeux sur la jeune femme. Devant leur désapprobation, Egwene eut du mal à ne pas serrer la robe d’équitation contre sa poitrine, comme si c’était une protection. En chemise de nuit, elle se sentait encore plus à son désavantage. Cela dit, même une armure n’y aurait rien changé. Il en allait ainsi, quand on avait conscience d’être en tort. Et cette visite n’avait rien d’étonnant – tout juste si elle arrivait un peu plus tard que prévu.
— Si vous êtes ici pour me punir, je n’ai pas le temps de porter des seaux d’eau ou de creuser des trous. Navrée, mais j’ai promis de partir au plus vite, et les sœurs semblaient compter en minutes…
Amys fronça les sourcils, l’air franchement stupéfiée.
— Pourquoi devrions-nous te punir ? demanda-t-elle tandis que Sorilea et Bair se regardaient, incrédules. Dès l’instant où tes sœurs t’ont convoquée, tu as cessé d’être notre élève.
Pour se donner une contenance, Egwene examina de nouveau la robe. Après un si long séjour dans un coffre, roulée en boule, elle était remarquablement peu froissée.
— Je sais que vous êtes fâchées contre moi, et vous avez d’excellentes raisons…
— Fâchées ? coupa Sorilea. Nous ne le sommes pas. Tu ne nous connais pas mieux que ça ?
De fait, la doyenne des Matriarches ne semblait pas en colère. Cependant, il y avait cette désapprobation, sur le visage des trois Aielles…
Egwene les dévisagea toutes, insistant en particulier sur Amys et Bair.
— Mais vous m’avez toujours dit que ce que je m’apprête à faire n’est pas bien. Quand vous m’avez demandé de ne même pas y penser, j’ai juré d’obéir, puis j’ai quand même cherché le moyen de réussir…
Bizarrement, un sourire illumina le visage parcheminé de Sorilea. Tandis qu’elle tirait allégrement sur son châle, ses multiples bracelets tintinnabulèrent presque joyeusement.
— Vous voyez ? N’avais-je pas dit qu’elle comprendrait ? Cette enfant pourrait être une Aielle !
Amys se détendit un peu et Bair encore davantage. Alors, Egwene comprit. Les Matriarches n’étaient pas furieuses qu’elle ait l’intention d’entrer en chair et en os en Tel’aran’rhiod. À leurs yeux, ce n’était pas bien, mais une personne devait faire ce qu’elle jugeait bon. Si Egwene réussissait, ça ne lui vaudrait aucun toh, sauf éventuellement vis-à-vis d’elle-même.
Bref, les Aielles n’étaient pas furieuses – pour le moment. Elles détestaient qu’on leur mente, certes, mais Egwene venait de se confesser et… Enfin, elle venait de confesser son plus petit mensonge !
Une grande inspiration fut nécessaire pour que la suite puisse sortir.
— Je n’ai pas menti que sur ce point… Après avoir promis le contraire, je suis entrée seule dans le Monde des Rêves.
Amys se rembrunit. N’étant pas capable de marcher dans les rêves, Sorilea hocha tristement la tête.
— J’avais juré d’obéir comme une bonne élève, mais après ma blessure, quand vous m’avez interdit Tel’aran’rhiod, j’y suis allée quand même.
Impassible, Bair croisa les bras. Sorilea marmonna quelque chose au sujet des « gamines stupides », mais sans grande conviction.
Le plus difficile restait à dire. Étonnée de ne pas trembler comme une feuille, Egwene se jeta à l’eau :
— Le pire est à venir… Je ne suis pas une Aes Sedai, mais une Acceptée. Autant dire une apprentie, parce que je ne risque pas d’être élevée avant longtemps, si je le suis un jour.
Sorilea leva la tête et pinça les lèvres, mais il n’y eut pas de commentaires. C’était à Egwene qu’il revenait d’arranger les choses. Bien sûr, ses rapports avec les Aielles ne seraient plus jamais les mêmes, mais…
Tu as tout avoué, dit une petite voix dans la tête de la jeune femme. Maintenant, si tu t’occupais de rallier Salidar le plus vite possible ? Il te reste une petite chance d’être un jour nommée Aes Sedai, à condition de ne pas énerver encore plus les sœurs.
Baissant les yeux, Egwene contempla les tapis de couleur du sol avec une moue méprisante. Du mépris pour cette petite voix ! Quelle honte, quand même, de penser des choses pareilles ! Elle allait partir, mais avant, il lui fallait mettre en ordre ce qui devait l’être. Le ji’e’toh le permettait. On faisait ce qu’on devait faire, puis on en payait le prix. Des mois plus tôt, dans le désert, Aviendha lui avait montré ce que coûtait un mensonge.
Egwene mobilisa tout son courage – avec l’espoir que ça suffirait –, posa la robe et se leva. Bizarrement, une fois décidée, les choses lui parurent moins difficiles. Toujours contrainte de lever la tête pour regarder les Aielles, elle le faisait désormais avec une grande fierté, et parler n’avait plus rien d’une épreuve.
— J’ai un toh, dit-elle d’une voix sereine. Je vous demande de m’aider à l’assumer. Comme une faveur…
Salidar allait devoir attendre un peu.
Appuyé sur un coude, Mat étudiait la partie de Serpents et de Renards en cours. De temps en temps, une goutte de sueur tombait de son menton et ratait de peu le plateau de jeu posé à même le sol. En réalité, il ne s’agissait pas d’un plateau, mais d’un simple carré de tissu rouge sur lequel figurait un réseau de lignes dessinées à l’encre noire. Des flèches indiquaient lesquelles permettaient de jouer dans un seul sens et lesquelles autorisaient des coups dans les deux directions. Dix disques de bois clair ornés d’un triangle lui aussi dessiné figuraient les renards, et dix autres, ornés de lignes ondulées, représentaient les serpents. Posées de chaque côté du jeu, deux lampes fournissaient largement assez de lumière.
— Nous allons gagner, cette fois, Mat ! s’écria Olver. J’en suis sûr.
— C’est possible, souffla le jeune homme.
Leurs deux disques entièrement noirs étaient presque revenus dans le cercle qui trônait au milieu du plateau. Mais le prochain coup de dés serait au bénéfice des serpents et des renards. La plupart du temps, on ne dépassait jamais la lisière du cercle…
— Lance les dés, Olver !
Mat ne touchait jamais le godet, et ce depuis le jour où il l’avait offert au gamin. S’ils devaient jouer, eh bien, ils joueraient à fond, sans que la chance légendaire du jeune flambeur entre en ligne de compte.
Souriant, Olver secoua le godet et lança les dés de bois que son père avait fabriqués pour lui. Puis il fit la grimace en comptant les points. Trois dés affichaient un triangle et les trois autres des lignes ondulées. Quand c’était à leur tour de jouer, il fallait faire avancer les renards et les serpents vers ses propres pièces, et en prenant le chemin le plus court. Si l’un d’eux finissait sa course sur un emplacement occupé par un disque noir…
Un serpent prit le disque d’Olver et un renard celui de Mat. D’un coup d’œil, le jeune homme vit que deux autres serpents auraient capturé sa pièce si le coup avait été joué jusqu’au bout.
Un jeu d’enfant auquel il était impossible de gagner si on respectait les règles. Dès qu’il serait assez grand pour comprendre, Olver cesserait d’y jouer, comme les autres enfants. Un jeu de gamin, oui… Pourtant, Mat n’aimait pas perdre contre les renards, et moins encore contre les serpents. Même s’il n’y avait aucun rapport entre les deux, ça lui rappelait de mauvais souvenirs.
— Eh bien, soupira Olver, nous avons presque gagné. Une autre partie, Mat ?
Sans attendre de réponse, le petit garçon traça dans l’air le signe qui ouvrait une partie – un triangle, puis une ligne ondulée à l’intérieur – puis il entonna une comptine :
— « Courage pour fortifier, feu pour aveugler, musique pour étourdir et fer pour attacher. » Mat, pourquoi faut-il dire ça ? Il n’y a ni feu, ni musique ni fer.
— Je n’en sais rien…
Ces mots disaient vaguement quelque chose au jeune homme, mais il était incapable de mettre le doigt dessus. Les souvenirs glanés dans le ter’angreal auraient tout aussi bien pu être collectés au hasard – d’ailleurs, ils l’étaient probablement – et il y avait tant de trous dans sa propre mémoire, sans compter une atroce confusion… Et ce fichu Olver, avec ses « pourquoi », qui lui posait sans cesse des questions dont il ignorait la réponse.
Daerid surgit soudain de la nuit, se pencha pour entrer sous la tente et… cilla de surprise. Le visage lustré de sueur, il portait toujours sa veste, mais ouverte. Sa nouvelle cicatrice, bien rose, ressortait sur les plus anciennes qui barraient son visage.
— Tu devrais être couché depuis longtemps, Olver, dit Mat en se levant.
Ses blessures lui faisaient encore mal, mais à peine. Une preuve qu’elles guérissaient bien.
— Range le jeu, petit.
Mat approcha, se pencha et souffla à l’oreille de Daerid :
— Si tu parles de ce que tu viens de voir, je te trancherai la gorge.
— Pourquoi ? demanda Daerid, faussement innocent. Tu deviens un père parfait, voilà tout. D’ailleurs, cet enfant te ressemble beaucoup.
Il faillit sourire, mais se ravisa et ajouta, grave comme la mort :
— Le seigneur Dragon entre dans le camp.
Toute idée de molester Daerid abandonna Mat, qui écarta le rabat et sortit dans la nuit sans avoir pris le temps d’enfiler sa veste. Dès qu’ils le virent, les six hommes de Daerid qui montaient la garde autour de la tente se mirent au garde-à-vous. Tous étaient des arbalétriers, car les piquiers faisaient en général de moins bons protecteurs.
Dans le camp, même en pleine nuit, il ne faisait pas un noir d’encre. Entre la vive lumière de la lune gibbeuse, étincelante dans un ciel sans nuages, et la lueur des feux de camp crépitant entre les rangées de tentes et les soldats qui dormaient à même le sol, on y voyait même bien. Le long du chemin qui menait à la palissade, vingt pas au maximum séparaient une sentinelle de la suivante. Pas la configuration idéale, mais si une attaque pouvait surgir de nulle part…
Sur un terrain quasiment plat, Mat n’eut aucun mal à apercevoir Rand, qui approchait de lui en compagnie de deux Aiels voilés. Fidèles à leur réputation, les guerriers tournaient la tête dès qu’un homme de la Compagnie se retournait dans son sommeil ou dès qu’une sentinelle bougeait une oreille. L’Aielle nommée Aviendha accompagnait également Rand. Un baluchon sur le dos, elle avançait comme si elle avait l’intention de sauter à la gorge de quiconque lui chercherait des noises. Mat avait renoncé à comprendre pourquoi son ami s’encombrait de ce fardeau.
Les Aielles ne sont qu’une source d’ennuis, et celle-là est encore pire que toutes les autres réunies.
— C’est vraiment le Dragon Réincarné ? demanda Olver, tout excité.
Le jeu enroulé serré contre sa poitrine, il semblait sur le point de sauter comme un cabri.
— C’est bien lui, oui… Et maintenant, au lit ! Ce n’est pas un endroit pour les petits garçons.
Fort mécontent, Olver s’éloigna – mais il n’alla pas plus loin que la tente la plus proche. Du coin de l’œil, Mat le vit se cacher derrière, puis pointer de nouveau le bout du nez.
Le jeune flambeur décida de ficher la paix au gosse. Cela dit, après avoir mieux regardé la tête que tirait Rand, il se demanda si cet endroit était beaucoup plus recommandable pour un adulte. À l’occasion, Mat avait déjà vu un marteau ou une masse de forgeron avoir un air plus avenant que celui du fichu Dragon. Pourtant, une émotion tentait de percer ce masque de marbre – quelque chose comme de l’excitation ou de l’impatience. Le regard brûlant de ce qui semblait être une forme de fièvre, Rand tenait un rouleau de parchemin dans une main, l’autre caressant machinalement la poignée de son épée. À sa ceinture, la boucle en forme de dragon brillait intensément. Émergeant de temps en temps de l’une ou l’autre de ses manches, la tête d’un des Dragons tatoués sur ses bras reflétait elle aussi la lumière des feux de camp.
Dès qu’il eut rejoint Mat, Rand ne perdit pas de temps en vaines salutations.
— Il faut que je te parle en privé. J’ai besoin de toi.
Alors que la nuit restait étouffante, le Dragon de malheur portait une veste verte à col montant – et pas une goutte de sueur ne perlait sur son front !
Plus ou moins habillés et équipés, Daerid, Talmanes et Nalesean observaient la scène en silence. Mat leur fit signe d’attendre là, puis il désigna sa tente. Y entrant derrière Rand, il toucha du bout des doigts le pendentif en forme de tête de renard qu’il portait sous sa chemise. Au moins, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. En tout cas, il l’espérait.
Rand avait parlé d’un entretien privé, mais de toute évidence, Aviendha ne s’était pas sentie concernée. Sous la tente, elle se plaça à très exactement deux pas de Rand et ne le quitta plus du regard – sauf pour étudier Mat de la tête aux pieds, quand elle avait le sentiment qu’il ne s’en apercevait pas.
Sans accorder la moindre attention à l’Aielle, Rand regardait lentement autour de lui, comme si la précipitation qu’il manifestait un peu plus tôt était déjà oubliée. Pourtant, il n’y avait pas grand-chose à voir, à part les lampes qu’Olver avait reposées sur la petite table pliante, une chaise également pliante, plus un lit de camp et une table de toilette de campagne. Tout ce mobilier était en bois laqué noir avec de discrètes dorures. Quand un type avait de l’argent, il fallait bien qu’il le dépense, non ?
Les fentes ménagées dans la toile de tente par les Aiels, la nuit de l’attaque, avaient été recousues, mais elles restaient très visibles.
Le silence ne tarda pas à taper sur les nerfs de Mat.
— Que se passe-t-il, Rand ? J’espère que tu n’as pas décidé de changer le plan à la dernière minute.
Pas de réponse, mais un regard, comme si Rand venait de se souvenir que son vieil ami était là. Ce comportement inquiéta Mat. Quoi qu’en pensent Daerid et les autres membres de la Main Rouge, il faisait tous les efforts possibles pour rester loin du grabuge. Hélas, sa nature de ta’veren lui jouait parfois un mauvais tour, et selon lui, tout le problème était là. N’était que Rand jouait un rôle là-dedans. Lui aussi ta’veren, il était bien plus puissant que Mat, au point que celui-ci se sente par moments soumis à une sorte de force d’attraction. Quand Rand se mêlait d’une bataille, son ami s’y retrouvait impliqué, même s’il était à l’origine en train de roupiller dans une grange.
— Encore quelques jours, et j’entrerai en Tear. Les bacs feront traverser le fleuve à la Compagnie, et très vite après, nous retrouverons Weiramon. Il est bien trop tard pour changer…
— Je veux que tu conduises Elayne à Caemlyn, coupa Rand. À tout prix, il faudra qu’elle y soit en sécurité. Donc, tu la suivras comme son ombre jusqu’à ce qu’elle soit montée sur le Trône du Lion.
Aviendha se racla la gorge.
— Oui, grogna Rand, sa voix soudain aussi dure et aussi glaciale que son visage.
Sans raison apparente, aurait juré Mat. Mais quand on devenait dingue, avait-on encore besoin de raisons ?
— Oui, Aviendha t’accompagnera. Je pense que c’est la meilleure solution.
— Tu penses ? s’indigna l’Aielle. Si je ne m’étais pas réveillée au bon moment, je ne saurais même pas que tu as retrouvé Elayne. Tu ne m’envoies nulle part, Rand al’Thor ! J’ai mes raisons de vouloir parler à Elayne.
— Je suis très content que tu aies retrouvé la Fille-Héritière, dit Mat.
En réalité, à la place de Rand, il aurait laissé cette femme où elle était. Même Aviendha aurait été préférable ! Au moins, les Aielles ne vous traînaient pas dans les pattes avec le menton pointé, et elles n’estimaient pas qu’un homme devait leur obéir au doigt et à l’œil. Bien entendu, elles avaient parfois des jeux un peu rudes, et il leur arrivait d’essayer de tuer leur compagnon, de temps en temps, mais personne n’était parfait.
— Cela dit, pourquoi as-tu besoin de moi ? Traverse un de tes portails, embrasse-la, prends-la dans tes bras puissants et reviens.
Comme si Mat avait suggéré à son ami de l’embrasser elle, Aviendha le foudroya du regard.
Rand déroula son rouleau de parchemin et utilisa les lampes pour tenir les bords.
— Voici où elle est…
Le document était une carte représentant le fleuve Eldar et ses deux berges sur environ vingt lieues de largeur pour chacune. Une flèche à l’encre bleue désignait la forêt, et le nom « Salidar » figurait à côté. Rand tapota la limite orientale de la carte. Une zone boisée, comme presque tout ce qui était représenté.
— Par là, il y a une grande clairière. Comme tu le vois, le village le plus proche est à environ huit lieues au nord. J’ouvrirai un portail dans la clairière pour tes hommes et toi.
Mat réussit à transformer un rictus en vague sourire.
— Si je dois y aller, pourquoi ne pas le faire seul ? Ouvre ton portail à Salidar, laisse-moi jeter la belle sur un cheval, et…
Et quoi ? Rand allait-il ouvrir aussi un portail entre Salidar et Caemlyn ? Sinon, du fleuve Eldar jusqu’à la capitale d’Andor, ça faisait un sacrément long chemin. Et un fichu voyage en perspective, avec une gente dame et une Aielle sur les bras…
— La Compagnie, Mat ! Tes hommes et toi !
Rand prit une profonde inspiration et s’adoucit un peu. Mais il ne se détendit pas vraiment, et une flamme continua à brûler dans ses yeux. À croire qu’il était malade, ou qu’il souffrait de quelque chose.
— À Salidar, il y a des Aes Sedai. Des centaines, d’après ce qu’on dit, mais je parierais plutôt pour une cinquantaine. Vu la vénération que ces femmes manifestent à la Tour Blanche, il m’étonnerait beaucoup qu’elles soient plus nombreuses que ça. Je pense vous déposer à deux ou trois jours de Salidar afin qu’elles sachent que vous arrivez. Les surprendre pourrait être dangereux, si elles croient que des Capes Blanches les attaquent. Ces sœurs se sont rebellées contre Elaida. À mon sens, sachant qu’elles doivent être effrayées, pour qu’elles vous laissent partir, il te suffira de faire montre d’autorité et d’annoncer qu’Elayne doit être couronnée à Caemlyn. Si tu estimes que ces femmes sont fiables, offre-leur ta protection. Et la mienne, puisqu’elles sont en principe mes alliées. Si ça leur fait plaisir, n’hésite surtout pas ! Après, escorte Elayne et toutes les sœurs qui voudront venir à travers l’Altara et le Murandy – en ligne droite jusqu’à Caemlyn. Si tu avances rapidement, les Altariens et les Murandiens ne te feront pas d’ennuis. En chemin, si tu rencontres des fidèles du Dragon, rallie-les à toi. Si je ne fais rien, la plupart deviendront des bandits. Mais en avançant sous mon étendard, tu les attireras à toi… (Rand eut un sourire qui n’atteignit jamais son regard.) Combien d’oiseaux avec une seule pierre, Mat ? En traversant l’Altara avec six mille hommes et des fidèles du Dragon, tu pourrais bien m’offrir ces deux pays sur un plateau d’argent.
Ce discours incita tellement Mat à grincer des dents qu’il ne se soucia plus de savoir si Rand faisait la tête parce qu’il avait dix caries ou parce qu’on avait rempli ses bottes d’orties. Laisser penser à des Aes Sedai qu’il allait les attaquer ? Et puis quoi encore ? Les sœurs ne lui faisaient pas peur, tant qu’il y en avait cinq ou six, mais une cinquantaine ?
Sans vraiment s’en apercevoir, Mat toucha de nouveau la tête de renard, à travers sa chemise. Dans cette histoire, il risquait surtout de découvrir les limites de sa chance. Quant à traverser l’Altara et le Murandy, il voyait le tableau d’ici. Tous les nobles dont il foulerait les terres bomberaient le jabot comme de fichus coqs et tenteraient de lui flanquer un coup de bec dès qu’il leur aurait tourné le dos. Et si le délire typiquement ta’veren s’en mêlait, il se retrouverait probablement face à une armée levée par un seigneur ou une dame.
Non, décidément, il fallait essayer encore !
— Rand, tu ne crains pas que ça attire vers le nord le regard de Sammael ? Tu voudrais qu’il le tourne vers l’est. C’est même pour ça que je suis là, si tu t’en souviens. Pour détourner son attention.
Rand secoua fermement la tête.
— Il verra une garde d’honneur qui escorte la reine d’Andor jusqu’à Caemlyn – s’il est informé de ton aventure avant que tu sois arrivé à destination. Combien de temps te faut-il pour être prêt ?
Mat voulu polémiquer, mais il se ravisa. Rien ne ferait changer d’avis cette tête de pioche.
— Deux heures.
La Compagnie aurait pu être opérationnelle plus vite que ça, mais il n’y avait pas le feu, et il ne fallait surtout pas que les hommes croient partir à l’attaque.
— Très bien… Moi, j’ai besoin d’une heure.
Pour quoi faire ? Rand ne le précisa pas.
— Ne quitte pas Elayne d’un pouce, Mat, et protège-la. Si elle n’arrive pas vivante à Caemlyn, tout ça n’aura servi à rien.
Messire Dragon pensait-il que Mat ignorait que la dame et lui s’étaient bécotés dans tous les coins sombres de la Pierre de Tear, la dernière fois qu’ils s’étaient vus ?
— Je la traiterai comme ma propre sœur…
Dès le jour de sa naissance, les sœurs de Mat avaient rivalisé d’imagination pour lui empoisonner la vie. Il n’en attendait pas moins d’Elayne, mais dans un style différent. Et avec un peu de chance, Aviendha serait moins pénible.
— Tant que je ne l’aurai pas larguée au palais royal, je jure de ne pas la quitter du regard.
Et si elle me fait trop souvent le coup de l’arrogance, il se peut bien que je lui botte les fesses.
— Puisqu’on parle de sœur…, fit Rand. Bodewhin est à Caemlyn avec quelques autres filles de Deux-Rivières. Sous la surveillance de Verin et Alanna, elles sont en route pour suivre une formation d’Aes Sedai. Je ne sais pas où elles sont censées la suivre, et dans les conditions présentes, je ne les laisserai pas rallier la Tour Blanche. Les Aes Sedai qui viendront avec toi régleront peut-être cette question.
Mat en resta muet. Sa sœur, une Aes Sedai ? Bode, la chipie qui allait le dénoncer à sa mère chaque fois qu’il faisait un truc amusant ?
— Autre chose, continua Rand, Egwene arrivera peut-être à Salidar avant toi. J’ai peur que les sœurs aient découvert qu’elle se faisait passer pour une Aes Sedai. Fais de ton mieux pour la tirer de ce pétrin. Et dis-lui que je la renverrai auprès des Matriarches dès que ce sera possible. En principe, elle devrait être ravie de te suivre. Mais avec elle, on ne sait jamais, vu qu’elle est têtue comme une mule. L’objectif prioritaire reste Elayne. Surtout, n’oublie pas : tiens-toi près d’elle jusqu’à ce qu’elle soit à Caemlyn.
— Je le jure, grogna Mat.
Comment Egwene pouvait-elle être quelque part le long du fleuve Eldar ? Quand Mat avait quitté Maerone, elle se trouvait à Cairhien, il en aurait mis sa main au feu. Bien sûr, elle avait pu apprendre à voyager comme le faisait Rand. Dans ce cas, elle pouvait aller où elle voulait. Par exemple, à Caemlyn, et ouvrir du même coup un portail pour ses hommes et lui.
— Ne t’en fais pas pour Egwene. Je la sortirai du pétrin où elle s’est fourrée, même si elle fait sa forte tête.
Ce ne serait pas la première fois que Mat tirerait du feu les marrons de son amie, avant qu’ils soient calcinés. Et comme d’habitude, elle ne lui en saurait aucun gré.
Bode, une future Aes Sedai ?
Par le sang et les fichues cendres !
— Très bien, fit Rand. Très bien…
Il regardait intensément la carte. Quand il en leva les yeux, Mat crut qu’il allait dire quelque chose à Aviendha, mais il détourna très violemment la tête pour ne plus la voir.
— Thom Merrilin doit être avec Elayne… (Rand sortit de sa poche une feuille de parchemin pliée et cachetée.) Donne-lui cette lettre.
Après avoir remis la missive à son ami, messire Dragon sortit en trombe de la tente. Aviendha le suivit, la bouche entrouverte comme si elle voulait parler, mais elle la referma, enfouit les mains dans sa jupe et ferma les yeux.
C’était donc dans ce sens-là que soufflait le vent ?
Et cette femme veut parler à Elayne ?
Comment Rand s’était-il fourré dans cette mouise ? Depuis toujours, c’était lui qui savait y faire avec les filles. Perrin et lui, en fait…
Quoi qu’il en soit, ce n’étaient pas les oignons de Mat. Perplexe, il étudia la lettre remise par Rand. Le nom de Thom figurait dessus – une écriture féminine – et le sceau, un arbre surmonté par une couronne, ne disait rien au jeune flambeur. Quelle noble dame pouvait bien écrire à un vieux type ridé comme Thom ? Encore une fois, ça ne regardait pas Mat.
Il posa la lettre sur la table, puis prit sa pipe et sa blague à tabac.
— Olver, dit-il en bourrant la bouffarde, va dire à Daerid, Talmanes et Nalesean de me rejoindre.
Derrière le rabat de la tente, une petite voix aiguë lança un « oui, Mat » surpris. Puis on entendit des pas légers s’éloigner.
Croisant les bras, Aviendha regarda Mat, l’air décidée.
Le jeune flambeur lui faucha l’herbe sous le pied.
— Tant que tu voyageras avec la Compagnie, tu seras sous mes ordres. Je ne veux aucun problème, et je compte sur toi pour qu’il n’y en ait pas.
Si elle faisait du grabuge, il livrerait l’Aielle à Elayne ligotée sur le dos d’un cheval de bât. Et tant pis s’il fallait mobiliser dix types pour la hisser là-haut.
— Je sais obéir, grand chef de guerre. (Bien sûr, l’inévitable soupir vint ponctuer cette déclaration ironique.) Cela dit, sache que toutes les femmes ne sont pas aussi mollassonnes que celles des terres mouillées. Quand on essaie de hisser certaines d’entre elles sur un cheval contre leur volonté, on risque de se retrouver avec un couteau entre les côtes.
Mat faillit en laisser tomber sa pipe. Les Aes Sedai, il le savait, ne lisaient pas dans les pensées – sinon, il y aurait eu beau temps que sa peau aurait orné un mur de la Tour Blanche. Mais les Matriarches, peut-être…
Bien sûr que non ! C’est simplement un de ces trucs de bonnes femmes…
S’il y mettait du sien, Mat réussirait sûrement à comprendre comment l’Aielle s’y était prise. Mais il avait d’autres chats à fouetter.
Après avoir fourré entre ses dents le tuyau de sa pipe éteinte, il se pencha pour étudier la carte. En forçant la cadence, la Compagnie pourrait sans doute aller de la clairière à Salidar en un jour, même sur un terrain si boisé. Mais deux journées de marche, voire trois, seraient préférables. Que les Aes Sedai aient amplement le temps de se préparer, histoire qu’elles ne soient pas plus effrayées qu’elles l’étaient déjà. Une Aes Sedai effrayée, c’était une sorte de contradiction vivante. Même si son médaillon le protégeait, Mat n’avait aucune envie de découvrir ce que pouvait faire une sœur qui perdait le contrôle de ses nerfs.
Alors qu’il sentait les yeux d’Aviendha peser sur sa nuque, Mat entendit un bruit bizarre. Se retournant, il vit que l’Aielle, assise en tailleur au fond de la tente, affûtait la lame de son couteau sur une pierre à aiguiser. Tout ça sans le quitter des yeux.
Quand Nalesean, Daerid et Talmanes entrèrent, Mat les accueillit en lançant :
— Nous allons chatouiller quelques Aes Sedai sous le menton, secourir une tête de mule et faire monter sur le Trône du Lion une petite chipie. J’oubliais : voici Aviendha. Surtout, ne la regardez pas de travers, sinon, elle tentera de vous égorger et se tranchera probablement le cou par erreur.
L’Aielle rit comme si Mat venait de faire la blague la plus drôle de toute l’histoire du monde. Une hilarité qui ne l’empêcha pas de continuer à aiguiser sa lame…
Étendue sur les tapis qui couvraient le sol de sa tente, Egwene ne comprit d’abord pas pourquoi la douleur avait cessé d’augmenter. Puis elle se releva à demi, ses sanglots si forts qu’elle en tremblait. Mourant d’envie de se moucher, elle se demanda depuis quand elle n’avait pas pleuré ainsi. En tout cas, elle avait l’impression d’être en feu du haut des hanches jusqu’à l’arrière des genoux.
Une fois debout, rester immobile se révéla plus délicat que prévu. Sa chemise de nuit, qu’elle avait prise au début pour une piètre protection, gisait depuis un moment à côté d’elle. Des larmes ruisselant sur ses joues, Egwene n’était plus qu’une pauvre gamine qui pleurnichait.
Sorilea, Amys et Bair la regardaient avec leur air le plus solennel, et elles n’étaient pas les seules spectatrices, même si les autres, assises sur des coussins, bavardaient en appréciant l’infusion que leur servait une svelte gai’shain. La Lumière en soit remerciée, il ne s’agissait pas d’un gai’shain. Ainsi, il n’y avait que des femmes sous la tente. Des Matriarches et des apprenties auprès desquelles Egwene s’était fait passer pour une Aes Sedai. Par bonheur, l’avoir laissé penser à bien d’autres Matriarches et apprenties ne comptait pas, sinon, elle n’aurait pas survécu à la punition. Ce qui motivait un châtiment, c’était le mensonge proféré, pas l’intention. Mais il y avait eu des surprises. Cosain, une Miagoma du clan de Crête Rouge, avait marmonné qu’Egwene n’avait aucun toh envers elle – en revanche, elle s’était invitée pour l’infusion, et Estair l’avait imitée. Bien au contraire, Aeron avait paru assez outrée pour éventrer la coupable, et Surandha…
Battant des paupières pour chasser ses larmes, Egwene tourna la tête vers Surandha. Assise avec trois Matriarches, elle bavardait, jetant parfois un coup d’œil à la jeune femme. De toutes, elle avait été la plus impitoyable. Cela dit, aucune des Aielles n’avait bien pris la chose.
La ceinture qu’Egwene avait trouvée au fond d’un de ses coffres était assez fine et souple, mais deux fois large comme sa main. Et toutes ces femmes avaient des bras musclés. Avec un minimum de six coups chacune, l’épreuve avait tourné au calvaire.
De sa vie, Egwene n’avait jamais eu aussi honte. Pas parce qu’elle était nue, rouge comme une pivoine et en pleurs… Enfin, si, les pleurs… Pas non plus parce que toutes les femmes avaient assisté à son supplice, quand ce n’était pas à elles de le lui infliger. Non, si elle avait honte, c’était d’avoir si mal encaissé la punition. Une gamine aielle aurait été plus stoïque. En réalité, une gamine n’aurait jamais reçu une correction pareille, mais dans le principe, la comparaison était juste.
— C’est terminé ?
Cette voix rauque et tremblante était bien la sienne ? se demanda Egwene. Si ces femmes avaient su combien elle avait mobilisé son courage pour un si piètre résultat, elles en auraient été pliées de rire.
— Toi seule peux évaluer le prix de ton honneur, dit Amys.
Elle tenait la ceinture par la boucle, la laissant pendre au bout de son bras. Sous la tente, toutes les conversations s’étaient tues.
Egwene prit une profonde inspiration. Il lui suffisait de dire que c’était assez, et ce serait fini. Elle aurait pu le faire après avoir reçu un coup de chaque femme… Elle aurait pu…
Grimaçant, Egwene s’agenouilla puis s’allongea de nouveau sur les tapis. Glissant les mains sous la jupe de Bair, elle les referma sur le cuir souple des bottes qui couvraient ses fines chevilles. Cette fois, son courage ne l’abandonnerait pas. Pas question qu’elle batte des jambes ni qu’elle se débatte. Et pas un cri.
La ceinture ne s’étant pas encore abattue, elle leva la tête pour regarder les Aielles.
— Vous attendez quoi, exactement ?
Sa voix tremblait, mais cette fois, c’était en partie de colère. La faire lambiner, par-dessus le marché !
— Au cas où vous l’auriez oublié, je dois voyager, ce soir… Finissons-en !
Amys jeta la ceinture à côté de la tête d’Egwene.
— Cette femme n’a aucun toh envers moi.
— Cette femme n’a aucun toh envers moi.
Ça, c’était la voix de Bair.
— Cette femme n’a aucun toh envers moi.
Et ça, celle de Sorilea, qui se pencha et écarta une mèche de cheveux trempés du front d’Egwene.
— J’ai toujours su que tu étais une Aielle, dans ton cœur. N’en fais pas plus que nécessaire, petite. Tu as assumé ton toh. Lève-toi avant de nous inciter à penser que tu en rajoutes !
Les trois Matriarches aidèrent Egwene à se relever, l’étreignirent et séchèrent ses larmes, lui tendant même un mouchoir pour son nez.
Toutes les autres femmes formèrent un cercle autour d’Egwene et déclarèrent qu’elle n’avait aucun toh envers elles. Puis elles lui sourirent et l’étreignirent aussi.
Les sourires stupéfièrent Egwene. Surandha, par exemple, se montrait aussi chaleureuse avec elle que d’habitude. Mais en fait, c’était logique. Une fois la faute expiée, le toh n’existait plus et les événements qui l’avaient généré auraient tout aussi bien pu ne jamais se produire.
La partie d’Egwene qui n’était toujours pas immergée dans le ji’e’toh pensa que ce qu’elle avait dit à la fin avait peut-être facilité les choses, d’autant plus qu’elle s’était rallongée spontanément. Au début, elle n’avait peut-être pas affronté la punition avec le détachement d’une Aielle, mais au bout du compte, Sorilea ne s’était pas trompée. De cœur, elle était une Aielle. Et en partie au moins, elle le resterait jusqu’à son dernier souffle.
Les Matriarches et les apprenties se retirèrent peu à peu. À l’évidence, elles seraient bien restées toute la nuit, voire plus longtemps, pour rire et bavarder avec Egwene. Mais c’était une coutume, pas une exigence du ji’e’toh, et la jeune femme parvint à les convaincre qu’elle n’avait pas le temps de traîner.
Bientôt, elle se retrouva avec Sorilea, Bair et Amys. Les cajoleries avaient quasiment séché ses larmes, et si ses lèvres tremblaient encore, elle pouvait de nouveau sourire.
En réalité, elle avait envie de recommencer à pleurer, mais pas pour la même raison… Enfin, en partie, parce que ça faisait quand même un mal de chien.
— Vous allez tant me manquer…, soupira-t-elle.
— Balivernes ! lança Sorilea. Avec un peu de chance, elles diront que tu ne peux plus devenir une Aes Sedai, et tu reviendras vers nous. Je te prendrai sous mon aile, et dans trois ou quatre ans, tu auras ta propre forteresse. Je sais même quel mari il te faut. Le plus jeune petit-fils de ma petite-fille, Amaryn. Taric… Un jour, il sera chef de tribu. À mon avis, tu devrais chercher une sœur-épouse qui serait sa Maîtresse du Toit.
— Merci, dit Egwene en souriant.
Eh bien, si le Hall de Salidar lui bottait les fesses, elle semblait avoir un point de chute.
— Amys et moi, dit Bair, nous te rencontrerons dans le Monde des Rêves, pour te tenir au courant de ce qui se passe ici avec Rand al’Thor. Tu peux aller et venir comme tu veux dans Tel’aran’rhiod, mais si tu le souhaites, je continuerai à te donner des leçons.
— Bien sûr que je le souhaite…
Si le Hall l’autorisait à approcher du Monde des Rêves. Cela dit, si les sœurs pouvaient lui interdire d’y entrer, elles n’avaient aucun moyen de l’en empêcher.
— S’il vous plaît, surveillez bien Rand et ces Aes Sedai. Je ne sais pas à quel jeu il joue, mais c’est sûrement plus risqué qu’il le pense.
Amys ne dit rien au sujet de la poursuite de la formation d’Egwene. La jeune femme s’était engagée sur un programme, et avoir assumé son toh n’y changeait rien.
— Je sais que Rhuarc regrettera de n’avoir pas été là ce soir… Il est parti au nord, voir ce que font les Shaido. Ne crains pas que le toh que tu as envers lui ne soit pas honoré. Quand vous vous reverrez, il t’en donnera l’occasion.
Egwene en resta stupéfaite, et elle le cacha en se mouchant pour la dixième fois au moins. Elle avait tout à fait oublié Rhuarc. Bien sûr, rien ne l’obligeait à s’acquitter de son toh le concernant en se faisant flageller nue. N’est-ce pas ? Tout aiel que fût son cœur, son esprit tenta d’imaginer une méthode moins… radicale. Et il devait bien en exister une.
— Je lui en serai très reconnaissante…, souffla Egwene, peu enthousiaste.
Et il y avait aussi Melaine et Aviendha ! Et dire qu’elle pensait en avoir terminé ! Malgré tous ses efforts, elle sentit qu’elle sautait d’un pied sur l’autre. Il devait y avoir une autre méthode.
Bair voulut parler, mais Sorilea l’en empêcha.
— Il faut la laisser s’habiller. Elle doit partir en voyage.
Bair raidit le cou et Amys fit la moue. À l’évidence, elles n’aimaient toujours pas ce qu’Egwene allait tenter de faire.
Avaient-elles l’intention de rester et d’essayer de l’en dissuader ? Peut-être, mais Sorilea marmonna entre ses dents au sujet des « idiotes qui voulaient interdire à une femme de faire ce qu’elle estimait juste ».
Les deux cadettes de la digne doyenne – Bair ne devait pas être loin de ses quatre-vingts ans, mais elle n’en était pas moins la cadette de Sorilea – donnèrent à Egwene une ultime accolade, puis elles sortirent en lui souhaitant de toujours trouver de l’eau et de l’ombre.
Sorilea s’attarda un peu plus.
— Réfléchis au sujet de Taric… J’aurais dû lui demander de prendre un bain de vapeur avec nous, histoire que tu puisses juger sur pièces. Jusqu’à ton retour, n’oublie jamais ça : on est toujours plus effrayée qu’on le souhaiterait, mais on peut toujours se révéler plus brave qu’on le pensait. Fie-toi à ton cœur d’Aielle, et les Aes Sedai ne pourront rien contre ce que tu es vraiment. Elles nous sont bien moins supérieures que nous l’imaginons. Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre, Egwene. Et ne jamais oublier ton cœur.
Une fois seule, Egwene resta un moment immobile, le regard dans le vide. Son cœur… Oui, elle avait peut-être plus de cœur qu’elle le croyait. Avec les Aielles, elle avait fait ce qui s’imposait, à savoir devenir elle-même une Aielle. À Salidar, elle allait avoir besoin de toute sa bravoure. Si les méthodes des Aes Sedai différaient de celles des Matriarches, elles ne prendraient pas bien du tout qu’elle se soit fait passer pour une sœur. Si c’était bien pour ça qu’elles la convoquaient…
Et pour quoi d’autre, surtout si froidement ? Mais une Aielle ne baissait jamais les bras avant le début d’un combat.
Eh bien, si je n’ai pas l’intention de baisser les bras, autant gagner au plus vite le champ de bataille.