39 Des possibilités

Egwene ajusta son étole puis elle étudia longuement Mat. Elle aurait trouvé logique qu’il ressemble à un ours aux abois, mais il semblait simplement frappé de stupeur – et ruisselant de sueur, mais ça, c’était normal.

Des questions tourbillonnaient dans la tête de la jeune femme. Comment Rand avait-il su, pour Salidar ? Comment avait-il découvert qu’elle savait ouvrir un portail ? Que croyait-il faire en envoyant Mat ?

Mais Egwene se retint d’interroger Mat. Avec sa Compagnie de la Main Rouge, il l’avait incitée à beaucoup réfléchir. Et au fond, Rand venait peut-être de lui faire un cadeau inespéré.

— Puis-je avoir mon fauteuil ? demanda-t-elle, très calme.

Avec un peu de chance, Mat aurait remarqué qu’aucune des trois femmes ne transpirait. Enfin, ne transpirait beaucoup, en ce qui concernait Nynaeve. Siuan leur avait révélé l’astuce. Rien à voir avec le Pouvoir. Simplement, une façon particulière de se concentrer. Fidèle à elle-même, Nynaeve avait pesté parce que Siuan aurait pu leur apprendre ça plus tôt. Mais l’Aes Sedai, très calme, avait répondu que c’était une technique réservée aux sœurs, pas aux Acceptées.

Jusque-là, Egwene avait réussi à orienter ses pensées dans le bon sens quand il y avait des sœurs dans les environs. Un visage bien sec, il fallait l’avouer, semblait avoir un effet plutôt positif. Sur certaines Aes Sedai, en tout cas. Quant à Mat, ç’aurait dû le stupéfier et l’éclairer, s’il n’avait pas regardé dans le vide comme un débile.

— Mat, mon fauteuil !

Le jeune homme sursauta, se leva, s’écarta et dévisagea tour à tour les trois femmes comme s’il les voyait pour la première fois. Pour être honnête, Nynaeve et Elayne lui rendaient la pareille, et elles devaient avoir de meilleures raisons que lui.

Egwene ramassa les coussins, les secoua puis les reposa sur le siège avec une pensée émue pour Chesa. Deux jours après la « séance », elle n’avait plus vraiment besoin de rembourrage, mais elle avait le choix entre ne plus prendre de bain ou accepter les coussins jusqu’à ce que ses meurtrissures ne soient plus visibles.

Bien sûr, un ordre d’Egwene aurait suffi pour que Chesa retire les coussins. Sueur ou pas, la jeune femme était la Chaire d’Amyrlin, et des rois et des reines s’inclineraient un jour devant elle – quand elle aurait renversé Elaida, puis obtenu sa tête afin de ramener la paix à la Tour Blanche et par conséquent partout dans le monde. Oui, Chesa aurait obéi. Mais plutôt que subir ses regards lourds de reproches, mieux valait conserver les coussins – la stratégie du moindre mal, en quelque sorte.

Egwene s’assit, croisa les mains sur la table et parla enfin :

— Mat…

— C’est de la folie ! coupa le jeune flambeur. Tu finiras décapitée, Egwene. C’est le sort qui vous guette toutes les trois.

— Mat ! répéta Egwene d’un ton plus impérieux.

Rien à faire.

— Mais tout n’est pas perdu… Si les sœurs croient que tu es la Chaire d’Amyrlin, tu peux sortir avec moi pour… Eh bien, pour aller inspecter la Compagnie, par exemple. Tu ouvriras un portail et nous filerons avant que ces espèces d’agitées du bocal s’en aperçoivent.

Témoin de l’échec du saidar face à Mat, Nynaeve avait cependant appris à gérer les hommes récalcitrants bien avant de savoir canaliser le Pouvoir. En marmonnant un « Mon postérieur le regrettera ? » qui n’était pas conçu pour qu’on l’entende, selon Egwene, l’ancienne Sage-Dame remonta prestement sa robe et décocha dans les fesses de Mat un coup de pied si puissant que le jeune homme fut propulsé jusqu’au mur le plus proche et dut tendre un bras pour ne pas le percuter de plein fouet.

Elayne éclata de rire. Elle se ressaisit très vite, mais ses yeux continuèrent à pétiller de malice.

Egwene se mordit les lèvres pour ne pas imiter son amie. La scène était vraiment cocasse, il fallait l’avouer.

Mat se retourna lentement, vibrante incarnation de l’outrage, et foudroya Nynaeve du regard. Puis il tira sur sa veste ouverte, comme pour la remettre droite, fronça les sourcils et avança lentement vers celle qui venait de l’humilier. « Lentement » parce qu’il boitait, nota Egwene, l’hilarité menaçant de la submerger. Mais rire n’aurait pas été convenable, dans des circonstances si dramatiques.

Nynaeve se redressa de toute sa modeste hauteur et bomba le torse. Puis elle parut s’aviser de quelques détails gênants. Même si elle était assez en colère pour canaliser, le saidar n’avait aucun effet sur son adversaire potentiel. Plutôt grand pour un homme de Deux-Rivières, Mat était également très costaud, et une lueur inquiétante dansait dans son regard. L’ancienne Sage-Dame jeta un coup d’œil à Egwene, puis elle tira sur sa robe en tentant de rester aussi impassible qu’une statue.

Mat continua d’avancer. Après un autre coup d’œil à Egwene, Nynaeve ne put s’empêcher de reculer d’un demi-pas.

— Mat ! lança Egwene. (Sans résultat…) Mat, arrête de faire l’andouille ! Tu es dans de sales draps, mais je devrais pouvoir t’en sortir, si tu reviens à la raison.

Le jeune flambeur s’arrêta. Après avoir brandi un index vengeur sur Nynaeve, il se tourna vers Egwene et posa les poings sur la table.

— Moi, dans de sales draps ? Egwene, tu as sauté d’un arbre qui surplombe une fosse aux ours, et tu crois que tout va bien parce que tu n’as pas encore atterri.

Egwene eut un sourire serein.

— Mat, à Salidar, personne ne pense grand bien des fidèles du Dragon, et Gareth Bryne ne fait pas exception à la règle. Idem pour ses soldats. Il faut dire que nous avons entendu des histoires troublantes – voire répugnantes, pour certaines.

— Les fidèles du Dragon ? Quel rapport avec moi ? Je n’en fais pas partie !

— Bien sûr que si…, insista Egwene comme s’il s’agissait d’une évidence. (Et c’en était une, si on réfléchissait un instant.) Tu vas où Rand t’envoie. N’est-ce pas la marque d’un fidèle du Dragon ? Mais si tu m’écoutes, je pourrai empêcher que ce soit ta tête qui finisse sur une pique. Encore que le seigneur Bryne n’en gaspillerait sûrement pas une, parce qu’il en manque. Mais c’est un homme imaginatif…

Mat regarda les deux autres femmes et Egwene pinça un instant les lèvres. Elle s’était montrée très claire, pourtant, le jeune homme semblait chercher à comprendre ce qu’elle avait voulu dire.

Elayne eut un petit sourire gêné et hocha la tête en guise de confirmation des propos de son amie. Même si elle ne voyait pas très bien où Egwene voulait en venir, elle savait qu’elle n’était pas du genre à parler pour ne rien dire.

Toujours occupée à avoir l’air sévère et à tirer sur sa natte, Nynaeve se contenta de foudroyer Mat du regard, et c’était sûrement très bien comme ça. Cela dit, de la sueur perlait sur son front. Quand elle s’énervait, ça nuisait beaucoup à sa concentration.

— Écoute-moi, Egwene…, dit Mat.

À l’évidence, rien ne pouvait le faire changer d’avis. Et le ton qu’il adoptait – celui d’un être raisonnable qui parle avec indulgence à des crétins – n’aurait pas pu être plus blessant.

— Si tu veux te faire appeler « Chaire d’Amyrlin », ne t’en prive pas ! Même si ces Aes Sedai ne t’accompagnent pas, Rand t’accueillera à bras ouverts à Caemlyn. Mais si elles sont avec toi, il sera très content. Quels que soient tes problèmes avec Elaida, il les résoudra. Elle sait qu’il est le Dragon Réincarné. As-tu oublié sa lettre ? Ta Tour Blanche sera réunifiée avant même que tu aies pu dire « ouf ». Pas de batailles ni d’effusions de sang. Tu ne veux pas de violences, pas vrai ?

Ce point était exact. Si le sang coulait entre Salidar et Tar Valon, il deviendrait très difficile de réunifier la tour. Et si ce sang était celui d’une ou de plusieurs Aes Sedai, ce serait probablement impossible. Cela dit, Elaida devait être renversée, et Egwene ferait ce qu’il faudrait pour que ça arrive. Évidemment, ce qui l’attendait lui déplaisait, et elle détestait l’entendre dire par Mat – en gros, plus il avait raison, et moins son discours était agréable. Surtout débité sur ce ton. Garder les mains sur la table devenant de plus en plus dur, Egwene brûlait d’envie de se lever pour frictionner les oreilles du jeune homme.

— Quoi que je décide concernant Rand, sois certain que je ne contraindrai pas des Aes Sedai à lui jurer fidélité – à lui ou à tout autre homme.

Un argument froidement exposé, sans intention polémique.

— Elaida est mon problème, pas le vôtre ! S’il te reste un peu de jugeote, Mat, tu feras profil bas tant que tu séjourneras à Salidar. Essaie de dire à d’autres Aes Sedai ce que fera Rand lorsqu’elles lui auront juré allégeance, et tu risques de ne pas aimer leur réaction. Et si tu évoques la possibilité de nous forcer à partir, Nynaeve, Elayne ou moi, ne t’étonne pas de recevoir une épée dans le corps.

Mat se redressa, furieux.

— Je te reparlerai quand tu auras repris tes esprits, Egwene. Thom Merrilin est dans le coin ?

La jeune femme acquiesça. Que voulait-il à Thom ? L’entraîner dans une beuverie, probablement. Eh bien, s’il cherchait une taverne ici, il n’était pas au bout de ses peines.

— Oui, quand tu auras repris tes esprits, répéta Mat.

Sur ces mots, il se dirigea vers la porte, la démarche toujours chancelante.

— Si j’étais toi, Mat, dit Elayne, je ne tenterais pas de quitter Salidar. Y entrer est beaucoup plus facile qu’en sortir.

Mat eut un sourire insolent. À la façon dont il reluqua Elayne de la tête aux pieds, il aurait dû se féliciter qu’elle ne décide pas de lui flanquer une gifle assez forte pour l’édenter complètement.

— Toi, noble dame, je te ramènerai à Caemlyn même si je dois te ficeler dans un sac à patates pour te livrer à Rand. Que la Lumière me brûle si je ne tiens pas parole. Et je quitterai Salidar quand ça me chantera !

Elayne et Egwene eurent droit à une révérence moqueuse, et Nynaeve dut se contenter d’un regard noir et d’un autre index menaçant.

— Comment Rand peut-il avoir pour ami un tel ours mal léché ? demanda Elayne avant même que la porte se soit refermée sur le jeune flambeur.

— Son langage ne s’est pas raffiné, marmonna Nynaeve en envoyant d’un coup de tête sa natte voler derrière son épaule.

Pour ne pas être tentée de l’arracher si elle l’avait à portée de main, supposa Egwene.

— J’aurais dû le laisser te donner une bonne leçon, Nynaeve… Tu es une Aes Sedai, désormais ! Plus question de botter les fesses des gens, de leur frictionner les oreilles ou de les assommer avec un bâton.

Le rouge de la fureur lui montant aux joues, Nynaeve défia Egwene du regard. Prudente, Elayne s’intéressa à la pointe de ses chaussures.

Avec un soupir, Egwene retira son étole, la plia soigneusement et la posa sur la table. Sa manière de rappeler aux deux femmes qu’elles étaient en privé. Parfois, l’étole les incitait à lui parler comme à la Chaire d’Amyrlin, et non comme à Egwene al’Vere.

La manœuvre fonctionna. Nynaeve prit une grande inspiration pour parler, mais Elayne lui brûla la politesse :

— As-tu l’intention d’adjoindre Mat et sa Compagnie de la Main Rouge à Gareth Bryne ?

Egwene fit « non » de la tête. Selon les Champions, Mat disposait désormais de six à sept mille hommes. Soit beaucoup plus qu’à Cairhien – une force considérable, même si elle restait inférieure à ce qu’avaient prétendu les deux prisonniers. Mais les hommes de Bryne seraient plus que réticents à l’idée de se joindre à des fidèles du Dragon. De plus, Egwene avait son propre plan, qu’elle exposa à ses amies pendant qu’elles installaient toutes les chaises autour de la table. Une fois assise, on avait le sentiment de bavarder tranquillement dans sa cuisine.

Egwene poussa l’étole le plus loin possible d’elle.

— C’est brillant ! s’écria Elayne avec un sourire qui prouvait sa sincérité – coutumière, à vrai dire. Je doutais du succès de l’autre plan, mais celui-là est tout simplement génial.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que Mat coopérera ? Rien que pour s’amuser, il nous mettra des bâtons dans les roues.

— Je crois qu’il a promis quelque chose, répondit Egwene.

Nynaeve acquiesça – pas de gaieté de cœur, mais seul le résultat comptait. Ne connaissant pas très bien Mat, Elayne semblait larguée.

— Elayne, Mat fait strictement ce qu’il lui plaît. Il a toujours été comme ça.

— Et peu importe le nombre de navets qu’il a dû éplucher à cause de son entêtement, ajouta Nynaeve. Et les multiples fois où il a tâté de la badine.

— Oui, il est comme ça, soupira Egwene.

Mat Cauthon avait été le pire garnement de Champ d’Emond, et peut-être bien de Deux-Rivières.

— Mais quand il donne sa parole, il ne la reprend pas. Je pense qu’il a juré à Rand de te ramener à Caemlyn, Elayne. As-tu remarqué qu’il s’est avoué battu en ce qui me concernait (en gros, ça revenait à ça), mais à ton sujet, il n’a pas voulu démordre de sa position. Je prédis qu’il fera tout pour rester aussi près de toi que ta bourse ou ta ceinture. Mais nous l’empêcherons de te voir jusqu’à ce qu’il se soit plié à notre volonté. Cela dit, si tu veux partir avec lui, Elayne, tu es libre de le faire. Pour rejoindre Rand… Dès que nous aurons tiré tout le bénéfice possible de Mat et de sa Compagnie, plus rien ne te retiendra ici.

Elayne hésita à peine avant de secouer très fermement la tête.

— Non, Ebou Dar est prioritaire.

Une belle victoire, remportée au prix d’une simple suggestion. Elayne et Nynaeve allaient partir rejoindre Merilille à la cour de Tylin.

— S’il me colle aux basques, ça me laissera le temps d’étudier son drôle de ter’angreal. Car l’explication doit être là, Egwene. Il ne peut pas y en avoir d’autre.

La jeune femme ne put qu’acquiescer. Elle avait essayé de coincer Mat dans un tissage d’Air, histoire de lui rappeler qu’il rudoyait quelqu’un qui savait se défendre, mais les flux s’étaient volatilisés en le touchant. Il n’y avait pas d’autre façon de décrire le phénomène : à l’instant même où ils le touchaient, les flux avaient cessé d’exister. Alors qu’elle se remémorait ce moment angoissant, Egwene vit qu’elle n’était pas la seule à tirer sur le devant d’une robe qui n’avait nul besoin d’être défroissée.

— Nous pourrions charger quelques Champions de lui retourner les poches, proposa Nynaeve, apparemment ravie par ce que cette image évoquait dans son esprit. Nous verrions bien si maître Mat Cauthon aime ça.

— Si nous lui prenons une partie de ses affaires, dit Egwene, ne risque-t-il pas de se rebiffer quand nous lui dirons que faire ?

Mat n’avait jamais apprécié les ordres. Face aux Aes Sedai et au Pouvoir de l’Unique, sa réaction était en général de filer à toutes jambes. La promesse qu’il avait faite à Rand – c’était l’unique explication à son comportement – l’en empêcherait peut-être, dans le cas présent, mais Egwene ne voulait prendre aucun risque. D’ailleurs, Nynaeve approuva son intervention de mauvaise grâce.

— Peut-être… (Le regard dans le vague, Elayne pianota distraitement sur la table.) Et si nous l’emmenions à Ebou Dar ? J’aurai plus de temps pour examiner son étrange ter’angreal. Encore que… S’il neutralise vraiment le saidar, je ne vois pas trop comment je m’y prendrai.

— Nous faire accompagner par ce jeune vaurien ? s’écria Nynaeve. Tu n’es pas sérieuse, Elayne ? Il nous empoisonnerait la vie. Crois-moi, pour ça, il est très doué. Il nous désobéirait sans cesse… En supposant qu’il reste tranquille assez longtemps pour entendre nos ordres. De plus, il est obsédé par l’idée de te ramener à Caemlyn, et pour lui retirer ça de la tête, une barre à mine et un attelage de chevaux ne suffiraient pas.

— S’il veut me garder à l’œil jusqu’à mon arrivée à Caemlyn, il sera obligé de venir. Mon plan est parfait.

— C’est une assez bonne idée, dit Egwene tandis que l’ancienne Sage-Dame cherchait de nouvelles objections.

Envoyer ses deux amies chercher la coupe semblait la bonne décision. Mais quand elle songeait à l’endroit où elles devraient chercher, Egwene ne pouvait s’empêcher de frissonner.

— Une escorte de soldats ne serait pas superflue, sauf si vous avez choisi des Champions sans m’en tenir informée. Thom, Juilin et Birgitte devraient être du voyage. Mais vous allez dans un lieu dangereux.

Quelques soldats devraient suffire, dit Elayne, les joues un peu roses, à condition qu’ils sachent obéir aux ordres.

Nynaeve ne regarda pas la Fille-Héritière, mais elle eut un temps de retard avant de secouer rageusement la tête.

— Même si les habitants d’Ebou Dar sont du genre susceptible, nous n’allons pas nous battre en duel, Egwene. Thom et Juilin, voilà tout ce qu’il nous faut en matière d’escorte. Je suis sûre que toutes les histoires qu’on raconte ont pour but de nous convaincre de renoncer.

Depuis que le départ imminent des deux femmes était connu de tous, Salidar tout entier avait des horreurs à rapporter sur Ebou Dar. Chesa en avait entendu beaucoup, toutes plus terrifiantes les unes que les autres : les étrangers mis en charpie pour un regard de travers, les femmes et les enfants transformés en veuves et orphelins pour un oui ou pour un non, des aventurières se battant dans les rues à coups de couteau…

— Si nous avons survécu à Tanchico avec Thom et Juilin comme gardes du corps, alors que Liandrin et des sœurs noires rôdaient autour de nous, Ebou Dar ne sera pas pire, et nous pouvons donc nous passer de Mat Cauthon et d’une bande de soldats. Mat, à la tête d’une armée ! Pour qu’il se souvienne de traire les vaches de son père, il fallait l’asseoir de force sur le tabouret et lui mettre le seau entre les mains.

Egwene eut un petit soupir de lassitude. Toute mention de Birgitte provoquait le même résultat : Nynaeve et Elayne sursautaient comme si on les avait chatouillées, puis bredouillaient n’importe quoi au sujet de l’archère ou faisaient mine de ne pas avoir entendu son nom. Un seul coup d’œil avait suffi à Egwene pour comprendre que la femme accrochée aux basques de Nynaeve et d’Elayne – surtout à celles de la Fille-Héritière, pour une raison inconnue – était celle qu’elle avait rencontrée dans le Monde des Rêves. La Birgitte des légendes, celle dont aucune flèche ne manquait sa cible, celle qui attendait avec d’autres héros morts d’être rappelée à la vie par le Cor de Valère. Une héroïne morte, pas une femme bien vivante arpentant les rues de Salidar – pourtant, il s’agissait de la même personne. Elayne n’avait toujours pas fourni d’explication, à part un discours confus sur son incapacité à parler d’un sujet qu’elles étaient convenues de ne pas aborder.

Quant à Birgitte, l’héroïne des récits, elle faisait demi-tour ou s’enfonçait dans une allée latérale dès qu’elle apercevait Egwene. La convoquer dans son bureau et obtenir des réponses était hors de question. Après tout, Egwene avait juré, et ça primait tout, même si cette situation lui donnait le sentiment d’être prise pour une imbécile. Cela dit, il ne semblait pas y avoir de dégâts. Mais la nouvelle Chaire d’Amyrlin aurait bien voulu savoir de quoi il retournait, voilà tout.

Oubliant momentanément Birgitte, elle se pencha sur la table en direction de Nynaeve.

— Il est peut-être impossible de forcer Mat à accepter des ordres, mais ne serait-il pas intéressant de le voir bouillir intérieurement parce qu’il est contraint de vous servir à toutes les deux de garde du corps ?

— Ce serait une expérience enrichissante, oui, dit Elayne, surtout si Rand l’a vraiment nommé général. Ma mère disait souvent que les meilleurs hommes sont rétifs à la discipline, et que la leur apprendre n’est jamais une perte de temps. Je ne range pas Mat dans la catégorie des « meilleurs hommes » – comme dirait Lini, « seuls les crétins n’en font qu’à leur tête » – mais si nous lui mettons assez de plomb dans la tête pour qu’il ne se fourre pas dans la mouise alors que nul n’est là pour l’en tirer, nous aurons rendu un grand service à Rand. Et j’ai vraiment besoin de temps pour étudier ce ter’angreal.

Egwene s’efforça de ne pas sourire. Elayne comprenait toujours tellement vite ! Si elle décidait d’enseigner les bonnes manières et la raison à Mat, le spectacle vaudrait le coup d’œil. Même si elle aimait bien Elayne et admirait sa force de caractère, Egwene aurait parié sur Mat comme vainqueur de ce bras de fer – d’un cheveu, mais vainqueur.

Nynaeve résista pied à pied. Véritable tête de pioche, Mat dirait « bas » lorsqu’elles diraient « haut », et tout ça pour le plaisir de les embêter. Même enfermé dans un tonneau au couvercle cloué, il était capable de semer le trouble. Jour après jour, il faudrait le sortir manu militari des tavernes et des tripots qu’il affectionnait tant. Vers la fin de son réquisitoire, l’ancienne Sage-Dame en fut réduite à affirmer qu’il pincerait les fesses d’Elayne dès qu’elle lui tournerait le dos.

Egwene comprit que Nynaeve arrivait à bout d’arguments. Sans contestation possible, Mat consacrait beaucoup de son temps à courir les filles – une attitude qu’une jeune femme sensée désapprouvait – mais malgré cette disposition d’esprit très cavalière et fort audacieuse, il avait un talent certain pour choisir des « victimes » qui… ne demandaient que ça – même lorsqu’elles semblaient bien au-dessus de ça. Egwene le savait, et l’ancienne Sage-Dame aussi.

Hélas, au moment où Nynaeve allait capituler – Egwene aurait parié sa chemise dessus – un coup frappé à la porte annonça l’arrivée de Sheriam.

Comme toujours, la Gardienne des Chroniques n’attendit pas qu’on l’invite à entrer. Son étole bleue sur les épaules, elle marqua cependant une pause pour dévisager Nynaeve et Elayne. Même si elle était en somme le bras droit de la Chaire d’Amyrlin, la Gardienne n’avait aucune autorité sur les autres Aes Sedai, à part celle que lui concédait la dirigeante suprême. En particulier, elle n’avait aucun droit de congédier des sœurs qui s’entretenaient avec la Chaire d’Amyrlin. Pourtant, c’était clairement son intention.

Elayne se leva avec grâce et s’inclina devant Egwene.

— Si tu permets, mère, je vais me retirer et aller chercher Aviendha.

Comme de juste, Nynaeve, elle, soutint le regard de Sheriam jusqu’à ce qu’Egwene se racle la gorge, puis pose ostensiblement son étole rayée sur ses épaules.

— Je dois y aller aussi, fit Nynaeve, se levant d’un bond. Janya veut me parler au sujet des aptitudes perdues que nous voulons retrouver.

Cette tâche ne s’était pas révélée aussi aisée qu’Egwene l’espérait au début. Les sœurs n’étaient pas réticentes à l’idée de parler, mais il n’était pas facile de faire comprendre à Moghedien ce que signifiait une vague description – et parfois même un simple nom – en espérant que ça éveille en elle quelque chose. Par exemple, savoir que l’expression « aligner la matrice » signifiait rendre les métaux plus solides était bien beau, mais ça n’avançait pas à grand-chose, car la Rejetée était aussi peu experte en métallurgie qu’en guérison. Et au nom de la Lumière ! que voulaient dire des choses comme « filer le feu terrestre » ou « traire des larmes » ?

Moghedien semblait très désireuse d’aider – désespérément désireuse, même –, surtout depuis que Siuan avait révélé son astuce pour ignorer la chaleur. Apparemment, la Rejetée avait menti sur ce point à Elayne et à Nynaeve. Certaine qu’Egwene estimerait se trouver face au « seul mensonge » justifiant un terrible châtiment, Moghedien s’était prosternée devant les deux femmes, implorant leur clémence tout en embrassant l’ourlet de leur robe. Qu’elle soit avide d’aider ou non, l’incident avait encore amplifié sa terreur. Le flot incessant d’angoisse larmoyante qui se déversait de cette femme via le bracelet devenant intolérable, Egwene, malgré son intention première, gardait désormais le bracelet dans sa bourse. Elle aurait bien rendu le bijou à Nynaeve sur-le-champ – bon débarras ! – mais agir ainsi devant Sheriam aurait risqué d’éveiller sa curiosité.

— Nynaeve, il serait judicieux d’éviter Mat jusqu’à ce qu’il se soit calmé.

Egwene n’aurait pas juré que le jeune homme était capable de mettre sa menace à exécution, mais s’il existait quelqu’un au monde capable de l’y inciter, c’était bien Nynaeve al’Meara. Et si des choses… désagréables… arrivaient, il ne serait plus question de convaincre l’ancienne Sage-Dame de laisser Mat l’accompagner à Ebou Dar.

— Ou au moins, assure-toi de lui parler en présence de beaucoup de gens, dont quelques Champions, si possible.

Nynaeve ouvrit la bouche, puis finit par la refermer. Un peu pâle, elle déglutit péniblement et lâcha :

— Oui. Je crois que ce serait préférable, mère.

Sheriam suivit des yeux l’ancienne Sage-Dame, contempla un moment la porte, puis se tourna vers Egwene, l’air interloquée.

— Mère, ils se sont accrochés ?

— Rien d’autre que ce qu’on peut attendre de vieux amis, lorsqu’ils se retrouvent après une longue séparation. Nynaeve se souvient du chenapan qu’était jadis Mat, mais il n’a plus dix ans, et ça lui a déplu.

Obligées de ne pas mentir par un des Trois Serments, les Aes Sedai avaient poussé à l’extrême l’art de proférer des demi-vérités, des quarts de vérité, voire des huitièmes… Un art très utile, selon Egwene. Tout spécialement face à d’autres Aes Sedai. Car les Trois Serments n’étaient indulgents avec personne, et surtout pas les sœurs…

— Parfois, il est difficile de garder à l’esprit que les gens changent… (Sans y être invitée, Sheriam s’assit et disposa soigneusement les plis de sa robe bleue.) Je suppose que le chef des fidèles du Dragon a envoyé notre jeune Mat avec un message signé Rand al’Thor. J’espère que tu ne t’es engagée à rien, mère. Une armée de fidèles à quelques lieues de Salidar, voilà qui nous place dans une situation délicate. Si leur chef pense que nous revenons sur notre parole, ça n’arrangera rien.

Egwene dévisagea un moment sa Gardienne des Chroniques. Rien ne perturbait Sheriam. En tout cas, elle ne le laissait pas voir. Comme beaucoup de sœurs à Salidar, elle en savait long sur Mat. Cela pouvait-il être un moyen de pression pour orienter le jeune homme dans la bonne direction, ou était-ce susceptible de le braquer ?

Mat, je verrai plus tard… D’abord Sheriam.

— Ma fille, veux-tu bien demander à une servante de nous apporter une infusion ? J’ai un peu soif.

L’expression de Sheriam ne changea presque pas – simplement une crispation, autour de ses yeux inclinés, trop infime pour démentir sa sérénité de façade. Mais Egwene pouvait presque voir les questions qui attendaient de jaillir des lèvres de son interlocutrice.

Qu’avait-elle dit à Mat dont elle ne voulait pas parler ? Quelle promesse avait-elle faite, contraignant Sheriam à voler à son secours sans pour autant s’aliéner Romanda ou Lelaine ?

Sheriam alla dire quelques mots à une servante, dans le couloir, et quand elle se fut rassise, Egwene ne lui laissa pas l’occasion de parler. Au contraire, elle la frappa entre les deux yeux – une manière de s’exprimer, bien entendu.

— Le chef, il semble bien que ce soit Mat, Sheriam. Et le message, en un sens, c’est cette armée. Si j’ai bien compris, Rand voudrait que nous venions toutes à Caemlyn. Mat a mentionné un serment d’allégeance…

Sheriam leva la tête, les yeux écarquillés. D’outrage, certes, mais pas seulement. Il y avait comme une ombre de… Eh bien, chez quiconque d’autre qu’une sœur, Egwene aurait parlé de peur. Une réaction des plus compréhensibles, cela dit. Si Egwene avait promis que les sœurs viendraient – née dans le même village que Rand, elle avait grandi avec lui, c’était même en partie pour ça qu’on l’avait bombardée Chaire d’Amyrlin –, se tirer de ce mauvais pas serait un cauchemar. Quoi que fasse Sheriam, la nouvelle s’ébruiterait, et certaines représentantes pourraient lui faire porter le blâme, ou utiliser cette affaire comme un prétexte pour la dénigrer. Parmi les membres du Hall, Romanda et Lelaine n’étaient pas seules à avoir mis Egwene en garde contre la tentation d’écouter Sheriam aveuglément – en d’autres termes, sans les consulter. À dire vrai, Delana était le seul soutien véritable de Sheriam. Mais elle prêchait aussi pour Romanda et Lelaine, comme s’il était possible d’aller en même temps dans trois directions différentes.

Même si le problème avec les représentantes se réglait, quand Rand serait informé de la « promesse » et de son retrait, il risquait de devenir dix fois plus difficile à contrôler. Ou cent…

Heureusement, tout ça n’était que spéculation, puisque Egwene n’avait rien promis.

Juste au moment où Sheriam ouvrait la bouche, la jeune femme lui brûla la politesse :

— Bien sûr, je n’ai pas caché à Mat combien je trouve cette idée ridicule.

— Ça tombe sous le sens…, fit Sheriam d’une voix moins assurée qu’au début de la conversation.

Un excellent résultat.

— Mais tu as raison : la situation est délicate. Quel gâchis ! Ton conseil sur la manière de traiter Romanda et Lelaine était excellent, mais je doute qu’accélérer les préparatifs d’un éventuel départ soit suffisant, à présent.

Romanda avait coincé Egwene dans un coin pour lui tenir un sermon sur le thème de la « précipitation qui mène au désastre ». L’armée de Gareth Bryne devait grandir assez pour qu’Elaida en entende parler et s’en alarme. D’autre part, les délégations envoyées aux têtes couronnées devaient être de toute urgence rappelées. À part les Aes Sedai, le moins de gens possible devaient savoir qu’il y avait des problèmes à la tour.

Si elle ne se souciait ni de l’armée du seigneur Bryne ni des dirigeants – les deux sujets n’avaient aucun rapport avec la question brûlante – Lelaine conseillait aussi la prudence et l’attentisme. Approcher de la bonne manière les sœurs encore présentes à la tour serait à coup sûr payant. Elaida pouvait être destituée, Egwene la remplaçant dans la foulée, sans que personne, à part quelques rares sœurs, sache ce qui était vraiment arrivé. Avec le temps, la « désunion » de la Tour Blanche passerait pour une légende de plus, et voilà tout.

Cette stratégie aurait pu fonctionner, s’il y avait eu assez de temps. Et si attendre n’avait pas donné à Elaida l’occasion d’influencer les sœurs de Salidar.

À la différence de Romanda, Lelaine avait débité tout son discours avec un sourire indulgent qui aurait parfaitement convenu face à une novice ou une Acceptée qu’elle aimait bien et dont elle était fière. La redécouverte du don de voyager par Egwene avait réjoui plus d’une Aes Sedai, même si très peu d’entre elles étaient assez puissantes pour ouvrir un portail assez large pour laisser passer autre chose que leur bras. Accessoirement, la majorité des autres n’était même pas capable de ça. Romanda, elle, voulait utiliser les portails pour récupérer dans la tour le Bâton des Serments et d’autres artefacts dont elle n’avait pas cru bon de communiquer la liste à Egwene. Ainsi, il deviendrait possible de nommer de vraies Aes Sedai à Salidar, et Elaida serait privée de ce pouvoir. Egwene elle-même brûlait d’être vraiment une sœur, pas vrai ?

Lelaine était d’accord sur ce dernier point, mais pas avec l’utilisation des portails dans la tour. Le risque de se faire repérer était trop grand, et si les sœurs de Tar Valon apprenaient à voyager de cette manière, un précieux avantage serait à tout jamais perdu. Ces remarques avaient fait forte impression sur le Hall, un résultat que Romanda avait eu du mal à digérer.

Comme Lelaine, avec qui elle était parfois d’accord, Sheriam avait une forte tendance à sourire. Mais ce n’était pas le cas aujourd’hui.

— Mère, je ne suis pas sûre de comprendre, dit-elle d’un ton beaucoup trop humble. Des préparatifs suffiront certainement à montrer au Hall que tu ne te laisseras pas manipuler. Se mettre en mouvement avant que tout soit en place pourrait conduire à un désastre.

Egwene afficha son expression la plus innocente.

— Je saisis, Sheriam, et je me demande bien ce que je ferais sans tes conseils.

Quelle mascarade ! Et combien Egwene avait hâte d’y mettre un terme. Sheriam avait tout pour être une excellente Gardienne – à dire vrai, elle aurait même fait une très bonne Chaire d’Amyrlin – mais la jeune femme se réjouissait d’avance du jour où elle lui dirait qu’elle était la Gardienne, justement, et pas la Chaire d’Amyrlin. Et qu’il serait délicieux, aussi, de remettre le Hall à sa place.

— Mais il y a Mat, avec son armée de fidèles du Dragon. Que va faire le seigneur Bryne ? Ou que feront certains de ses hommes, de leur propre initiative ? Tout le monde parle du désir de Bryne d’envoyer des hommes pourchasser les fidèles du Dragon qui sont censés brûler des villages. Je sais qu’il a reçu la consigne de ne pas se précipiter, mais…

— Le seigneur Bryne fera exactement ce que nous – ce que tu lui ordonneras.

— Peut-être…

Le seigneur était bien moins ravi par la fameuse consigne que Sheriam le croyait. Même si elle ne cessait de râler à son sujet, Siuan passait beaucoup de temps avec cet homme, et il se confiait à elle. Mais Egwene ne pouvait pas se permettre de trahir les allégeances secrètes de Siuan…

— J’espère qu’il en va de même pour ses soldats, jusqu’au dernier… Nous ne pourrons pas partir vers l’ouest, en Amadicia, mais j’ai pensé que nous pourrions descendre le fleuve jusqu’à Ebou Dar. Ou emprunter un portail. Les Aes Sedai sont sûrement très bien accueillies dans cette cité. Le seigneur Bryne pourrait camper à l’extérieur, pas très loin. Partir soulignerait que nous n’envisageons pas d’accepter l’offre de Rand – si on peut l’appeler ainsi. Et si nous devons faire d’autres préparatifs, je parie que ce sera bien plus facile dans une cité qui dispose de routes et d’un intense trafic portuaire.

Un léger tremblement, dans sa voix, indiqua que Sheriam avait quelque peine à se contrôler.

— Ebou Dar n’est pas une ville si accueillante que ça, mère. Quelques sœurs, c’est très différent de plusieurs centaines de sœurs avec une armée dans leur sillage. Mère, avec beaucoup moins que ça, Tylin risquerait de penser que nous voulons conquérir sa capitale. Sans parler des nombreux nobles qui n’attendent qu’un prétexte pour la renverser et s’approprier le Trône des Vents. Un problème de ce genre nous vaudrait l’inimitié de tous les dirigeants. Mère, c’est absolument hors de question.

— Allons-nous oser rester ici, dans ce cas ? Mat ne fera rien, mais il suffira qu’une poignée d’hommes de Bryne décident de prendre les choses en main…

Egwene baissa les yeux sur sa robe, la lissa comme si elle était en train de méditer sombrement, puis soupira.

— Plus nous resterons à ne rien faire alors qu’une armée de fidèles du Dragon nous observe, plus notre situation se détériorera. Je ne serais pas étonnée que des rumeurs sur une attaque circulent bientôt, les gens pensant que nous devrions prendre les devants et éliminer la menace.

Si le plan d’Egwene ne fonctionnait pas, il y aurait des rumeurs, Nynaeve, Elayne, Siuan et Leane y veilleraient ! Ce serait risqué, mais si on en arrivait là, la jeune femme trouverait bien un moyen de convaincre Mat de lever le camp.

— Vu la façon dont les rumeurs se répandent et s’amplifient, j’ai bien peur que la moitié des Altariens pensent bientôt que nous sommes des fidèles du Dragon.

Une rumeur qu’Egwene aurait bien endiguée, si elle avait su comment s’y prendre. Depuis qu’il était guéri, le Hall ne présentait plus Logain à des nobles, mais les sergents recruteurs de Bryne continuaient à écumer la région, des groupes d’Aes Sedai restaient en quête de novices et des hommes faisaient sans arrêt la navette entre Salidar et le (lointain) village voisin afin de rapporter des vivres dans leur chariot. Cette maudite rumeur pouvait emprunter une multitude de chemins, et il ne lui en fallait qu’un pour se propager…

— Sheriam, je ne peux pas m’empêcher de penser que nous sommes dans une boîte, et que rien de bon n’arrivera si nous n’en sortons pas. Rien de bon !

— La solution, c’est de renvoyer ces fidèles du Dragon d’où ils viennent, dit Sheriam d’un ton moins patient qu’auparavant. Je regrette que nous devions une nouvelle fois laisser la bride sur le cou à Mat, mais il n’y a pas d’autres solutions. Tu lui as dit que la « proposition » de Rand était refusée. À présent, ordonne-lui de s’en aller.

— Si ça pouvait être si simple, Sheriam… Je crains qu’il refuse de partir sur une simple demande. Il a laissé entendre qu’il resterait ici patiemment jusqu’à ce que quelque chose se passe. Il attend peut-être des ordres de Rand, ou qui sait, Rand lui-même ? Il y avait une rumeur, à Cairhien, selon laquelle le seigneur Dragon aurait pris l’habitude de « voyager » de temps en temps avec les hommes qu’il a rassemblés. Ceux à qui il apprend à canaliser le Pouvoir. S’il vient ici, je me demande ce que nous pourrons faire.

Ses traits évoquant une statue de marbre, mais respirant un peu trop vite pour quelqu’un d’impassible, Sheriam dévisagea Egwene.

Quelqu’un gratta à la porte puis la poussa. C’était Tabitha, un plateau d’argent sur les bras. Insensible à la pesante atmosphère qui régnait dans le bureau, elle s’affaira à installer sur la table des napperons de dentelle sur lesquels elle disposa le service à infusion en porcelaine et les petits pots de miel et de crème. Agacée, Sheriam finit par ordonner à la pauvre fille de retourner à ses occupations. Surprise par tant d’agressivité, Tabitha écarquilla les yeux, se fendit d’une profonde révérence et s’enfuit à toutes jambes.

Histoire de se calmer, Sheriam passa quelques instants à lisser consciencieusement le devant de sa robe.

— Tout compte fait, il faudra peut-être bien que nous quittions Salidar…, maugréa-t-elle. Plus tôt que je l’aurais voulu…

— La seule direction qui nous reste, dit Egwene, c’est le nord. (Et la Lumière sait à quel point je déteste cette idée !) Et nous donnerons l’impression de nous mettre en route pour Tar Valon.

— Je sais ! lança vivement Sheriam.

Elle inspira à fond et reprit un ton plus bas :

— Excuse-moi, mère, je me sens un peu… Je n’aime pas qu’on me force la main, et je crains que Rand al’Thor vienne de nous contraindre à bouger alors que nous ne sommes pas prêtes.

— Quand je le verrai, je ne lui cacherai pas mon irritation. Je me demande vraiment ce que je ferais sans tes conseils…

Avec un peu de chance, Egwene trouverait un jour un moyen pour envoyer Sheriam étudier avec les Matriarches – sous le statut d’apprentie, bien entendu. Penser à ce que serait devenue la Gardienne des Chroniques après quelque six mois sous la coupe de Sorilea parvint à dérider la jeune femme.

Par mimétisme, sembla-t-il, Sheriam sourit aussi.

— Avec du miel ou nature ? demanda Elayne en désignant l’infusion.


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