12 Des questions et des réponses

— Alors ? fit Nynaeve aussi calmement qu’elle en était capable.

Garder les mains sur ses genoux était un effort, tout comme rester assise paisiblement sur son lit. Discrètement, elle étouffa un bâillement. L’heure était matinale, et ça faisait trois nuits qu’elle ne dormait pas bien. Le pinson ayant été rendu à la liberté, la cage d’osier était vide. L’ancienne Sage-Dame aurait bien voulu être libre aussi…

— Alors ?

Agenouillée sur son lit, Elayne avait passé la tête et les épaules à travers la petite fenêtre qui donnait sur une étroite allée, derrière la maison. De là, elle parvenait à apercevoir l’arrière de la Petite Tour, où presque toutes les représentantes étaient déjà en train de recevoir l’émissaire de la Tour Blanche.

Un aperçu, certes, mais suffisant pour voir le tissage protecteur qui enveloppait l’auberge, interdisant toute sorte d’espionnage – y compris en utilisant le Pouvoir. Voilà ce qui arrivait lorsqu’on partageait ses connaissances…

Elayne se rassit sur les talons.

— Rien, lâcha-t-elle, hautement frustrée. Tu disais que ces flux peuvent se frayer un passage sans être détectés. Je doute qu’on m’ait remarquée, mais je n’ai rien entendu.

Ce discours s’adressait à Moghedien, assise dans un coin sur le tabouret branlant. Voir qu’elle ne transpirait pas agaçait Nynaeve au-delà de ce qu’elle pouvait exprimer. D’après la prisonnière, il fallait avoir travaillé assez longtemps avec le Pouvoir avant d’atteindre la distanciation requise pour ne plus être affectée par la chaleur ou le froid. Bref, l’équivalent de la vague promesse des Aes Sedai, selon lesquelles ça « arrivait en son temps ».

Nynaeve et Elayne n’avaient plus un poil de sec. Moghedien semblait savourer une belle journée d’un début de printemps. Que ça pouvait être énervant !

— J’ai dit que ces flux « pouvaient » s’infiltrer…

Sur la défensive, Moghedien regardait alternativement les deux femmes. En s’attardant davantage sur Elayne, cependant, parce qu’elle se concentrait toujours sur la porteuse du bracelet de l’a’dam.

— Qu’ils pouvaient, oui… Il y a des centaines de façons de tisser une protection. Parfois, il faut des jours pour en traverser une…

Nynaeve tint de justesse sa langue. Car enfin, elles essayaient depuis des jours ! Tarna Feir était arrivée trois jours plus tôt, et le Hall gardait toujours secret le message d’Elaida que cette sœur rouge était venue lui délivrer. Bien entendu, Sheriam, Myrelle et les autres savaient – Nynaeve n’aurait pas été surprise qu’elles aient été informées avant le Hall – mais même Siuan et Leane avaient été exclues de ces conciliabules quotidiens. En tout cas, c’était ce qu’elles prétendaient.

S’avisant qu’elle tirait sur le devant de sa robe, Nynaeve se força au calme. D’une manière ou d’une autre, il fallait découvrir ce que voulait Elaida, et surtout connaître la réponse du Hall de Salidar. C’était impératif.

— Je dois partir…, soupira Elayne. Pour montrer à d’autres sœurs comment fabriquer un ter’angreal.

Ici, très peu de sœurs avaient le talent requis, mais toutes voulaient apprendre, et elles semblaient convaincues de réussir si Elayne leur faisait assez de démonstrations.

— Tu devrais le prendre, dit-elle à Nynaeve en retirant le bracelet. Quand les sœurs m’auront lâchée, je veux essayer quelque chose de nouveau, et après, j’ai un cours à donner à des novices.

La Fille-Héritière ne semblait plus aussi enthousiaste au sujet de ces leçons. Après chaque cours, elle revenait tellement en colère qu’elle en paraissait hérissée comme une chatte. Les plus jeunes novices, trop impatientes, fonçaient tête baissée sur des notions qui les dépassaient, souvent sans demander l’autorisation avant. Un peu plus prudentes, les plus âgées étaient plus enclines à discutailler, voire à se cabrer face aux ordres d’une femme six ou sept ans plus jeune qu’elles. Comme une Acceptée élevée depuis dix ans à ce grade, elle marmonnait souvent au sujet de ces « idiotes de novices » et de leur « stupidité congénitale ».

— Tu vas avoir le temps de poser des questions… Qui sait, tu réussiras peut-être à apprendre comment détecter un homme capable de canaliser. Moi, j’ai fait chou blanc.

Nynaeve secoua la tête.

— Ce matin, je dois aider Janya et Delana à mettre leurs notes au propre.

L’ancienne Sage-Dame fit la grimace. Delana représentait l’Ajah Vert et Janya le Marron. Mais elle n’avait pas pu leur arracher un lambeau d’information.

— Après, j’ai cours avec Theodrin…

Un autre gaspillage de temps. À Salidar, c’était une activité à la mode…

— Non, garde-le, dit Nynaeve alors qu’Elayne s’apprêtait à accrocher le bracelet à une patère, avec leurs vêtements.

La Fille-Héritière eut un soupir ennuyé, mais elle remit le bracelet. Selon Nynaeve, elle se fiait beaucoup trop à l’a’dam. Bien sûr, tant que Moghedien portait le collier, toute femme capable de canaliser pouvait la localiser et la contrôler grâce au bracelet. Et si personne ne portait celui-ci, la prisonnière ne pouvait pas s’en éloigner de plus de dix pas sans tomber à genoux, l’estomac retourné. Idem si elle tentait de déplacer le bracelet de plus de quelques pouces, ou si elle essayait de retirer le collier.

Même accroché à une patère, le bracelet conservait en principe son emprise sur Moghedien. Mais une Rejetée, si on lui en laissait l’occasion, pouvait trouver une solution à ce problème. Naguère, à Tanchico, Nynaeve avait laissé Moghedien coupée de la Source et ligotée par le Pouvoir. Quelques instants seulement, suffisants pour qu’elle s’échappe.

Depuis qu’elle la tenait de nouveau, Nynaeve avait bien entendu demandé à la prisonnière comment elle avait réussi ce coup-là. Hélas, pour lui arracher une réponse, il fallait presque lui tordre le cou. Quoi qu’il en soit, un bouclier noué était à l’évidence vulnérable si la femme qu’il enveloppait disposait d’un peu de temps et de patience. D’après Elayne, ça ne valait pas en ce qui concernait l’a’dam, puisqu’il n’y avait pas de nœud à attaquer. De plus, avec le collier autour du cou, Moghedien ne pouvait même pas tenter de toucher le saidar sans autorisation. Pourtant, Nynaeve préférait ne courir aucun risque…

— Écris lentement, dit Elayne. J’ai travaillé pour Delana. Elle déteste les pâtés et les fautes. Pour obtenir une page parfaite, elle est capable de te faire recommencer cinquante fois.

Nynaeve se rembrunit. Elle n’avait peut-être pas la main sûre et délicate d’Elayne, mais il ne fallait pas la prendre pour une idiote du village qui venait juste d’apprendre quel bout de la plume il convenait de tremper dans l’encre.

Sans s’apercevoir de rien, la Fille-Héritière sortit de la chambre sur un ultime sourire. Avait-elle vraiment voulu aider sa compagne ? Si les Aes Sedai découvraient à quel point Nynaeve abominait les travaux d’écriture, elles sauraient que faire lorsqu’elles jugeaient utile de la punir…

— Vous devriez peut-être rejoindre al’Thor, lâcha soudain Moghedien.

Plus droite sur son siège, elle fixait intensément Nynaeve. Pourquoi ce changement d’attitude ?

— Que veux-tu dire ?

— Elayne et toi, vous devriez partir pour Caemlyn. Elle deviendra reine, et toi… (Moghedien eut un sourire sinistre.) Un jour ou l’autre, les sœurs te cuisineront pour savoir comment tu peux faire tant de découvertes fabuleuses alors que tu trembles comme une fillette prise les doigts dans le pot de confiture dès que tu tentes de canaliser pour elles.

— Je ne…

Nynaeve s’interrompit. Pas question de se justifier devant cette femme. Mais pourquoi Moghedien se montrait-elle si hardie, tout d’un coup ?

— Juste comme ça, n’oublie pas ce qui t’arrivera si elles découvrent la vérité. Quoi qu’il advienne de moi, tu finiras la tête sur le billot en moins d’une semaine.

— Un sort clément, comparé au calvaire que tu subiras. Jadis, Semirhage a fait crier un homme de douleur du matin au soir, et ce pendant cinq ans. Elle l’a empêché de sombrer dans la folie, mais à la fin, elle n’a pas pu forcer son cœur à continuer de battre. Je doute qu’une de ces gamines ait le dixième du talent de Semirhage, mais je ne voudrais quand même pas être à ta place…

Comment Moghedien osait-elle parler ainsi ? Son angoisse et sa servilité habituelles semblaient l’avoir abandonnée, restant derrière elle comme la peau d’un serpent après la mue. Elles auraient pu être deux égales conversant d’un sujet d’une grande banalité. Non, pire que ça : un sujet banal pour Moghedien, mais de la première importance pour son interlocutrice.

Nynaeve regretta de ne pas avoir le bracelet, qui lui aurait apporté un certain réconfort. Les émotions de la Rejetée ne pouvaient pas être aussi sereines et aussi détendues que son visage et sa voix.

L’ancienne Sage-Dame eut soudain le souffle court. Le bracelet ! C’était ça, la réponse. Il n’était pas dans la pièce. L’estomac soudain noué, Nynaeve eut l’impression de transpirer encore plus que la minute précédente. En toute logique, que le bracelet soit là ou non ne faisait aucune différence. Elayne le portait…

Lumière, pourvu qu’elle ne l’ait pas retiré !

… Et l’autre moitié de l’a’dam enserrait le cou de Moghedien. Hélas, la logique n’avait rien à voir là-dedans. Nynaeve n’avait jamais été seule avec Moghedien en l’absence du bracelet. Enfin, si, une fois, et ça s’était terminé par un désastre. Bien sûr, Moghedien ne portait pas le collier, mais ça ne changeait rien de fondamental. La prisonnière était une Rejetée, elles étaient seules et Nynaeve n’avait aucun moyen de la contrôler.

Elle serra le devant de sa robe pour empêcher sa main de voler vers le manche de son couteau.

Comme si elle avait lu les pensées de sa geôlière, Moghedien sourit de plus belle.

— Je parle uniquement dans ton intérêt, n’en doute pas, Nynaeve. (Elle leva une main, approchant les doigts du collier en prenant garde à ne pas le toucher.) Cet… objet… m’emprisonnera à Caemlyn tout autant qu’ici. Mais mieux vaut l’esclavage là-bas que la mort ici. Cela dit, ne prends pas trop longtemps pour te décider. Si ces soi-disant Aes Sedai finissent par retourner dans le giron de la tour, une femme comme toi, si proche de Rand al’Thor, serait un merveilleux cadeau pour la Chaire d’Amyrlin. Et il y a Elayne… Si al’Thor partage la moitié des sentiments qu’elle a pour lui, elle deviendra un formidable moyen de pression – une corde attachée à lui, et qu’il ne pourrait jamais couper.

Nynaeve se leva et força ses genoux à ne pas trembler.

— Bien, tu peux faire les lits et le ménage. À mon retour, je veux que ce soit impeccable.

— Combien te reste-t-il de temps ? demanda Moghedien comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Quelques jours avant que ces femmes envoient leur réponse à Tar Valon ? Quelques heures ? Que pèsera Rand al’Thor – et que vaudront même les éventuels crimes d’Elaida – face à la possibilité de réunifier leur précieuse Tour Blanche ?

— Insiste sur les pots de chambre, dit Nynaeve en atteignant la porte. Je veux qu’ils brillent, c’est compris ?

Elle sortit et referma derrière elle sans laisser le temps de dire « ouf » à la Rejetée.

L’ancienne Sage-Dame s’adossa à la porte et inspira à fond dans l’étroit couloir sans fenêtres. Fouillant dans sa bourse, elle en sortit des feuilles de menthe poivrée et en glissa deux dans sa bouche. Alors que l’action de cette plante sur les brûlures d’estomac était relativement lente, elle mâcha les feuilles très rapidement, comme si ça pouvait accélérer leurs effets. Les moments qu’elle venait de vivre l’avaient sonnée, Moghedien démolissant ses certitudes les unes après les autres. Malgré toute sa saine méfiance, elle avait cru avoir dompté la Rejetée. Une erreur grossière ! Et elle aurait juré qu’elle en savait aussi peu que les Aes Sedai sur Rand et Elayne. Encore une erreur ! Et suggérer qu’elle aille le rejoindre… Avec Elayne, elles avaient parlé bien trop librement devant Moghedien. Quelles autres informations avaient-elles lâchées, et quel usage pouvait en faire leur « prisonnière » ?

Venant de la pièce de devant, une autre Acceptée entra soudain dans le couloir de la petite maison. Se redressant, Nynaeve remit les feuilles de menthe intactes dans sa bourse, puis elle tira sur le devant de sa robe. À part la première, toutes les pièces de la maison avaient été transformées en dortoirs pour les Acceptées et les servantes. Elles se partageaient une chambre à trois ou quatre, dormant souvent à deux dans le même lit.

Presque trop mince, les yeux gris, encline à sourire pour un rien, Emara, une Illianienne, n’aimait pas Siuan et Leane – ce que Nynaeve pouvait parfaitement comprendre – et estimait qu’on aurait dû les renvoyer (avec dignité, précisait-elle) comme on le faisait toujours avec les femmes calmées. À part ça, elle était des plus agréables, ne manifestant aucune jalousie face aux privilèges d’Elayne et de Nynaeve – par exemple, leur « espace supplémentaire » ou le fait d’avoir Marigan à leur service. Une tolérance loin d’être unanime parmi les Acceptées.

— J’ai entendu dire que tu allais faire des travaux d’écriture pour Janya et Delana, fit Emara de sa voix haut perchée tout en se dirigeant vers sa chambre. Si tu veux un conseil, travaille le plus vite possible. Janya attache plus d’importance à la rapidité qu’à quelques taches d’encre.

Nynaeve foudroya du regard le dos de l’Acceptée. Lentement pour Delana, vite pour Janya… Des conseils faciles à suivre, vraiment ! De toute façon, ce n’était pas le moment de s’inquiéter de sa calligraphie. Ni même au sujet de Moghedien, avant d’avoir eu l’occasion d’en parler avec Elayne.

En marmonnant entre ses dents, Nynaeve sortit. Si elle avait pris bien trop de choses pour acquises, perdant trop souvent le fil, il était temps de se secouer et de revenir à des pratiques plus saines. Et elle savait qui elle devait voir pour ça.

Ces derniers jours, même si les rues étaient toujours aussi bondées, un calme relatif régnait à Salidar. Pour commencer, toutes les forges étaient éteintes. Ensuite, on avait demandé à tout le monde de tenir sa langue pendant le séjour de Tarna. Interdiction d’évoquer la délégation en route pour Caemlyn et pas question non plus de dire un mot de Logain. Pour l’heure, celui-ci était consigné dans un des camps, dont il était recommandé de ne pas parler non plus – et surtout en précisant pour quelle raison les soldats étaient rassemblés ici.

De peur de gaffer, les gens ne disaient presque rien, et le plus souvent, ils parlaient d’une voix basse vibrant d’inquiétude.

Tout le monde était affecté. Les domestiques qui couraient d’habitude en tous sens marchaient d’un pas hésitant en jetant des coups d’œil anxieux autour d’eux. Se surveillant du regard, les Aes Sedai laissaient transparaître toute leur méfiance sous un calme de façade. Les soldats s’aventuraient très peu dans les rues, comme si Tarna n’avait pas pu les voir, le premier jour, et tirer la conclusion qui s’imposait.

Mais si le Hall choisissait la mauvaise option, tous ces hommes se retrouveraient avec un nœud coulant autour du cou. Afin d’éviter que la flamme de la rébellion se répande, même les dirigeants et les nobles qui tenaient à rester loin des problèmes de la tour feraient pendre tous les « insurgés » qui leur tomberaient sous la main. Rongés par l’anxiété, les rares soldats adoptaient un profil bas. À l’exception notable de Gareth Bryne, qui attendait patiemment devant la Petite Tour. Chaque jour, il venait là avant l’arrivée des représentantes et il y restait jusqu’à leur départ. Selon Nynaeve, il entendait ainsi se rappeler à leur bon souvenir et ne pas leur laisser oublier ce qu’il faisait pour elles. L’unique fois où l’ancienne Sage-Dame avait assisté à la sortie des sœurs, elles n’avaient pas paru ravies de voir Bryne.

Depuis l’arrivée de la sœur rouge, seuls les Champions n’avaient pas changé. Si on oubliait les enfants… Lorsque trois petites filles, des rubans dans les cheveux et les joues maculées de sueur, passèrent à côté d’elle en riant, Nynaeve ne put s’empêcher de sursauter. Les petits ne savaient pas ce qu’attendait tout Salidar. Et s’ils avaient su, ils n’auraient pas mesuré l’enjeu. Les Champions, en revanche, suivaient leur Aes Sedai où qu’elle aille, et sans jamais discuter…

Les conversations étouffées tournaient presque toutes autour du temps. Moins fréquemment, on évoquait des histoires venues d’ailleurs sur des veaux à deux têtes dotés de la parole, des hommes étouffés par des essaims de mouches, des disparitions massives d’enfants d’un village durant la nuit ou des décès brutaux survenant en plein jour sans qu’on voie les meurtriers. Aucune personne douée de bon sens ne pouvait nier que la sécheresse et la chaleur incroyables pour la saison étaient l’œuvre du Ténébreux, de nouveau capable d’influencer le monde. En revanche, les Aes Sedai elles-mêmes, en majorité, refusaient de croire que les autres manifestations, ainsi que l’affirmaient Elayne et Nynaeve, étaient parfaitement réelles – des bulles maléfiques s’élevant de la prison du Ténébreux dont les sceaux faiblissaient. Dérivant dans la Trame, elles finissaient par exploser et provoquaient toutes ces horreurs.

Beaucoup de gens n’étant pas doués de bon sens, certains blâmaient Rand tandis que d’autres déclaraient que le Créateur s’offusquait de ce que le monde ne se soit pas unanimement rallié au Dragon Réincarné. D’autres encore suggéraient qu’il s’agaçait parce que les Aes Sedai n’avaient pas encore capturé et apaisé cet imposteur – ou parce qu’une fraction des sœurs s’opposaient à une Chaire d’Amyrlin régnante.

Nynaeve avait même entendu des gens dire que le climat s’arrangerait dès que la tour serait réunifiée.

— Je jure que c’est vrai ! s’écria une cuisinière, de la farine jusqu’aux coudes, tandis que l’ancienne Sage-Dame passait à côté d’elle. De l’autre côté du fleuve Eldar, des Capes Blanches, toute une armée, attendent un ordre d’Elaida pour nous attaquer.

Excepté le temps et les veaux à deux têtes, les Fils de la Lumière tenaient le haut du pavé en matière de rumeurs. Mais imaginer qu’ils puissent attendre un ordre d’Elaida ? Trop exposé au soleil, le cerveau de cette femme avait dû finir par fondre.

— La Lumière me soit témoin que c’est vrai, dit un peu plus loin un charretier à une femme au front plissé. (Sa robe en laine bien coupée identifiait une servante d’Aes Sedai.) Elaida est morte ! La sœur rouge est venue proposer à Sheriam de la remplacer.

La femme acquiesça, buvant avidement ces fadaises.

— Pour moi, Elaida est une bonne Chaire d’Amyrlin, assura un type en veste ordinaire qui portait un fagot de bois sur l’épaule. En tout cas, pas pire qu’une autre.

Cet homme-là ne murmurait pas. Parlant à voix haute, il avait du mal à ne pas regarder autour de lui pour voir qui l’avait entendu.

Nynaeve fit la moue. Ce gaillard voulait qu’on l’entende ! Comment Elaida avait-elle découvert si vite la vérité sur Salidar ? Pour être déjà là, Tarna avait dû quitter Tar Valon peu après que les Aes Sedai eurent commencé à se réunir dans le village.

À cette question, Siuan répondait que bon nombre de sœurs bleues manquaient encore à l’appel, alors que le message originel, concernant Salidar, s’adressait à elles. Sachant qu’Alviarin était une vraie experte de la torture… Une idée qui donnait la nausée, mais pourtant moins inquiétante que l’explication la plus souvent retenue : il y avait à Salidar des partisans secrets d’Elaida. Du coup, tout le monde soupçonnait tout le monde, et l’homme au fagot n’était pas le premier que Nynaeve entendait parler ainsi. Les Aes Sedai s’en abstenaient, mais certaines devaient penser tout bas ce que d’autres individus disaient tout haut. Du coup, Salidar devenait une sorte de ragoût qui n’avait rien d’appétissant. Une dérive qui justifiait d’autant plus la démarche de Nynaeve.

Trouver la personne qu’elle cherchait lui prit du temps. Avant tout, elle devait tomber sur un groupe d’enfants en train de jouer, et il n’y avait pas tant de gamins que ça au village. Comme prévu, Birgitte surveillait cinq garnements qui dévalaient les rues en se jetant dessus un petit sac de cailloux, chaque coup au but déclenchant des torrents de rires, y compris chez la « victime ». Un jeu tout aussi dépourvu de sens que les autres distractions des enfants. Ou des hommes…

Bien entendu, Birgitte n’était pas seule. Ça lui arrivait très rarement, sauf quand elle y tenait vraiment. À côté de l’archère, Areina tamponnait la sueur qui ruisselait sur son visage tout en tentant de cacher à quel point les enfants l’ennuyaient. D’un an ou deux plus jeune que Nynaeve, Areina portait ses cheveux noirs nattés – une imitation de la natte blonde de l’héroïne, mais qui lui arrivait à peine au-delà des épaules alors que son modèle tombait jusqu’à la taille de Birgitte, comme il convenait. La tenue d’Areina était une copie conforme de celle de l’archère. Une veste courte grise, un pantalon bouffant couleur bronze et des bottines à talon haut. Un arc et un carquois, accroché à la taille d’Areina, complétaient la panoplie. Avant de rencontrer Birgitte, aurait juré Nynaeve, l’imitatrice n’avait sûrement jamais tenu un arc de sa vie.

— Je dois te parler, Birgitte, dit l’ancienne Sage-Dame, ignorant Areina. En privé.

Avec quelque chose comme du mépris dans ses yeux bleus, Areina lâcha :

— Par une si belle journée, Nynaeve, j’aurais cru que tu porterais ton châle. Par la Lumière ! tu sues à grosses gouttes ! Comment est-ce possible ?

Nynaeve se renfrogna. Elle avait sympathisé avec Areina avant Birgitte, mais leur amitié s’était détériorée dès l’arrivée à Salidar. À l’évidence, apprendre qu’elle n’avait pas frayé avec une authentique Aes Sedai avait profondément déplu à la jeune femme. Sans une intervention de l’archère, elle aurait d’ailleurs informé Sheriam et les autres que Nynaeve s’était fait passer pour une sœur. D’autre part, Areina avait prêté le serment des Quêteurs du Cor. Pour ce genre de vie, Birgitte était sûrement un meilleur exemple que l’ancienne Sage-Dame.

Dire que Nynaeve avait un jour compati parce que cette peste s’était fait rosser !

— À la tête que tu tires, dit l’archère avec un sourire, soit tu es prête à étrangler quelqu’un – la pauvre Areina, je suppose – soit ta robe a glissé de ton corps alors que tu te tenais au milieu d’un groupe de soldats – et sans porter de sous-vêtements !

Areina ricana, mais elle parut pourtant choquée. Une réaction idiote, puisqu’elle avait eu largement le temps de se faire à ce que Birgitte appelait son « humour ». Une façon de blaguer qui aurait convenu à un soudard mal rasé en train de lever le coude, sa bedaine déjà pleine de bière.

Histoire de se calmer, Nynaeve observa un moment le jeu des gamins. S’énerver quand on avait une faveur à demander n’était pas très malin.

Seve et Jaril figuraient parmi les joueurs qui se lançaient le petit sac. À leur sujet, les sœurs jaunes ne s’étaient pas trompées : le temps avait cicatrisé leurs plaies. Après deux mois à Salidar passés en compagnie d’autres enfants, et sans raison de s’angoisser, ils avaient retrouvé leur joie de vivre.

Une idée frappa soudain Nynaeve. « Marigan » continuait à s’occuper d’eux, pas de bon cœur, s’assurant qu’ils soient nourris, lavés et blanchis. Puisqu’ils parlaient de nouveau, les deux garçons risquaient de dire que cette femme n’était pas leur mère. Peut-être l’avaient-ils déjà fait. Bien sûr, ça pouvait ne pas intriguer les sœurs. Mais dans le cas contraire, la moindre enquête ferait s’écrouler le château de cartes qu’Elayne et Nynaeve avaient construit. Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ? L’estomac de l’ancienne Sage-Dame lui rappela désagréablement son existence.

Elle sursauta quand Birgitte lui tapota le bras.

— Que t’arrive-t-il, Nynaeve ? On dirait que ta meilleure amie vient de mourir en te maudissant jusqu’à son dernier souffle.

Areina s’éloigna, le dos très raide, en jetant de-ci de-là un coup d’œil par-dessus son épaule. Alors qu’elle ne s’émouvait pas quand l’héroïne levait le coude ou se laissait courtiser par des hommes – au contraire, elle tentait de l’imiter – elle s’indignait chaque fois que son idole désirait rester seule un moment avec Elayne ou Nynaeve. Bien entendu, les hommes n’étaient pas une menace, car dans le monde étriqué d’Areina, seules les femmes pouvaient devenir ses amies. Mais avec Birgitte, elle tenait à avoir l’exclusivité. L’idée d’avoir deux amies devait lui paraître aberrante… Mais assez pensé à cette fille !

— Tu pourrais nous avoir des chevaux ? demanda Nynaeve d’une voix qui ne tremblait (presque) pas.

Ce n’était pas pour ça qu’elle venait, mais après avoir vu les « fils » de Marigan, la question semblait judicieuse.

— Et si la réponse est « oui », combien de temps ça te prendra ?

Birgitte entraîna son interlocutrice dans une allée étroite, entre deux maisons décrépites, et regarda soigneusement autour d’elle avant de répondre. Personne n’était assez près pour entendre, et de toute façon, les passants ne leur accordaient aucune attention.

— Un jour ou deux… Uno vient juste de me dire…

— Non, pas Uno ! Nous le laisserons en dehors de ça. Seulement toi, Elayne, Marigan et moi. Sauf si Thom et Juilin reviennent à temps. Bien sûr, si tu insistes, Areina sera du voyage.

— Areina est assez stupide, sur certains plans, mais la vie la rendra plus maligne… ou aura vite sa peau. Si Elayne et toi ne voulez pas d’elle, tu sais que je ne vous imposerai pas sa présence.

Nynaeve ne dit rien. Birgitte se comportait comme si c’était elle qui jalousait l’autre ! Mais si l’héroïne voulait s’embarrasser d’un fardeau comme cette fille, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?

Birgitte plissa le front et se passa un index plié sur les lèvres.

— Thom et Juilin sont de braves types, mais la meilleure façon d’éviter les ennuis est de faire en sorte que personne ne vous en fasse. Dans cet ordre d’idées, une bonne dizaine de soldats du Shienar armés jusqu’aux dents auraient un fort impact dissuasif. Je ne comprends pas ce qui te gêne chez Uno. C’est un vrai dur, et il vous suivrait, Elayne et toi, jusque dans la Fosse de la Perdition. (Birgitte eut un grand sourire.) En plus, il est plutôt bien bâti.

— Nous n’avons pas besoin qu’on nous tienne la main, répondit sèchement Nynaeve.

Bien bâti ? Avec ce bandeau sur lequel s’affichait un œil rouge et toutes ces cicatrices ? En matière d’hommes, Birgitte avait vraiment de drôles de goûts.

— Nous sommes capables de surmonter toutes les difficultés. Je crois que nous l’avons déjà prouvé, en supposant que ç’ait été nécessaire.

— Je sais bien, mais nous attirerons les ennuis comme un tas de fumier attire les mouches. L’Altara est en ébullition, même si les remous sont encore peu visibles. Chaque jour, on raconte de nouvelles histoires sur les fidèles du Dragon. Moi, je te parie ma plus belle robe de soie, contre ton plus vieux chemisier, que la moitié de ces hommes sont des bandits qui verront en quatre femmes seules des proies idéales. Il nous faudra prouver que nous ne sommes pas des mauviettes ! Au Murandy, ce sera encore pire. D’après ce que j’ai entendu, ce pays grouille de fidèles du Dragon, de brigands et de réfugiés du Cairhien terrorisés à l’idée que le Dragon Réincarné les rattrape un jour. Je suppose que tu n’as pas l’intention d’aller en Amadicia. La destination, c’est Caemlyn, pas vrai ? (Birgitte inclina la tête, faisant osciller sa natte sophistiquée.) Elayne est-elle d’accord avec toi au sujet d’Uno ?

— Elle le sera, oui…

— Je vois… Eh bien, quand tu l’auras informée, je nous trouverai le nombre de chevaux requis. Mais il faudra qu’elle me dise pourquoi elle ne veut pas d’Uno.

Le ton assuré de l’archère fit monter la moutarde au nez de Nynaeve. Si elle demandait à Elayne, très civilement, de dire à Birgitte qu’Uno ne viendrait pas, elles risquaient de le trouver en train de les attendre sur la route. Et Birgitte, naturellement, ferait mine de s’ébaubir qu’il ait appris qu’elles partaient et pour quelle destination.

L’archère était la Championne d’Elayne, certes, mais Nynaeve se demandait souvent laquelle commandait. Quand elle retrouverait Lan – pas « si », « quand » ! – elle avait l’intention de le forcer à prêter une série de serments, de quoi lui faire se hérisser les cheveux sur la tête, qui le contraindraient à lui obéir au doigt et à l’œil.

Nynaeve inspira à fond pour se calmer. Face à un mur de pierre, discuter était une perte de temps. Alors, autant passer au motif qui l’avait poussée à venir voir Birgitte.

Subrepticement, elle s’enfonça un peu plus dans l’étroite allée récemment défrichée comme en témoignaient quelques broussailles survivantes. Prenant un air détaché, elle observa les passants qui allaient et venaient dans la rue. Même si on ne leur prêtait toujours aucune attention, elle baissa la voix :

— Nous devons savoir ce que Tarna dit au Hall et ce qu’on lui répond. Avec Elayne, nous avons essayé, mais des tissages interdisent toute sorte d’espionnage. À base de Pouvoir, bien entendu. Les sœurs sont tellement angoissées par ce risque-là qu’elles oublient qu’on peut simplement coller une oreille contre la porte. Si quelqu’un…

— Non ! coupa Birgitte.

— Au moins, réfléchis avant de refuser. Elayne ou moi, nous risquons bien plus que toi de nous faire prendre.

Alors que Nynaeve allait ajouter que la Fille-Héritière était plutôt astucieuse, Birgitte la devança :

— J’ai dit « non » ! Depuis que je te connais, tu m’as montré bien des facettes, Nynaeve, mais jamais le visage d’une imbécile. Tout ça sera rendu public dans un jour ou deux.

— Mais nous devons savoir maintenant !

De justesse, Nynaeve parvint à ne pas ajouter « espèce d’idiote au cerveau de mâle ». Elle, une imbécile ? Bien sûr qu’elle ne l’avait jamais été. Mais elle ne devait pas s’énerver. Si elle parvenait à convaincre Elayne de filer, elles ne seraient peut-être plus là « dans un jour ou deux ». Ne pas rouvrir ce sac de serpents était préférable…

Frissonnant – avec un rien d’ostentation, trouva Nynaeve –, Birgitte s’appuya à son arc.

— Jadis, on m’a surprise à espionner des Aes Sedai. Après trois jours, elles m’ont jetée dehors, et j’ai quitté Shaemal dès que j’ai pu sauter sur le dos d’un cheval. Je ne revivrai pas une telle épreuve pour te faire gagner du temps dont tu n’as pas besoin.

Nynaeve parvint à rester calme. Au prix d’un gros effort, elle ne fit pas la moue, ne serra pas les dents et ne tira pas sur sa natte. L’image même de l’équanimité.

— Je n’ai jamais entendu aucun récit mentionnant que tu as espionné des Aes Sedai.

Dès qu’elle eut prononcé ces mots, Nynaeve les regretta. Le grand secret de Birgitte, c’était qu’elle ne faisait qu’une avec l’archère de légende. Et on ne devait jamais rien dire qui puisse permettre de faire le lien.

Le visage de marbre, Birgitte ne broncha pas. Une réaction qui suffit à émouvoir Nynaeve, car il y avait beaucoup de chagrin chez cette femme – une souffrance directement liée à son secret. Mais le marbre redevint chair, et l’archère soupira :

— Le temps altère tout… J’ai du mal à reconnaître une moitié de ces légendes, et l’autre m’est totalement étrangère. Nous n’aborderons plus cette question.

À l’évidence, il ne s’agissait pas d’une suggestion.

Nynaeve ouvrit la bouche sans trop savoir ce qu’elle allait dire. Considérant sa dette envers Birgitte, elle ne voulait pas attiser sa douleur. Mais se voir ainsi refuser des requêtes pourtant simples…

— Nynaeve, Janya et Delana veulent te voir sans tarder !

Cette voix de femme venait de l’entrée de l’allée. Alors que Nynaeve sursautait, son cœur parut vouloir lui remonter dans la gorge.

Vêtue de sa tenue de novice, Nicola ne put dissimuler sa surprise. Birgitte sembla elle aussi troublée, puis elle étudia son arc, l’air amusée.

Nynaeve dut s’y reprendre à deux fois avant de pouvoir émettre un son. Qu’avait donc entendu Nicola ?

— Si tu crois que c’est une façon de parler à une Acceptée, ma fille, tu devrais réviser tes leçons, si tu ne veux pas qu’on te les apprenne à la dure.

C’était une déclaration typique d’Aes Sedai… Ses yeux noirs évaluant Nynaeve, la novice finit par en rabattre :

— Je suis navrée, Acceptée. Je tenterai d’être plus convenable.

Sur ces mots, Nicola se fendit d’une révérence. Exactement ce qu’il fallait devant une Acceptée, au quart de pouce près, et si son ton était un peu sec, il n’y avait pas de quoi la sermonner. Parmi les compagnes de voyage d’Elayne et Nynaeve, Areina n’avait pas été la seule déçue d’apprendre la vérité au sujet des deux « sœurs ». Un peu surprise qu’on le lui demande, comme si ça allait de soi, Nicola avait accepté de garder le secret. Plus tard, après avoir passé avec succès les épreuves de détection, elle était devenue plus circonspecte et plus méfiante.

Nynaeve comprenait bien cette réaction. Nicola n’étant pas née avec l’étincelle de Pouvoir, elle n’aurait jamais pu avoir accès au saidar sans suivre une formation. Cela dit, on parlait déjà beaucoup de son potentiel et de ce qu’elle deviendrait si elle s’appliquait. Deux ans plus tôt, une novice si prometteuse aurait été tenue pour un prodige. Mais avant elle, il y avait eu Elayne, Egwene et Nynaeve…

Si Nicola n’en disait rien, l’ancienne Sage-Dame aurait parié qu’elle était prête à tout pour les égaler, la Fille-Héritière et elle. Voire les surpasser. Du coup, elle ne franchissait jamais la frontière des convenances, mais ne se privait pas d’y poser le pied…

Nynaeve inclina brièvement la tête. Elle comprenait certes, mais ça ne lui ôtait pas l’envie d’administrer à cette pimbêche une triple dose de langue-de-mouton, histoire de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle.

— Oui, plus convenable, ce ne serait pas mal… Va dire aux Aes Sedai que je les rejoindrai sous peu.

Nicola s’inclina et tourna les talons, mais Nynaeve la rappela :

— Attends !

La novice s’arrêta net. Juste avant qu’elle se détourne, Nynaeve avait cru voir passer dans son regard une brève lueur de satisfaction. Qui n’y était plus, mais…

— M’as-tu rapporté tout ce qu’ont dit les sœurs ?

— Elles m’ont envoyée te chercher, Acceptée, et c’est ce que j’ai fait.

Sereine comme de l’eau versée dans un broc depuis une semaine…

— Qu’ont-elles dit ? Exactement ?

— Au mot près, Acceptée ? J’ai peur de ne pas m’en souvenir, mais je peux essayer. Mais souviens-toi que ce sont elles qui parlent par ma bouche… Janya Sedai a dit quelque chose comme : « Si cette fille stupide ne vient pas très vite, je jure qu’elle aura du mal à s’asseoir jusqu’à ce qu’elle ait l’âge d’être grand-mère. » Et Delana Sedai a ajouté : « Elle risque d’être encore plus vieille quand elle arrivera enfin… Si elle ne se montre pas dans le quart d’heure qui suit, je l’écorcherai vive pour faire des chiffons avec sa peau. » (Nicola eut un regard plein d’innocence.) Tout ça remonte à une vingtaine de minutes, Acceptée. Peut-être un peu plus.

Nynaeve eut quelque peine à déglutir. Bien sûr, les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir, mais ça n’impliquait pas de prendre à la lettre toutes leurs menaces. Cela posé, ça n’impliquait pas non plus qu’il fallait les traiter par-dessus la jambe. Devant n’importe qui, sauf Nicola, Nynaeve se serait écriée : « Par la Lumière ! » avant de détaler. Mais elle n’allait pas lui faire ce plaisir. Impossible de montrer ses faiblesses devant une femme qui semblait déjà passer son temps à en faire la liste.

— Dans ce cas, il n’y a aucune raison pour que tu me précèdes en courant. Retourne donc à tes occupations.

Sans daigner regarder l’ultime révérence de Nicola, Nynaeve s’adressa à Birgitte :

— Nous parlerons plus tard… Je propose que tu ne fasses rien de décisif jusque-là…

Avec de la chance, ça leur épargnerait Uno. Beaucoup de chance…

— Je tiendrai compte de ta suggestion, fit gravement l’archère.

Mais sur son visage, il n’y avait aucune gravité, seulement un mélange de sympathie et d’amusement. Birgitte connaissait les Aes Sedai. En un certain sens, elle en savait plus long sur les sœurs que les sœurs elles-mêmes.

Il n’y avait rien d’autre à faire qu’accepter cette réponse sibylline et espérer.

Alors que Nynaeve s’engageait dans la rue, Nicola vint marcher à ses côtés.

— Je t’ai dit de retourner à tes occupations.

— Les sœurs m’ont ordonné de revenir quand je t’aurais trouvée, Acceptée. Ce sont tes herbes, dans ce sac ? Pourquoi en utilises-tu ? Parce que tu ne peux pas… Désolée, je n’aurais pas dû parler de ça.

Nynaeve baissa les yeux sur le petit sac de menthe poivrée qu’elle ne se souvenait pas d’avoir saisi, puis elle le remit dans sa bourse. Si elle ne s’était pas retenue, elle aurait mâché toutes les feuilles ! Ignorant les excuses de Nicola, sûrement aussi hypocrites que l’allusion perfide était sincère, elle lâcha :

— J’utilise des herbes parce que recourir à la guérison n’est pas toujours obligatoire.

S’ils arrivaient à leurs oreilles, les sœurs jaunes désapprouveraient-elles ces propos ? Méprisant l’herboristerie, elles s’intéressaient uniquement aux maladies que le Pouvoir était en mesure de traiter. Plus précisément, aux cas où utiliser le Pouvoir ne revenait pas à se servir d’une masse pour casser une noix. Mais pourquoi s’inquiéter de ce que Nicola irait ou n’irait pas raconter aux sœurs ? Cette fille n’était qu’une novice. Ce qu’elle pensait d’Elayne et d’elle n’avait aucune importance.

— Alors, silence, parce que je veux réfléchir.

Nicola se tut pendant qu’elles remontaient ensemble les rues, mais Nynaeve eut le sentiment qu’elle traînait les pieds. L’ancienne Sage-Dame crut d’abord à un tour de son imagination, puis elle s’aperçut que ses genoux commençaient à lui faire mal, tant elle produisait d’efforts pour ne pas distancer la novice. Plutôt crever que de laisser croire à cette peste qu’elle pressait le pas !

Cette agaçante situation fit bouillir le sang dans les veines de Nynaeve. Parmi tous les choix possibles, pour venir la chercher, on ne pouvait pas imaginer pire que Nicola et son regard évaluateur.

En ce moment, Birgitte devait être en train de courir à la recherche d’Uno. Et dans la Petite Tour, les représentantes assuraient à Tarna qu’elles étaient prêtes à s’agenouiller devant Elaida pour embrasser sa bague. Quant à Seve et Jaril, sans doute venaient-ils de confier à Sheriam qu’ils ne connaissaient pas Marigan quelques mois plus tôt. C’était ça, une journée bien pourrie ! Et le soleil était encore loin de son zénith…

Janya et Delana attendaient dans la pièce de devant de la petite maison qu’elles partageaient avec trois autres Aes Sedai. Bien entendu, chacune avait sa propre chambre. Si chaque Ajah disposait d’un bâtiment distinct pour ses réunions, les sœurs étaient logées un peu partout dans le village selon leur ordre d’arrivée.

La tête baissée, une moue peu accommodante sur les lèvres, Janya ne parut pas s’apercevoir qu’elle avait de la visite. En revanche, Delana aux cheveux clairs – tellement qu’on pouvait se demander s’ils n’étaient pas blancs – riva immédiatement ses yeux bleu pâle sur les deux nouvelles venues. Nicola sursauta. Autant qu’elle détestât l’admettre, Nynaeve eut exactement la même réaction. En temps normal, le regard de la solide sœur grise n’était pas différent de celui des autres Aes Sedai. Mais quand elle le braquait ainsi sur quelqu’un, sa cible avait l’impression d’être seule au monde face à son bourreau. D’après certaines rumeurs, Delana était une extraordinaire médiatrice parce que chaque partie finissait par céder afin de ne plus être sous le feu de son regard.

Devant elle, on ne pouvait s’empêcher de chercher ce qu’on avait pu faire de mal, même lorsqu’on n’avait rien à se reprocher.

— Eh bien, fit Janya comme si l’Acceptée et la novice venait de jaillir du sol, vous voilà enfin !

— Désolée d’être en retard, s’empressa de dire Nynaeve.

Tant pis que Nicola soit ici pour l’entendre ! C’était elle que Delana dévisageait, pas la petite dinde de novice.

— J’ai perdu la notion du temps, et…

— Aucune importance, coupa Delana d’une voix grave pour une femme.

Son accent était l’écho fidèle, en plus rauque, de celui d’Uno, le vétéran du Shienar. Le résultat était curieusement mélodieux pour une femme si solidement bâtie, mais la grâce naturelle de Delana tranchait exactement de la même façon avec son apparence.

— Nicola, tu peux te retirer. Mets-toi au service de Faolain jusqu’à notre prochain cours.

Après une révérence éclair, la novice sortit sans demander son reste. Même si elle aurait été curieuse d’entendre la suite – Nynaeve se faisant tancer pour son retard – elle était déjà trop futée pour ne pas obéir au doigt et à l’œil aux Aes Sedai.

Nynaeve n’aurait pas levé un sourcil s’il avait poussé des ailes à Nicola. Sur la table où les deux sœurs prenaient leur repas, venait-elle de s’aviser, il n’y avait pas d’encrier, de fiole de sable, de plume ou de parchemin vierge. Rien de ce qu’il lui fallait. Aurait-elle dû apporter son matériel ?

Delana la dévisageait toujours. Or, elle ne regardait jamais quelqu’un si longtemps. Sauf quand elle avait une bonne raison.

— Tu voudrais une infusion froide à la menthe ? demanda Janya. (Nynaeve sursauta de nouveau.) Une bonne boisson réconforte, et la conversation en devient plus agréable.

Sans attendre de réponse, la sœur marron commença à remplir des tasses dépareillées avec une bouilloire à rayures bleues qu’elle prit sur un guéridon qui tenait debout sur ses pieds et sur la pierre remplaçant celui qui manquait. Si les Aes Sedai bénéficiaient de plus d’espace, leur mobilier était tout aussi décrépit que celui des Acceptées.

— Avec Delana, nous avons décidé que les notes pourraient attendre. À la place, nous allons bavarder un peu… Tu veux du miel dans ton infusion ? Pour ma part, je m’en passe, parce que le goût sucré tue un peu la menthe. Mais les jeunes femmes semblent aimer ça… Vous faites des prodiges, Elayne et toi.

Delana se racla la gorge, forçant sa compagne à la regarder, l’air interloquée. Puis Janya parut se souvenir et souffla :

— Oui, bien sûr…

Delana venait de tirer une chaise au milieu de la pièce, face à la table. Dès l’instant où Janya avait parlé de « bavarder », Nynaeve avait compris qu’elle visait en réalité tout autre chose. Delana lui désignant le siège, elle s’assit puis accepta la tasse posée sur une soucoupe ébréchée que lui tendait Janya.

— Merci, Aes Sedai, murmura-t-elle.

Les choses sérieuses commencèrent tout de suite.

— Parle-nous de Rand al’Thor, dit Janya.

Elle sembla vouloir ajouter quelque chose, mais Delana se racla de nouveau la gorge. Pour se donner une contenance, Janya but alors une gorgée d’infusion.

Les deux sœurs se tenaient sur les flancs du siège de Nynaeve. Après avoir regardé son « invitée », Delana soupira puis elle fit léviter jusqu’à elle la troisième tasse et riva de nouveau ses yeux perçants sur l’Acceptée. Apparemment perdue dans ses pensées, Janya ne semblait même plus consciente de sa présence.

— Je vous ai dit tout ce que je savais…, souffla Nynaeve. Enfin, je l’ai dit à d’autres Aes Sedai.

C’était la stricte vérité. Rien de ce qu’elle savait ne pouvait nuire à Rand et si elle parvenait à faire de lui le portrait d’un être humain, ça ne pourrait que l’aider, sachant ce que les sœurs pensaient de sa « véritable nature ».

Pas un homme capable de canaliser, mais un homme, tout simplement… Une tâche qui n’avait rien de simple, quand il s’agissait du Dragon Réincarné.

— Je ne peux rien dire de plus.

— Ne fais pas la tête, lâcha Delana, et arrête de te tortiller comme ça.

Nynaeve reposa la tasse sur la soucoupe et s’essuya le poignet sur le devant de sa robe.

— Mon enfant, dit Janya d’un ton compatissant, je sais que tu crois sincèrement nous avoir tout dit, mais Delana… Non, je ne pense pas que tu aurais délibérément…

— Et pourquoi pas ? cria Delana. Née dans le même village que lui… Elle l’a vu grandir. Pourquoi ne lui serait-elle pas plus loyale qu’à la Tour Blanche ? Dis-nous quelque chose de neuf, petite. J’ai entendu toutes tes histoires, alors, n’essaie pas de me tromper.

— Essaie, ma fille… Je suis sûre que tu ne veux pas monter Delana contre toi… Car…

Delana se racla de nouveau la gorge, forçant Janya à se taire.

Nynaeve espéra que les sœurs prendraient les vibrations de sa tasse pour la preuve qu’elle tremblait comme une feuille. Après être arrivée terrifiée – non, pas à ce point, mais très inquiète – parce qu’elle craignait d’être accueillie par deux sœurs furieuses, subir un tel interrogatoire… À force de côtoyer des Aes Sedai, on apprenait à les écouter attentivement. Et même si on ne comprenait pas toujours tout ce qu’elles disaient, on se donnait une meilleure chance de saisir qu’en tendant une oreille distraite, à l’instar de la plupart des gens. Delana et Janya n’avaient à aucun moment affirmé être sûres que Nynaeve cachait quelque chose. À toutes fins utiles, elles essayaient de l’intimider. Bref, si elle tremblait, ça n’était pas de peur, parce que ces femmes ne l’impressionnaient (presque) pas, mais de fureur.

— Quand il était petit, Rand acceptait les punitions sans discuter, s’il pensait les mériter. Dans le cas contraire, il se battait comme un lion.

— Tu as dit ça à quiconque voulait bien t’écouter, ricana Delana. Je veux autre chose. Et vite !

— Vous pourrez le guider ou le convaincre, mais pas le contraindre. Car il se cabre dès que…

— Assez ! coupa Delana. (Les poings sur les hanches, elle se pencha vers Nynaeve, qui se surprit à regretter le regard pourtant inquisiteur de Nicola.) Je ne veux pas entendre ce que tu as déjà dit à toutes les cuisinières et les blanchisseuses de Salidar.

— Essaie encore, mon enfant, dit Janya.

Miraculeusement, elle n’insista pas davantage.

Sur le coup… Car les deux sœurs continuèrent à cuisiner leur proie, Janya l’incitant à parler en douceur et Delana jouant les méchantes.

Nynaeve récita tout ce qui lui revint à la mémoire. Hélas, ça ne lui valut aucun répit, parce que tout ça n’avait rien de neuf, comme le lui fit aimablement remarquer Delana. Enfin, « aimablement » était une façon de parler.

Quand l’ancienne Sage-Dame parvint enfin à boire un peu d’infusion, le goût sucré lui fit faire la grimace. Apparemment, Janya croyait dur comme fer que les jeunes femmes aimaient le miel…

La matinée passa très lentement.

— Ça ne nous mène nulle part ! finit par s’écrier Delana en foudroyant Nynaeve du regard, comme si c’était sa faute.

— Je peux m’en aller ? demanda la jeune femme.

Inondée de sueur, elle aurait juré qu’on venait de la presser comme un citron. Très lasse, elle brûlait cependant d’envie de gifler les deux Aes Sedai.

Delana et Janya se consultèrent du regard. Puis la sœur grise alla remplir une autre tasse d’infusion froide.

— Bien sûr que tu peux partir, dit Janya. Je sais que ce moment a été pénible pour toi. Mais pour prendre la bonne décision, nous devons connaître Rand al’Thor mieux qu’il se connaît lui-même. Sinon, tout ça risque de tourner à la catastrophe. Oui, au désastre ! Mon enfant, tu t’en es très bien sortie. Note que je n’en attendais pas moins de toi. Avec ton handicap, faire de si formidables découvertes… De toi, je n’espère que du bon. Et dire que…

Quand elle eut enfin achevé sa tirade, la sœur permit enfin à Nynaeve de se traîner dehors. « Traîner », oui, parce que ses jambes la portaient à peine.

Tout le monde parlait d’elle, et ça n’avait rien d’étonnant. Elle aurait dû écouter Elayne et lui laisser le mérite de toutes les prétendues découvertes. Moghedien avait raison : tôt ou tard, les Aes Sedai voudraient savoir comment elle s’y prenait.

Ainsi, les sœurs devaient prendre une décision afin d’éviter une catastrophe ? Hélas, ça ne fournissait guère de lumières sur ce qu’elles avaient l’intention de faire au sujet de Rand.

Un coup d’œil au soleil, presque à son zénith, apprit à Nynaeve qu’elle était déjà très en retard pour son rendez-vous avec Theodrin. Au moins, cette fois, elle aurait une bonne excuse.

La maison que la sœur partageait avec une bonne vingtaine d’autres femmes se trouvait au-delà de la Petite Tour. En passant devant ce qui était jadis une auberge, Nynaeve ralentit le pas. Le petit groupe de Champions, non loin de Gareth Bryne, prouvait que la réunion était encore en cours. Sa colère n’étant pas encore entièrement consumée, Nynaeve put voir la protection – un dôme bizarrement aplati constitué de Feu, d’Air et d’une touche d’Eau – qui scintillait tout autour du bâtiment, le nœud de ce tissage parfaitement visible, et terriblement tentant. Mais si elle y touchait, Nynaeve aurait aussi bien fait d’offrir sa peau à une tannerie, car la rue grouillait d’Aes Sedai. De temps en temps, l’un ou l’autre Champion entrait dans la sphère d’influence du dôme, bien évidemment invisible pour lui.

Le tissage qu’Elayne n’avait pas réussi à traverser. Un bouclier interdisant tout espionnage.

Tout espionnage réalisé avec le Pouvoir

Alors que la maison de Theodrin était à une centaine de pas plus loin, Nynaeve entra dans le jardin d’une maison au toit de chaume, deux bâtiments après l’ancienne auberge. Avançant, elle passa derrière la demeure et s’arrêta devant la clôture branlante qui défendait le jardin – un minuscule carré d’herbe desséchée – de ce côté-là. Avisant un portail qui ne tenait plus que sur un seul gond, totalement rouillé, la jeune femme le poussa et grimaça en entendant un grincement de fin du monde. Regardant autour d’elle, elle ne vit personne aux fenêtres de la maison. Et de la rue, on ne pouvait plus la voir…

Relevant l’ourlet de sa robe, Nynaeve sortit du jardin et remonta l’étroite allée qui, plus loin, passait devant la chambre qu’elle partageait avec Elayne.

Ralentissant le pas, elle hésita puis essuya ses paumes moites sur le devant de sa robe. Les paroles de Birgitte retentissaient en boucle dans sa tête. Même si ça la révulsait, elle avait conscience d’être une poltronne-née. Naguère, elle se pensait courageuse. Pas héroïque, comme l’archère, mais raisonnablement brave. La vie et le monde lui avaient appris le contraire. La seule idée de ce que lui infligeraient les sœurs, si elle se faisait prendre, lui donnait envie de rebrousser chemin et de courir chez Theodrin. De plus, quelle chance avait-elle de trouver une fenêtre donnant sur la pièce où le Hall recevait la sœur rouge ? Presque aucune…

Essayant de s’humidifier la bouche – comment pouvait-elle être si sèche alors que tout le reste de son corps ruisselait de sueur ? –, l’ancienne Sage-Dame continua à petits pas. Un jour, il faudrait qu’elle découvre ce qu’on éprouvait quand on était courageuse, comme Birgitte ou Elayne.

Quand elle traversa la protection, la peau de Nynaeve ne picota pas. En fait, elle ne sentit rien du tout. Un phénomène qui ne l’étonna pas. Ce type de contact ne provoquait aucune douleur. Rasant le mur de l’auberge, le ventre collé contre la pierre, elle ne prêta pas attention aux vestiges de lierre grimpant qui lui frôlèrent le visage.

Très lentement, Nynaeve progressa jusqu’à la première fenêtre. Une nouvelle fois, elle faillit faire demi-tour et détaler. La croisée n’avait plus de vitres et un morceau de toile goudronnée la fermait hermétiquement. Un matériau qui laissait peut-être passer la lumière, mais qui ne lui permettrait ni d’entendre ni de voir à travers.

En tout cas, s’il y avait quelqu’un dans cette pièce, aucun son n’en filtrait… Surmontant sa peur, Nynaeve avança jusqu’à la fenêtre suivante. Une vitre manquante avait également été remplacée, mais à travers l’autre, on voyait clairement une vieille table de travail couverte de documents et quelques chaises. À part ça, personne en vue…

Nynaeve marmonna un juron qu’elle tenait d’Elayne – une véritable experte en la matière, si bizarre que ce fût –, elle avança encore et atteignit la troisième fenêtre grande ouverte. Osant un coup d’œil rapide, l’espionne débutante recula vivement. Alors qu’elle s’attendait à ne rien découvrir, elle venait d’apercevoir Tarna. Pas en compagnie des représentantes, mais de Sheriam, Myrelle et leurs autres compagnes. Si son cœur n’avait pas battu si fort, elle aurait sûrement capté le son de leurs voix avant d’avoir besoin de regarder.

Agenouillée, Nynaeve vint se poster sous le rebord de la fenêtre, manquant au passage s’y cogner le haut du crâne.

— … êtes sûres que c’est ce message que je dois transmettre ? (Une voix dure qui devait être celle de Tarna.) Vous demandez plus de temps pour réfléchir ? Mais réfléchir à quoi ?

— Le Hall…, commença Sheriam.

— Le Hall ? s’esclaffa l’émissaire de la Tour Blanche. Ne me racontez pas d’histoires. Votre prétendu Hall pense ce que vous lui dites de penser.

— C’est le Hall qui a demandé un délai, dit Beonin. Qui peut dire quelle décision prendront les représentantes ?

— Elaida devra attendre que cette décision ait été arrêtée, fit Morvrin d’un ton aussi glacial que celui de la sœur rouge. Ne peut-elle pas patienter afin de voir la tour de nouveau unie ?

— Je vais lui transmettre votre… le message du « Hall »… Nous verrons ce qu’elle en pensera.

Il y eut un bruit de porte qui s’ouvre, puis qui se referme sans douceur.

Nynaeve en aurait bien crié de frustration. Voilà qu’elle connaissait la réponse, mais sans avoir la moindre idée de la question. Si Janya et Delana l’avaient libérée quelques minutes plus tôt… Peut-être, mais ce qu’elle avait appris était mieux que rien. Et bien mieux, en tout cas, qu’un : « Nous allons revenir et obéir à Elaida. »

Bon, il n’y avait plus de raisons de traîner là, à attendre que quelqu’un la surprenne.

Alors qu’elle commençait à reculer, Myrelle prit la parole :

— Nous devrions peut-être envoyer simplement un message. La convoquer, tout bêtement…

Nynaeve se pétrifia. Convoquer qui ?

— Il faut respecter le protocole, marmonna Morvrin, et suivre le cérémonial requis.

— Oui, approuva Beonin, la loi doit être suivie à la lettre. Le moindre écart jouera contre nous.

— Et si nous avons commis une erreur ? demanda Carlinya d’un ton vif que Nynaeve ne lui avait jamais entendu. Combien de temps allons-nous attendre ? Ou oserons-nous attendre ?

— Aussi longtemps qu’il faudra, répondit Morvrin.

— Exactement, renchérit Beonin. Je n’ai pas patienté tout ce temps en l’attente d’une enfant docile pour abandonner nos plans maintenant.

Cette déclaration fut suivie d’un assez long silence, en tout cas après qu’une des sœurs eut répété d’un ton dubitatif l’adjectif « docile ». S’agissait-il d’une novice ou d’une Acceptée ? Ça n’avait aucun sens. Les sœurs n’attendaient jamais les novices ou les Acceptées.

— Nous sommes allées trop loin pour reculer, Carlinya, dit Sheriam. Soit nous la faisons venir ici et nous assurons qu’elle se comportera comme il le faut, soit nous laissons tout ça entre les mains du Hall en priant pour que ça ne se finisse pas par un désastre.

À son ton, la sœur n’avait pas de doute sur l’issue, si cette seconde option était adoptée.

— Une erreur, fit Carlinya, plus glaciale encore qu’à l’accoutumée, et nos têtes finiront fichées sur des piques.

— Mais qui les aura plantées là ? demanda Anaiya. Elaida, le Hall ou Rand al’Thor ?

Il y eut un silence seulement troublé par des bruissements de robes. Puis la porte s’ouvrit et se referma de nouveau.

Nynaeve risqua un bref coup d’œil. La pièce était vide. Et mince ! Savoir que les Aes Sedai avaient l’intention d’attendre était une maigre consolation, quand on ignorait de quoi il s’agissait. L’ultime remarque d’Anaiya montrait que les sœurs se méfiaient toujours autant de Rand que d’Elaida. Et peut-être davantage, car l’usurpatrice, au moins, ne réunissait pas des hommes capables de canaliser. Et qui était cette « enfant docile » ? Non, ça ne devait pas être important. Ces sœurs pouvaient avoir sur le feu une cinquantaine de machinations dont elle ne savait rien.

Sentant la protection se dissiper, Nynaeve sursauta. Elle aurait dû avoir filé depuis un bon moment. Après s’être relevée, elle entreprit d’épousseter le devant de sa robe, puis s’écarta du mur… et se pétrifia en découvrant que Theodrin la regardait.

Sans dire un mot, la Domani soutint le regard de l’Acceptée fouineuse.

Nynaeve envisagea de dire qu’elle cherchait un objet tombé par terre – une excuse si stupide qu’un enfant de trois ans ne l’aurait pas crue. Se redressant, elle avança simplement vers la sœur, comme s’il n’y avait rien à expliquer, et la dépassa.

Theodrin vint marcher à côté d’elle les bras croisés.

Que faire, maintenant ? Assommer Theodrin et fuir à toutes jambes ? Se jeter à genoux et implorer pitié ? Ces deux possibilités semblaient également déplaisantes, mais Nynaeve ne réussissait pas à trouver une solution intermédiaire.

— Es-tu restée calme ? demanda Theodrin sans regarder sa compagne.

Nynaeve sursauta. C’était la consigne que Theodrin lui avait donnée la veille, après leur séance visant à éliminer son blocage. Demeurer très calme et ne penser qu’à des choses apaisantes.

— Bien sûr… Ici, qu’est-ce qui aurait pu m’énerver ?

— C’est très bien… Aujourd’hui, j’ai l’intention d’essayer une méthode plus… directe.

Nynaeve regarda furtivement la sœur. Pas de questions ? Pas d’accusations ? Par une journée si catastrophique, il semblait incroyable qu’elle s’en tire à si bon compte.

L’Aes Sedai et l’Acceptée ne remarquèrent pas qu’une femme les observait depuis une fenêtre du premier étage.


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