38 Coup de froid

Alors que le soleil de plomb n’avait pas encore fini son ascension, dans le dos de Mat, le jeune homme se félicita que son chapeau à larges bords lui protège un peu le visage. La forêt d’Altara où il se trouvait était dénudée par l’hiver, dont elle arborait les couleurs brunâtres. Tandis que les pins, les lauréoles et les autres végétaux à feuilles persistantes semblaient comme flétris, les frênes, les chênes et les liquidambars avaient depuis longtemps fait le deuil de leur feuillage. Pourtant, bien que midi n’ait pas encore sonné, il faisait une chaleur infernale, et le pire restait encore à venir. Bien entendu, Mat avait retiré sa veste, l’accrochant à ses sacoches de selle, mais sa fine chemise de lin, empoissée de sueur, lui collait à la peau.

Les sabots de Pépin faisaient crisser les fougères et les feuilles mortes qui jonchaient le sol, et toute la Compagnie, derrière le jeune flambeur, avançait dans un concert de crissements. Les oiseaux, rarissimes, passaient en un éclair d’une branche à une autre, et on n’apercevait pas l’ombre d’un écureuil. En revanche, les mouches et les aiguillons foisonnaient comme si on avait été au milieu de l’été, pas à moins d’un mois de la Fête de la Lumière. Rien de très différent de ce qu’on voyait le long du fleuve Erinin, en réalité. Mais découvrir la même chose en Altara avait de quoi angoisser. Le monde entier allait-il s’embraser ?

Bien plus silencieuse que les chevaux, malgré la jupe qui ne lui facilitait pas la marche et le baluchon qu’elle portait sur le dos, Aviendha avançait sur un flanc de Pépin. Se fichant des arbres agonisants et des divers insectes piqueurs, elle scrutait les environs comme si elle ne se fiait pas aux éclaireurs, à l’arrière-garde et aux patrouilles de flanc de la Compagnie pour détecter une éventuelle embuscade.

Aviendha n’avait pas accepté une seule fois de chevaucher en croupe avec Mat. Sachant tout le mal que les Aiels pensaient de l’équitation, le jeune flambeur ne s’en était pas étonné. Cela dit, la jeune femme n’avait pas semé le trouble, sauf si on tenait pour une provocation le fait d’aiguiser sans arrêt son couteau.

Bien sûr, il y avait eu le problème avec Olver… Perché sur le fier hongre gris que Mat lui avait déniché parmi les chevaux de rechange, le gamin lorgnait l’Aielle d’un air méfiant. La deuxième nuit, il avait essayé de planter son couteau entre les omoplates d’Aviendha en criant que les Aiels avaient tué son père. Comme de juste, sa victime potentielle n’avait eu aucun mal à le désarmer. Après lui avoir flanqué une paire de claques, Mat avait tenté d’expliquer au pauvre gosse la différence entre les Shaido et les autres Aiels, à supposer qu’il l’ait comprise lui-même. De toute façon, ça n’avait pas fait un grand effet. Olver continuait à détester les Aiels. Aviendha, quant à elle, semblait mal à l’aise en présence du petit garçon. Une réaction que Mat ne s’expliquait pas.

Bien que les arbres soient assez hauts pour qu’une brise puisse passer sous leur chiche frondaison, l’étendard de la Main Rouge pendait mollement au bout de sa hampe, comme les deux autres que Mat avait ordonné qu’on déploie une fois que Rand eut fait traverser un portail à la Compagnie pour qu’elle se retrouve dans une prairie enténébrée. Désormais, les hommes avançaient derrière un étendard du Dragon, la créature de légende rouge et or pour l’instant dissimulée dans les plis blancs, et ce qu’ils appelaient l’étendard de Rand al’Thor – la Lumière en soit louée, l’antique symbole des Aes Sedai disparaissait lui aussi entre les plis du tissu.

Un type grisonnant au visage plus couturé de cicatrices que celui de Daerid portait l’étendard de la Compagnie. Bizarrement, cet homme aux tout petits yeux insistait pour brandir l’emblème de la Main Rouge chaque jour pendant quelques heures, une exigence peu commune chez tous les autres porte-étendard. Pour les deux autres drapeaux, Talmanes et Daerid avaient désigné des hommes du rang assez jeunes mais qui s’étaient montrés assez mûrs et assez équilibrés pour qu’on leur confie des responsabilités.

Depuis trois jours qu’elle avançait en Altara, la Compagnie n’avait pas vu l’ombre d’un fidèle du Dragon – ni de quiconque d’autre, d’ailleurs – et Mat espérait que ça continuerait tout au long de la quatrième journée, avant l’arrivée à Salidar. Là, en plus des Aes Sedai, il devrait affronter un problème délicat : comment empêcher Aviendha de sauter à la gorge d’Elayne ? Car si elle aiguisait ainsi son couteau, la lame finissant par briller comme une pierre précieuse, l’Aielle devait avoir une idée derrière la tête. De plus en plus, Mat redoutait de devoir ramener Aviendha à Caemlyn sous bonne garde tandis que la Fille-Héritière de malheur passerait son temps à exiger qu’il la pende au premier arbre venu. Rand et ses fichues bonnes femmes !

Aux yeux de Mat, tout ce qui pouvait retarder la plongée de la Compagnie dans le chaudron bouillant que devait être Salidar était pain bénit. Dans cette optique, s’arrêter tôt le soir et repartir tard le matin se révélait très utile. Idem pour les chariots de l’intendance qui se traînaient lamentablement en forêt. Hélas, la compagnie ne pourrait pas musarder indéfiniment. Tôt ou tard, Vanin viendrait annoncer qu’il avait repéré quelque chose.

Comme si prononcer mentalement son nom l’avait fait apparaître, le gros éclaireur se matérialisa soudain devant Mat, quatre cavaliers derrière lui. Un peu avant l’aube, il était parti avec six…

Mat leva un poing, ordonnant une halte, et des murmures coururent tout le long de la colonne. Une fois hors du portail, son premier ordre avait été d’interdire « les tambours, les flûtes et les fichues chansons de marche ». Si certains hommes avaient tiré la tête, après une journée de marche au milieu d’une forêt où on ne voyait jamais clairement à plus de cent pas, il n’était plus resté personne pour contester les consignes.

Sa lance posée en travers de sa selle, Mat attendit que Vanin se soit arrêté près de lui et l’ait gratifié d’un salut des plus rudimentaires.

— Tu les as trouvées ?

L’éclaireur au crâne déplumé se pencha d’un côté de sa monture pour cracher sur le sol à travers les dents de devant qui lui manquaient. Ruisselant de sueur, il semblait être en train de fondre.

— Oui, à environ quatre lieues d’ici… Il y a des Champions dans ces bois. J’en ai vu un jaillir de nulle part, avec l’aide de sa cape-caméléon, et capturer Mar en deux temps trois mouvements. Il l’a arraché de sa selle et rudoyé, mais en lui laissant la vie sauve. J’espère que Ladwin, qui a disparu aussi, aura subi le même sort clément.

— Donc, notre présence ici est connue…

Mat n’escomptait pas que Mar ou Ladwin tiennent leur langue bien longtemps si des Champions les cuisinaient – et encore moins s’il s’agissait d’Aes Sedai. Mais de toute façon, les sœurs auraient fini par savoir qu’il arrivait. Le plus tard aurait été le mieux, mais bon…

Le jeune homme voulut écraser un aiguillon sur son poignet, mais l’insecte s’envola, laissant sur sa peau une goutte de sang.

— Combien de sœurs, Vanin ?

— Davantage que j’aurais jamais cru en voir… Je suis entré à pied dans Salidar, et il y avait des Aes Sedai partout. Deux cents, peut-être. Voire trois cents… Et qui sait, quatre cents ? Je n’ai pas voulu me faire remarquer en comptant.

Avant que sa première révélation ait fini de secouer Mat, Vanin lui en assena une deuxième.

— Elles ont une armée… Cantonnée au nord, et supérieure à nos forces. Le double d’hommes, je dirais.

Suant sang et eau et luttant contre les mouches et les aiguillons, Talmanes, Nalesean et Daerid avaient remonté la colonne pour rejoindre leur chef.

— Vous avez entendu ? leur demanda Mat.

Sinistres, les trois hommes hochèrent la tête.

La chance de Mat avait beau être légendaire, devoir affronter le double de guerriers et plusieurs centaines d’Aes Sedai risquait de placer la barre un peu trop haut.

— Nous ne sommes pas venus pour nous battre, rappela Mat.

Les trois officiers ne parurent pas réconfortés pour autant. À dire vrai, la remarque fit également long feu sur son auteur. Si les Aes Sedai voulaient que leur armée se batte, la disposition d’esprit de la Compagnie ne changerait rien à l’affaire.

— Préparons-nous à une attaque ! ordonna-t-il. Dégagez le plus de terrain possible et utilisez les troncs d’arbre pour ériger des barricades.

Talmanes et Nalesean grimacèrent avec un bel ensemble. Tant qu’à combattre, ils préféraient être en selle.

— Réfléchissez un peu, voyons… Il est possible que des Champions nous observent en ce moment même.

À la grande surprise de Mat, qui croyait parler en l’air, Vanin hocha la tête et jeta sur sa droite un regard appuyé.

— S’ils nous voient préparer nos défenses, ils en concluront que nous n’avons pas l’intention d’attaquer. Avec un peu de chance, ça les convaincra de nous ficher la paix. Sinon, nous serons au moins prêts à tout.

Le raisonnement fut capté en un éclair par Talmanes, alors que Nalesean eut besoin d’un peu plus de temps. Daerid, lui, avait compris depuis le début.

— Qu’as-tu l’intention de faire, Mat ? demanda Nalesean en tirant doucement sur sa barbe huilée. Rester les bras ballants et attendre ?

— C’est ce que nous allons faire, toi, moi et tous les autres, répondit Mat.

Rand, espèce de maudit farceur ! Que la Lumière vous brûle, toi et ta « cinquantaine d’Aes Sedai ». « Il te suffira de faire montre d’autorité », qu’il disait ! Ben voyons !

Attendre que quelqu’un sorte de Salidar pour venir s’enquérir de ce que voulait la Compagnie semblait une excellente idée. Pas d’embrouilles de ta’veren ce coup-ci. Les ennuis devraient venir à Mat Cauthon, car il n’avait aucune envie de venir à eux.

— C’est par là ? demanda Aviendha en tendant le bras.

Sans attendre de réponse, elle ajusta son baluchon sur son épaule et se mit en marche vers l’ouest.

Mat suivit la jeune femme des yeux.

Fichue Aielle !

Un Champion essaierait sans doute aussi de la capturer, et le malheureux se retrouverait avec sa propre tête entre les mains. Encore que… Connaissant les Champions, si elle tentait d’en égorger un, ça pouvait bien se retourner contre elle. Et si elle arrivait entière jusqu’à Elayne, commençant à la rosser à cause de Rand, ou pire, la poignardant elle

Pressée de gagner Salidar, Aviendha avançait à grandes enjambées.

Par le sang et les fichues cendres !

— Talmanes, prends le commandement jusqu’à mon retour ! Mais interdiction de bouger, sauf si quelqu’un saute à deux pieds sur la Compagnie ! Ces quatre éclaireurs te décriront les forces adverses. Toi, Vanin, tu m’accompagnes. Olver, reste près de Daerid, au cas où il aurait besoin d’une estafette. Tu n’auras qu’à lui apprendre à jouer aux Serpents et aux Renards… (Mat sourit à l’officier.) Il brûle d’envie d’apprendre, m’a-t-il dit.

Daerid en resta bouche bée, mais Mat s’éloignait déjà, songeant qu’il n’avait aucune envie de faire son entrée à Salidar traîné par un Champion, avec une énorme bosse sur le crâne. Comment réduire ce risque ? Soudain, les étendards attirèrent son attention.

— Toi, tu restes ici, dit-il au porte-étendard grisonnant. Les deux autres, avec moi ! Et gardez ces trucs enroulés !

L’étrange petite colonne de Mat rejoignit très vite Aviendha. S’il existait une chance de convaincre les Champions de laisser passer quelqu’un, le jeune flambeur venait de la jouer à fond. Quelle menace pouvaient représenter une femme et quatre hommes qui ne faisaient aucun effort pour se cacher, allant même jusqu’à trimballer deux étendards ? Selon son ordre, les deux types tenaient les étendards enroulés, même s’il n’y avait pas un souffle de vent. À voir leur tête, ils avaient compris l’enjeu. Seul un fou furieux aurait pris le risque de se jeter dans un repaire d’Aes Sedai en permettant à de soudaines bourrasques de déployer ces étendards.

Aviendha jeta un regard de biais à Mat, puis elle tenta de pousser sa botte hors de l’étrier.

— Fais-moi monter, lâcha-t-elle.

Au nom de la Lumière ! pourquoi cette maudite Aielle voulait-elle chevaucher, à présent ? Eh bien, il n’allait pas la laisser se hisser péniblement sur la croupe de Pépin, en le faisant au passage tomber de sa selle. Une ou deux fois, Mat avait vu des Aiels « enfourcher » un cheval, et il ne se faisait plus d’illusions sur leurs aptitudes en la matière.

Après avoir estourbi une mouche, Mat se pencha et prit la main d’Aviendha.

— Ho ! hisse ! lança-t-il joyeusement.

Aussi grande que lui et rudement musclée, l’Aielle n’était pas précisément un poids plume.

— Passe tes bras autour de ma taille…

Aviendha jeta un regard noir à Mat, puis elle se tortilla maladroitement jusqu’à ce qu’elle soit à califourchon sur la croupe de Pépin, les jambes dénudées jusqu’au-dessus du genou sans que ça semble la déranger outre mesure.

De fort jolies jambes, constata Mat. Mais il ne se serait lié pour rien au monde avec une autre Aielle, même si elle n’avait pas fondu d’amour pour Rand.

— Ce petit garçon, Olver, dit Aviendha après un moment de silence, les Shaido ont tué son père ?

Mat acquiesça sans se retourner. Allait-il pouvoir repérer d’éventuels Champions à temps ? En tête, Vanin était avachi sur sa selle, comme d’habitude, mais il gardait l’œil et le bon !

— Et sa mère est morte de faim ?

— Oui, ou peut-être de maladie…

Avec sa cape de malheur, on pouvait passer à côté d’un Champion sans le voir.

— Olver n’a pas été très précis, et je n’ai pas insisté. Pourquoi ces questions ? Tu penses lui devoir quelque chose parce que des Aiels l’ont rendu orphelin ?

— Lui devoir quelque chose ? Moi, je n’ai tué personne. Et de toute façon, c’étaient des tueurs d’arbre. Comment pourrais-je avoir contracté un toh ?

Sans marquer de pause, Aviendha revint au sujet qui semblait la préoccuper :

— Tu t’occupes mal de lui, Mat Cauthon. Je sais que les hommes sont ignares en matière d’éducation, mais il est trop petit pour passer son temps avec des soldats.

Mat se retourna… et sursauta. Son foulard retiré, Aviendha s’affairait à démêler sa belle chevelure roux foncé avec un peigne de jade. Une opération qui semblait mobiliser toute sa concentration – en tout cas, celle qu’elle n’utilisait pas afin de ne pas glisser du dos de Pépin. Le jeune flambeur remarqua qu’elle portait un collier d’argent aux motifs complexes et un large bracelet d’ivoire sculpté.

Mat secoua la tête et recommença à sonder les environs. Aielles ou non, toutes les femmes se ressemblaient, au bout du compte.

Juste avant la fin du monde, une femme exigera un peu de répit pour arranger ses cheveux. Et elle prendra le temps de dire à un homme qu’il a mal fait ceci ou cela…

S’il n’avait pas été occupé à tenter de repérer des Champions, Mat aurait volontiers ri de la finesse de son propre humour.

Son zénith dépassé, le soleil avait entamé sa descente lorsque la petite colonne déboula soudain hors de la forêt pour se retrouver sur un terrain dégagé – à voir le sol, il ne devait pas l’être depuis très longtemps. Moins de cent pas plus loin s’étendait un village assez grand pour mériter le nom de « ville ». Composé de bâtiments en pierre au toit de chaume, Salidar grouillait d’activité.

Mat enfila à la hâte sa veste de belle laine verte brodée de fil d’or aux manches et dotée d’un col montant. Un vêtement assez raffiné pour une rencontre avec des Aes Sedai, non ? Cela dit, le jeune homme ne ferma pas les boutons. Même pour des sœurs, il n’était pas disposé à crever de chaud.

Personne ne tenta de barrer le chemin à la petite colonne quand elle entra en ville, mais les gens se pétrifièrent, le regard braqué sur les intrus. Bon, ils savaient tous, ça tombait sous le sens ! Arrivé à cinquante, Mat cessa de compter les Aes Sedai, très aisément reconnaissables à leur visage sans âge. Cinquante en quelques instants – que Rand soit maudit !

Si on exceptait les Champions – tous attentifs comme des félins en chasse – il n’y avait pas de soldats dans les rues. La preuve, simplement, qu’ils étaient tous dans le camp dont avait parlé Vanin. Et s’ils étaient ainsi rassemblés, ça signifiait que leur chef avait une idée derrière la tête. Inquiet, Mat espéra que Talmanes s’en tiendrait à ses ordres. S’il n’était pas totalement borné, cet officier pouvait parfois se montrer aussi avide de charger et de tailler en pièces que ce fichu Nalesean. Daerid aurait été bien plus fiable – vétéran d’une multitude de batailles, il n’avait plus rien d’un va-t-en-guerre – mais les deux autres officiers, des nobles, n’auraient jamais accepté de lui obéir.

En plus de l’absence des soldats, Mat nota qu’il n’y avait pas l’ombre d’une mouche à Salidar.

Elles savent peut-être quelque chose que j’ignore…

Une très jolie femme attira l’œil de Mat. Assez bizarrement vêtue – un pantalon jaune bouffant et une veste blanche courte –, elle arborait une natte blonde dont la pointe atteignait le niveau de sa taille. Détail étrange, elle portait un arc. Et les archères, c’était connu, ne couraient pas les rues. Voyant que Mat la regardait, l’inconnue s’engouffra dans une allée latérale.

Cette femme éveillait quelque chose en Mat, mais il n’aurait su dire quoi. C’était le problème, avec tous les vieux souvenirs qui encombraient sa mémoire. Sans arrêt, il voyait des gens qui lui rappelaient quelqu’un – mais ce quelqu’un, quand il l’identifiait, s’avérait en général avoir quitté ce monde depuis un petit millier d’années. Dans le cas de cette femme, il avait peut-être bel et bien vu un jour quelqu’un qui lui ressemblait. Mais les trous qui constellaient ses souvenirs concernant sa véritable vie n’arrangeaient rien, bien au contraire.

Une Quêteuse du Cor de Valère attifée dans ce style-là, sans doute… Bon, pensons à autre chose !

Chevaucher jusqu’à ce que quelqu’un daigne leur adresser la parole paraissait inutile, puisque personne ne semblait disposé à dire un mot. Tirant sur les rênes de Pépin, Mat salua de la tête une mince femme brune qui l’interrogea froidement du regard. Assez jolie, la dame, mais trop maigre, même si elle n’avait pas eu ce visage sans âge. Quand il enlaçait une belle, un honnête homme ne tenait pas particulièrement à pouvoir lui compter les côtes.

— Je m’appelle Mat Cauthon, dit poliment le jeune homme.

Si la sœur escomptait qu’il se prosterne, elle rêvait. Mais la braquer aurait été hautement stupide.

— Je cherche Elayne Trakand et Egwene al’Vere. Ainsi que Nynaeve al’Meara, je pense…

Rand n’avait pas mentionné l’ancienne Sage-Dame, mais elle était partie avec Elayne, il le savait.

L’Aes Sedai en cilla de surprise, mais la légendaire sérénité reprit vite ses droits. Elle étudia Mat, passa assez vite sur Vanin, s’attarda sur Aviendha et examina longuement les deux porte-étendard, comme si elle était capable de voir le Dragon et le disque noir et blanc à travers le tissu.

— Suivez-moi, dit-elle enfin. Je vais voir si la Chaire d’Amyrlin peut vous recevoir.

La sœur souleva l’ourlet de sa robe et commença à remonter la rue.

Mat talonna Pépin. Faisant exprès de se laisser rejoindre, Vanin murmura :

— Demander quelque chose à une Aes Sedai n’est jamais une bonne idée. J’aurais pu te dire où aller. (L’éclaireur désigna un bâtiment à trois niveaux.) Les sœurs l’appellent la Petite Tour.

Mal à l’aise, Mat haussa les épaules. La Petite Tour ? Et il y avait dans ce trou perdu quelqu’un qu’on appelait la Chaire d’Amyrlin ? Car cette femme n’avait pas pu parler d’Elaida, pas vrai ? Rand ne s’était pas trompé que sur le nombre. Ces femmes n’étaient pas effrayées. Pour ça, elles étaient bien trop cinglées.

Devant le bâtiment carré, l’Aes Sedai lâcha un : « Attendez ici », puis entra d’un pas décidé.

Aviendha se laissa glisser sur le sol. Mat l’imita, prêt à la retenir si elle tentait de filer. Même s’il devait y laisser un peu de son sang, pas question de la laisser trancher la gorge d’Elayne avant qu’il ait eu le temps de parler à cette prétendue Chaire d’Amyrlin. Mais l’Aielle resta où elle était, le regard braqué devant elle et les mains croisées sur son giron. Elle semblait tout à fait détendue, mais rien n’interdisait de penser qu’elle mourait de peur à l’intérieur. Si elle avait du plomb dans la cervelle, ç’aurait d’ailleurs été une saine réaction.

Une petite foule s’était massée autour d’eux. Des Aes Sedai les entouraient, les coinçant devant la Petite Tour et ne les quittant pas des yeux. En fait, ces femmes dont le nombre augmentait sans cesse paraissaient plus intéressées par Aviendha que par lui. Cela dit, elles avaient toutes ce regard qu’il détestait, et il dut se retenir de toucher la tête de renard qu’il portait sous sa chemise.

Une Aes Sedai aux traits fort communs se fraya un chemin jusqu’au premier rang de la foule, avec dans son sillage une jeune femme en blanc aux yeux écarquillés. Mat reconnut une certaine Anaiya, mais celle-ci ne lui accorda pas la moindre attention.

— Tu es sûre, mon enfant ? demanda-t-elle à la novice.

La jeune femme pinça les lèvres, mais répondit sans laisser transparaître son irritation :

— Il a toujours l’air de briller… Je vois cette aura, même si je ne comprends pas pourquoi.

Anaiya eut un sourire ravi.

— Il est ta’veren, Nicola. Tu viens de découvrir ton premier don. Tu es capable de voir les ta’veren. Maintenant, retourne dans ta classe. Tu ne voudrais pas prendre du retard.

Nicola fit une révérence, jeta un dernier coup d’œil à Mat, puis s’enfonça dans le cercle d’Aes Sedai.

Anaiya braqua sur le jeune homme un de ces regards d’Aes Sedai censés déstabiliser les mâles. Déjà troublé, Mat se sentit encore plus mal à l’aise. Bien sûr, certaines Aes Sedai en savaient long sur lui – voire beaucoup trop long, à son goût, et tout bien réfléchi, Anaiya devait être du lot – mais de là à annoncer les choses à voix haute, devant une multitude de femmes au regard froid d’Aes Sedai…

Mat referma les mains sur la hampe sculptée de sa lance. Tête de renard ou non, ces sœurs étaient assez nombreuses pour s’assurer de lui.

Fichues Aes Sedai et Rand de malheur !

Anaiya ne s’intéressa pas longtemps au jeune homme, cependant. Approchant d’Aviendha, elle demanda :

— Quel est ton nom, mon enfant ?

Une question courtoise, certes, mais qui exigeait une réponse – et dans le plus bref délai.

Plus grande que la sœur, et décidée à jouer de cet avantage, l’Aielle répondit aussitôt :

— Je suis Aviendha, du clan des Neuf Vallées des Aiels Taardad.

Anaiya parut amusée par cette attitude pleine de bravade.

Mat se demanda qui allait remporter cette lutte d’influence. Avant qu’il ait pu parier avec lui-même, une autre Aes Sedai approcha, ses joues creuses lui donnant l’air âgée malgré sa peau sans rides et ses cheveux brun brillant.

— As-tu conscience d’être capable de canaliser, mon enfant ?

— Oui, lâcha Aviendha avant de serrer les dents comme si elle avait décidé de ne plus dire un mot.

Des Aes Sedai entourèrent la jeune Aielle, l’isolant de Mat.

— Quel âge as-tu, mon enfant ?

— Tu es déjà puissante, mais si tu faisais ton noviciat, tu t’améliorerais encore.

— Beaucoup de jeunes Aielles meurent-elles de langueurs alors qu’elles sont un peu plus jeunes que toi ?

— Depuis combien de temps… ?

— Tu pourrais…

— Tu devrais vraiment…

— Il faudrait…

Nynaeve parut soudain se matérialiser dans l’encadrement de la porte du bâtiment. Les poings plaqués sur les hanches, elle foudroya Mat du regard.

— Que fiches-tu ici, Matrim Cauthon ? Et pour commencer, comment y es-tu arrivé ? Bien entendu, supposer que tu n’as aucun lien avec l’armée de fidèles du Dragon qui s’apprête à nous attaquer serait trop espérer ?

— Sans nul doute, puisque je la commande.

— Tu… ?

Nynaeve en resta un moment pétrifiée, puis elle se reprit, tirant sur sa robe bleue comme si elle avait été atrocement froissée. Du premier coup d’œil, Mat remarqua le décolleté orné de broderies – comme l’ourlet – et bien plus plongeant que tout ce qu’il avait jamais vu sur l’ancienne Sage-Dame de Champ d’Emond.

— Bon, suis-moi ! grogna Nynaeve. Je vais te conduire devant la Chaire d’Amyrlin.

— Mat Cauthon…, appela Aviendha d’une voix un peu haletante. (Tentant de trouver le jeune homme, elle regardait par-dessus la tête des Aes Sedai qui l’entouraient.) Mat Cauthon…

Un simple appel, mais pour une Aielle, Aviendha semblait bel et bien affolée.

Les Aes Sedai ne semblèrent pas décidées à lâcher leur proie.

— Pour toi, le mieux serait de…

— Tu dois songer que…

— Ce serait encore mieux de…

— Tu ne peux pas envisager de…

Mat sourit. Aviendha risquait bien de dégainer son couteau, si ça continuait, mais au milieu de cette foule, ça ne l’avancerait pas à grand-chose. Et elle n’était pas près de pouvoir tomber sur le paletot d’Elayne, c’était certain ! Tout en se demandant s’il allait la retrouver vêtue d’une robe blanche, quand il reviendrait, Mat confia sa lance à Vanin et se mit en chemin.

— Allons-y, Nynaeve ! J’ai hâte de voir ta Chaire d’Amyrlin à la noix.

Les sourcils froncés, Nynaeve entra dans la Petite Tour en tirant sur sa natte et en marmonnant, assez haut pour qu’on l’entende :

— C’est l’œuvre de Rand, pas vrai ? J’en mettrais ma main au feu. C’est bien son style, ça ! Ficher la frousse à tout le monde… Prends garde à toi, seigneur général Cauthon, ou tu regretteras que je ne t’aie pas surpris à voler des fraises, cette fois. Effrayer d’honnêtes gens. Même un homme devrait savoir que ça ne se fait pas. Arrête de sourire, Mat Cauthon ! Je ne sais vraiment pas comment la Chaire d’Amyrlin va réagir.

À l’intérieur, dans ce qui ressemblait furieusement à une salle commune, des Aes Sedai assises à des tables rédigeaient des documents ou distribuaient des ordres. Concentrées, ces sœurs jetèrent à peine un coup d’œil à Nynaeve et à Mat tandis qu’ils traversaient la pièce. La preuve indiscutable que toutes ces sœurs étaient folles à lier. Autre exemple, une Acceptée marchait dans la salle en marmonnant entre ses dents, et pas une Aes Sedai ne lui faisait une remarque. Même si Mat avait séjourné aussi peu de temps que possible à la Tour Blanche, il savait que des sœurs saines d’esprit n’auraient pas agi ainsi.

Au fond de la salle, Nynaeve poussa une porte qui semblait avoir connu de bien meilleurs jours, dans un lointain passé. Ici, c’était le cas d’à peu près tout le mobilier, fallait-il préciser.

Mat entra sur les talons de Nynaeve et se pétrifia sur le seuil de ce qui devait être un bureau. Elayne était là, jolie comme d’habitude avec ses cheveux blonds, mais jouant les grandes dames dans une robe de soie verte au col de dentelle. Bien entendu, elle affichait un de ses fameux sourires condescendants. Egwene était là aussi. Assise derrière une table de travail, elle portait sur sa robe jaune pâle une étole rayée aux couleurs des sept Ajah. Affolé, Mat jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, puis il ferma la porte avant qu’une Aes Sedai ait pu voir ce qui se passait dans ce bureau.

— Tu trouves peut-être ça drôle, dit-il en avançant vers son amie d’enfance, mais ces sœurs t’écorcheront vive si elles découvrent à quoi tu joues. Les filles, elles ne vous laisseront jamais partir si…

Mat s’empara de l’étole, tira Egwene hors du siège… et sentit la tête de renard devenir glaciale contre sa peau. Quand il eut poussé son amie d’enfance loin de la table, il foudroya les trois femmes du regard.

Egwene semblait simplement interloquée. Nynaeve, en revanche, en était de nouveau bouche bée, et il semblait bien que les yeux d’Elayne allaient jaillir de leurs orbites.

Une des jeunes femmes venait d’essayer d’utiliser le Pouvoir sur Mat. Mais de son aventure à l’intérieur du fichu ter’angreal, il avait rapporté le médaillon en forme de tête de renard, et c’était une excellente chose. Selon toute probabilité, c’était un ter’angreal aussi – miniature, mais il y tenait malgré tout comme à la prunelle de ses yeux. Tant que le bijou était en contact avec sa peau, le Pouvoir de l’Unique n’avait aucun effet sur lui. Pas sa version féminine, en tout cas… Le jeune homme en avait eu de multiples preuves. Mais en présence du saidar, le médaillon devenait froid…

Mat jeta l’étole et son chapeau sur la table, puis il s’assit à la place d’Egwene, se redressa, envoya au loin des coussins bien trop mous et posa une botte sur le coin de la table.

— Mes pauvres filles, vous aurez sacrément besoin de ces coussins si cette prétendue Chaire d’Amyrlin vous surprend durant vos petits jeux.

— Mat…, commença Elayne.

Mais le jeune homme ne la laissa pas aller plus loin.

— Non ! Si tu voulais parler, tu aurais dû le faire, au lieu de recourir à ton fichu Pouvoir. Maintenant, il va falloir m’écouter.

— Comment as-tu fait ? s’étonna Elayne. Les flux ont disparu, tout simplement.

Presque en même temps que la Fille-Héritière, Nynaeve marmonna :

— Mat Cauthon, tu es en train de commettre la plus grande…

— Quand je parlais d’écouter, c’était pour toutes les trois. (Il désigna Elayne.) Toi, je te ramène à Caemlyn, si je peux empêcher Aviendha de te zigouiller. Si tu tiens à ta jolie petite gorge, ne t’éloigne jamais de moi, fais ce que je te dis et ne pose pas de questions. (Il passa à Egwene.) Rand a dit qu’il te renverrait chez les Matriarches dès que ça te chanterait. Si ce que j’ai vu est représentatif de ce que tu mijotes, le plus tôt sera le mieux. Il semble que tu sois capable d’ouvrir un de ces fichus portails… (Egwene sursauta.) Donc, tu devrais pouvoir ramener la Compagnie à Caemlyn en un éclair. Et je ne veux pas de discussion, Egwene !

» Quant à toi, Nynaeve, je devrais te laisser ici, mais si tu veux venir, tu es la bienvenue. Un petit avertissement, cependant. Fais-moi le coup de la natte, et je jure que ton digne postérieur le regrettera.

Les trois femmes regardaient Mat comme s’il avait des cornes, à l’instar d’un Trolloc. Mais au moins, elles ne bavassaient pas. Avait-il réussi à les ramener plus ou moins à la raison ? Bien entendu, elles ne lui seraient jamais reconnaissantes de les avoir sorties de la mouise. Ça, il avait payé pour le savoir. Comme d’habitude, elles prétendraient qu’elles étaient à deux doigts de s’en tirer très bien toutes seules. Quand des femmes se plaignaient parce qu’on les libérait d’une geôle, qu’est-ce qui pouvait bien les retenir de ronchonner ?

— Bien, continua Mat. Quand la pauvre aveugle de crétine que les sœurs ont nommée Chaire d’Amyrlin entrera ici, c’est moi qui parlerai. Cette femme ne doit pas être très futée, sinon, elle n’aurait jamais accepté ce boulot. Chaire d’Amyrlin d’un bled paumé au fin fond de nulle part ! Taisez-vous, inclinez-vous quand il le faut, et je vous sauverai la peau une fois de plus.

Les trois femmes regardèrent Mat comme si elles le voyaient pour la première fois. Parfait…

— Je sais que cette cinglée a une armée, mais j’en ai une aussi. Et si cette femme est assez folle pour espérer conquérir de haute lutte la Tour Blanche, elle ne voudra pas perdre des soldats pour garder des filles comme vous.

» Egwene, tu vas m’ouvrir ce portail, et nous partirons pour Caemlyn demain ou après-demain au plus tard. Après, ces tordues du ciboulot pourront aller se faire massacrer par Elaida, si ça les amuse. Certaines viendront peut-être avec nous, d’ailleurs… Elles ne peuvent pas être toutes cinglées. Rand leur offrira sa protection. Une révérence, un serment d’allégeance, et il empêchera Elaida de ficher leur tête sur une pique, à Tar Valon. Franchement, elles ne peuvent pas demander mieux que ça. Bien, vous avez quelque chose à dire ? (Pas de réaction.) « Merci, Mat » ferait très bien l’affaire, savez-vous ?

Pas un mot. Rien.

Il y eut un coup timide à la porte, puis une jolie petite novice aux yeux verts entra et s’agenouilla, les yeux écarquillés.

— Mère, on m’envoie te demander si tu as besoin de quelque chose… Pour le général… Du vin, ou…

— Non, Tabitha… (Egwene tira l’étole de sous le chapeau de Mat et la remit sur ses épaules.) Je veux m’entretenir un peu plus longtemps avec le général Cauthon. Dis à Sheriam que je lui ferai bientôt demander de nous rejoindre, afin qu’elle me conseille.

— Mat, ferme la bouche, sinon, tu vas gober des mouches ! lança Nynaeve, rayonnante de satisfaction.


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