Quand elle aperçut Nynaeve et Elayne, Egwene ne se contenta pas de sortir de ce rêve – elle bondit pour s’en extraire le plus vite possible. Mais pas pour réintégrer son corps endormi, à Cairhien, car pour ça, il était encore bien trop tôt. Elle se retrouva donc dans un vaste océan d’obscurité où scintillaient des points lumineux beaucoup plus nombreux que les étoiles dans le ciel, même lorsqu’il était parfaitement dégagé. Des points qu’elle distinguait clairement aussi loin que portât sa vision. Enfin, si elle avait eu des yeux, en ces lieux. Dépourvue de substance et de forme, elle dérivait dans le néant infini qui séparait Tel’aran’rhiod du monde éveillé – une infinité qui était en même temps une très mince frontière entre le rêve et la réalité.
Si elle avait eu un cœur, dans ce néant, sans doute aurait-il battu la chamade. Nynaeve et Elayne ne l’avaient pas vue, elle en était quasiment sûre. Mais que fichaient-elles donc dans un secteur de la tour sans aucun intérêt ? Lors de ses excursions nocturnes, Egwene évitait soigneusement le bureau de la Chaire d’Amyrlin, les quartiers des novices et même ceux des Acceptées. Si Nynaeve ou Elayne n’étaient pas dans un de ces endroits, il semblait que quelque fâcheuse mettait toujours un malin plaisir à s’y trouver. Bien entendu, Egwene aurait pu parler à ses deux amies – après tout, elles savaient rudement bien garder un secret – mais une petite voix lui avait soufflé de s’en abstenir. Plusieurs fois, elle avait rêvé qu’elle agissait ainsi, et ça avait toujours tourné au cauchemar. Pas le genre d’où on s’éveille en sueur, mais un cauchemar quand même, qui la laissait angoissée un bon moment.
Ces autres femmes… Les Aes Sedai de Salidar savaient-elles que des inconnues rôdaient dans la version onirique de la Tour Blanche ? Des inconnues pour Egwene, en tout cas. Hélas, si les sœurs rebelles n’étaient pas informées, elle n’avait aucun moyen de les prévenir. Aucun moyen auquel elle aurait pu recourir, pour être plus précise. Tout ça était tellement frustrant !
L’océan d’obscurité semblait moutonner autour d’elle, à croire qu’il bougeait tandis qu’elle restait immobile. Se sentant comme un poisson dans l’eau dans cet élément, Egwene commença à « nager » avec autant d’aisance et de grâce qu’un poisson, justement.
Les points lumineux étaient des rêves – les songes de tous les êtres du monde. Non, de tous les mondes, car il en existait une multitude, certains très légèrement différents du sien et d’autres ne lui ressemblant pas du tout. Verin Sedai avait été la première à lui parler des univers multiples. Puis les Matriarches lui avaient confirmé leur existence et elle avait ensuite vu elle-même – ou plutôt, aperçu – ce qu’elle n’aurait pas cru possible, même dans un songe. Pas des cauchemars, ça, c’était une certitude, car ceux-ci se déroulaient presque toujours dans une ambiance de rouge ou de bleu délavé ou sous un linceul de gris évoquant des ombres d’une infinie profondeur. Ces « visions » ne ressemblaient pas à ça, mais elles étaient emplies de choses impossibles. Consciente qu’elle n’appartenait pas à ces mondes inconnus, Egwene s’efforçait de les éviter. Quand on jetait un coup d’œil dans un de ces rêves, on avait le sentiment d’être soudain entourée de miroirs brisés. Dans ce tourbillon d’images, plus moyen de distinguer le haut du bas… Chaque fois, cette expérience lui flanquait la nausée. Et si elle ne possédait pas d’estomac dans ce néant noir, l’envie de vomir persistait lorsqu’elle réintégrait son corps. Se réveiller en restituant son dernier repas n’avait rien de plaisant, il fallait l’avouer.
En plus de ce que les Matriarches lui avaient enseigné, Egwene avait appris seule quelques autres petites choses sur le Monde des Rêves et elle s’était aventurée dans des endroits dont ses formatrices lui auraient interdit l’accès. C’était bel et beau, mais elle aurait juré que ses progrès, avec une femme capable de marcher dans les rêves à ses côtés, auraient été bien plus rapides. Bien sûr, une telle « initiatrice » lui aurait souvent dit que telle chose était trop dangereuse et telle autre interdite. Mais elle l’aurait également conseillée sur ce qu’il fallait essayer, et sur la manière de s’y prendre. Bien au-delà des choses les plus simples, dont elle était venue à bout aisément – non, ce mot-là n’était jamais adapté, dans ce contexte –, elle avait atteint un niveau où elle pouvait déterminer seule la prochaine étape à aborder. Mais ces étapes, les Matriarches qui marchaient dans les rêves les avaient franchies depuis très longtemps. Quand il lui fallait un mois pour maîtriser une technique, elles auraient pu la lui enseigner en une nuit, voire en une heure. À condition qu’elles soient décidées à le faire. Sinon, impossible d’obtenir quoi que ce soit d’elles. Une situation frustrante pour une jeune femme qui avait soif de connaissances.
Apprendre tout et tout de suite !
Bien que chaque point lumineux fût la copie conforme des autres, Egwene avait appris à en identifier certains. Comment ? Hélas, elle n’en savait rien, et ça lui tapait sur les nerfs. Mais les Matriarches elles-mêmes n’avaient aucune explication sur ce sujet.
Quoi qu’il en soit, dès qu’elle pouvait associer un rêve à une personne, Egwene devenait capable de repérer tous les songes de cet individu, fondant sur eux comme une flèche sur sa cible. Et la distance, dans ces cas-là, n’était jamais un obstacle.
Egwene repéra un point lumineux qui appartenait à Berelain, la Première Dame de Mayene, la femme que Rand avait choisie pour diriger le Cairhien.
Épier les rêves de Berelain mettait Egwene très mal à l’aise. En général, pourtant, ils n’étaient pas différents de ceux des autres femmes – enfin, celles qui accordaient un intérêt égal à la politique, à l’exercice du pouvoir et aux dernières fantaisies de la mode. Mais parfois, Berelain rêvait à des hommes, y compris ceux qu’Egwene connaissait, et ces songes-là avaient de quoi faire rougir jusqu’à la racine des cheveux le plus endurci des charretiers.
Le point lumineux comme étouffé, un peu plus loin, était à Rand, qui avait protégé ses songes avec un tissage de saidin. Egwene faillit s’arrêter, car elle détestait qu’une force qu’elle ne pouvait ni voir ni sentir puisse être un obstacle aussi infranchissable qu’un mur de pierre, mais elle continua pourtant à dériver. Gaspiller une autre nuit à tenter l’impossible ne lui disait vraiment rien…
Ce lieu distordait les distances, tout comme Tel’aran’rhiod distordait le temps. Rand dormait à Caemlyn – à moins qu’il ait « fait un saut » à Tear, et là, Egwene aurait vraiment donné cher pour savoir comment il s’y prenait ! Pourtant, non loin du songe de son ami d’enfance, la jeune femme distingua un point lumineux qu’elle reconnut aussi. C’était un songe de Bair, qui se trouvait à Cairhien, à des centaines de lieues de Rand. Car où qu’il fût, le jeune homme, c’était une certitude, ne dormait pas à Cairhien cette nuit.
Mais comment faisait-il pour voyager ainsi ?
Les points lumineux défilèrent sous le « regard » d’Egwene tandis qu’elle s’éloignait à toute allure du rêve de la Matriarche. Si elle avait vu aussi les songes d’Amys et de Melaine, elle n’aurait probablement pas fui. Mais si les deux autres Matriarches n’étaient pas en train de dormir et de rêver, elles pouvaient très bien être occupées à arpenter Tel’aran’rhiod. Et comment dire si l’une des deux, la surveillant, ne s’apprêtait pas à bondir pour arracher Egwene au Rêve, ou l’entraîner dans celui qu’elle était en train de faire ? Incapable de s’opposer à une manœuvre de ce type, la jeune femme aurait été à la merci de la Matriarche, devenant une simple composante de son rêve.
Même quand le rêveur était une personne ordinaire qui n’avait aucune maîtrise des songes, garder le contrôle de soi dans le rêve de quelqu’un d’autre était extrêmement difficile – mais pas plus que de s’enfuir avant que le dormeur en question ait fini de rêver, ou au moins changé de thématique, ce qui arrivait difficilement tant qu’on restait bel et bien présent dans son univers onirique.
Avec une femme capable de marcher dans les rêves, donc aussi consciente de ses songes que de la réalité, s’évader était tout simplement impossible. Et ce n’était pas le pire inconvénient, loin de là…
Egwene s’avisa soudain qu’elle se comportait comme une idiote. S’éloigner n’avait aucun sens. Si Amys ou Melaine l’avaient repérée, elles l’auraient déjà arrachée au néant obscur semé de points lumineux. En fuyant ainsi, elle se jetait peut-être simplement dans leur piège…
Les points lumineux cessèrent soudain de défiler. D’un seul coup. Ici, c’était ainsi que se passaient les choses.
Vexée, Egwene se demanda ce qu’elle allait bien pouvoir faire. À part apprendre seule tout ce qu’elle pouvait découvrir sur Tel’aran’rhiod, l’objectif principal de ses explorations consistait à en savoir un peu plus sur ce qui se passait dans le monde. Parfois, elle aurait juré que les Matriarches ne lui auraient pas dit que le soleil était levé, si elle avait été dans l’incapacité de le constater toute seule. Selon ces femmes, elle ne devait surtout pas s’impatienter. Mais comment faire, lorsqu’on était pareillement avide d’apprendre ?
Durant ses visites à la Tour Blanche, Egwene avait surtout cherché à glaner des indices sur les intentions d’Elaida. Et sur celles d’Alviarin. Hélas, la récolte était bien chiche. Quelle horreur ! L’ignorance, ça revenait à être brusquement sourde et aveugle, et elle détestait cette simple idée.
Désormais, la tour était rayée de sa liste. Comment l’éviter, puisqu’elle ne savait plus quels endroits explorer en toute sécurité ? Tous les autres secteurs de Tar Valon avaient déjà sauté de la fameuse liste après qu’Egwene, pour la quatrième fois, eut manqué percuter une femme au teint cuivré. Cette fois, l’inconnue, l’air satisfaite, étudiait des écuries qu’on venait apparemment de repeindre en bleu.
Qui qu’elle soit, cette femme ne s’était pas projetée par hasard et très provisoirement dans le Monde des Rêves. Ne se volatilisant pas, contrairement aux rêveurs ordinaires, elle avait une apparence brumeuse qui ne trompait pas. Celle d’une Aes Sedai qui utilisait un ter’angreal !
Egwene connaissait un seul ter’angreal qui puisse donner accès au Monde des Rêves sans qu’on ait besoin de canaliser, et il était entre les mains d’Elayne et de Nynaeve…
La mince inconnue ne devait cependant pas être une sœur depuis très longtemps. Très jolie – et vêtue d’une robe scandaleusement fine –, elle semblait avoir l’âge de Nynaeve, son visage n’affichant pas l’habituelle intemporalité des Aes Sedai.
Elayne aurait pu tenter de suivre l’inconnue. Après tout, elle pouvait appartenir à l’Ajah Noir, dont les membres avaient volé des ter’angreal liés au Monde des Rêves. Mais le risque d’être découverte, et peut-être capturée, semblait bien élevé alors qu’elle ne pourrait transmettre d’information à personne, sauf à Nynaeve et à Elayne, quand elle les reverrait. À moins qu’elle découvre quelque chose d’assez important pour changer la face du monde.
Au fond, l’Ajah Noir était le problème des Aes Sedai. Donc, même si elle n’avait pas eu ses petits secrets à protéger, Egwene n’aurait pas pu en parler. Sur ce sujet, elle n’avait pas le choix.
Étudiant distraitement les points lumineux les plus proches, elle n’en reconnut aucun. Immobiles autour d’elle, ils faisaient penser à des étoiles gelées dans un ciel de glace noire.
Ces derniers temps, bien trop d’inconnues avaient sillonné le Monde des Rêves, et Egwene détestait ça. Enfin, quand elle disait « beaucoup », il fallait comprendre « deux », en réalité. Mais ça faisait déjà deux de trop ! La femme au teint cuivré pour commencer, puis une autre inconnue, jolie mais bâtie en force, qui avançait d’un pas résolu, une implacable détermination s’affichant dans ses yeux bleus. La Volonté Incarnée, ainsi que l’avait surnommée Egwene, avant d’opter pour « Volonté », tout simplement, devait être capable d’entrer dans le Monde des Rêves sans aucune aide, car elle n’avait pas l’apparence brumeuse typique des utilisatrices d’un ter’angreal. Qui qu’elle soit, et quelles que soient ses raisons d’explorer Tel’aran’rhiod, elle choisissait la tour bien plus souvent que Nynaeve, Elayne, Sheriam et les autres réunies. De fait, on la voyait partout. Et elle ne se limitait pas à la tour, puisqu’elle avait failli prendre Egwene par surprise lors de son dernier « voyage » à Tear. Pas une nuit de rendez-vous, bien entendu. Dans le Cœur de la Pierre, Volonté faisait les cent pas en marmonnant entre ses dents… Et lors de ses deux dernières visites à Caemlyn, Egwene l’avait également aperçue…
La possibilité que Volonté appartienne à l’Ajah Noir était aussi élevée qu’en ce qui concernait l’inconnue au teint cuivré. Mais toutes deux pouvaient aussi venir de Salidar. Ou de la Tour Blanche. Ne les ayant jamais vues ensemble, Egwene penchait plutôt pour des allégeances différentes, mais comment savoir, depuis que le schisme poussait les sœurs à s’espionner les unes les autres ? Si ce n’était pas déjà fait, les sœurs « loyalistes » apprendraient tôt ou tard l’existence de Tel’aran’rhiod… Dans ce contexte, les deux inconnues restaient des questions sans réponses – une infinité de questions ! Et à part en rester loin, Egwene ne voyait pas très bien que faire avec elles.
Bien entendu, ces derniers temps, l’amie d’enfance de Rand essayait de rester loin de tout le monde, dans le Monde des Rêves. Ayant pris l’habitude de regarder par-dessus son épaule, elle craignait toujours que quelqu’un l’espionne et il lui arrivait d’avoir des visions. Oui, elle pensait avoir aperçu Rand, Perrin ou même Lan – toujours du coin de l’œil. Un tour de son imagination, évidemment. Ou une furtive rencontre, parce que, en rêvant, ils s’étaient égarés dans Tel’aran’rhiod. Quoi qu’il en soit, elle était désormais nerveuse comme un chat égaré dans un chenil.
Elle plissa le front – enfin, si elle en avait eu un, elle l’aurait plissé – parce qu’un des points lumineux… Eh bien, il ne semblait pas familier, mais il paraissait pourtant l’attirer. Vers où que se tourne son regard, il revenait immanquablement sur ce songe.
Et si elle essayait une nouvelle fois de trouver Salidar ? Pour ça, elle devrait attendre que Nynaeve et Elayne aient quitté le Monde des Rêves. Bien sûr, elle reconnaissait leurs songes au premier coup d’œil. Et elle les aurait même reconnus en dormant ! (Un peu d’humour ne faisait jamais de mal…) Jusque-là, une bonne dizaine de tentatives, concernant Salidar, avaient donné autant de résultats que ses efforts pour traverser le tissage protecteur de Rand.
En ce lieu, les distances et les localisations n’avaient aucun lien avec ce qu’on trouvait dans le monde réel. Selon Amys, ces deux notions n’existaient pas, tout simplement. Cela dit, c’était une occupation qui en valait bien d’autres, et…
Très bizarrement, le point sur lequel le regard d’Egwene revenait invariablement se mit à dériver vers elle. Bientôt, ce qui avait été une étoile devint l’équivalent de la pleine lune. La jeune femme eut ce qui, ailleurs, aurait été un frisson d’angoisse. Frôler un rêve ou y jeter un coup d’œil était facile. Un peu comme poser le bout d’un doigt à la surface de l’eau, sans appuyer assez pour s’y enfoncer, mais avec une pression suffisante pour que l’onde s’élève très légèrement autour de l’ongle. Certes, mais Egwene était censée tout contrôler ! Une femme capable de marcher dans les rêves traquait les songes, elle ne devenait pas leur proie.
Egwene se concentra afin de chasser cet intrus. Pour ça, il aurait suffi que tout le « firmament » se remette en mouvement. Mais seule l’étrange pleine lune se déplaça, sa lumière blanche emplissant la vision de la jeune femme.
Terrorisée, elle tenta de reculer. En vain. De la lumière blanche. Rien que de la lumière blanche, qui semblait vouloir l’absorber…
Soudain, Egwene se retrouva au milieu d’un cercle de hautes colonnes blanches. La plus grande partie de ce décor était floue, en particulier tout ce qui se trouvait à l’arrière-plan, mais une image était d’une frappante netteté. Vêtu d’une veste verte ordinaire, Gawyn traversait le sol de dalles blanches pour rejoindre la jeune femme. Un mélange d’anxiété et de soulagement se lisait sur ses traits… qui ne semblaient pas être tout à fait les siens. S’il était moins beau que son demi-frère Galad, Gawyn restait un fort bel homme. Mais son visage, ici, paraissait aussi ordinaire que sa tenue.
Egwene tenta de bouger et ne réussit pas. Le dos plaqué contre une colonne, elle avait les poignets entravés par une chaîne, les bras au-dessus de sa tête.
Le rêve de Gawyn… Parmi d’innombrables songes, il avait fallu qu’elle s’arrête près de celui-là, et qu’elle soit attirée à l’intérieur. Comment ? Eh bien, elle verrait ça plus tard. L’essentiel, pour l’instant, était de savoir pourquoi Gawyn rêvait qu’il la retenait prisonnière.
Pour commencer, Egwene grava fermement la situation dans son esprit. C’était un rêve – et celui de quelqu’un d’autre, par-dessus le marché. Ensuite, elle était elle-même, pas ce que cet homme aurait voulu qu’elle soit. En conséquence, elle n’acceptait la réalité de rien de ce qu’elle voyait ici, et rien ne touchait sa véritable personne – et personnalité.
Ces évidences retentirent comme une litanie dans sa tête. En l’état, penser à autre chose serait difficile, mais si elle voulait rester, ces protections lui seraient indispensables. Et elle entendait s’attarder un peu, afin de découvrir les fantasmes bizarres du frère d’Elayne. Enfin, la retenir prisonnière, quand même !
Soudain, une flaque de feu s’étendit sur le sol, une fumée âcre s’en élevant. Dans une tenue rouge brodée de fil d’or – les atours d’un roi ! –, Rand émergea de ce vortex horizontal et se campa face à Gawyn. La fumée s’étant volatilisée – comme la flaque de feu –, Egwene vit que le nouveau venu ne ressemblait pas du tout à son ami d’enfance. Le vrai Rand était de la même taille que Gawyn, et d’une carrure équivalente. Cette image, elle, dominait d’une tête le Prince de l’Épée. Et le visage avait de très lointains rapports avec celui de Rand. Plus commun et plus vulgaire, c’était le masque glacé d’un tueur impitoyable.
— Tu ne l’auras pas ! s’écria-t-il.
— Et toi, tu ne la garderas pas ! riposta Gawyn.
Une épée apparut dans la main de chaque homme.
Egwene en resta bouche bée. Gawyn ne la retenait pas prisonnière, il rêvait qu’il l’arrachait aux griffes de Rand. Bien, il était temps de fuir ce délire ! À cette fin, Egwene se concentra sur son désir de s’extraire du rêve pour retourner dans le néant obscur. Mais rien ne se passa.
Les deux lames se percutèrent, puis Gawyn et Rand commencèrent à danser un ballet violent et mortel. Enfin, « mortel » s’il ne s’était pas agi d’un rêve, bien sûr. Tout ça n’avait pas de sens. Rêver d’un duel à l’épée, quelle idiotie ! Et ce n’était pas un cauchemar, ça se voyait à l’absence de rouge et de bleu – de plus, la scène semblait tout à fait normale, bien qu’un peu floue, sans cet aspect délavé si caractéristique.
« Les rêves d’un homme sont un labyrinthe où il se perd lui-même », avait dit un jour Bair à Egwene.
La jeune femme ferma les yeux pour mieux se concentrer. Dehors… Elle était hors du rêve, le regardant… Rien d’autre dans son esprit que cette idée : elle était dehors. Oui, dehors !
Quand elle ouvrit les yeux, le duel était en train d’atteindre son apothéose. Enfonçant sa lame dans la poitrine de Rand, Gawyn la retira d’un coup sec, puis frappa son adversaire au cou. La tête du vaincu se détacha, vola dans les airs et vint s’écraser aux pieds d’Egwene, qui ne put étouffer un cri d’horreur. Ce n’était qu’un rêve. Un rêve ! Mais les yeux morts de Rand semblaient si réels.
Son arme rengainée, Gawyn vint se placer devant Egwene. Du corps et de la tête de Rand, il n’y avait plus trace. Et lorsque le frère d’Elayne tendit les mains vers les fers de la prisonnière, ils se volatilisèrent aussi.
— Je savais que tu viendrais…, souffla la jeune femme.
Aussitôt, elle sursauta. Elle était elle-même ! Si elle se prêtait à ce jeu, même un instant, elle risquait d’être piégée pour de bon.
Souriant, Gawyn l’entoura de ses bras.
— Je suis heureux que tu dises ça… Si j’avais pu, je serais venu plus vite. Je n’aurais pas dû te laisser si longtemps exposée au danger. Me pardonneras-tu un jour ?
— Je peux tout te pardonner…
Désormais, il y avait deux Egwene. L’une se blottissait dans les bras de Gawyn, qui la portait le long d’un couloir aux murs ornés d’une alternance de tapisseries et de splendides miroirs au cadre doré. L’autre tentait de survivre tout au fond de la tête de la première.
La situation s’aggravait. Si fort qu’elle se concentrât, Egwene restait prisonnière du rêve, le regardant par les yeux de son double. Se demandant ce que Gawyn allait rêver ensuite, elle étouffa aussitôt cet accès de curiosité. S’intéresser à ce genre de choses était dangereux. Et de toute façon, elle n’acceptait rien de tout ça. Mais ça ne servait à rien.
Devant elle, le couloir semblait très réel, mais ce qu’elle voyait à la périphérie de son champ de vision semblait flou. Apercevant son reflet dans un miroir, Egwene aurait bien tourné la tête pour l’étudier, mais elle n’était plus qu’une passagère clandestine dans l’esprit de la femme dont rêvait Gawyn. Ce qu’elle avait vu correspondait en tout cas à ce qu’elle était. Sauf que… Eh bien, il y avait cette beauté rayonnante. Stupéfiante, pouvait-on dire. Était-ce comme ça que la voyait Gawyn ?
Non, pas de curiosité ! Sortir de là ! Sortir !
Entre une enjambée du jeune homme et la suivante, le couloir devint le flanc d’une colline semé de fleurs sauvages au parfum volant sur les ailes d’une douce brise.
La vraie Egwene s’étonna. Ce changement était-il son œuvre ? La frontière entre son double et elle s’amincissait. Elle devait se concentrer. Se redire que rien de tout ça n’était réel. Elle refusait en bloc ces fantaisies, son seul désir étant de s’enfuir.
Très tendrement, Gawyn la déposa sur une cape déjà étendue sur le sol – la manière dont existaient les choses, dans les rêves. S’agenouillant auprès d’elle, il écarta doucement une mèche de cheveux de son front, puis laissa ses doigts glisser lentement jusqu’au coin de sa bouche. Se concentrer devint plus difficile encore. Si elle n’avait aucun contrôle sur le corps qu’elle habitait, Egwene sentait comment il réagissait, et ces simples caresses semblaient faire jaillir des étincelles sur sa peau.
— Mon cœur est à toi, souffla Gawyn, ainsi que mon âme et tout le reste.
Désormais, il portait une splendide veste rouge ornée de feuilles de vigne dorées et de lions d’argent. Se touchant la tête puis le cœur, il reprit :
— Quand je pense à toi, il n’y a plus de place pour rien d’autre dans mon esprit. Ton parfum subjugue mon cerveau et fait bouillir mon sang. Mon cœur, lui, bat comme un tambour, au point que je n’entendrais rien, même si le monde explosait. Tu es mon soleil, ma lune, mes étoiles, mon ciel et ma terre. Plus précieuse à mes yeux que mon souffle, ma vie ou…
Soudain, Gawyn s’interrompit et fit la grimace.
— Tu parles comme un crétin congénital ! s’écria-t-il.
Si elle avait pu utiliser les cordes vocales de son double, Egwene aurait exprimé son plus profond désaccord. Même si son galant en faisait un peu trop, entendre de tels compliments ravissait l’âme. Et de toute façon, c’était seulement un tout petit peu trop !
Au moment de la grimace, Egwene avait senti quelque chose se relâcher, comme si…
Mais…
Retour en arrière !
Très tendrement, Gawyn la déposa sur une cape déjà étendue sur le sol – la manière dont existaient les choses, dans les rêves. S’agenouillant auprès d’elle, il écarta doucement une mèche de cheveux de son front, puis laissa ses doigts glisser lentement jusqu’au coin de sa bouche. Si elle n’avait aucun contrôle sur le corps qu’elle habitait, Egwene sentait comment il réagissait, et ces simples caresses semblaient faire jaillir des étincelles sur sa peau.
Non ! Elle ne devait pas entrer dans le rêve de cet homme. Il fallait tout refuser.
Dans une veste d’un gris austère, Gawyn semblait l’incarnation de la douleur. Ses poings serrés reposant sur ses genoux, il souffla :
— Je n’ai aucun droit de te parler comme j’aimerais le faire… Mon frère est amoureux de toi. Galad est mort d’angoisse pour toi ! S’il s’est engagé dans les Capes Blanches, c’est au moins à moitié parce qu’il pense que les Aes Sedai t’ont fait du mal. Je sais qu’il… (Gawyn ferma les yeux.) Lumière, aide-moi !
Retour en arrière.
Très tendrement, Gawyn la déposa sur une cape déjà étendue sur le sol – la manière dont existaient les choses, dans les rêves. S’agenouillant auprès d’elle, il écarta doucement une mèche de cheveux de son front, puis laissa ses doigts glisser lentement jusqu’au coin de sa bouche.
Non ! Egwene était en train de perdre le peu de contrôle qui lui restait. Elle devait sortir de ce rêve.
De quoi as-tu donc peur ?
Cette pensée lui appartenait-elle, ou venait-elle de son double ? La frontière qui l’en séparait était si mince, désormais…
C’est Gawyn… Gawyn…
— Je t’aime, dit le jeune homme d’une voix tremblante.
Toujours moins beau qu’en réalité, il tira sur un des boutons de la veste verte – oui, elle était de retour – et laissa retomber sa main. Puis il regarda Egwene comme s’il avait peur de ce qu’il risquait de lire sur son visage – une angoisse qu’il tentait de dissimuler sans grand succès.
— Je n’ai jamais dit ces mots à une autre femme, et je n’en ai jamais eu envie. Tu n’imagines pas à quel point il est difficile de te les dire à toi. Mais pas parce que je n’en ai pas envie ! (Il tendit une main vers Egwene.) Pourtant, vider ainsi mon cœur, sans encouragement de ta part, c’est un peu comme jeter mon épée et offrir ma poitrine à la lame d’un adversaire. Bien sûr, je ne crois pas que tu… Mais je m’embrouille ! Au nom de la Lumière, comment… ? Eh bien, y a-t-il une chance que tu puisses… un jour… éprouver pour moi… hum… davantage que de l’amitié ?
— Mon doux imbécile ! lança Egwene, souriante. Je t’aime !
Ce « je t’aime » eut un écho dans ce qui était vraiment elle au cœur de son esprit. Sentant la frontière disparaître, elle s’avisa vite qu’elle s’en fichait. Aussitôt, elle redevint une Egwene unique et indivisible.
Une Egwene qui passa joyeusement les bras autour du cou de Gawyn.
Assise sur le tabouret bancal, à la pâle lumière de la lune qui filtrait de la fenêtre, Nynaeve étouffa un bâillement et cligna des yeux, ses paupières lui semblant peser des tonnes. Elle était en train de réussir ! Oui, de réussir ! Si elle parvenait à tenir jusque-là, elle s’endormirait en disant bonjour à Theodrin.
Sentant qu’elle piquait du nez, l’ancienne Sage-Dame se leva d’un bond. Le postérieur endolori, elle aurait tout aussi bien pu être assise sur un rocher, mais cet inconfort menaçait de ne plus être suffisant. Un petit tour dehors la réveillerait sans doute. À tâtons, elle se dirigea vers la porte.
À cet instant, un cri lointain déchira la nuit. Simultanément, le tabouret percuta violemment Nynaeve dans le dos, la projetant contre la porte de bois brut. Après avoir crié de surprise, la jeune femme regarda le tabouret qui gisait à présent sur le sol, un pied nettement de travers.
— Que se passe-t-il ? cria Elayne en se redressant dans son lit.
D’autres cris et hurlements retentirent partout dans Salidar, certains provenant de la maison des deux compagnes. Un étrange grondement s’éleva aussi, semblant monter de partout à la fois. Le lit de Nynaeve vibra puis glissa d’un bon pied sur le plancher. Celui d’Elayne se souleva et faillit la propulser dans les airs.
— Une bulle maléfique…, dit Nynaeve, étonnée de paraître si sereine.
Il n’y avait aucune raison de bondir partout en agitant les bras, pas vrai ? Pourtant, intérieurement, c’était exactement ce qu’elle faisait.
— Il faut réveiller tous les gens qui dorment encore…
S’il y en avait, avec tout ça… Mais ces dormeurs, s’ils existaient, risquaient de mourir sans même savoir ce qui leur arrivait.
Sans attendre un commentaire d’Elayne, Nynaeve sortit de la pièce, courut dans le couloir, poussa la porte d’une chambre… et se pencha pour éviter la cuvette blanche qui fendait l’air et s’écrasa contre le mur à l’endroit où aurait été sa tête si elle avait manqué de réflexes.
Dans deux lits à peine plus larges que le sien, quatre femmes partageaient cette pièce. Deux d’entre elles tentaient de s’extraire de sous leur lit renversé. Sur l’autre couche, Emara et Ronelle – une autre Acceptée – se débattaient contre leur drap en poussant des cris étouffés, comme si elles avaient affaire à un serpent constricteur.
Nynaeve tira de sous le lit une domestique maigrichonne appelée Mulinda et la poussa vers la porte.
— File réveiller toutes les femmes qui dorment encore, s’il y en a. Et aide tout le monde !
Tandis que Mulinda sortait en titubant, Nynaeve aida l’autre femme à se dégager du lit.
— Satina, aide-moi à libérer Emara et Ronelle.
Même si elle tremblait de tous ses membres, la jeune femme plutôt enveloppée hocha la tête et se mit à l’ouvrage avec une remarquable détermination. Heureusement, car il ne s’agissait pas seulement de dénouer le drap. Comme doté d’une vie propre, il semblait résolu à étouffer ses proies. En unissant leurs efforts, Nynaeve et Satina eurent bien du mal à libérer la gorge des deux autres femmes. Lorsque le broc s’envola de la table de toilette pour aller exploser contre un mur, Satina sursauta et lâcha le drap, qui échappa aux mains de Nynaeve et revint s’enrouler autour du cou de ses victimes.
Des victimes dont les forces s’épuisaient. L’une émettait un râle inquiétant, et l’autre ne parvenait plus à produire le moindre son. Malgré la pénombre, Nynaeve vit que le visage tuméfié des deux malheureuses virait au bleu.
Saisissant de nouveau le drap, l’ancienne Sage-Dame s’ouvrit au saidar… et ne trouva rien du tout.
Je me soumets, par la Lumière ! Je me soumets ! Pitié, j’ai besoin du Pouvoir !
Toujours rien. Alors que le lit vibrait de nouveau, Satina gémit d’angoisse.
— Ne reste pas là à rien faire ! cria Nynaeve. Aide-moi !
Le drap échappa de nouveau à l’ancienne Sage-Dame. Au lieu de s’enrouler autour d’Emara et de Ronelle, il fila dans la direction opposée si brusquement que les deux infortunées jeunes femmes s’écroulèrent l’une sur l’autre. Presque flou tant il se déplaçait vite, le drap finit pendu au plafond.
Du coin de l’œil, Nynaeve vit la silhouette d’Elayne dans l’encadrement de la porte. Le Pouvoir, bien sûr…
— Tout le monde est réveillé, annonça la Fille-Héritière en tendant une robe à Nynaeve. (Elle en avait déjà revêtu une sur ses sous-vêtements.) Quelques contusions et coupures, plus une ou deux plaies plus profondes qu’il faudra guérir quand nous aurons le temps… Les gens risquent de faire des cauchemars, ces prochains jours, mais les dégâts s’arrêtent là. Ici, en tout cas…
Des cris continuaient à retentir dans la nuit. Quand Elayne libéra le drap, Satina tressaillit, mais il ne se passa rien, le grand carré de tissu gisant simplement sur le sol. Alors que le lit retourné grinçait sinistrement, Elayne se pencha pour étudier les deux femmes qui avaient subi les assauts meurtriers du drap.
— C’est le choc, je crois… Satina, aide-moi à les mettre debout.
Nynaeve regarda d’un œil noir la robe qu’elle tenait. Après ce qu’elles venaient de vivre, Emara et Ronelle avaient toutes les raisons d’être en état de choc. Quant à elle, quelle déroute ! S’être précipitée ainsi pour s’occuper de tout, et… Sans le Pouvoir, elle ne servait à rien !
— Nynaeve, tu voudrais bien m’aider ?
Alors qu’Elayne tentait de soutenir Emara, Satina portait plus ou moins Ronelle, la guidant en direction de la porte.
— Emara va vomir, j’en ai peur, dit Elayne. Comme les pots de chambre sont cassés, je crois, il vaudrait mieux qu’elle fasse ça dehors.
À l’odeur, la Fille-Héritière devait avoir raison pour les pots de chambre. Raclant le sol, des éclats de faïence tentaient de s’extraire de sous le lit retourné.
Nynaeve enfila rageusement sa robe. À présent, elle sentait la Source – une chaude lueur juste hors de portée de sa vue – mais elle l’ignora superbement. Pendant des années, elle s’en était sortie sans le Pouvoir. Eh bien, pourquoi ne pas continuer ? Glissant une épaule sous le bras libre d’Emara, elle aida Elayne à la conduire dans la rue.
La manœuvre échoua d’un rien. Quand Elayne et Nynaeve déboulèrent dans la rue avec leur protégée – après lui avoir essuyé la bouche – leurs colocataires se pressaient déjà devant la maison. Toujours pleine et brillante dans un ciel dégagé, la lune, à l’air libre, fournissait une assez vive lumière. Dans une cacophonie de cris et de gémissements, des gens sortaient en courant de toutes les autres demeures.
Sur une palissade, une planche craqua, puis une deuxième et une troisième… Animé d’une vie propre, un seau dévala la rue en rebondissant… Une charrette chargée de bois se mit toute seule en mouvement, ses bras creusant des sillons peu profonds dans le sol durci par la sécheresse.
De la fumée s’éleva d’une des maisons et des voix inquiètes réclamèrent de l’eau.
Nynaeve remarqua au bout de la rue une forme sombre gisant sur le sol. Un des gardes de nuit, estima-t-elle dès qu’elle vit la lanterne agonisante qui reposait non loin du mort. Plissant le front, la jeune femme distingua les yeux fixes du pauvre type, le sang qui maculait son visage et, sur sa tempe, l’entaille que lui avait faite un objet volant, le tuant aussi sûrement que le tranchant d’une hache.
Nynaeve approcha de l’homme et lui posa quand même une main sur le cou, cherchant son pouls. Rien, bien entendu… De quoi hurler de rage ! Les gens auraient dû mourir très vieux, dans leur lit et entourés de leur famille. Toute autre éventualité était un pur gâchis. Oui, un gâchis et un scandale !
— Ainsi, ce soir, tu as pu t’unir au saidar, Nynaeve. C’est très bien.
Surprise, l’ancienne Sage-Dame se tourna pour découvrir Anaiya. Puis elle s’avisa qu’elle était effectivement en contact avec le saidar. Et toujours aussi impuissante, même avec le Pouvoir. Évitant de regarder le mort, elle se releva et épousseta le devant de sa robe. Si elle avait été plus rapide, est-ce que ç’aurait fait une différence ?
L’aura du Pouvoir enveloppait Anaiya, mais pas seulement elle. Une lueur unique englobait deux autres Aes Sedai – presque normalement vêtues, contrairement à leur collègue –, une Acceptée en chemise de nuit et trois novices, dont deux en sous-vêtements. Dans ce dernier trio, Nynaeve reconnut Nicola.
Dans la rue, d’autres groupes du même genre allaient et venaient. Si certains étaient composés uniquement d’Aes Sedai, ils semblaient loin d’être majoritaires.
— Ouvre-toi au lien, Nynaeve, reprit Anaiya. Et toi aussi, Elayne. Mais qu’est-il arrivé à Emara et à Ronelle ?
Lorsqu’elle eut appris que les deux femmes étaient simplement sonnées, l’Aes Sedai marmonna quelque chose entre ses dents, puis elle lui ordonna de trouver un « cercle » et de s’y lier dès qu’elles auraient recouvré leurs esprits. Ensuite, elle choisit quatre Acceptées parmi toutes celles qui se pressaient autour d’Elayne.
— S’il s’agit bien de lui, pas d’un autre Rejeté, Sammael va apprendre que nous ne sommes pas sans défense. Allons, agissez ! Unissez-vous à la Source, mais restez à ce stade du processus pour le moment. Soyez ouvertes et soumises…
— Ce n’est pas l’œuvre d’un Rejeté…, commença Nynaeve.
Mais l’Aes Sedai, d’habitude si maternelle, lui coupa fermement la parole :
— Ne discute pas, ma fille. Ouvre-toi, c’est tout. Nous nous attendions à une attaque – pas de ce genre, mais ça ne change rien – et nous savons que faire. Dépêche-toi ! L’heure n’est pas aux bavardages.
Nynaeve se tut et tenta de se placer dans cet état très particulier où on va s’unir au saidar, toute résistance abandonnée. Ce ne fut pas un jeu d’enfant. Par deux fois, elle sentit le Pouvoir se déverser en elle puis passer en Anaiya, et en ces deux occasions, le flux se retira brusquement.
Les lèvres pincées, Anaiya foudroya Nynaeve du regard, comme pour l’accuser d’avoir fait exprès de saboter le lien. La troisième fois, l’ancienne Sage-Dame eut le sentiment qu’on venait de la saisir par la peau du cou. Le saidar circula entre elle et Anaiya, et lorsqu’elle tenta de le ramener à elle – car c’était bien elle qui agissait, pas le Pouvoir – elle n’y parvint pas et son flux alla se mêler à celui du « cercle ».
Soudain émerveillée, Nynaeve regarda les autres femmes, se demandant si elles sentaient la même chose qu’elle. L’impression de faire partie d’un tout bien plus grand qu’elle et qui ne la dépassait pas seulement par la taille. Et le Pouvoir n’expliquait pas tout. Des émotions tourbillonnaient dans sa tête – la peur, l’espoir, le soulagement et surtout, oui, surtout, l’émerveillement – et elle n’aurait su dire lesquelles lui appartenaient. Cette expérience aurait pu être terrifiante, mais emplie d’un calme qui devait sans nul doute venir des Aes Sedai, Nynaeve se sentait plus proche de ces femmes que de n’importe quelle sœur, si elle en avait eu une. À croire qu’elles ne formaient plus qu’une seule chair.
Ashmanaille, une mince sœur grise, lui sourit chaleureusement, comme si elle partageait ses pensées.
Stupéfiée, Nynaeve s’aperçut qu’elle n’était plus en colère. Dissoute par l’émerveillement, sa rage avait disparu. Pourtant, maintenant que le processus était passé sous le contrôle d’Anaiya, le flux de saidar ne se tarissait pas.
Son regard tombant sur Nicola, Nynaeve vit qu’elle ne souriait pas, ni ne semblait émerveillée. Comme d’habitude, la jeune femme pesait et soupesait tout. D’instinct, l’ancienne Sage-Dame tenta de se retirer du lien, mais rien ne se passa. Tant qu’Anaiya n’aurait pas rompu le cercle, elle en ferait partie, et c’était tout !
Après avoir glissé dans sa poche le bracelet d’argent, Elayne eut beaucoup moins de mal à se joindre au groupe. Un frisson glacé courant le long de son échine, Nynaeve se demanda ce qui serait arrivé si la Fille-Héritière était entrée dans le lien en restant unie à Moghedien par l’intermédiaire de l’a’dam. Ne pas en avoir la moindre idée ne fit rien pour la rassurer.
Le front plissé, Nicola regarda Nynaeve puis Elayne. Mais alors que l’ancienne Sage-Dame était incapable de trier les émotions qui l’envahissaient, cette novice ne pouvait pas en être capable, pas vrai ?
Les deux dernières femmes intégrèrent le cercle sans difficulté. Nommée Acceptée juste avant que la tour se désunisse, Shimoku était une jolie Andorienne aux cheveux noirs. Élevée au statut d’Acceptée depuis dix bonnes années, Calindin, une Tarabonaise, arrangeait ses cheveux noirs en une multitude de tresses…
Une femme à peine sortie du noviciat et une autre qui apprenait à la vitesse d’un escargot… Et elles n’avaient eu aucun mal à intégrer le lien !
Soudain, Nicola parla d’une voix étrange, comme si elle dormait à moitié :
— L’épée du lion, la lance consacrée, et la femme qui voit ce qui n’est pas encore… Trois sur un bateau, et celui qui est mort pourtant toujours vivant. La grande bataille terminée, mais le monde qui n’en a pas fini avec les batailles… Un pays divisé par le retour, et les protecteurs en même nombre que les servantes… L’avenir est en équilibre sur le fil d’une lame.
— Que t’arrive-t-il, ma fille ? demanda Anaiya à la novice.
Nicola cligna des yeux.
— Ai-je dit quelque chose, Aes Sedai ? Je me sens… bizarre.
— Si tu dois vomir, ne te retiens pas ! La première fois, le lien peut faire un drôle d’effet à une femme… Mais nous n’avons pas le temps de soigner ton estomac. (Comme pour le prouver, Anaiya releva l’ourlet de sa robe et se mit en marche.) Restez toutes groupées. Et si vous voyez quelque chose qui justifie une intervention de notre part, n’hésitez pas à crier !
Trouver des motifs d’intervention ne serait pas un problème. Dans les rues, des gens couraient en tous sens, braillant afin de savoir ce qui se passait – ou simplement pour se défouler –, et des objets continuaient à bouger. Des portes se fermaient et des fenêtres s’ouvraient sans que nul les touche, et des bruits étranges et inquiétants montaient des maisons. Des casseroles, des outils, des pierres et d’autres éléments n’étant fixés à rien pouvaient bondir ou zébrer l’air à n’importe quel moment. En sous-vêtements, une solide cuisinière saisit au vol un seau qui passait devant elle et éclata d’un rire hystérique. En revanche, quand un type très mince en caleçon essaya d’écarter de lui une branche échappée à un fagot, son bras se brisa net sous l’impact.
Comme le drap, un peu plus tôt, des cordes s’enroulaient autour des bras et des jambes des gens, et leurs vêtements eux-mêmes commençaient à onduler bizarrement. Sur son chemin, le petit groupe trouva un homme échevelé attaqué par sa chemise – enroulée autour de sa tête. Se débattant comme un fou, le malheureux empêchait d’approcher les sauveteurs qui tentaient de le dégager avant que le vêtement l’ait étouffé.
Alors qu’elle avait réussi à enfiler une robe, mais sans la boutonner, une femme s’accrochait au rebord d’un toit de chaume. Hurlant comme une folle, elle résistait tant bien que mal à sa robe, qui semblait vouloir la projeter au-dessus de la maison, et peut-être bien vers le ciel.
Intervenir se révéla aussi facile que repérer les problèmes. Les flux de Pouvoir tissés à travers le lien par Anaiya – et ceux d’autres cercles – auraient suffi à arrêter la charge d’un troupeau de buffles. Alors, une vulgaire théière qui s’était mis dans l’idée de voler… Une fois qu’un objet avait été neutralisé, grâce au Pouvoir ou à une intervention manuelle, il se remettait rarement en mouvement.
Un seul problème, cependant : le nombre d’objets baladeurs. Sauf quand une vie était en jeu, pas moyen de s’arrêter pour guérir. Les contusions, les plaies et les fractures devaient attendre tandis qu’on plaquait au sol une planche de clôture volante, afin qu’elle ne brise le crâne de personne. Idem pour un tonneau qui s’immobilisait juste avant d’avoir cassé net une jambe.
Nynaeve se sentit de plus en plus frustrée. Tant de choses à combattre ! Rien de si spectaculaire que ça, au fond, mais un homme au crâne fracassé par une poêle à frire ou une femme étranglée par son chemisier n’étaient pas moins morts qu’une personne abattue par le Pouvoir.
En matière de frustration, Nynaeve n’était pas seule, et elle le sentait. Toutes les femmes de son cercle, y compris les Aes Sedai, partageaient son sentiment. Hélas, l’ancienne Sage-Dame ne pouvait rien faire, sinon suivre le mouvement et regarder Anaiya manier les flux générés par le groupe pour combattre et terrasser un millier de menaces apparemment anodines.
Nynaeve finit par se résigner à ne plus être qu’une sorte de conduit – une femme qui ne faisait plus qu’une avec une bonne dizaine de ses semblables.
Puis Anaiya s’immobilisa brusquement, les sourcils froncés. En un éclair, le lien se dissipa, prenant Nynaeve par surprise. Un moment, elle oscilla sur ses jambes, les yeux écarquillés. Partout, des gémissements et des sanglots avaient remplacé les cris. Et dans les rues, plus personne ne bougeait, sauf les bonnes âmes qui tentaient de secourir les blessés. À en juger par la position de la lune, moins d’une heure s’était écoulée, mais Nynaeve n’aurait pas été étonnée si on lui avait parlé d’une dizaine… Là où le tabouret l’avait percutée, son dos lui faisait un mal de chien. Les genoux tremblant, les yeux en feu, elle bâilla si fort qu’elle eut peur que ses oreilles se détachent de son crâne.
— Pas du tout ce que j’attendais de la part d’un Rejeté, marmonna Anaiya.
Elle semblait épuisée, elle aussi. Pourtant, sans marquer de pause, elle passa à la suite des opérations, commençant par saisir Nicola par l’épaule.
— Tu ne tiens plus debout… Au lit ! Ma fille, je ne veux plus te voir. Mais j’entends te parler demain à la première heure – avant le petit déjeuner. Angla, toi, tu restes, car tu as encore assez de force pour te lier aux sœurs qui guérissent et les soutenir. Lanita, au lit !
— Ce n’étaient pas les Rejetés…, dit Nynaeve. (D’une voix mourante, tant elle était fatiguée.) Il s’agissait d’une bulle maléfique…
Les trois Aes Sedai regardèrent l’ancienne Sage-Dame. À l’exception d’Elayne, les Acceptées les imitèrent et les novices aussi. Même Nicola, qui n’était pas encore partie.
Ivre de sommeil, Nynaeve ne s’inquiéta pas, pour une fois, du regard inquisiteur de cette femme.
— Nous avons déjà vu ça à Tear, dans la Pierre…, dit Elayne.
Les conséquences, en réalité… Mais c’était déjà assez impressionnant comme ça…
— Si Sammael nous attaquait, il n’utiliserait pas des bouilloires volantes…
Ashmanaille échangea un regard mystérieux avec Bharatine, une sœur verte qui parvenait à faire passer sa maigreur maladive pour de la sveltesse et à faire oublier, voire juger élégant, son nez comiquement long.
Anaiya ne cilla même pas.
— Elayne, on dirait qu’il te reste beaucoup d’énergie. Tu peux participer aux guérisons. Toi, Nynaeve… Tu as perdu le saidar, pas vrai ? Tu sembles épuisée, comme s’il fallait te porter dans ton lit, mais il faudra te débrouiller pour marcher. Shimoku, relève-toi et file te coucher ! Calindin, tu vas m’accompagner.
— Anaiya Sedai, dit respectueusement Nynaeve, cette nuit, nous avons découvert quelque chose, Elayne et moi. Si nous pouvions te parler en privé…
— Demain, ma fille ! Pour toi, c’est le lit ! Et vite, avant que tu t’écroules.
Anaiya n’attendit même pas de savoir si Nynaeve lui obéissait. Calindin sur les talons, elle approcha d’un homme couché sur le sol, la tête calée sur les genoux d’une femme. Ashmanaille entraîna Elayne dans une autre direction, et Bharatine s’en fut dans une troisième en compagnie d’Angla.
Avant de disparaître dans la foule, Elayne regarda par-dessus son épaule et adressa un petit signe de tête à Nynaeve.
Au fond, ce n’était peut-être pas le moment idéal pour parler de la coupe et d’Ebou Dar… La réaction d’Anaiya avait eu quelque chose d’étrange, comme si elle était déçue que l’attaque ne soit pas venue d’un Rejeté. Pourquoi ?
Trop fatiguée, Nynaeve était incapable de réfléchir clairement. Bien sûr, Anaiya avait contrôlé les flux, mais le saidar n’en avait pas moins circulé pendant une bonne heure dans le corps de l’ancienne Sage-Dame. De quoi épuiser quelqu’un qui aurait au préalable eu une bonne nuit de sommeil.
Alors qu’elle s’éloignait en titubant, Nynaeve aperçut Theodrin en compagnie de deux novices en robe blanche. Avançant en boitant, la sœur domani s’arrêtait dès qu’elle voyait un blessé qu’elle estimait pouvoir soulager. Concentrée, elle ne remarqua pas son élève bloquée.
Je vais bel et bien me coucher… Après tout, c’est un ordre d’Anaiya.
Mais pourquoi l’Aes Sedai avait-elle paru déçue ? Une idée dérivait dans la tête de Nynaeve, trop fatiguée pour pouvoir la saisir au vol. Manquant plusieurs fois trébucher malgré un sol parfaitement plat, la jeune femme prit la direction de sa chambre. Elle allait dormir, et Theodrin en penserait ce qu’elle voudrait !