31 De la cire rouge

Alors que le vacarme ambiant occultait le bruit des sabots de son hongre noir à la croupe et aux flancs protégés par une couverture couleur neige, Eamon Valda remontait lentement les rues bondées d’Amador. Même s’il transpirait à grosses gouttes sous son plastron et sa cotte de mailles – les deux brillant de mille feux sous une fine couche de poussière – Valda n’aurait pas davantage accordé d’attention au climat par une belle et tempérée journée de printemps. Dans le même ordre d’idées, il s’efforçait de ne pas voir les hommes, les femmes et les enfants crasseux à l’expression hagarde qui erraient en haillons dans la ville.

Même ici… Il y en avait même ici…

Pour la première fois de sa vie, voir les hauts murs de pierre de la Forteresse de la Lumière – l’imprenable bastion de la vérité et du droit, si majestueux avec ses tours et ses étendards battant au vent – ne remonta pas le moral de Valda. Une fois dans la cour d’honneur, il mit pied à terre et confia sa monture à un Fils de la Lumière qu’il accabla de recommandations au sujet du hongre. L’homme savait parfaitement s’occuper d’un cheval, bien entendu, mais parfois, se défouler sur quelqu’un faisait du bien.

Comme pour défier la chaleur, des hommes en cape blanche allaient et venaient dans tous les sens. Valda espéra que cette démonstration d’énergie était un peu plus que de la bravade.

Le jeune Dain Bornhald approcha au pas de course, le poing plaqué sur la poitrine en guise de salut.

— Que la Lumière brille sur vous, seigneur capitaine. Vous avez fait bon voyage depuis Tar Valon ?

Les yeux injectés de sang, Dain puait la gnôle à plein nez. Boire pendant le service était une faute inexcusable.

— Rapide, en tout cas, marmonna Valda, bourru.

Il retira ses gantelets et les glissa dans sa ceinture.

Sa mauvaise humeur n’avait rien à voir avec la gnôle, même s’il ferait un rapport sur la conduite inqualifiable du jeune officier. Quand il disait « rapide », c’était bien sûr en relation avec l’énorme distance à couvrir. Lorsque le camp aurait été dressé, à l’extérieur de la ville, il avait l’intention d’offrir une nuit de permission à ses hommes, histoire qu’ils fassent la foire.

Oui, un voyage rapide, mais fort désagréable quand on désapprouvait les ordres qui vous ramenaient au bercail au mauvais moment. Une poussée vigoureuse – oui, une seule ! – et la maudite Tour Blanche se serait écroulée, enterrant sous ses ruines les sorcières de Tar Valon !

Et durant ce voyage de malheur, chaque journée avait apporté son lot de nouvelles pires que celles de la veille. Par exemple, la présence d’al’Thor à Caemlyn. Qu’il s’agisse d’un faux Dragon ou du vrai n’avait guère d’importance. Ce type canalisait le Pouvoir, et tout homme capable de le faire était par définition un Suppôt des Ténèbres.

Des fidèles du Dragon ravageaient l’Altara. Et le soi-disant Prophète, avec sa vermine à la traîne, sévissait au Ghealdan et même en Amadicia.

Au moins, Valda avait réussi à tuer un peu de cette racaille, même s’il était difficile d’affronter des adversaires qui préféraient la retraite à toute autre forme de mouvement. Des chiens qui pouvaient se fondre aux flots de misérables réfugiés, ou pire encore, aux bandes de vagabonds débiles qui semblaient croire qu’al’Thor avait réussi à mettre le monde entier sens dessus dessous. Cela dit, Valda avait trouvé une solution, même si elle n’était pas totalement satisfaisante. Dans le sillage de sa légion, la route était jonchée de cadavres pour le plus grand bonheur des charognards gorgés de chair humaine. Puisqu’il était impossible de distinguer la vermine du Prophète des autres déchets d’humanité, Valda avait ordonné qu’on massacre tout le monde. Tant pis pour les innocents, qui auraient dû rester chez eux. Mais de toute façon, le Créateur prendrait soin d’eux. Quant aux vagabonds, ils étaient en quelque sorte la cerise sur le gâteau…

— En ville, j’ai entendu dire que Morgase est ici…

N’en ayant pas cru un mot – en Andor, toutes les rumeurs tournaient autour de l’identité du ou des meurtriers de la reine –, Valda fut surpris de voir Bornhald acquiescer.

La surprise se mua en dégoût quand le jeune officier bavassa sur les appartements de Morgase, sur ses chasses somptueuses, sur l’excellent traitement qu’on lui réservait et sur la certitude qu’elle finirait par signer un pacte avec les Fils de la Lumière.

Valda ne cacha pas sa désapprobation. Pourtant, il n’aurait pas dû attendre mieux de Niall. En son temps, cet homme avait été un très grand soldat et un formidable chef de guerre, mais l’âge l’avait ramolli, comme c’était presque toujours le cas. Depuis que l’ordre de se retirer de Tar Valon lui était parvenu, Valda n’avait plus le moindre doute à ce sujet. Dès qu’on avait eu vent de la présence d’al’Thor en Tear, Niall aurait dû passer à l’attaque. En chemin, il aurait glané tous les renforts nécessaires, car les nations se seraient alliées aux Fils de la Lumière pour combattre un faux Dragon. À cette époque, en tout cas… Maintenant, al’Thor était à Caemlyn, assez puissant pour effrayer les timides et les lâches. Mais Morgase, elle, résidait à Amador. Si Valda avait pu être à la place de Niall, la souveraine aurait signé ce pacte dès le premier jour, même s’il avait fallu lui tenir la main pour qu’elle écrive. Lui, il lui aurait appris à obéir, que la Lumière lui en soit témoin ! Et si retourner chez elle avec des Fils de la Lumière la gênait, il l’aurait attachée par les poignets et les chevilles à la hampe d’un étendard. Un beau drapeau avec lequel entrer en Andor, non ?

Sa tirade achevée, Dain attendait en silence. Sans nul doute, il espérait une invitation à dîner. Étant donné son grade, il ne pouvait prendre l’initiative avec un supérieur, mais il espérait sûrement pouvoir parler de Tar Valon avec son ancien chef – et peut-être même évoquer la mort de son père.

Valda n’avait jamais pensé grand bien de Geofram Bornhald, un homme bien trop mou à son goût.

— Rendez-vous à 6 heures, au camp, pour dîner. J’entends que tu sois à jeun, Fils de la Lumière Bornhald.

Dain aurait du pain sur la planche pour atteindre cet objectif. Solidement ivre, il bégaya quelques mots inintelligibles, salua maladroitement et s’en fut d’une démarche mal assurée. Que pouvait-il bien lui être arrivé ? Le Dain Bornhald qu’avait connu Valda était un excellent officier. Du genre à se soucier un peu trop de détails inutiles – comme avoir des preuves de culpabilité quand elles étaient impossibles à obtenir – mais efficace et compétent malgré tout. Et surtout, beaucoup moins faible que son père. Le voir sombrer dans l’alcool était un spectacle affligeant.

En marmonnant entre ses dents, parce que des officiers ivrognes, au cœur même de la Forteresse, indiquaient bien que l’autorité de Niall se délitait, Valda se mit en quête de ses quartiers. Même s’il avait l’intention de dormir dans le camp, un bon bain ne lui ferait pas de mal.

Un jeune Fils de la Lumière aux épaules carrées avançait à la rencontre de Valda dans le couloir de pierre brute. Derrière le soleil flamboyant qui ornait sa poitrine, un bâton de berger écarlate l’identifiait comme un membre de la Main de la Lumière. Sans s’arrêter ni même regarder Valda, le Confesseur murmura respectueusement :

— Le seigneur capitaine souhaite peut-être aller admirer le Dôme de la Vérité ?

Valda fronça les sourcils à l’intention de l’inconnu. À vrai dire, il n’aimait pas les Confesseurs. Même s’il fallait reconnaître qu’ils faisaient du bon travail, ces hommes, selon lui, avaient choisi la Main de la Lumière afin d’éviter de se retrouver un jour face à un adversaire armé et pas entravé. Alors qu’il s’apprêtait à souffler dans les bronches de l’impudent, Valda se ravisa. Même si les Confesseurs avaient tendance à prendre la discipline à la légère, un simple Fils ne se serait jamais permis d’adresser la parole à un seigneur capitaine sans avoir une bonne raison. Le bain pouvait peut-être attendre, au fond…

La vue du Dôme de la Vérité finit par remonter un peu le moral de Valda. D’un blanc immaculé à l’extérieur, l’édifice, à l’intérieur, était entièrement tapissé de feuilles d’or qui reflétaient la lumière d’un bon millier de lampes suspendues. Alors que des colonnes blanches plus polies que des armures entouraient la salle circulaire, le dôme lui-même, dépourvu de support, faisait près de trois cents pieds de large pour quelque cent cinquante de haut, à son point le plus élevé.

Au centre de la salle au sol en marbre blanc se dressait la plate-forme, également en marbre blanc, d’où le seigneur général des Fils de la Lumière s’adressait à ses hommes lors des cérémonies les plus solennelles et les plus lourdes de sens. Un jour, Valda le savait, ce serait lui qui se tiendrait là. Car Niall ne serait pas éternel…

Des dizaines de Fils allaient et venaient dans la grande salle. Vraiment, le dôme était un spectacle qui valait le déplacement – même si seuls les Fils pouvaient en profiter, bien entendu. Mais le message délivré par l’Inquisiteur n’était pas une banale invitation à venir contempler une merveille de l’architecture. Ça tombait sous le sens.

Derrière le premier cercle de colonnes, il y en avait un deuxième, composé de colonnes plus petites et tout aussi polies, et au-delà, dans des alcôves, de splendides fresques rendaient grâce aux innombrables triomphes militaires des Fils de la Lumière. Passant d’une de ces niches à l’autre, Valda remarqua enfin un grand type aux cheveux grisonnants occupé à détailler une peinture – Serenia Latar hissée à l’échafaud, la seule Chaire d’Amyrlin que les Fils de la Lumière aient jamais réussi à pendre. Bien entendu, elle était déjà morte – exécuter une sorcière vivante n’avait rien de facile – mais la question n’était pas là… Six cent quatre-vingt-treize ans plus tôt, justice avait été faite en accord avec la loi, et cela seul importait.

— Es-tu troublé, mon fils ? demanda une voix étrangement douce.

Valda se tendit. Rhadam Asunawa était certes le Haut Inquisiteur, mais il restait un membre de la Main de la Lumière. Quand il s’adressait à un seigneur capitaine initié de la Lumière, le « mon fils » semblait des plus déplacés.

— Pas à ma connaissance, répondit sèchement Valda.

Asunawa soupira. Son visage émacié étant l’incarnation de toute la souffrance du monde, on aurait facilement pu prendre pour des larmes la sueur qui ruisselait sur ses joues. Mais dans ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites brillait toujours la flamme qui semblait avoir consumé sur son corps jusqu’à l’ultime once de chair superflue. Sur sa cape, il n’y avait que le bâton de berger, sans soleil étincelant, comme s’il estimait être extérieur aux Fils de la Lumière. Ou supérieur, peut-être…

— Les temps sont troublés… La Forteresse de la Lumière abrite une sorcière.

Valda réussit à ne pas ricaner. Qu’ils fussent des lâches ou non, les Confesseurs pouvaient être dangereux, même pour un seigneur capitaine. Asunawa n’aurait sûrement jamais l’occasion de pendre une Chaire d’Amyrlin, mais il rêvait sans doute d’être le premier à faire monter une reine sur l’échafaud. Pour Valda, que Morgase vive ou meure n’avait aucune importance, pour autant qu’on en ait tiré tout ce qu’on pouvait en tirer.

Devant le mutisme de son interlocuteur, Asunawa se rembrunit, fronçant tellement les sourcils que ses yeux parurent avoir sombré au fond de deux puits jumeaux.

— Les temps sont troublés, répéta-t-il, et Niall ne devrait pas être autorisé à détruire les Fils de la Lumière.

De longues minutes durant, Valda s’immergea dans la contemplation de la fresque. Le peintre avait-il eu du talent, ou était-ce un gribouilleur ? Il n’en savait rien, et il s’en fichait. En tout cas, les armes et les armures des gardes étaient fidèles à la vérité, et la corde comme l’échafaud étaient criants de vérité. Ça, c’étaient des détails dont il pouvait juger.

— Je suis prêt à tout écouter…, souffla finalement Valda.

— Alors, nous parlerons, mon fils. Plus tard, quand il y aura moins d’yeux pour nous voir et moins d’oreilles pour nous entendre. Que la Lumière brille sur toi, mon fils.

Asunawa s’éloigna sans un mot de plus, sa cape blanche ondulant sur ses épaules alors que le bruit de ses pas retentissait comme le tonnerre, à croire qu’il voulait graver dans la pierre chacune de ses enjambées. Impressionnés, quelques Fils de la Lumière s’inclinèrent sur son passage.


Derrière une étroite fenêtre dominant de très haut la cour d’honneur, Pedron Niall vit Valda mettre pied à terre, s’entretenir avec le jeune Bornhald puis s’éloigner en maugréant. Eamon Valda était toujours en rogne. S’il y avait eu un moyen de faire revenir les Fils de la Lumière de Tar Valon en y laissant leur chef, le seigneur général n’aurait pas hésité un instant. Assez bon chef de guerre, Valda était plus doué encore pour fomenter des émeutes. Son credo tactique ? Charger ! Sa ligne directrice stratégique ? Charger !

Pensif, Niall se dirigea vers sa salle d’audience. Il avait des tracas bien plus urgents que ce seigneur capitaine. Comme une armée déployée en hauteur, qui ne manque ni d’eau ni de détermination, Morgase résistait inlassablement. Pas moyen de lui faire comprendre qu’elle était coincée dans une cuvette, sans voie de fuite, ses adversaires tenant la position dominante…

Quand Niall entra dans l’antichambre, Balwer se leva de sa table.

— Omerna est passé, seigneur. Et il a laissé ces documents pour vous. Plus ceci…

Balwer sortit de sa poche un petit cylindre en os.

Niall le prit et entra dans sa salle privée. Pour une raison inconnue, Omerna devenait chaque jour un peu plus inutile. Même s’ils ne contenaient rien de transcendant, confier ses rapports à Balwer était une faute professionnelle. Mais ces cylindres portant trois rayures rouges devaient être remis en main propre au seigneur général – et ça, c’était presque une trahison.

Niall approcha le cylindre d’une lampe pour examiner le sceau. Intact, par bonheur – jusqu’à ce qu’il le brise. N’empêche, il devrait secouer cet abruti d’Omerna, histoire de raviver en lui la crainte de la Lumière. Pour avoir de la valeur en tant que leurre, il fallait que cet idiot joue les maîtres espions au mieux de ses (chiches) compétences.

Le message était de nouveau de Varadin, le code privé de Niall, sur une si petite bande de parchemin, formant des pattes de mouche à donner le tournis. Le seigneur général faillit brûler la missive avant de l’avoir lue, mais quelque chose, à la fin, lui accrocha l’œil. Reprenant au début, il déchiffra soigneusement chaque phrase, histoire d’être absolument sûr. Comme d’habitude, il y avait des âneries sur des Aes Sedai tenues en laisse et des bêtes étranges, mais les derniers mots… Varadin avait aidé Asidim Faisar à trouver une cachette à Tanchico. Il avait l’intention de l’en faire sortir en douce, mais les Seanchaniens montaient si bien la garde qu’un murmure n’aurait pas pu franchir les portes sans leur autorisation.

Niall se frotta pensivement le menton. Faisar était un des agents qu’il avait envoyés au Tarabon afin de voir s’il y avait quelque chose à sauver. Faisar ne savait rien de Varadin, et Varadin n’aurait rien dû savoir de Faisar. Quant à la garde montée par les Seanchaniens… Les propos d’un dément.

Le seigneur général glissa le message dans sa poche et retourna dans l’antichambre.

— Balwer, quelles sont les dernières nouvelles de l’Ouest ?

Entre eux, le mot « Ouest » désignait toujours la frontière avec le Tarabon.

— Aucun changement, seigneur. Les patrouilles qui s’enfoncent dans le Tarabon ne reviennent jamais. Sur la frontière, le principal problème, ce sont les réfugiés.

Les patrouilles qui s’enfoncent… Le Tarabon était un nid de serpents infesté de rats enragés, mais…

— Combien de temps un messager mettra-t-il pour atteindre Tanchico ?

Balwer ne cilla même pas. Si son cheval lui parlait un jour, cet homme ne tressaillirait pas, c’était couru d’avance.

— Toute la question, après avoir traversé la frontière, c’est de trouver des montures fraîches. En temps normal, vingt jours suffiraient – aller et retour. Peut-être un peu moins, avec de la chance. En ce moment, il faut doubler ce nombre, si on ne joue pas de malchance.

Un nid de serpents où un messager pouvait disparaître sans même qu’on retrouve ses os.

L’aller suffirait, mais Niall préféra garder pour lui ce détail.

— Organise ça au plus vite, Balwer. Dans une heure, j’aurai rédigé la lettre à convoyer. Et je parlerai moi-même au messager.

Balwer s’inclina respectueusement. En même temps, il se tordit un peu les mains, vexé par la dernière phrase de son maître. Eh bien, qu’il fulmine, si ça lui chantait ! Il y avait une petite chance de faire ce qu’il fallait sans exposer Varadin. Bien sûr, s’il était fou, toutes ces précautions devenaient ridicules… Mais de toute façon, brûler sa couverture ne permettrait pas d’aller plus vite.

De retour dans sa salle d’audience, Niall relut le message avant de le brûler et d’écraser les cendres entre ses doigts.

En matière d’action et d’information, il avait quatre règles incontournables. Primo, ne jamais établir un plan sans en savoir aussi long que possible sur l’adversaire. Secundo, ne jamais hésiter à modifier un plan lorsqu’on recevait une nouvelle information. Tertio, ne jamais penser qu’on savait tout. Et quarto, ne jamais attendre de tout savoir pour agir.

Un chef qui attendait de tout savoir était encore assis sous sa tente quand l’ennemi y mettait le feu !

Niall suivait fidèlement ces règles. Une seule fois, il les avait oubliées pour suivre une intuition. À Jhamara, sans autre raison qu’un vague pressentiment, il avait affecté un tiers de ses forces à la surveillance de montagnes réputées infranchissables. Tandis que le reste de ses troupes s’apprêtait à écraser les Murandiens et les Altariens, une armée illianienne censée être à des dizaines de lieues de là avait surgi de ces cols « infranchissables ». Grâce à une intuition, Niall avait pu éviter d’être pris en étau, sauvant de justesse son armée.

Et aujourd’hui, il avait de nouveau un pressentiment.


— Je n’ai pas confiance en lui ! affirma Tallanvor, péremptoire. Il me fait penser à un jeune arnaqueur que j’ai vu un jour à la foire. Un type au visage d’enfant capable de vous regarder dans les yeux et de sourire tandis qu’il trichait honteusement au bonneteau.

Pour une fois, Morgase n’eut aucun mal à garder son calme. Le jeune Paitr venait de lui annoncer que son oncle avait trouvé un moyen de la faire sortir discrètement de la Forteresse de la Lumière, idem pour ses compagnons. Ceux-ci étaient depuis le début le hic de toute l’affaire. Torwyn Barshaw avait toujours prétendu pouvoir aider la reine à fuir seule, mais elle refusait de laisser ses amis à la merci des Capes Blanches. Oui, même Tallanvor !

— Je prends note de ta remarque, dit Morgase, inhabituellement patiente, mais assure-toi que cette impression ne t’empêche pas d’agir. Aurais-tu un dicton approprié, Lini ? Quelque chose qui conviendrait au jeune Tallanvor et à ses… intuitions ?

Par la Lumière ! pourquoi prenait-elle un tel plaisir à taquiner ce garçon ? Il frôlait souvent la trahison, mais elle était sa reine, pas sa…

La fin de cette pensée refusa de sortir.

Assise près d’une fenêtre, Lini enroulait en pelote une longueur de fil bleu que Breane tenait en écheveau entre ses mains.

— Paitr me fait penser à ce jeune garçon d’écurie, juste avant que tu partes pour la Tour Blanche. Tu sais, celui qui a engrossé deux servantes puis qui a tenté de s’enfuir avec un sac rempli d’argenterie appartenant à ta mère.

Morgase serra les dents, mais rien ne put gâter son plaisir, même pas le regard que lui jeta Breane – comme si elle se croyait autorisée à donner elle aussi son opinion.

Paitr était enthousiasmé par l’évasion imminente de Morgase. Bien sûr, c’était en partie parce qu’il espérait recevoir une récompense de son oncle. En tout cas, ça ressortait de ses propos au sujet de « racheter » une erreur qu’il avait commise dans son pays d’origine. Quoi qu’il en soit, il avait quasiment dansé de joie quand Morgase avait donné son accord pour quitter la Forteresse dès ce jour – avec toute sa « suite » – puis sortir d’Amador le lendemain à l’aube.

Hors d’Amador et en route pour le Ghealdan, d’où ne partiraient jamais des soldats chargés de priver le royaume d’Andor de son indépendance. Deux jours plus tôt, déguisé en boutiquier livrant des aiguilles à tricoter et du fil, Barshaw était venu en personne mettre au point les détails du plan. Plutôt râblé, le nez proéminent, le regard vif mais irascible et la bouche sardonique – bien qu’il ait fait montre de tout le respect requis –, il n’avait guère de caractéristiques communes avec son neveu, et aucun des traits de caractère qu’on attendait chez un commerçant. Cela dit, son plan était génial de simplicité, même s’il écornait la dignité de Morgase, et il suffisait, pour qu’il fonctionne, qu’il y ait assez de gens à l’extérieur de la forteresse.

Morgase, pour recouvrer sa liberté, allait devoir s’enfouir sous un tas d’ordures ménagères, à l’arrière d’un chariot à détritus.

— Bien, vous savez tous ce qu’il vous reste à faire, dit la reine.

Tant qu’elle restait dans ses appartements, ses compagnons jouissaient d’une très grande liberté de mouvement. Et c’était la clé de tout. Enfin, peut-être pas de tout, mais sûrement de chacune des évasions, à part la sienne.

— Lini, Breane et toi devrez être dans la cour de la blanchisserie quand l’horloge sonnera midi.

Lini acquiesça, mais Breane eut une moue dubitative. Oui, ils avaient revu tout ça une bonne vingtaine de fois ! Mais Morgase refusait qu’un de ses compagnons reste en arrière à cause d’une erreur idiote.

— Tallanvor, tu laisseras ton épée ici et tu iras attendre dans une auberge appelée Le Chêne et l’Épine.

Le jeune officier ouvrit la bouche, mais Morgase lui intima le silence.

— J’ai entendu vingt fois tes arguments ! Tu te trouveras une autre épée… Si tu la laisses, nos hôtes ne se douteront pas un instant que tu ne reviendras pas.

À contrecœur, le jeune homme capitula.

— Lamgwin attendra à La Tête d’Or et Basel…

On frappa à la porte, qui s’ouvrit juste assez pour laisser passer la tête chauve de Basel.

— Majesté, il y a un homme… Un Fils de la Lumière… (Basel jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Un Confesseur, Majesté…

Comme de juste, la main de Tallanvor vola sur la poignée de son épée. Pour qu’il consente à l’en retirer, Morgase dut lui faire deux fois signe et ajouter une grimace.

— Fais-le entrer, dit-elle, très calme.

Mais à l’intérieur, une tempête se déchaînait. Un Confesseur ? Alors que tout allait si bien jusque-là, se dirigeait-on vers un désastre ?

Un homme de haute taille au nez aquilin écarta Basel, entra et ferma la porte au nez de l’aubergiste. Le bâton de berger écarlate, sur l’épaule de la cape du type, indiquait qu’il s’agissait d’un Inquisiteur. Einor Saren, se souvint Morgase. Si elle ne lui avait jamais parlé, on le lui avait désigné une fois ou deux.

— Vous êtes convoquée chez le seigneur général, dit Saren avec dans le regard une indestructible assurance. Suivez-moi sur-le-champ.

Morgase réfléchit à la vitesse de l’éclair. Ces convocations n’avaient rien d’inhabituel, car depuis qu’elle était à la forteresse, Niall ne se donnait plus la peine de lui rendre visite. Aujourd’hui, il entendait sans doute lui faire un nouveau sermon sur ses devoirs envers le royaume d’Andor, ou avoir avec elle une « conversation amicale », histoire de lui montrer qu’il avait à cœur ses intérêts et ceux de son royaume. Rien de très étrange, donc, n’était le messager. Si elle avait été livrée aux Confesseurs, on ne lui aurait pas tendu un piège. Asunawa aurait sûrement envoyé assez d’hommes pour les capturer, sa suite et elle, sans qu’aucune résistance soit possible. Morgase avait rencontré une fois le Haut Inquisiteur, et il lui avait glacé les sangs. Mais pourquoi était-ce un Confesseur qui venait la chercher ?

La reine posa la question à haute voix et Saren répondit de son ton glacial habituel :

— J’étais avec le seigneur général, et je devais passer près de vos appartements… J’ai fait ce que j’avais à faire, et maintenant, je peux vous escorter. N’est-ce pas le moindre respect dû à une reine ?

L’homme semblait un peu ennuyé, vaguement impatient et, en ce qui concernait sa dernière phrase, un rien sarcastique. Bref, tout ce qu’on pouvait imaginer, sauf chaleureux.

— Très bien…, capitula Morgase.

— Majesté, dois-je vous accompagner ? demanda Tallanvor en s’inclinant bien bas.

Au moins, en public, il respectait un certain décorum.

— Non.

Lamgwin conviendrait mieux… Et puis non. Si elle se faisait accompagner par un homme, elle donnerait l’impression d’avoir besoin d’un garde du corps. Saren l’effrayait presque autant qu’Asunawa, et elle avait bien l’intention de ne pas le lui montrer.

La reine afficha son sourire le plus bienveillant.

— Là où je vais, je n’aurai nul besoin de protection.

Dehors, quand elle vit le regard dubitatif de Basel et de Lamgwin, Morgase faillit changer d’avis. Si elle n’avait pas parlé un peu trop vite, elle l’aurait d’ailleurs fait. Cela dit, s’il s’agissait d’un piège, deux hommes ne pourraient rien pour elle, et revenir sur ce qu’elle avait dit serait un signe de faiblesse.

En marchant avec Saren dans le couloir, Morgase se sentit extrêmement faible – aucun rapport avec ce qu’aurait dû éprouver une reine. Si les Confesseurs l’emmenaient dans leur donjon, peut-être crierait-elle comme n’importe qui d’autre. « Peut-être » ? En réalité, c’était une certitude. Face à la douleur, la chair royale n’était pas différente des autres, et il aurait fallu être bien stupide pour croire le contraire. Mais en attendant d’éventuels malheurs, elle devait se comporter dignement et maîtriser son angoisse.

Saren lui fit traverser une cour intérieure pavée où des hommes, torse nu, frappaient des poteaux en bois avec leur épée.

— Où allons-nous ? demanda Morgase. Ce n’est pas le chemin que j’emprunte d’habitude pour gagner le bureau du seigneur général. M’attend-il ailleurs ?

— Un raccourci…, marmonna Saren. J’ai mieux à faire que…

Il ne finit pas sa phrase et ne ralentit pas le pas non plus.

Morgase fut bien obligée de suivre le Confesseur le long d’un couloir, traversant ainsi plusieurs grandes salles où s’alignaient des lits étroits et où grouillaient des hommes torse nu ou encore plus légèrement vêtus. En pensant aux phrases bien senties qu’elle allait balancer à Niall, la reine garda les yeux rivés sur le dos de son guide.

Le duo traversa une nouvelle cour, celle d’une écurie – l’air empestait le fumier et un maréchal-ferrant, dans un coin, était en train de mettre des fers à un cheval –, puis passa par un autre dortoir, longea des cuisines d’où montait une odeur de graillon et pénétra dans une troisième cour.

Morgase s’immobilisa net.

Un grand échafaud se dressait au centre de l’espace. Trois femmes et une bonne dizaine d’hommes attendaient leur exécution, les pieds et les poings liés, un nœud coulant déjà autour du cou. Quelques-uns de ces condamnés sanglotaient. Les autres semblaient pétrifiés de terreur. Au bout de la rangée, Morgase reconnut Torwyn Barshaw et Paitr, le pauvre garçon en manches de chemise, et non dans la veste rouge et blanc qu’elle avait fait confectionner pour lui.

Si Paitr ne pleurait pas, son oncle sanglotait. Trop horrifié, le pauvre garçon devait être comme anesthésié.

— Au nom de la Lumière ! cria un officier.

Un autre Fils de la Lumière abaissa un grand levier, tout au bout de l’échafaud.

Les trappes s’ouvrirent et les condamnés disparurent de la vue de Morgase. Quelques cordes oscillèrent violemment, prouvant que ces suppliciés-là n’avaient pas eu la chance que leur nuque se brise net et mouraient étouffés. Paitr comptait parmi ceux-là.

Et la belle évasion de Morgase venait de mourir avec lui. C’était sans doute le jeune homme qu’elle aurait dû pleurer, pourtant, sur le moment, elle pensait à sa liberté perdue avant même qu’elle l’ait recouvrée. La reine d’Andor piégée, et son royaume avec elle…

Saren la dévisageait, attendant sûrement qu’elle s’évanouisse ou vomisse.

— Tant d’un coup ? demanda-t-elle, fière que sa voix ne tremble pas.

La corde de Paitr n’oscillait presque plus… Fin des espoirs d’évasion.

— Nous pendons des Suppôts des Ténèbres tous les jours, répondit Saren. En Andor, vous les relâchez peut-être après leur avoir fait la morale. Pas nous…

Morgase soutint le regard du Confesseur. Un raccourci ? Ainsi, c’était ça, la nouvelle tactique de Niall ? La tentative d’évasion – ou plutôt, le plan… – n’avait pas été mentionnée, et ça n’avait rien d’étonnant. Niall était bien trop subtil pour ça. Morgase était une invitée d’honneur, et si on avait pendu devant elle Paitr et son oncle, c’était par le plus grand des hasards, et pour un crime sans rapport avec elle.

Qui seraient les prochains à monter sur l’échafaud ? Lamgwin ou Basel ? Lini ou Tallanvor ? Bizarrement, imaginer Tallanvor avec un nœud coulant autour du cou serra davantage le cœur de la reine que songer à Lini subissant le même sort. Décidément, l’esprit humain était étrange…

Du coin de l’œil, Morgase vit Asunawa derrière une fenêtre qui dominait la cour. Bien entendu, il la regardait. Cette mise en scène était-elle son œuvre et non celle de Niall ? En fait, ça ne changeait rien. Pas question de laisser mourir des innocents. Et surtout pas Tallanvor !

Cet esprit humain, quand même…

Un sourcil arqué, Morgase décida de faire un peu de provocation :

— Si ce spectacle vous a coupé les jambes, nous pouvons attendre que vous ayez repris des forces…

Un ton léger, comme si elle était en train de prendre une infusion. Pourvu que son estomac ne la trahisse pas…

Saren se rembrunit et repartit aussitôt à grandes enjambées. Morgase le suivit à un rythme plus lent, sans lever les yeux vers Asunawa ni tourner la tête en direction de l’échafaud.

Il s’agissait peut-être bien d’un raccourci, tout compte fait. Dans le couloir suivant, Saren la précéda dans un court escalier qui donnait directement sur la salle d’audience de Niall. Le trajet le plus rapide que Morgase eût jamais fait.

Comme d’habitude, Niall ne se leva pas et il n’y avait pas de siège prévu pour sa visiteuse. La reine fut donc contrainte de se tenir debout devant le seigneur général, telle une pétitionnaire. L’air distrait, Niall semblait la regarder sans la voir, comme s’il avait d’autres chats à fouetter.

Il avait gagné, et il la traitait comme si elle était transparente. De quoi enrager ! Oui, il avait triomphé !

Ne devait-elle pas retourner dans ses appartements ? Si elle demandait à Tallanvor, Basel et Lamgwin de lui ouvrir un passage par la force, ils le feraient. Ils périraient, bien sûr, et elle aussi, puisqu’elle n’avait jamais tenu une épée de sa vie. Mais si elle donnait cet ordre, eh bien, elle ferraillerait avec ses hommes. Elle morte, Elayne monterait sur le Trône du Lion. À condition d’empêcher al’Thor de s’y asseoir. Mais la Tour Blanche ferait le nécessaire pour que la Fille-Héritière ne soit pas lésée.

La Tour Blanche ? Si fou que ça puisse paraître, Morgase s’y fiait encore moins qu’à Niall. Bref, c’était à elle de sauver le royaume d’Andor. Et le prix… Eh bien, il faudrait le payer.

— Je suis prête à signer ce pacte, annonça Morgase, chaque mot lui arrachant la gorge.

Niall parut ne pas avoir entendu. Puis il cilla, eut un ricanement et secoua la tête. Cette comédie irrita au plus haut point la reine. Jouer la surprise… Faire comme si elle n’avait pas tenté de fuir… La traiter comme une invitée…

Que n’aurait-elle pas donné pour voir Niall sur un échafaud !

Le seigneur entra si vite en action que tout souvenir de son apathie originelle s’en effaça. En un éclair, il fit venir son étrange secrétaire avec un texte déjà rédigé et une copie du sceau d’Andor impossible à distinguer de l’original.

Forcée ou non, Morgase prit quand même le temps de lire les conditions du pacte – parfaitement conformes à ce qu’elle attendait. Niall conduirait les Capes Blanches à la reconquête du trône de Morgase, mais il y avait une contrepartie, même si on n’en parlait jamais en ces termes. Un millier de Fils de la Lumière seraient cantonnés à jamais à Caemlyn, et ils disposeraient d’une cour de justice indépendante des lois du royaume. Du coup, ces hommes auraient dans tout l’Andor un statut égal à celui des Gardes de la Reine – et à tout jamais, là aussi.

Pour briser ce pacte, il faudrait peut-être bien toute la vie de Morgase et celle d’Elayne en plus, mais c’était ça ou abandonner le Trône du Lion à Rand al’Thor. Ou à une de ses marionnettes, qu’elle se nomme Elenia, Naean ou que savait-elle encore.

À moins qu’Elayne devienne la marionnette de la tour, ce qui ne valait pas mieux. Se fier aux Aes Sedai aurait été une folie.

Morgase signa puis apposa le sceau – le Lion d’Andor entouré par la Couronne de Roses – dans la cire rouge, au bas du document. Voilà, elle était la première reine ayant accepté la présence de soldats étrangers sur le sol andorien !

— Dans combien de temps… ? (C’était plus difficile à demander que prévu.) Dans combien de temps partiront vos légions ?

Hésitant, Niall baissa les yeux sur la table. Où il n’y avait rien de spécial – une plume, un encrier, une fiole de sable et un bâton de cire à cacheter au bout encore légèrement fondu, comme si le seigneur général venait de finir d’écrire une lettre.

Signant à son tour le pacte, il y imprima son propre sceau, un soleil étincelant dans de la cire jaune, puis tendit le document à son secrétaire.

— Mets-le à l’abri aux archives, Balwer… Morgase, je crains de ne pas pouvoir passer à l’action aussi vite que je l’espérais. Il y a des… développements imprévus. Rien qui vous concerne directement. Des décisions à prendre au sujet de pays sans lien avec l’Andor. Je vous en prie, dites-vous que ça me permettra d’apprécier un peu plus longtemps votre compagnie.

Balwer s’inclina avec grâce, mais aussi un rien de raideur, et Morgase aurait juré qu’il avait failli adresser à son maître un regard stupéfait. La reine elle-même n’en revenait pas. Il l’avait harcelée sans trêve, et voilà qu’il avait mieux à faire ?

Balwer s’empressa de sortir, comme s’il redoutait que la souveraine lui arrache le document et le déchire. Mais Morgase n’y avait même pas songé. Au moins, il n’y aurait plus de pendaisons. Le reste viendrait en temps voulu. Une chose après l’autre… Elle avait fini par céder, mais elle avait de nouveau du temps, un cadeau inattendu qu’elle n’entendait pas gaspiller. Le plaisir de sa compagnie ?

La reine afficha son plus beau sourire.

— On croirait qu’un poids écrasant a quitté mes épaules. Dites-moi, seigneur général, jouez-vous aux pierres ?

— On dit que j’y excelle…, répondit Niall, d’abord surpris, puis amusé.

Morgase rougit mais parvint à cacher sa colère. Autant qu’il la pense brisée, désormais. Nul ne surveillait de très près un adversaire au moral détruit – ni ne s’en méfiait beaucoup. En se montrant prudente, la reine aurait une chance de récupérer une partie de ce qu’elle avait perdu, et ce avant que les Capes Blanches sortent de l’Amadicia. En matière de Grand Jeu, elle avait eu un très bon maître.

— Si m’affronter vous tente, j’essaierai de me montrer à la hauteur.

Aux pierres, elle n’était pas manchote non plus, et peut-être même meilleure que ça… Mais bien sûr, elle devrait perdre – pas trop ridiculement, sinon, son adversaire s’ennuierait.

Elle avait horreur de perdre, mais bon…


Pensif, Asunawa pianotait sur l’accoudoir doré de son fauteuil. Au-dessus de sa tête, dans un disque blanc qui occupait presque tout le dossier, le bâton de berger rouge brillait de toute sa laque.

— La sorcière a été secouée…, murmura le Haut Inquisiteur.

Saren répondit comme s’il venait d’être accusé :

— Les pendaisons font cet effet à certaines personnes… Ces Suppôts des Ténèbres ont été capturés hier. D’après ce qu’on m’a dit, ils psalmodiaient une prière à la gloire des Ténèbres quand Trom et ses hommes ont démoli leur porte. J’ai vérifié : personne n’a songé à demander s’ils avaient un lien avec la reine.

Au moins, Saren ne sautait pas d’un pied sur l’autre, se tenant bien campé sur ses jambes comme un digne membre de la Main de la Lumière.

Asunawa repoussa ces explications d’un vague signe de la main. Bien sûr qu’il n’y avait aucun lien ! Sinon que cette femme était une sorcière, et ces gens des Suppôts des Ténèbres.

Une sorcière dans la Forteresse de la Lumière… Troublant en soi. Mais il y avait autre chose.

— Niall m’a chargé d’aller la chercher en me parlant comme si j’étais un chien, marmonna Saren. Être si près d’une sorcière a failli me faire vomir. Mes mains brûlaient d’envie de se nouer autour de son cou.

Ayant à peine entendu, Asunawa ne fit pas l’effort de répondre. Niall détestait la Main de la Lumière, ça tombait sous le sens. La plupart des hommes haïssaient ce qui leur faisait peur…

Mais le sujet important, c’était Morgase. Elle n’était pas faible, aucun doute là-dessus. Alors que beaucoup de gens se seraient écroulés une fois dans la Forteresse, elle avait remarquablement bien tenu tête à Niall. S’il se révélait qu’elle n’avait rien dans le ventre, au bout du compte, ça ruinerait certains plans du Haut Inquisiteur.

Tous les détails étaient en place dans son esprit. Chaque journée du procès de Morgase, en présence des ambassadeurs de tous les pays qui en avaient encore. Puis sa dramatique confession, arrachée si subtilement que personne ne verrait trace d’une intervention extérieure, et enfin, son exécution entourée de tout un cérémonial. Un échafaud construit spécialement pour elle, puis conservé afin qu’on n’oublie jamais ce grand moment.

— Espérons qu’elle continue de résister à Niall, dit Asunawa avec un sourire que certains auraient pu qualifier de « doux » et de « pieux ».

La patience du seigneur général ne serait pas éternelle. Tôt ou tard, il devrait livrer Morgase à la justice.


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