Perrin entendit à peine Rand donner ses instructions à deux Promises.
— Dites à Sulin de faire préparer des appartements pour Faile et Perrin et de leur obéir comme elle m’obéirait.
À la façon dont elles éclatèrent de rire, se tapant sur les cuisses, les Aielles durent trouver la plaisanterie très drôle, mais Perrin s’intéressait plutôt à un homme élancé qui se tenait un peu plus loin dans le couloir orné de tapisseries. Il aurait parié qu’il s’agissait de Davram Bashere. Pas seulement parce que ce type était à l’évidence originaire du Saldaea. Et pas davantage parce qu’il ressemblait à Faile – bien au contraire, avec sa moustache aux pointes incurvées vers le bas qui lui cachait pratiquement la bouche. Pas plus grand que sa fille, voire un peu plus petit, il avait pourtant une façon de se tenir – les bras croisés, avec le regard d’un faucon qui surveille un poulailler – qui excluait toute autre possibilité. Et à l’évidence, il savait tout…
Après avoir salué Rand une dernière fois, Perrin prit une grande inspiration et se dirigea vers son beau-père en regrettant de n’avoir pas sa hache. Bashere, lui, portait son épée sur la hanche.
— Seigneur Bashere ? fit le jeune homme avec un salut qu’on ne lui rendit pas. Je suis Perrin Aybara.
Contenant sa colère, le seigneur se détourna et lâcha par-dessus son épaule :
— Nous devons parler.
Perrin n’eut pas d’autre choix que de suivre Bashere – et en allongeant le pas, malgré ses plus longues jambes.
Après deux intersections, le seigneur entra dans un petit salon et referma la porte dès que Perrin l’eut imité. De hautes fenêtres laissaient entrer à flots la lumière… et bien plus de chaleur que le plafond, pourtant haut, ne pouvait en absorber. Placés face à face, deux fauteuils rembourrés à haut dossier semblaient attendre des… duellistes. Une carafe en argent et deux coupes du même métal reposaient sur un guéridon incrusté de lapis-lazuli. Ce n’était pas du punch, cette fois, mais un vin très corsé, si on se fiait à son arôme.
Bashere remplit les coupes, en tendit une à Perrin puis lui désigna sèchement un des sièges. S’il souriait derrière sa moustache, son regard restait d’une froideur mortelle. À croire que sa bouche et ses yeux n’appartenaient pas au même homme.
— Je suppose que Zarine t’a parlé de mes domaines avant que tu… l’épouses. Elle t’a sûrement tout raconté aussi au sujet de la Couronne Brisée. Elle a toujours été très bavarde, cette petite…
Bashere ne s’étant pas assis, Perrin resta lui aussi debout. Faile n’avait jamais fait allusion à une couronne, brisée ou non.
— Elle m’a dit que vous étiez marchand de fourrures… Attendez, non ! D’abord, elle a parlé d’un commerce de bois, puis d’une affaire de fourrures. Et d’un négoce de poivrons blancs…
Bashere sursauta.
— Marchand de fourrures…, répéta-t-il.
— Ses histoires changeaient sans cesse, continua Perrin. Cela dit, quand elle vous citait, c’était presque toujours au sujet du comportement adéquat pour un général… Du coup, j’ai fini par lui poser la question, et…
Sondant longuement son vin, Perrin finit par trouver le courage de regarder dans les yeux son interlocuteur.
— Quand j’ai su qui vous étiez, j’ai failli renoncer à mes intentions matrimoniales… Sauf que Faile était décidée, elle, et… Eh bien, quand elle a une idée en tête, la lui enlever est plus difficile que de forcer une dizaine de mulets à avancer alors qu’ils viennent de décider de s’asseoir. En plus de ça, je l’aimais. Et je l’aime toujours, bien entendu.
— Faile ? explosa Bashere. Qui est-ce, par la Fosse de la Perdition ? Nous parlons de ma fille Zarine et de ce que tu lui as fait !
— Faile, c’est le nom qu’elle a pris lorsqu’elle est devenue une Quêteuse du Cor, expliqua Perrin.
Il devait à tout prix faire bonne impression sur cet homme. Être en froid avec son beau-père pouvait se révéler presque aussi grave qu’avoir un différend avec sa belle-mère.
— Ça s’est passé avant qu’elle me rencontre.
— Une Quêteuse ?
Le sourire de Bashere s’élargit et de la fierté fit trembler sa voix.
— Cette petite peste ne m’en a pas soufflé mot… Une Quêteuse… Pour être franc, je trouve que Faile lui va mieux que Zarine. C’était une idée de sa mère, et je…
Bashere s’ébroua soudain et coula à Perrin un regard soupçonneux. Bien entendu, la colère revint au grand galop.
— N’essaie pas de changer de sujet, mon garçon… Ce qui m’intéresse, c’est ma fille, toi et votre prétendu mariage.
— Prétendu ?
Depuis toujours, Perrin excellait quand il s’agissait de contrôler son tempérament. Maîtresse Luhhan affirmait même qu’il n’en avait pas… Quand on était plus grand et plus fort que les autres enfants, risquant donc de les blesser sans l’avoir voulu, on apprenait vite à se maîtriser. Pourtant, en ce moment précis, il avait quelque difficulté à ne pas ruer dans les brancards.
— La Sage-Dame a présidé la cérémonie – la même pour tous les couples de Deux-Rivières, et ce depuis des temps immémoriaux.
— Mon garçon, si vous aviez été mariés par un Ancien des Ogiers, avec six Aes Sedai pour témoins, ça ne changerait rien. Zarine n’a pas l’âge de prendre époux sans la permission de sa mère, et pour l’avoir, il aurait fallu qu’elle la demande. En ce moment elle est avec Deira, ma délicieuse épouse. Si elle ne parvient pas à la convaincre qu’elle est assez mûre pour avoir un mari, elle partira pour notre camp, probablement en portant sa mère sur son dos ! Quant à toi… (Bashere caressa distraitement la poignée de son épée.) Toi, reprit-il sur un ton presque guilleret, il faudra que je te tue.
— Faile est ma femme, grogna Perrin.
Sentant du liquide couler sur son poignet, il baissa les yeux et vit qu’il avait écrasé la coupe d’argent dans sa main. Il la reposa près de la carafe, comme si de rien n’était, mais ne put rien faire pour maîtriser l’agacement qui faisait trembler sa voix.
— Personne ne me la prendra ! Personne ! Emmenez-la dans votre camp, ou n’importe où ailleurs, et je viendrai la chercher !
— J’ai neuf mille hommes avec moi, lâcha froidement Bashere.
— Sont-ils plus difficiles à tuer que des Trollocs ? Essayez de me prendre Faile, et nous le saurons.
S’avisant qu’il tremblait, Perrin serra si fort les poings que ses doigts lui firent mal. N’ayant plus été en colère depuis une éternité, il lui fallut un moment pour comprendre ce qui lui arrivait.
Bashere l’étudia de la tête aux pieds, puis soupira :
— Te tuer pourrait bien être un gâchis… Nous avons besoin de sang neuf. La maison Bashere perd de sa vigueur, mon garçon. Mon grand-père répétait tout le temps que nous nous ramollissions, et il avait raison. Je suis deux fois moins dur que lui, et Zarine, autant que ça me coûte de le dire, est terriblement… douce. Pas faible, mais… (Le front plissé, le seigneur attendit un moment, histoire de voir si Perrin allait qualifier sa chère fille de chiffe molle.) Tu es d’accord, donc. Pas faible, mais très douce, ce qui revient presque au même.
Stupéfié, Perrin se laissa tomber dans son fauteuil, les jambes coupées. De surprise, il en oublia presque sa colère. Pour changer comme ça, Bashere était-il fou à lier ? Faile, douce ? Elle pouvait être formidablement tendre, en certaines occasions, mais tout homme, lui y compris, qui s’aventurerait à la juger « douce » dans le sens qu’entendait son père aurait fichtrement intérêt à numéroter ses abattis.
Bashere prit la coupe d’argent écrabouillée, l’étudia puis la reposa et s’assit.
— Avant de s’isoler avec sa mère, Zarine m’a longuement parlé de toi. Le seigneur Perrin de Deux-Rivières, grand tueur de Trollocs. Ça, c’est bon pour toi. J’apprécie un gaillard qui sait se trouver face à un Trolloc et ne pas céder un pouce de terrain. À présent, je voudrais savoir quel genre d’homme tu es.
Le seigneur attendit, sirotant son vin.
Perrin regretta le punch au melon de Rand et s’en voulut d’avoir bousillé sa coupe. Sa gorge n’avait jamais été si sèche ! Il voulait faire bonne impression, certes, mais ça ne le dispensait pas de dire la vérité.
— Pour être franc, je ne suis pas un seigneur, mais un forgeron – un apprenti forgeron, même. Quand les Trollocs se sont pointés…
Le jeune homme s’interrompit, car Bashere se tordait de rire sous ses yeux ébahis.
— Mon garçon, ce n’est pas le Créateur qui a fondé les maisons ! Certains nobles l’oublient, mais quand on remonte assez loin, pour chaque lignée, on trouve toujours un roturier qui a fait montre d’un courage exceptionnel ou gardé son sang-froid et pris les choses en main alors que tout le monde se débandait en caquetant comme un troupeau d’oies. En passant, note une autre chose, que les gens ont également tendance à oublier : la chute peut être aussi rapide que l’ascension. Chez moi, à Tyr, j’ai deux servantes qui seraient aujourd’hui de grandes dames si leurs ancêtres, il y a deux cents ans, n’avaient pas été des crétins que même un idiot du village aurait refusé de suivre. À Sidona, je connais un bûcheron dont les ancêtres, à l’en croire, portaient la couronne longtemps avant l’époque d’Artur Aile-de-Faucon. Qui sait, il dit peut-être la vérité. En tout cas, c’est un bon bûcheron. Il y a autant de routes qui descendent que de routes qui montent, et toutes sont très glissantes… (Bashere eut un soupir qui fit onduler sa moustache.) Un idiot gémit quand la malchance l’entraîne vers le bas, mais pour se plaindre quand elle te tire vers le haut, mon garçon, il faut être encore plus abruti. Ce que je veux savoir sur toi, ce n’est pas ce que tu étais, ni même ce que tu es, mais ce que tu as dans le ventre. Si ma femme n’écorche pas Zarine vive, et si je finis par te laisser en vie, sais-tu t’occuper d’une femme ? J’attends la réponse.
Toujours dans l’idée de faire bonne impression, Perrin jugea préférable de ne pas mentionner qu’il aurait donné cher pour redevenir un simple forgeron.
— Je fais de mon mieux pour bien traiter Faile.
— De ton mieux ? Eh bien, j’espère qu’il est bon, ton « mieux », sinon… Bon, ouvre grandes tes oreilles. Une épouse n’est pas un soldat qui t’obéit quand tu beugles. En un sens, c’est une colombe. Si tu ne la serres pas deux fois moins fort que tu crois devoir le faire, tu risques de la blesser. Et tu ne voudrais surtout pas faire du mal à Zarine. Tu vois ce que je veux dire ?
Bashere sourit soudain, et son ton devint presque amical :
— Tu as l’étoffe d’un très bon gendre, Aybara, mais si tu la rends malheureuse…
Le seigneur caressa de nouveau la poignée de son épée.
— J’essaie de faire son bonheur. C’est ce qui compte pour moi. La voir souffrir est la dernière chose que je veux.
— Parfait, parce que ce serait aussi la dernière chose que tu ferais…
Le sourire était toujours là, mais Perrin aurait parié sa chemise que le seigneur ne plaisantait pas.
— Bon, il est temps de te conduire devant Deira. Si Zarine et elle ont terminé leur conversation, mieux vaut les rejoindre avant que l’une ait étranglé l’autre. Quand elles ont un différend, elles s’échauffent vite et Zarine est trop grande, désormais, pour que Deira lui flanque une fessée. (Bashere posa sa coupe sur le guéridon, se leva et se dirigea vers la porte.) Encore un détail, mon garçon. Quand une femme dit qu’elle croit quelque chose, cette chose n’est pas nécessairement vraie. Elle en est convaincue, ne te trompe pas, mais ça n’implique pas automatiquement qu’elle ait raison. Garde ça à l’esprit.
— Je n’y manquerai pas…
Perrin voyait assez bien ce que voulait dire son beau-père. Parfois, Faile entretenait des rapports plutôt distendus avec la vérité. Jamais sur des sujets importants – ou en tout cas, qu’elle considérait comme tels – mais quand elle promettait de faire quelque chose dont elle n’avait pas envie, par exemple, elle s’arrangeait toujours pour trouver un moyen de respecter la lettre de sa promesse tout en n’en faisant qu’à sa tête. Certes, mais quel rapport entre la dernière déclaration de Bashere et l’imminente rencontre de Perrin avec la mère de Faile ?
Le trajet à l’intérieur du palais fut assez long. Dans les couloirs, les deux hommes croisèrent relativement peu de ressortissants du Saldaea. En revanche, ils virent beaucoup d’Aiels – des guerriers et des Promises – et une foule de serviteurs en livrée rouge et blanc. Sans parler de ces hommes et de ces femmes en robe blanche qui allaient et venaient un peu partout, souvent chargés de lourds ballots de linge, si humbles qu’ils ne levaient pratiquement jamais les yeux. Non sans surprise, Perrin s’aperçut que beaucoup d’entre eux portaient le même bandeau rouge qu’une partie des guerriers. Donc, ils devaient être eux aussi des Aiels. Mais il y avait un autre détail intéressant. Parmi les « robes blanches », le bandeau était arboré par autant d’hommes que de femmes. En revanche, pas une seule Promise ne s’en parait. Et si Gaul lui avait raconté pas mal de choses sur son peuple, il n’avait jamais mentionné ce bandeau…
Alors que Bashere et lui entraient dans une sorte d’antichambre meublée de guéridons et de fauteuils incrustés d’ivoire, tout ça reposant sur un tapis aux motifs rouge, jaune et vert, Perrin capta le son étouffé de voix de femmes, dans la pièce principale. La porte intérieure étant très épaisse, il ne comprit pas ce qui se disait, mais reconnut la voix de Faile.
Soudain, le bruit caractéristique d’une gifle retentit, aussitôt suivi par son jumeau. Perrin fit la grimace. Pour s’interposer entre sa femme et sa belle-mère, en cas de dispute, il fallait être le dernier des idiots. Neuf fois sur dix, ces dames se réconciliaient sur le dos du pauvre crétin. De plus, Faile était parfaitement capable de se défendre, il le savait. Dans des circonstances normales, en tout cas… Cela dit, il avait déjà vu des femmes de tête, parfois mères et grands-mères elles-mêmes, se laisser traiter comme des gamines par leur génitrice.
Bombant le torse, Perrin avança vers la porte, mais Bashere le devança et toqua doucement comme s’ils avaient tout le temps du monde. Bien sûr, il n’entendait pas ce que captait son gendre : les feulements de deux chattes prisonnières dans le même sac. Deux chattes mouillées…
Les coups frappés par Bashere firent taire instantanément les cris.
— Vous pouvez entrer, dit une voix très calme.
Dans sa hâte de voir Faile, Perrin manqua bousculer son beau-père. Sa femme était assise dans un fauteuil aux larges accoudoirs, à un endroit où la lumière qui pénétrait par les fenêtres était moins vive. Le tapis d’un rouge uni évoquait irrésistiblement du sang, et sur une des deux grandes tapisseries, on voyait une chasseresse tuer un léopard avec une lance. L’autre représentait une bataille rangée se déroulant sous l’étendard au Lion Blanc.
Le parfum de Faile charriait tout un vortex d’émotions que Perrin ne parvint pas à trier. Une empreinte rouge sur la joue gauche, elle sourit pourtant à son mari – l’ombre d’un sourire.
Quand il découvrit sa belle-mère, Perrin tressaillit. Sans doute parce que Bashere lui avait parlé de « colombe », il s’attendait à une fragile et délicate beauté. En réalité, dame Deira faisait une bonne tête de plus que son mari et elle était… sculpturale. Pas costaude comme maîtresse Luhhan, qui était bien en chair, ni massive comme Daise Congar, qu’on aurait volontiers crue capable de manier un marteau de forgeron. Non, la femme de Bashere était épanouie – voluptueuse, même, et tant pis si un homme n’était pas censé avoir ce genre de pensée au sujet de sa belle-mère – et en la regardant, on voyait très bien de qui Faile tenait sa beauté. N’étaient les touches de blanc dans les cheveux de Deira, les deux femmes se ressemblaient comme des jumelles. Si Faile devait vieillir comme ça, eh bien, Perrin pouvait se considérer comme un homme heureux.
Au-dessus de son nez saillant, Deira avait des yeux d’oiseau de proie – oui, quand elle regarda Perrin, on eût cru avoir affaire à un aigle prêt à enfoncer ses serres dans le crâne d’un lapin insupportablement insolent. Pourtant, elle arborait elle aussi une belle empreinte rouge sur une joue.
— Papa, nous étions en train de parler de toi, dit Faile avec un gentil sourire.
Elle se leva, approcha de son père, lui prit les mains et lui posa un baiser sur la joue. Perrin en conçut un vif mécontentement. Un père ne méritait pas ça quand il y avait dans la pièce un pauvre mari qui devait se contenter d’un demi-sourire en guise d’effusions.
— Dois-je enfourcher mon cheval et filer me cacher, Zarine ? lança le seigneur.
En rigolant, quasiment. Comme s’il ne s’était pas aperçu que les deux femmes avaient échangé des baffes.
— Davram, elle préfère qu’on l’appelle Faile, lâcha distraitement Deira.
Les bras croisés sous sa plantureuse poitrine, elle étudiait Perrin sans faire le moindre effort de discrétion.
Le jeune homme entendit Faile murmurer à son père :
— Tout dépend de lui, à présent…
Perrin estima qu’elle devait avoir raison, puisque sa mère et elle en étaient venues aux coups. Carrant les épaules, il se prépara à assurer dame Deira qu’il serait aussi tendre avec Faile que si elle était un chaton, lui-même se montrant aussi docile qu’un agneau. La deuxième partie de la proposition était un mensonge, bien évidemment, car Faile aurait embroché un type docile afin de le rôtir à point pour le dîner, mais quand la paix d’une famille était en jeu, il ne fallait reculer devant rien. De toute façon, il s’efforçait à tout instant d’être gentil avec sa femme.
Bashere, lui, n’avait guère le choix. Face à une pareille épouse, il aurait fallu être inconscient pour se montrer méchant.
— Des yeux jaunes ne font pas un loup, dit la mère de Faile avant que Perrin ait pu ouvrir la bouche. Es-tu assez fort pour faire face à ma fille, jeune homme ? D’après ce qu’elle m’a dit, tu serais plutôt une chiffe molle qui lui passe tous ses caprices, la laissant t’enrouler autour de ses doigts quand elle a envie de jouer à des jeux de ficelle.
Perrin en resta bouche bée. Assis dans le fauteuil que Faile avait abandonné, Bashere contemplait ses bottes avec une intense concentration. Juchée sur l’accoudoir de ce même fauteuil, Faile gratifia sa mère d’un froncement de sourcils indigné, puis elle sourit à son mari pour lui témoigner le même type de confiance que lorsqu’elle l’avait encouragé à tenir tête à Rand.
— Je ne dirais pas qu’elle m’enroule autour de ses doigts…, fit prudemment Perrin.
Faile essayait, à dire vrai, mais il ne la laissait pas faire. Sauf de temps en temps, pour lui faire plaisir…
Deira eut un de ces soupirs féminins qui en disent toujours très long.
— Les poules mouillées n’ont jamais conscience de ce qu’elles sont… Une femme veut un homme fort – plus fort qu’elle, en fait. Un homme avec un cœur de lion !
Deira se leva, approcha de Perrin et lui enfonça un index dans la poitrine, assez violemment pour lui arracher un grognement.
— Je n’oublierai jamais le jour où Davram, me prenant par la peau du cou, m’a montré qui de nous deux était le plus fort. C’était magnifique !
Perrin eut quelque peine à se représenter la scène.
— Quand une femme est plus forte que son mari, elle finit par le mépriser. Elle doit choisir entre le tyranniser ou se montrer moins forte qu’en réalité, afin de ne pas le dévaloriser. Mais si le mari est assez fort…
Un deuxième coup d’index, encore plus puissant.
— … elle peut être elle-même, et continuer à développer sa puissance. Tu devras prouver à Faile que tu es fort.
Encore un coup de boutoir.
— Les femmes de ma famille sont des panthères. Si tu ne la dresses pas pour qu’elle chasse sur ton ordre, Faile te déchiquettera, et ce sera bien fait pour toi ! Es-tu assez fort ?
Cette fois, le coup fut assez violent pour faire reculer Perrin.
— Vous voulez bien arrêter ça ? grogna le jeune homme.
De justesse, il résista à l’envie de se masser la poitrine. Si elle continuait à l’encourager d’un sourire, Faile ne semblait pas disposée à voler à son secours. Idem pour Bashere, qui ne perdait pas une miette du spectacle.
— Si je lui cède parfois, c’est parce que je le veux bien. J’aime voir Faile sourire. Si vous comptez sur moi pour la brutaliser, vous êtes mal tombée.
La chose qu’il ne fallait pas dire ? Peut-être bien…
Deira dévisagea Perrin avec une expression étrange. Dans le parfum qui émanait d’elle, le jeune homme distingua une foule d’émotions contradictoires. Cela dit, la colère et le dédain étaient toujours là. Mais bonne impression ou pas, il en avait assez d’essayer de dire ce que Bashere ou sa femme avaient envie d’entendre.
— Je l’aime, elle m’aime aussi, et en ce qui me concerne, il n’y a rien d’autre à ajouter.
— Si tu lui enlèves sa femme, intervint Bashere, il viendra la chercher. Voilà ce qu’il a juré. On dirait que neuf mille cavaliers du Saldaea, à ses yeux, ne sont rien face à quelques centaines d’archers de Deux-Rivières.
Deira étudia encore un moment son éventuel gendre, puis elle se redressa de toute sa hauteur.
— C’est bien gentil, mais n’importe quel homme peut brandir une épée. Moi, je veux savoir s’il est capable de dompter une tête de pioche dépourvue de discipline et…
— Ça suffit, Deira…, coupa gentiment Bashere. Puisque tu sembles avoir décidé que Zarine – pardon, que Faile – n’est plus une enfant, je pense que Perrin conviendra.
Contre toute attente, Deira baissa humblement la tête.
— Si tu le dis, mon cœur…
Sur ces mots, elle jeta à Perrin un regard qui signifiait clairement : « Tu vois comment un homme doit s’y prendre avec une femme ? »
Bashere marmonna quelques mots au sujet des petits-enfants et du sang de la lignée qui devait se renforcer.
Et Faile ? Eh bien, elle regardait Perrin avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue – et qui le mit terriblement mal à l’aise. Les mains croisées, la tête inclinée, la jeune femme réussissait à avoir l’air… soumise.
Faile ? Soumise ?
Perrin se demanda s’il ne venait pas d’entrer dans une famille de cinglés.
Dès que la porte se fut refermée sur Perrin, Rand vida son gobelet de vin, puis il se cala confortablement dans son fauteuil afin de réfléchir. De tout cœur, il espérait que Perrin s’en sortirait bien avec Bashere. Cela dit, si la rencontre faisait des étincelles, son ami serait plus facile à convaincre, au sujet de Tear. Dans ce pays, il lui fallait Mat ou Perrin, histoire de persuader Sammael que la véritable attaque en viendrait.
Rand eut un rire amer. Quelle indigne façon de penser à un ami ! Dans un coin de sa tête, Lews Therin radotait au sujet de l’amitié et de la trahison. Dormir une année entière, voilà de quoi rêvait Rand, en réalité !
Comme de bien entendu, Min entra sans frapper et sans avoir été annoncée. Les Promises la regardaient encore d’un drôle d’air, à l’occasion, mais que ce soit sur ordre de Sulin ou de Melaine, la jeune femme faisait à présent partie des rares personnes autorisées à faire irruption chez lui à tout moment.
Min profitait sans honte de ce privilège. En une occasion, elle s’était assise sur un tabouret, à côté de la baignoire, bavardant comme si la situation n’avait rien eu d’extraordinaire.
Après s’être arrêtée pour se servir du punch, elle vint sans vergogne s’asseoir sur les genoux de Rand. Un peu de sueur faisait briller son joli visage. Déclarant qu’elle n’était pas une Aes Sedai et n’avait aucune envie d’en devenir une, elle ne voulait même pas entendre parler de la méthode permettant de ne plus transpirer.
À l’évidence, Rand était devenu son siège favori, lorsqu’elle lui rendait visite. Mais s’il faisait mine de ne pas s’en apercevoir, elle finirait par renoncer à ce jeu stupide. Dans le même ordre d’idées, il s’était caché de son mieux sous la mousse, dans sa baignoire, plutôt que d’aveugler la petite effrontée avec un tissage d’Air. Si elle s’avisait que son manège avait un impact sur lui, elle ne renoncerait jamais à cette taquinerie. De plus, et même s’il avait un peu honte de penser ça au sujet de Min, Rand trouvait très agréable d’avoir une jolie fille sur les genoux. Après tout, il n’était pas en bois !
— Tu as eu une conversation agréable avec Faile ?
— Ce fut très bref, en fait… Son père a déboulé, et elle s’est jetée à son cou, oubliant jusqu’à mon existence. Pour me détendre, je suis allée faire une petite promenade…
— Tu ne l’aimes pas, c’est ça ?
Min écarquilla les yeux, ses longs cils les faisant paraître encore plus grands. Les femmes réagissaient toujours ainsi quand un homme comprenait – ou même remarquait – quelque chose qui aurait dû, selon elles, lui passer largement au-dessus de la tête.
— Eh bien, ce n’est pas vraiment de l’antipathie, mais… Quand cette fille veut quelque chose, elle ne souffre pas d’être contrariée, et il n’est pas envisageable de lui opposer un refus. Je plains ce pauvre Perrin… Tu sais ce qu’elle me voulait, en réalité ? Avoir la certitude que je n’ai pas de vues sur son précieux mari. Tu n’as peut-être pas remarqué, parce que les hommes ne voient pas ces choses-là…
Min s’interrompit, jetant à Rand un regard soupçonneux. Ne venait-il pas de montrer qu’il n’était pas si aveugle que ça ? Dès qu’elle fut sûre qu’il n’allait pas ricaner, ou souligner qu’il n’était pas un rustaud, la jeune femme enchaîna :
— Au premier coup d’œil, j’ai vu que cet idiot de Perrin est fou d’elle. Elle lui rend la pareille, et c’est bien le plus inquiétant. Selon moi, il ne regarde pas les autres femmes – c’est à peine s’il les voit – mais Faile ne croit pas en sa chance, surtout dès qu’une rivale potentielle pose les yeux sur son homme. Perrin a trouvé son faucon femelle, mais je ne serais pas surprise que cette oiselle le tue quand apparaîtra l’épervier…
Min s’interrompit, jeta un regard de biais à Rand puis entreprit de vider son gobelet histoire de cacher sa gêne. S’il désirait savoir ce qu’elle voulait dire, eh bien, il n’avait qu’à le lui demander ! Il devait se rappeler qu’elle ne lui parlait jamais de ses « visions », sauf si elles le concernaient – et il ne se trompait pas – mais elle avait changé de politique, même si elle aurait eu du mal à dire pourquoi. Si ça pouvait aider Rand, Min était désormais prête à « scruter » n’importe qui et à lui décrire tout ce qu’elle aurait vu. Cela dit, agir ainsi la mettait mal à l’aise.
Ferme-la ! ordonna mentalement Rand à Lews Therin. Et fiche le camp ! Tu es mort !
Ces injonctions n’eurent aucun effet, comme c’était de plus en plus souvent le cas. La voix continua à marmonner au sujet de la trahison. Mais parlait-elle d’être trahi par des amis ou de trahir ces derniers ?
— As-tu vu quelque chose à mon sujet ?
Min eut un sourire soulagé et s’abandonna fraternellement contre la poitrine de Rand. Fraternellement ? C’était sûrement l’impression qu’elle voulait donner, en tout cas. Encore que… Entre deux gorgées de punch, elle répondit à la question de son ami :
— Quand vous étiez ensemble, j’ai vu ces lucioles et cette incroyable obscurité… Tu sais, j’adore le punch au melon… Mais lorsque vous étiez dans la même pièce, les lucioles parvenaient à résister au lieu d’être inexorablement avalées par l’obscurité. J’ai vu quelque chose d’autre, alors que vous étiez ensemble. Il devra être présent par deux fois ici, ou tu… (Min baissa les yeux sur son gobelet, afin que Rand ne voie pas son expression.) S’il n’est pas là, il t’arrivera quelque chose de mal. (La jeune femme baissa le ton, l’air paniquée.) De très mal, même…
Même si Rand aurait aimé en savoir plus – par exemple « quand », « où » et « comment » – il n’insista pas, conscient que Min lui avait dit tout ce qu’elle savait.
— Dans ce cas, je devrai le garder près de moi, dit-il avec un enthousiasme forcé.
Voir Min apeurée ne lui disait rien de bon.
— Je ne sais pas si ce sera suffisant… S’il n’est pas là, ça se passera à coup sûr, mais rien ne garantit que ça n’arrivera pas s’il est présent. Ce sera très mal, Rand. Penser à cette vision me fait…
Un index glissé sous son menton, Rand força Min à relever la tête. Découvrir qu’elle avait les larmes aux yeux le stupéfia.
— Min, je ne savais pas que ces visions pouvaient te faire souffrir… Je suis navré.
— Si tu avais idée de tout ce que tu ne sais pas, berger ! (Tirant un mouchoir de sa manche, Min se tamponna les yeux.) C’est la poussière qui me fait pleurer… Sulin ne vient pas assez souvent avec un bon plumeau. (Le mouchoir retourna prestement d’où il venait.) Je devrais rentrer à La Couronne de Roses. J’étais simplement venue te raconter ce que j’ai vu au sujet de Perrin…
— Min, il faudrait que tu sois prudente. Ne viens-tu pas trop souvent me voir ? Si Merana découvre à quel jeu tu joues, je doute qu’elle soit ravie.
Min eut un sourire qui rappela à Rand la femme qu’elle était naguère. Et même s’ils brillaient encore à cause des larmes, ses yeux trahirent un certain amusement.
— Je suis assez grande pour m’occuper de moi, berger ! Les sœurs pensent que je visite Caemlyn avec des yeux ronds, comme n’importe quelle idiote du village. Si je ne te rendais pas visite tous les jours, comment aurais-tu su qu’elles ont des contacts avec les nobles ?
Une découverte que Min avait faite par hasard, la veille, alors qu’elle était en chemin pour le palais. À la fenêtre d’une riche demeure appartenant au seigneur Pelivar, elle avait aperçu la silhouette de Merana. Et quelles chances y avait-il pour que Pelivar et ses hôtes soient les seuls à recevoir la visite de l’Aes Sedai ? Eh bien, autant parier que Merana était venue déboucher les canalisations du noble seigneur !
— Tu dois être prudente, insista Rand. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.
Min étudia un moment le jeune homme sans piper mot. Puis elle se redressa assez pour lui poser sur les lèvres un baiser léger comme une plume. Enfin, une plume, peut-être pas… Chaque jour, c’était un agréable rituel, au moment de se séparer, mais le « poids » du baiser, semblait-il à Rand, avait tendance à augmenter régulièrement.
Malgré tout ce qu’il s’était juré à lui-même, Rand lâcha :
— J’aimerais mieux que tu ne fasses pas ça…
La laisser s’asseoir sur ses genoux, pourquoi pas ? Mais ces baisers… Eh bien, c’était pousser la taquinerie un peu loin.
— Ni larmes ni bégaiements, berger ! lança Min avec un sourire.
Après avoir ébouriffé les cheveux de Rand comme s’il avait dix ans, elle se leva et se dirigea vers la porte – mais comme elle le faisait parfois, d’une démarche gracieusement ondulante qui n’incita certes pas Rand à pleurer ou à bégayer, mais le força en revanche à regarder fixement un spectacle dont son sens de la décence aurait dû le pousser à détourner les yeux.
— Tu es tout rouge, berger ! lança Min en se retournant. Je croyais que la chaleur ne t’affectait plus, désormais. Qu’importe ! Je voulais juste te dire que je serais prudente. À demain, et n’oublie pas de mettre des chaussettes propres.
Quand la porte claqua dans le dos de son amie, Rand émit un long soupir. Des chaussettes propres ? Mais enfin, il en changeait tous les jours !
Bien, il ne lui restait plus que deux options. Primo, prétendre qu’elle ne lui faisait aucun effet et attendre qu’elle se lasse. Secundo, se résigner à bégayer. Soudain, un possible tertio traversa l’esprit de Rand. Supplier ! S’il l’implorait à genoux, Min cesserait peut-être de le torturer. Mais elle aurait une nouvelle arme pour le taquiner, et comme elle adorait ça…
Le quarto était hors de question. La voir moins souvent et se montrer froid et distant… Non, impossible ! Min était son amie. Autant essayer de se monter glacial avec… Aviendha et Elayne furent les deux prénoms qui vinrent spontanément à Rand. Bien entendu, ils n’étaient pas appropriés. Mat et Perrin ? Oui, ça, c’était bien.
Mais pourquoi se sentait-il si bien en compagnie de Min ? Vu la façon dont elle le taquinait, il n’aurait pas dû, mais…
Depuis que la jeune femme avait mentionné les Aes Sedai, les marmonnements de Lews Therin avaient gagné en intensité. Soudain, ils devinrent audibles.
Si elles complotent avec les nobles, je vais devoir m’en mêler.
Fiche le camp !
Neuf sœurs, c’est trop dangereux, même si elles sont mal formées. Trop dangereux. Je ne peux pas accepter ça.
Lews Therin, fiche le camp !
Je ne suis pas mort ! Je mériterais de l’être, mais c’est ainsi. Je suis vivant ! Vivant !
Non, tu es mort ! Mort et décomposé, Lews Therin !
La voix cria encore « vivant » deux ou trois fois, puis elle mourut dans la tête de Rand.
Le jeune homme se secoua, remplit son gobelet et le vida d’un seul trait. S’avisant qu’il transpirait à grosses gouttes, sa chemise littéralement trempée, il dut faire un gros effort pour retrouver la concentration requise pour que ça cesse.
Lews Therin devenait de plus en plus insistant. Cela dit, il ne proférait pas que des âneries. Si Merana complotait avec les nobles prêts à se rebeller au cas où Elayne tarderait trop à arriver, Rand allait devoir faire quelque chose. Hélas, il ignorait quoi.
Les tuer, murmura Lews Therin. Neuf sœurs, c’est trop dangereux, mais si je réduis leur nombre… Si je les pourchasse, les abats ou les terrifie… Eh bien, je ne mourrai pas de nouveau ! C’est vrai, je mérite la mort, mais j’ai envie de vivre.
Lews Therin se mit à pleurer – sans pour autant cesser de radoter.
Rand remplit son gobelet et s’efforça de ne pas entendre.
Quand la porte Origan fut en vue – un passage qui donnait accès à la Cité Intérieure – Demira Eriff ralentit le pas. Constatant que des dizaines d’hommes la regardaient avec des grands yeux tandis qu’elle se frayait un passage dans la foule, Demira nota mentalement de ne plus porter de robes à la mode de son Arad Doman natal. Pour la millième fois, au moins, elle oublia cette bonne résolution. Les robes n’avaient aucune importance – depuis des années, elle faisait copier les six mêmes – et si un gaillard devenait un peu trop pressant, parce qu’il ne s’apercevait pas qu’il avait affaire à une sœur, le remettre à sa place n’était jamais bien compliqué. Dès qu’ils s’apercevaient de leur méprise, les séducteurs minables détalaient à toutes jambes et ils ne cessaient pas de courir avant d’avoir traversé la moitié de la ville.
Pour l’heure, Demira s’intéressait surtout à la porte Origan, une grande arche de marbre qui laissait passer un flot de gens, de charrettes et de chariots sous l’œil apparemment distrait d’une dizaine d’Aiels. Mais tout était dans le « apparemment ». Ces guerriers pouvaient reconnaître une Aes Sedai au premier coup d’œil. Parfois, des gens bizarres en étaient capables… De plus, la sœur était suivie depuis qu’elle avait quitté La Couronne de Roses. La tenue des Aiels, parfaite pour se fondre dans un paysage désertique, se voyait comme le nez au milieu de la figure dans les rues d’une ville. Du coup, même si Demira avait voulu entrer dans la Cité Intérieure, risquant de s’attirer le courroux de Merana parce qu’elle n’aurait pas demandé la permission d’al’Thor, elle s’en serait abstenue.
Que c’était agaçant ! Des Aes Sedai contraintes d’obtenir l’autorisation d’un homme !
Pour l’instant, Demira voulait seulement rencontrer Milam Hardner, conservateur adjoint au palais royal. Accessoirement, l’homme était son agent depuis près de trente ans. À Caemlyn, la bibliothèque n’était pas à la hauteur de celles de la Tour Blanche ou de Cairhien – ou encore de la bibliothèque Terhana de Bandar Eban –, mais Demira avait autant de chances d’apprendre à voler que d’avoir accès à ces trois-là. Cela dit, si Milam avait reçu son message, il devait déjà avoir commencé à chercher les livres qu’elle voulait consulter. Avec un peu de chance, la bibliothèque du palais contiendrait des informations sur les sceaux de la prison du Ténébreux – avec un thésaurus, peut-être bien, même si c’était sans doute trop espérer. Sur tous les rayons du monde, on trouvait des ouvrages qui auraient dû être recensés depuis longtemps. Négligés de tous, ils croupissaient dans l’oubli depuis cent ou cinq cents ans, et parfois même plus. Des trésors dont même les conservateurs ignoraient l’existence.
Tandis que la foule passait à côté d’elle, Demira attendit patiemment, les yeux rivés sur les gens qui sortaient de la Cité Intérieure. Ne voyant pas la tête chauve et le visage rond de Milam, elle eut un soupir résigné. À l’évidence, il n’avait pas reçu son message. Dans le cas contraire, il aurait inventé n’importe quelle excuse pour être présent à l’heure exacte du rendez-vous. Du coup, Demira allait devoir attendre que ce soit son tour d’accompagner Merana au palais, puis espérer que le jeune al’Thor l’autorise – encore une affaire de permission – à fréquenter la bibliothèque.
Quand elle se détourna de la porte, les yeux de l’Aes Sedai croisèrent par hasard ceux d’un grand type au visage étroit en veste de cuir de charretier qui la regardait avec une admiration bien trop soutenue. Voyant qu’il était repéré, l’homme cilla nerveusement.
Pas question de supporter ça tout au long du trajet jusqu’à l’auberge !
Je devrais vraiment me faire confectionner des robes plus simples… Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Coup de chance, Demira était déjà venue à Caemlyn, des années plus tôt, et Stevan, son Champion, l’attendait à La Couronne de Roses – une sorte de phare dont elle pourrait se servir pour retrouver son chemin, le cas échéant.
L’Aes Sedai s’engagea dans une ruelle latérale, entre une taverne et la boutique d’un coutelier.
Lors de sa dernière visite, les venelles de Caemlyn étaient boueuses. À présent, le sol desséché était dur comme du bois, mais la puanteur restait identique. Les murs sans fenêtres étaient munis de très rares portes qui, pour la plupart, semblaient ne plus avoir été ouvertes depuis longtemps. Perchés sur des tonneaux ou des murets, des chats faméliques suivirent des yeux la progression de l’intruse. Grognant parfois avant de s’engouffrer dans une autre traverse, des chiens aux flancs creux fuyaient dès que la sœur approchait un peu trop d’eux.
Demira ne redoutait ni les griffures ni les morsures. Avec les Aes Sedai, les chats se montraient bizarrement perceptifs, et elle n’avait jamais entendu parler d’une sœur griffée par un matou, fût-il particulièrement féroce. Les chiens, en revanche, ne cachaient pas leur hostilité envers les Aes Sedai – à croire qu’ils les prenaient pour des chats ! – mais ils finissaient toujours par détaler après avoir fait un peu d’esbroufe.
Demira trouva qu’il y avait plus de chiens et de chats dans les traverses de Caemlyn que par le passé. Des animaux en bien plus mauvais état, nota-t-elle également. Par contre, les gens étaient beaucoup plus rares, désormais.
Après n’avoir croisé personne pendant un long moment, Demira tomba nez à nez avec une demi-douzaine d’Aiels qui parlaient et riaient entre eux. Voir une sœur parut les stupéfier.
— Pardon, Aes Sedai, murmura l’un d’eux tandis que ses compagnons et lui se pressaient contre un mur pour faire de la place.
Pourtant, Demira n’aurait pas eu besoin de ça pour passer. Se demandant s’il s’agissait des guerriers qui l’avaient suivie – le visage carré d’un de ces types lui semblait familier, tout comme son regard noir malveillant –, elle murmura des remerciements tout en continuant son chemin.
Sentir la pointe d’une lance s’enfoncer dans son flanc la surprit tant qu’elle n’eut même pas le réflexe de crier. Elle tenta de s’unir au saidar, mais une autre lance la frappa, et elle s’écroula dans la poussière.
Le type au visage carré se pencha sur elle et murmura quelque chose qu’elle ne prit pas la peine d’écouter.
Le saidar… elle devait…
Ce fut la dernière pensée de Demira, avant une vertigineuse plongée dans le noir.
Lorsque le long et douloureux entretien avec les parents de Faile fut enfin terminé, Perrin et sa femme sortirent et trouvèrent dans le couloir l’étrange servante nommée Sulin. À l’évidence, elle les attendait…
Inondé de sueur, des taches d’humidité sous les bras, Perrin avait l’impression d’avoir couru quatre lieues durant tandis qu’on lui flanquait un coup de cravache à chaque foulée. La démarche sautillante, Faile rayonnait. Plus belle que jamais, souriant à la vie, elle semblait aussi fière que le jour où elle était arrivée avec les hommes de Colline de la Garde, juste avant que les Trollocs submergent les défenses de Champ d’Emond.
Chaque fois qu’un des deux jeunes gens la regardait, Sulin se fendait d’une courbette, manquant en toutes ces occasions s’étaler, tant l’obséquiosité lui était étrangère. Sur son visage ridé et barré par une cicatrice, le sourire de circonstance paraissait prêt à tourner à la grimace dès qu’il en aurait la possibilité.
Des Promises allaient et venaient, conversant par gestes. En serrant les dents – assez fort pour que Perrin capte un grincement caractéristique –, Sulin les salua également.
Au bout d’un moment, Faile elle-même commença à observer la servante d’un œil méfiant.
Quand elle les eut conduits dans leurs appartements – composés d’un salon et d’une chambre, le lit se révélant assez grand pour dix personnes – Sulin insista pour expliquer ou montrer aux deux jeunes gens tout ce qu’ils avaient besoin de savoir – y compris ce qui leur crevait les yeux.
Leurs chevaux avaient été bouchonnés et nourris. Après qu’on les eut vidées, leurs sacoches de selle pendaient dans une armoire, à côté du ceinturon d’armes de Perrin, et leur contenu était soigneusement rangé dans les tiroirs d’une grande commode. Comme si elle devait servir à couper du petit bois, la hache de Perrin reposait près de la cheminée. Une des deux carafes d’argent que la condensation faisait briller contenait une infusion à la menthe froide, et l’autre proposait du punch aux prunes.
Sulin crut bon de signaler l’existence de deux grandes glaces murales, l’une surmontant la coiffeuse où le peigne d’ivoire et la brosse de Faile attendaient déjà leur propriétaire, et d’un immense miroir en pied que même un aveugle aurait eu du mal à ne pas voir.
Alors que la servante dissertait sur les baignoires qui arriveraient bientôt, avec les seaux d’eau chaude requis, Perrin lui glissa une couronne d’or dans la main.
— Merci pour tout, mais il faut vous retirer, à présent.
Un instant, le jeune homme crut que Sulin allait lui envoyer la pièce à la figure. Mais elle se retint, fit une dernière révérence périlleuse, et sortit en claquant la porte.
— Je suppose que la personne chargée de former les domestiques ne connaît rien à son travail, dit Faile. À propos, tu as été très bien. Courtois mais ferme. Dommage que tu ne te comportes pas comme ça avec nos serviteurs.
Faile tourna le dos à son mari et souffla :
— Tu veux bien déboutonner ma robe ?
Quand il devait se débattre contre de minuscules boutons, Perrin redoutait de les arracher, voire de déchirer la robe de Faile. Cela dit, il adorait aider sa femme à se dévêtir. En règle générale, cependant, une servante s’en chargeait, peut-être à cause du trop grand nombre de boutons tombés au champ d’honneur.
— Penses-tu une seule des absurdités que tu as racontées à ta mère ?
— Ne m’as-tu pas apprivoisée, mon cher époux, m’apprenant à me percher sur ton poignet quand tu m’appelles ? Ne suis-je pas à chaque instant attentive à te plaire ? Ne t’obéis-je pas au doigt et à l’œil ?
Faile semblait amusée, et elle devait l’être pour de bon. Cependant, elle paraissait convaincue de ce qu’elle disait. Exactement comme en face de sa mère, à qui elle avait débité les mêmes âneries la tête haute et l’air plus fière que jamais. Bon, les femmes étaient bizarres, il n’y avait rien d’autre à dire. Quant à Deira Bashere… Encore que Davram ne valait guère mieux…
Perrin eut l’intuition qu’il valait mieux changer de sujet. De quoi avait donc parlé son beau-père, à un moment ?
— Faile, c’est quoi, une couronne brisée ?
La jeune femme eut un soupir irrité. Perrin capta de l’angoisse dans son odeur.
— Rand est sorti du palais…
— Et alors ? demanda Perrin en se penchant pour étudier un petit bouton de nacre. Comment le sais-tu ?
— Les Promises… Bain et Chiad m’ont enseigné des rudiments de leur langage par gestes. N’en parle à personne, Perrin. À voir leur réaction quand elles ont appris qu’il y avait des Aiels ici, Bain et Chiad ont peut-être regretté de m’avoir initiée… De plus, il pourrait s’avérer utile de comprendre ce que disent les Promises sans qu’elles en aient conscience. Elles ont l’air de suivre Rand comme son ombre… (Faile se retourna pour jeter un regard malicieux à Perrin et lui caresser la barbe.) Les premières Promises que nous avons rencontrées ont admiré tes larges épaules, mais sans mentionner ton appendice pileux. Ces femmes ne savent pas reconnaître une belle barbe quand elles en voient une.
Secouant la tête, Perrin attendit que sa femme se retourne… et empocha discrètement le bouton qui s’était arraché quand elle avait pivoté sur elle-même. Avec un peu de chance, elle ne s’apercevrait pas de sa disparition. N’avait-il pas porté une veste toute une semaine sans remarquer qu’il manquait un bouton ? Et si Faile ne le lui avait pas dit, s’en serait-il jamais aperçu ? Quant aux histoires de barbe, les Aiels, d’après Gaul, se rasaient dès qu’ils avaient trois poils sous le menton. D’ailleurs, Bain et Chiad plaisantaient souvent sur la barbe du jeune homme. Avec une telle chaleur, il avait lui-même souvent envisagé de passer sa pilosité au fil du rasoir. Mais Faile aimait tant sa barbe…
— Pourquoi me parler de Rand ? S’il est sorti du palais, en quoi ça me concerne ?
— Selon moi, tu devrais être informé de ce qu’il trafique dans ton dos. Tu ignorais qu’il allait sortir, pas vrai ? N’oublie pas qu’il est le Dragon Réincarné. Un genre de roi, en somme – voire le roi des rois –, et les souverains, parfois, utilisent sans vergogne leurs amis. Sans le vouloir… ou très délibérément.
— Rand n’est pas comme ça. Et que proposes-tu ? Tu voudrais que je l’espionne ?
Une plaisanterie, dans l’esprit de Perrin.
— Pas toi, mon cœur. L’espionnage, c’est un travail d’épouse.
— Faile !
Perrin se redressa si brusquement qu’il faillit arracher un autre bouton. Prenant Faile par les épaules, il la força à se tourner vers lui.
— Tu n’espionneras pas Rand, c’est compris ?
Faile prit l’air entêté que son mari connaissait bien. Mais quand il le fallait, il pouvait lui aussi être une sacrée tête de pioche.
— Faile, il est temps de me montrer un peu de la soumission dont tu te vantais tout à l’heure devant ta mère.
Selon l’expérience de Perrin, sa femme lui obéissait quand ça lui convenait. Sinon, se fichant qu’il ait raison ou tort, elle n’en faisait strictement qu’à sa tête.
— Je parle sérieusement, Faile. Et je veux que tu promettes de ne pas espionner Rand. Pas question que je sois complice de…
— C’est juré, mon cœur, dit Faile, posant les doigts sur la bouche de Perrin. Pas d’espionnage. Tu vois, j’obéis à mon seigneur et maître. Tu te souviens du nombre de petits-enfants que voudrait avoir ma mère ?
Le changement de sujet déconcerta Perrin. Mais sa femme avait juré, c’était l’essentiel.
— Six, je crois… Mais j’ai peur d’avoir perdu le compte quand elle a précisé combien de garçons et de filles il devrait y avoir.
Dame Deira avait donné au jeune couple des conseils assez crus sur la manière d’atteindre cet objectif. Occupé à se demander s’il n’allait pas quitter la pièce avant qu’elle ait fini, Perrin n’avait fort heureusement pas tout entendu. Faile s’était contentée d’acquiescer, comme s’il s’agissait d’une conversation des plus banales, alors que son père et son mari étaient présents.
— Six au minimum, oui…, dit Faile avec un sourire espiègle. Perrin, elle ne nous laissera pas tranquilles avant que je lui aie annoncé que le premier est en route. Donc, si tu arrives un jour à ouvrir tous mes boutons…
Après des mois de mariage, Faile rougissait toujours, dans ces moments-là. Mais elle ne cessait pas de sourire pour autant.
— La vue d’un vrai lit me rend aussi audacieuse qu’une fille de ferme à l’époque de la moisson.
Perrin s’interrogeait souvent au sujet de ces filles de ferme que sa femme évoquait si volontiers. Joues roses ou non, si elles étaient aussi audacieuses que Faile, dans leur intimité, on ne devait jamais moissonner le moindre épi de blé, au Saldaea.
Dans sa hâte, le jeune homme sacrifia deux boutons de plus, et sa compagne ne lui en voulut pas le moins du monde. Mieux encore, elle n’hésita pas à déchirer la chemise de son bien-aimé.
Demira s’étonna d’abord d’ouvrir les yeux, puis d’être étendue dans son lit, à l’auberge. Elle aurait dû être morte, pas couchée nue sous un drap de lin. Assis sur un tabouret, au pied du lit, Stevan réussissait l’exploit de paraître à la fois soulagé, inquiet et d’humeur maussade. Plus petit d’une bonne tête que Demira, le Champion originaire du Cairhien était également vingt ans plus jeune qu’elle – eh oui, malgré ses tempes grisonnantes, il lui devait le respect dû à l’âge –, mais ça ne l’empêchait pas de jouer parfois à la figure paternelle. Au point, quasiment, d’affirmer qu’elle était incapable de faire quoi que ce soit s’il ne lui tenait pas la main. Le malheureux incident qui venait de se produire, c’était à craindre, allait lui donner du grain à moudre pendant des mois.
L’air grave, Merana se tenait d’un côté du lit, et Berenicia avait pris place de l’autre. Toujours maussade, la sœur jaune bien en chair tirait une figure d’enterrement.
— Comment ? réussit à souffler Demira.
Elle se sentait faible comme un nourrisson. Un effet secondaire de la guérison, elle le savait. Mais là, sortir un bras de sous le drap lui semblait un effort inhumain. Elle était passée à un souffle de mourir. Et si la guérison ne laissait pas de cicatrices, les souvenirs et l’épuisement parlaient d’eux-mêmes.
— Un homme est entré dans la salle commune, répondit Stevan, beuglant qu’il voulait une bière. Puis il a dit avoir vu des Aiels suivre une Aes Sedai – la description te correspondait –, ajoutant qu’ils allaient la tuer. En l’entendant, j’ai senti…
Le Champion s’interrompit.
— Stevan m’a demandé de venir, dit Berenicia. À dire vrai, il m’a traînée derrière lui, en courant tout au long du chemin. Jusqu’à ce que tu ouvres les yeux, je n’étais pas sûre que nous soyons arrivés à temps.
— Bien entendu, lâcha froidement Merana, les Aiels et le type faisaient partie du même piège – le même avertissement. Nous avons laissé filer le gaillard, hélas. Il a profité de notre inquiétude à ton sujet pour s’éclipser…
Occupée à penser à Milam, à l’impact que cette affaire aurait sur ses recherches en bibliothèque et au temps qu’il faudrait pour que Stevan se calme, Demira mit un moment pour comprendre le sens des propos de Merana.
— S’éclipser ? Un avertissement ? De quoi parles-tu, Merana ?
Berenicia marmonna quelque chose sur l’esprit obtus de Demira, dès qu’il ne s’agissait pas d’assimiler une information contenue dans un livre. Parfois, c’était une vraie langue de vipère.
— Depuis notre arrivée, as-tu vu quelqu’un d’autre entrer dans la salle commune pour demander à boire ? s’enquit Merana.
En plein dans le mille ! À Caemlyn, la présence d’une ou deux Aes Sedai dans une auberge n’effarouchait pas les clients, mais neuf, c’était une autre paire de manches. Maîtresse Cinchonine s’en était ouvertement plainte en plusieurs occasions.
— Donc, on voulait vous avertir que des Aiels m’avaient tuée. Ou faire en sorte qu’on me découvre avant que j’aie succombé. (Soudain, Demira se souvint de ce que lui avait dit le type aux yeux noirs malveillants.) On m’a chargée de vous ordonner de rester loin d’al’Thor. Voici mot pour mot ce que j’ai entendu : « Dis aux autres sorcières de ne plus s’approcher du Dragon Réincarné. » Morte, comment vous aurais-je transmis ce message ? Où étais-je blessée ?
— Aux deux flancs, répondit Stevan, l’air sinistre. Sans que soient touchés d’organes vitaux, mais avec une perte de sang qui…
— Merana, qu’allons-nous faire ? coupa Demira avant que le Champion se lance dans une diatribe sur son imprudence et sa naïveté.
— Nous devrions mettre la main sur les Aiels, avança Berenicia, et faire un exemple.
Originaire du Shienar, elle avait grandi près de la frontière du désert des Aiels, les raids faisant quasiment partie de son quotidien.
— Seonid est d’accord avec moi, ajouta-t-elle.
— Non ! s’écria Demira. Je ne veux pas perdre ma première occasion d’étudier les Aiels. Déjà qu’ils ne sont pas bavards… Mais c’était mon sang, non ? De plus, sauf si le type qui vous a prévenus était lui aussi un Aiel, il semble évident que mes agresseurs obéissaient à des ordres. Et à Caemlyn, je ne vois qu’un seul homme capable de commander des Aiels.
— Demira, fit Merana en foudroyant Berenicia du regard, les autres et moi sommes d’accord avec toi. Je ne veux plus entendre parler d’une absurde chasse à l’Aiel ! Pourquoi s’en prendre à une meute de molosses parmi cent, alors que l’homme qui les envoie chasser va et vient en ricanant ?
Berenicia s’agita un peu avant de capituler, mais c’était classique chez elle.
— Nous devons au moins montrer à al’Thor qu’il ne peut pas traiter ainsi les Aes Sedai, dit-elle néanmoins. (Un regard de Merana l’incita à modérer son ton, mais elle ne semblait pas ravie.) Pas assez agressivement pour ruiner notre travail d’approche, cependant…
Demira posa le bout de ses doigts sur sa bouche et soupira. Elle était vraiment vidée de ses forces.
— Une idée vient de me traverser l’esprit… Si nous accusons al’Thor directement, il niera et nous n’aurons aucune preuve à lui jeter au visage. De plus, il ne serait peut-être pas sage de clamer partout qu’il se sent le droit de chasser les Aes Sedai comme de vulgaires lièvres.
Merana et Berenicia se consultèrent du regard et acquiescèrent. Stevan, lui, fronça les sourcils. Il n’avait jamais laissé s’en tirer à bon compte quelqu’un qui s’en était pris à Demira.
— Ne serait-il pas plus sage de ne rien dire ? De laisser al’Thor mijoter dans son jus ? Pourquoi aucune réaction des sœurs ? Que vont-elles faire pour se venger ? J’ignore jusqu’où ça peut aller, mais en tout cas, il ne se sentira pas tranquille.
— Un raisonnement qui se tient, dit Verin dans l’encadrement de la porte. Al’Thor doit respecter les Aes Sedai, sinon, pas question de collaborer avec lui.
Elle fit signe à Stevan de se retirer. Après que Demira eut donné son assentiment, le Champion obéit et la nouvelle venue prit possession du tabouret.
— Puisque tu étais la cible, Demira… (Verin plissa le front à l’intention de Merana et Berenicia.) Vous voulez bien vous asseoir ? Je ne tiens pas à attraper un torticolis en vous regardant…
Les deux sœurs tirèrent près du lit l’unique fauteuil de la pièce et le second tabouret.
— Puisque tu étais la cible, Demira, reprit Verin, tu dois nous aider à décider comment donner une bonne leçon à maître al’Thor. Apparemment, tu as déjà commencé.
— Eh bien…, coupa Merana, mais Verin ne la laissa pas continuer.
— Attends ton tour, Merana. Demira a gagné le droit d’émettre la première proposition.
Le souffle court, Demira attendit que le cyclone se déchaîne. Merana donnait toujours le sentiment de vouloir que Verin approuve ses décisions – dans les circonstances actuelles, c’était bizarre mais compréhensible – mais c’était la première fois, au moins en public, que se produisait une petite révolution. Verin venait de prendre les commandes !
Merana, loin d’exploser, regarda un moment l’autre sœur d’un air morne, puis elle inclina la tête. Fallait-il comprendre qu’elle plaçait la délégation sous les ordres de Verin ? À vrai dire, il ne semblait pas lui rester d’autres options…
Tous les regards se braquèrent sur Demira, celui de Verin paraissant la traverser comme une lame.
— Si nous voulons qu’al’Thor se demande ce que nous allons faire, je suggère qu’aucune d’entre nous n’aille au palais aujourd’hui. Sans explications, de préférence. Et si ça paraît trop agressif, avec une excuse assez maladroite pour éveiller ses soupçons.
Merana approuva du chef. Plus important encore, vu les derniers événements, Verin l’imita. Encouragée, Demira décida de se jeter à l’eau :
— Il faudrait peut-être ne lui envoyer personne pendant quelques jours. Histoire que la pression monte. En observant Min, il sera assez facile de savoir quand il sera près de craquer, et…
Quoi que les sœurs décident de faire, Demira entendait jouer un rôle actif. Après tout, c’était bien son sang qui avait coulé. Et qui pouvait dire de combien de temps seraient retardées ses recherches, à cause de cette maudite attaque ? Rien que pour ça, al’Thor méritait une cuisante leçon. Histoire qu’il n’oublie plus jamais qui étaient les Aes Sedai.