26 Des liens de parenté

Alors que le soleil avait encore du chemin à faire pour atteindre son zénith dans un ciel sans nuages, le tonnerre, de plus en plus puissant, retentissait sur les collines couvertes d’herbes brunies. Son sceptre et les rênes de sa monture reposant sur le pommeau de sa selle, Rand attendait.

Non sans efforts, il parvenait à ne pas regarder en permanence par-dessus son épaule – en direction du sud, là où était Alanna. Le matin même, elle s’était écorché une main et fait mal à un talon, et ça la rendait folle de rage. Comment l’incident s’était-il produit et pour quelles raisons ? Rand n’aurait su le dire. Pareillement, il ignorait pourquoi il savait avec une telle certitude que ces événements étaient arrivés.

Le tonnerre gronda encore plus fort.

Les cavaliers du Saldaea apparurent au sommet de la colline d’en face. À trois de front, ils galopaient ventre à terre, formant un long serpent qui semblait ne jamais vouloir se terminer. Neuf mille hommes, voilà qui faisait une sacrée colonne ! Au pied de la colline, la formation se divisa, les flancs partant chacun d’un côté tandis que les cavaliers centraux continuaient tout droit. Chaque colonne se divisa ensuite à son tour par segments pris dans la longueur, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des groupes d’une centaine d’hommes se dépassant les uns les autres.

Des cavaliers commencèrent à se dresser sur leur selle, certains sur les pieds et d’autres sur les mains – une façon originale de faire le poirier – tandis que d’autres encore, basculant sur le côté, parvenaient à frapper le sol du plat de la main, d’abord à droite et ensuite à gauche. Sortant les pieds des étriers, quelques téméraires réussissaient à se glisser sous le ventre de leur monture, qu’ils chevauchaient en somme à l’envers. D’autres acrobates, sautant à terre, couraient une seconde ou deux à côté de leur cheval puis lui bondissaient de nouveau sur le dos. Histoire de faire bonne mesure, ils répétaient immédiatement la figure sur l’autre flanc de leur destrier.

Rand tira sur les rênes et talonna Jeade’en, qui avança aussitôt, imité par les Aiels qui l’entouraient. En cette matinée, il s’agissait de Danseurs des Montagnes – des Hama N’dore –, plus d’une moitié arborant le bandeau des siswaiaman. Caldin, leur chef au visage parcheminé et aux cheveux grisonnants, avait tenté de convaincre Rand de lui laisser emmener plus de vingt hommes, puisqu’il y aurait tant de soldats des terres mouillées. Comme il avait échoué, aucun des Aiels ne gaspillait son temps à jeter des regards désapprobateurs sur l’épée que portait leur Car’a’carn.

Nandera concentrait son attention sur les quelque deux cents femmes qui suivaient Rand et son escorte à cheval. Aux yeux de cette Promise de la Lance, les épouses d’officiers et les nobles dames représentaient un plus grand danger que les milliers de cavaliers. Ayant rencontré certaines de ces femmes, Rand ne l’aurait certainement pas contredite.

Soudain, il s’avisa qu’il n’avait plus vu Sulin depuis… Eh bien, huit jours, soit son retour de Shadar Logoth. Avait-il sans le vouloir offensé l’ombrageuse Far Dareis Mai ?

Mais ce n’était pas l’heure de songer à Sulin ou au ji’e’toh.

Rand décrivit un grand cercle dans la vallée jusqu’à ce qu’il ait atteint la crête où les cavaliers étaient apparus. En bas, Bashere passait de groupe en groupe, s’assurant que les exercices étaient correctement exécutés. Comme si c’était tout naturel, il s’acquittait de cette inspection en se tenant debout sur sa selle – pour mieux voir, sans doute.

Rand se connecta au saidin quelques secondes, puis il se coupa de la Source. Sa vision amplifiée, il n’avait eu aucun mal à voir les deux pierres blanches qui gisaient près du pied de la pente. Bashere les avait disposées là la nuit précédente, à quatre pieds de distance l’une de l’autre. Avec un peu de chance, personne ne l’aurait vu. Et avec encore un peu plus de réussite, nul ne poserait un flot de questions sur les événements de cette matinée.

Dans la vallée, certains hommes chevauchaient à présent deux montures, un pied sur chaque selle – et toujours au grand galop. Les cavaliers privés de monture s’étaient consolés en grimpant sur les épaules d’un camarade – parfois dans la position du poirier, pour pimenter un peu les choses.

Entendant un cheval approcher de lui, Rand tourna la tête. Deira ni Ghaline t’Bashere se frayait un chemin parmi les Aiels avec une parfaite nonchalance. Vêtue d’une robe d’équitation de soie grise rehaussée de broderies en fil d’argent sur les manches et autour de l’encolure à ras du cou, elle portait un minuscule couteau à la ceinture. Même si mal armée, elle semblait défier les Aiels de l’attaquer. Aussi grande que la plupart des Far Dareis Mai et dépassant son propre mari d’une demi-tête, c’était une femme qui en imposait. Non qu’elle fût solidement charpentée ou enrobée de graisse. Simplement, elle impressionnait, et les mèches blanches qui striaient ses cheveux noirs y étaient sans doute pour quelque chose.

Alors qu’elle le regardait fixement, Rand songea que ce devait sans doute être une très belle femme lorsqu’il n’était pas là pour l’inciter à tirer une tête sinistre.

— Mon mari vous… amuse ? demanda-t-elle froidement.

Elle ne s’adressait jamais à Rand en lui donnant un titre et évitait de prononcer son nom.

Le jeune homme regarda les autres furies du Saldaea, un peu en retrait de dame Bashere. Rembrunies comme cette dernière, elles semblaient toutes prêtes à charger le Dragon Réincarné. En fait, elles attendaient simplement un ordre de Deira.

À les voir ainsi, Rand ne douta plus des récits sur les femmes d’officiers du Saldaea qui ramassaient l’épée de leur mari mort pour prendre la tête de ses hommes. Se montrer agréable avec l’épouse de Bashere ne l’avait conduit nulle part. Avec un sourire plein de fierté, le Maréchal, haussant les épaules, avait simplement dit que sa chère et tendre n’était pas toujours facile à vivre…

— Dites au seigneur Bashere que je suis satisfait, lâcha Rand.

Faisant volter Jeade’en, il prit la direction de Caemlyn en sentant peser sur lui le regard de Deira et de ses compagnes.

Lews Therin gloussa – il n’y avait pas d’autre mot pour décrire le son qu’il produisait.

Ne défie jamais une femme quand tu n’y es pas obligé. Elle te tuera plus vite qu’un homme, et en ayant besoin d’encore moins de justifications – même si elle pleure sur ta dépouille après.

Es-tu vraiment là ? demanda Rand. Serais-tu davantage qu’une voix ?

Un nouveau gloussement en guise de réponse…

Rand pensa à Lews Therin pendant tout le chemin du retour, y compris lorsque son escorte et lui longèrent un des marchés couverts au toit de tuile qui se dressaient un peu avant les portes donnant accès à la Nouvelle Cité. La grande question, bien entendu, était de savoir s’il devenait fou. Naturellement, cette idée n’avait rien de plaisant, mais ce n’était pas le plus grave. S’il perdait la raison, comment accomplirait-il sa mission ?

Pour l’instant, il n’avait remarqué aucun signe de démence. Mais quand on sombrait dans la folie, s’en apercevait-on ? N’ayant jamais vu de cinglé, Rand n’avait qu’un indice inquiétant : les bavardages de Lews Therin dans sa tête. Tous les fous souffraient-ils de ce symptôme ? Finirait-il comme la voix qu’il entendait, à pleurer ou à rire sur des choses que personne ne voyait ni ne connaissait ?

Si mince qu’elle soit, il avait une chance de survivre.

Pour pouvoir vivre, il faut d’abord mourir…

Une des trois choses qu’il savait être vraies, entendues à l’intérieur d’un ter’angreal où les réponses ne pouvaient jamais être fausses, même si elles se révélaient rarement faciles à comprendre.

Mais vivre dans la folie ? Rand se demandait vraiment s’il n’aurait pas préféré mourir.

Quand vingt guerriers et autant de Promises ouvraient le chemin à quelqu’un, la foule, y compris dans la Nouvelle Cité, ne faisait jamais de difficultés pour s’écarter. Parmi les passants, quelques-uns reconnurent le Dragon Réincarné, ainsi qu’en témoignèrent quelques rares acclamations :

— Que la Lumière brille sur le Dragon Réincarné !

— La Gloire de la Lumière soit sur le Dragon Réincarné !

— Le Dragon Réincarné, roi d’Andor !

Cette dernière exclamation donna des sueurs froides à Rand chaque fois qu’il l’entendit – et il l’entendit à plusieurs reprises. Il devait trouver Elayne ! En attendant, impossible de regarder ces gens, dans la rue, sans avoir envie de les forcer à s’agenouiller afin de leur crier qu’Elayne Trakand était leur reine. Pour ne plus entendre, il leva les yeux, étudiant les toits, le ciel – bref, n’importe quoi, mais pas la foule.

Ce fut ainsi qu’il aperçut sur un toit de tuile rouge l’homme en cape blanche qui le visait avec une arbalète.

Tout se passa en un clin d’œil. Alors que le carreau fendait l’air dans sa direction, Rand se connecta au saidin, érigeant une sorte de bouclier d’Air contre lequel le projectile s’écrasa avec un bruit de métal qui heurte le métal. Une sphère de feu jaillit en parallèle de la main de Rand et vint percuter l’arbalétrier à la poitrine. Transformé en torche vivante, le tueur bascula du toit en hurlant.

Quelqu’un bondit sur Rand, lui faisant vider les étriers. Quand il percuta le sol, son agresseur sur lui, le jeune homme eut le souffle coupé et se déconnecta du saidin. Tentant d’inspirer, il s’apprêta à affronter son adversaire – et s’avisa qu’il s’agissait de Desora.

La Promise sourit – un magnifique sourire – puis sa tête s’affaissa sur le côté, son regard bleu déjà fixe. Dépassant de son flanc, la pointe d’un carreau d’arbalète faisait pression sur le poignet de Rand.

Pourquoi Desora lui avait-elle caché jusqu’à aujourd’hui qu’elle avait un si beau sourire ?

Des mains se refermèrent sur Rand, l’aidant à se redresser. Un groupe de Promises et de Danseurs des Montagnes le tirèrent sur le côté de la rue, près de la devanture d’un marchand d’objets en fer-blanc. Se disposant en cercle autour de leur Car’a’carn, les Promises et les guerriers sondèrent sombrement les environs. Des cris retentissaient un peu partout, mais dans un rayon de cinquante pas, dans toutes les directions, la rue était parfaitement dégagée. Au-delà de cette distance, des gens affolés se piétinaient pour essayer de fuir au plus vite la zone dangereuse.

Sept cadavres gisaient sur les pavés. Desora et six autres, dont trois Aiels. Une Promise de la Lance semblait figurer parmi ces victimes supplémentaires. De loin, c’était difficile à dire, quand un mort reposait ainsi, recroquevillé sur lui-même.

Rand fit un pas en avant. Véritable muraille de chair, les Aiels qui l’entouraient resserrèrent le cercle.

— Ces rues sont comme des terriers de lièvres, dit Nandera, si calme qu’elle aurait pu parler de la pluie et du beau temps. (Cependant, elle continua à scruter frénétiquement les environs.) Se joindre à la danse ici, c’est risquer de recevoir une lame dans le dos avant même d’avoir vu le danger.

Caldin acquiesça gravement.

— Oui, ça me rappelle un certain jour, près du col de Sedar, quand… (Le guerrier s’interrompit.) Au moins, nous avons un prisonnier.

Sortant d’une taverne, de l’autre côté de la rue, plusieurs Hama N’dore poussaient devant eux un homme aux bras ramenés dans le dos. Furieux, le type se débattait, et il continua jusqu’à ce que les Aiels, après l’avoir forcé à s’agenouiller, lui aient plaqué sur la gorge une demi-douzaine de pointes de lance.

— Il nous dira peut-être qui a commandité cet attentat…, continua Caldin, l’air convaincu que ça se passerait bien ainsi.

Quelques secondes plus tard, des Promises émergèrent d’un autre bâtiment avec un deuxième prisonnier aux mains attachées dans le dos. Ce type-là boitillait, et il avait le visage maculé de sang. En quelques minutes, quatre hommes en tout furent agenouillés sur les pavés sous l’œil agressif des Aiels.

Alors, le cercle de chair qui entourait Rand se desserra un peu.

Les quatre tueurs étaient tous des brutes endurcies au visage fermé. Celui qui saignait semblait avoir du mal à ne pas s’écrouler, et il regardait les Aiels avec appréhension. Les trois autres, en revanche, affichaient un mélange de mépris et de défi – le tout teinté d’un rien de mécontentement d’avoir raté leur coup.

Rand sentit ses mains se crisper.

— Vous êtes certains qu’ils étaient dans le coup ? demanda-t-il d’un ton dont la sérénité l’étonna lui-même.

Un Torrent de Feu, et l’affaire serait entendue…

Non, pas de Torrent de Feu ! s’écria Lews Therin. Plus jamais !

— C’est une certitude, oui, répondit une Promise que Rand ne put pas identifier sous son voile. Ceux que nous avons tués portaient tous la même cape.

L’Aielle tira sur la cape que portait l’homme au visage ensanglanté. Une cape usée, sale, tachée et à la poitrine ornée d’un soleil. Les trois autres prisonniers avaient exactement la même.

— Ceux-là avaient mission de faire le guet, dit un Danseur des Montagnes aux épaules incroyablement larges, puis de faire un rapport si l’attaque tournait mal pour leurs camarades. (Le guerrier ricana.) Celui qui les a envoyés ignorait à quel point elle tournerait mal !

— Aucun de ces hommes n’a tiré ? demanda Rand.

Un Torrent de Feu, et…

Non ! cria Lews Therin au fond de la tête du jeune homme.

Les Aiels se regardèrent, hochant leur tête enveloppée d’un shoufa.

— Pendez-les, dit simplement Rand.

Le blessé manqua s’écrouler. Avec un tissage d’Air, Rand le força à se relever. À cette occasion, il s’aperçut qu’il canalisait de nouveau le Pouvoir. Avec un intense plaisir, il accepta la lutte pour survivre – pour une fois, il aurait presque accueilli avec joie la souillure qui tentait pourtant de corroder ses os à la manière d’un acide.

Grâce à ça, il était moins conscient de choses qu’il aurait préféré n’avoir jamais vues et d’émotions qu’il aurait aimé ne pas éprouver.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à l’homme.

— Faral, seigneur. Dimir Faral…

Ses yeux exorbités rivés sur Rand au milieu de leur masque de sang, le prisonnier implora :

— Seigneur, je vous en prie, ne me faites pas pendre. Je… Je marche dans la Lumière, croyez-moi.

— Tu es un homme très chanceux, Faral Dimir, dit Rand, sa voix lui paraissant aussi lointaine que celle de Lews Therin. Tu vas assister à l’exécution de tes complices… Allons, inutile de pleurer ! Après, on te donnera un cheval, et tu iras dire à Pedron Niall qu’il finira lui aussi au bout d’une corde à cause de ce qui est arrivé aujourd’hui.

Rand interrompit son tissage et Faral retomba à genoux en jurant qu’il chevaucherait jusqu’à Amador sans s’arrêter un instant. Les trois condamnés à la pendaison le regardèrent sans cacher leur mépris, et l’un d’eux lui cracha même dessus.

Rand chassa les quatre types de son esprit. Seul comptait Niall, dans cette histoire. Mais il lui restait cependant une chose à faire. Il repoussa le saidin, livra l’indispensable combat permettant de s’en couper sans être anéanti – une lutte pour se forcer à se détacher du Pouvoir. Pour ce qu’il avait en tête, il voulait que rien ne se dresse entre ses émotions et lui.

Après avoir relevé le voile de la morte, une Promise était en train de l’allonger sur le dos. Quand Rand saisit le carré d’algode noir, la guerrière eut le réflexe de l’en empêcher. Voyant la détermination du Car’a’carn, elle n’insista pas dans cette voie.

Le voile abaissé, Rand grava dans son esprit les traits de Desora. On eût dit qu’elle dormait, à présent. Desora, du clan Musara des Aiels Reyn. Il y avait déjà tant de noms sur cette liste. Liah du clan Cosaida des Chareen, Dailin du clan des Neuf Vallées des Taardad, Lamelle du clan Eau-Fumée des Miagoma, et… Tant de noms, oui. Parfois, Rand se les récitait tous. Et parmi eux, il y en avait un qu’il n’avait pas ajouté lui-même. Ilyena Therin Moerelle. Comment Therin s’y était-il pris pour l’inclure dans la liste ? Rand l’ignorait, et même s’il avait su, il n’aurait pas effacé ce nom de la stèle imaginaire qu’il portait en lui.

Se détourner de Desora fut à la fois un poignant effort et une source de soulagement. En revanche, découvrir que ce qu’il avait pris pour le cadavre d’une Promise était en fait celui d’un guerrier – petit pour un Aiel – enleva un fardeau des épaules de Rand. Bien entendu, il avait du chagrin pour les hommes morts en le défendant, mais dans ces cas-là, il songeait à un vieux dicton de chez lui : « Laisse les morts enterrer les morts et occupe-toi des vivants. »

Ce n’était pas une démarche facile, mais on s’y faisait avec le temps. Quand une femme mourait, cela dit, il ne parvenait même pas à prononcer dans sa tête ces paroles censées être réconfortantes.

Une jupe déployée en corolle sur les pavés attira l’attention de Rand. Aujourd’hui, il n’y avait pas que des Aiels parmi les victimes.

La femme avait reçu un carreau entre les omoplates. Sa robe à peine tachée de sang, elle était morte sur le coup, sans souffrir. Rand s’agenouilla, retourna doucement la morte et vit que la pointe du carreau dépassait de sa poitrine. C’était une femme d’âge moyen, les cheveux déjà grisonnants. Les yeux écarquillés, elle semblait surprise. Même s’il ne connaissait pas son nom, Rand mémorisa ses traits. Après tout, n’était-elle pas morte pour avoir été dans la même rue que lui ?

Rand prit le bras de Nandera – qui se dégagea vivement, au cas où elle aurait dû utiliser son arc.

— Trouve les parents de cette malheureuse et assure-toi qu’ils ne manquent de rien. Donne-leur de l’or…

Ça ne suffirait pas. Le mari voudrait qu’on lui rende sa femme, et les enfants qu’on leur ramène leur mère. Et ça, c’était impossible…

— Trouve ces gens, et demande-leur le nom de cette femme.

Nandera tendit une main vers Rand, mais elle la reposa bien vite sur son arc.

Quand il se releva, le jeune homme vit que les Promises le scrutaient du regard. Bien sûr, elles surveillaient tout, comme d’habitude, mais leurs yeux revenaient immanquablement se poser sur lui. Bien qu’il ne l’ait pas informée au sujet de la liste, Sulin savait ce qu’il éprouvait. En avait-elle parlé aux autres ? Si oui, il n’aurait su dire quel effet ça leur faisait…

Retournant à l’endroit où il était tombé de cheval, Rand ramassa son sceptre orné d’un gland. Se pencher lui parut un gros effort, et il eut l’impression que le fragment de lance pesait un quintal. Après que son cavalier eut vidé les étriers, Jeade’en, un cheval bien dressé, ne s’était pas beaucoup éloigné.

— J’en ai assez fait ici, dit Rand une fois qu’il fut en selle.

Sur ces mots – que ces gens les interprètent comme il leur chantait – il talonna sa monture.

S’il ne réussit pas à laisser ses souvenirs derrière lui, le jeune homme parvint à semer les Aiels. Provisoirement, en tout cas. Jeade’en confié aux bons soins d’un palefrenier, il était déjà dans le palais quand Nandera et Caldin le rattrapèrent avec sur leurs talons les deux tiers des Promises et des Danseurs des Montagnes qui composaient l’escorte à l’origine. Le tiers restant, comprit Rand, devait être en train de s’occuper des morts.

Caldin semblait très agacé. Quand il vit le regard colérique de Nandera, Rand s’estima heureux qu’elle ne soit pas voilée.

Avant que le jeune homme ait pu parler, maîtresse Harfor approcha de lui et s’inclina humblement :

— Seigneur Dragon, dit-elle, j’ai reçu une demande d’audience qui vous est adressée par la Maîtresse des Vagues du clan Catelar des Atha’an Miere.

Si la coupe raffinée de la robe rouge et blanc de Reene Harfor ne suffisait pas à faire comprendre que son titre – Première Servante – ne rendait pas suffisamment grâce à son importance, son comportement ne laissait pas de doutes. Cette femme très légèrement enveloppée, les cheveux grisonnants et le menton pointu, regardait Rand dans les yeux. Pas vraiment comme une égale, mais sans une once de servilité et avec une retenue sereine que la plupart des nobles dames auraient été incapables d’imiter. Comme Halwin Norry, elle était restée alors que tant d’autres serviteurs avaient fui. Bien sûr, soupçonnait Rand, c’était surtout pour défendre le palais contre les « envahisseurs ». Si on lui avait dit qu’elle inspectait régulièrement sa chambre, en quête d’objets précieux chapardés, il n’en aurait pas été surpris. Idem si on lui avait raconté qu’elle fouillait les Aiels à la sortie…

— Le Peuple de la Mer ? Que me veut cette femme ?

Reene fit un effort pour se montrer patiente – à l’évidence, ce n’était pas dans sa nature.

— La demande d’audience ne le précise pas, seigneur.

Moiraine en avait-elle su long sur le Peuple de la Mer ? Que la réponse soit affirmative ou négative, elle n’avait pas cru bon d’inclure dans sa formation les plus grands navigateurs du monde. À l’attitude de Reene, Rand devina que sa visiteuse devait être une femme importante. « Maîtresse des Vagues », pour commencer, voilà qui en jetait ! Donc, il faudrait la recevoir dans le hall d’honneur. Depuis son retour de Cairhien, Rand n’y avait plus mis les pieds. Non qu’il eût quoi que ce soit contre la salle du trône. Simplement, l’occasion n’avait pas fait le larron.

— Cet après-midi…, souffla-t-il. Dites-lui que je la verrai en milieu d’après-midi. Lui avez-vous affecté des appartements confortables ? Et pour sa suite ?

Avec un titre si ronflant, on ne voyageait sûrement pas seul.

— Elle a tout refusé, et sa suite et elles ont pris des chambres dans une auberge appelée La Balle et le Cerceau.

Reene Harfor eut une moue désapprobatrice. À ses yeux, si importante que soit une Maîtresse des Vagues, ce comportement n’était pas convenable.

— Fatiguées par le voyage et couvertes de poussière, ces femmes tenaient à peine debout. Elles sont venues à cheval, pas en coche, et je crains que l’équitation soit pour elles un art inconnu.

Maîtresse Harfor sursauta, comme si elle était surprise d’en dire tant, puis elle reprit sa neutralité coutumière.

— Seigneur Dragon, quelqu’un d’autre demande à vous voir. La dame Elenia.

Rand avait-il la berlue, ou était-ce bien du dédain qui s’affichait sur le visage austère de la Première Servante ? Quoi qu’il en soit, il faillit faire la grimace. À n’en pas douter, Elenia comptait lui déclamer une nouvelle tirade sur ses droits d’héritière légitime du Trône du Lion. Jusque-là, il avait réussi à n’écouter qu’un mot sur trois, et la fâcheuse serait facile à éconduire. Cela dit, il avait besoin de peaufiner ses connaissances sur l’histoire du royaume d’Andor, et pour ça, il n’y avait pas meilleur professeur qu’Elenia Sarand.

— Envoyez-la me rejoindre dans mes appartements.

— Voulez-vous vraiment que la Fille-Héritière monte sur le trône ? demanda Reene Harfor.

Le ton restait courtois, mais on n’y trouvait plus trace de déférence. Si l’expression de la Première Servante n’avait pas changé, Rand devina qu’il n’avait pas intérêt à répondre la mauvaise chose. Car cette femme, Aiels ou pas Aiels, serait du genre à lui sauter dessus pour lui fracasser le crâne en criant : « Pour Elayne et le Lion Blanc ! »

— Oui, soupira Rand. Le Trône du Lion revient à Elayne. Par la Lumière et mes espoirs de renaissance et de salut, je le jure !

Reene dévisagea un moment Rand, puis elle s’inclina, sa jupe déployée en éventail.

— Je vous enverrai dame Elenia, seigneur Dragon.

La Première Servante se retira, le dos très raide, comme à l’accoutumée. Impossible de dire si elle avait cru un mot du serment de Rand.

— Un ennemi rusé, marmonna Caldin alors que maîtresse Harfor n’avait pas encore fait cinq pas, organiserait une embuscade volontairement mal fichue afin que tu en réchappes. Très confiant après ce succès, la vigilance de tes gardes relâchée, il attendrait que tu tombes tête la première dans le second piège, parfaitement conçu.

Nandera prit le relais du chef des Danseurs des Montagnes :

— Les jeunes hommes peuvent être téméraires, ils peuvent être stupides et ils ont le droit d’être impétueux – mais le Car’a’carn ne peut pas se permettre d’être un jeune homme.

Avant de s’éloigner, Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et lâcha :

— Nous sommes de retour au palais. Choisissez mes deux gardes du corps.

Rand ne fut pas vraiment étonné que Caldin et Nandera se désignent eux-mêmes. Et moins surpris encore qu’ils lui emboîtent le pas en se murant dans un silence maussade.

Avant d’entrer dans ses appartements, Rand leur dit de laisser passer Elenia dès qu’elle arriverait, puis il les abandonna dans le couloir.

Avisant une carafe de punch aux pruneaux sur un guéridon, il ne songea même pas à se désaltérer. Les yeux rivés sur la carafe, pour mieux se concentrer, il réfléchit à ce qu’il allait dire. Prenant soudain conscience de ce qu’il faisait, il grogna de déplaisir. Enfin, il n’y avait rien à planifier !

Un coup frappé à la porte annonça l’arrivée d’Elenia. Une fois entrée, elle s’inclina bien bas dans sa robe ornée de roses d’or. Sur toute autre femme, Rand aurait pris ces décorations pour des fleurs, et rien de plus. Là, elles symbolisaient bien entendu les roses de la couronne d’Andor.

— Seigneur Dragon, merci de me recevoir.

— J’ai des questions à vous poser sur l’histoire du royaume. Voulez-vous une coupe de punch aux pruneaux ?

Elenia ne put s’empêcher de rayonner. À l’évidence, elle venait avec un plan pour entraîner Rand sur son terrain, et voilà qu’il lui tendait obligeamment la perche.

— Aurai-je l’honneur de servir le seigneur Dragon ? demanda-t-elle sans attendre la réponse.

Elle jubilait tellement que Rand, un instant, crut qu’elle allait lui dire de s’installer dans un fauteuil avec les pieds en hauteur.

— Quel point particulier vous intéresse, seigneur ?

— Un survol de…

Rand s’interrompit. S’il présentait les choses ainsi, il allait avoir droit à la liste des ancêtres de la noble dame depuis la création du royaume.

— Eh bien, je voudrais savoir comment Souran Maravaile a été amené à faire venir sa femme ici. Était-il originaire de Caemlyn ?

— C’est Ishara qui a fait venir Souran, seigneur Dragon, dit Elenia avec un éphémère sourire indulgent. La mère d’Ishara était Endara Casalain – à l’époque, elle gouvernait pour Artur Aile-de-Faucon la province d’Andor. Endara était également la fille de Joal Ramedar, le dernier roi d’Aldeshar. Souran, lui, n’était… eh bien, qu’un… général.

Elenia avait failli dire « un roturier », Rand aurait parié sa chemise là-dessus.

— Un général, certes, mais le meilleur qu’ait eu Artur. Endara a renoncé à son mandat, puis elle s’est inclinée devant Ishara, la première reine d’Andor.

Bizarrement, Rand doutait que les choses se soient passées si harmonieusement.

— C’étaient des temps très difficiles, presque autant que durant les guerres des Trollocs. Une fois Artur mort, tous les nobles seigneurs rêvèrent de prendre sa place, et les nobles dames ne furent pas en reste. Ishara savait que personne ne pourrait ramasser toute la mise. Il y avait trop de factions et beaucoup trop d’alliances fluctuantes. Après avoir convaincu Souran de lever le siège de Tar Valon, elle le fit venir ici avec tous les soldats qui acceptèrent de le suivre.

— C’était lui qui dirigeait le siège ? fit Rand, stupéfait.

Artur avait assiégé Tar Valon durant vingt-deux longues années, plaçant une récompense sur la tête de toutes les Aes Sedai.

— Pendant la dernière année, fit Elenia, agacée. En gros, selon les archives historiques…

À l’évidence, elle s’intéressait fort peu à Souran, dès qu’il ne s’agissait plus d’évoquer le mari d’Ishara.

— Ishara se révéla très sage. Afin de se gagner le soutien des Aes Sedai, elle leur promit que sa fille aînée irait étudier à la tour. Elle prit aussi pour conseillère une Aes Sedai nommée Ballair – la première tête couronnée qui agit ainsi. D’autres l’ont imitée, bien sûr, mais sans cesser de convoiter le trône d’Artur.

Une fois lancée, Elenia oubliait tout. Sans plus songer à son punch, elle enchaîna :

— Il fallut toute une génération pour que cette prétention soit abandonnée. Encore que Narasim Bhuran ait essayé durant la dernière décennie de la guerre des Cent Années. Une tentative qui se termina par un désastre, avec sa tête fichée sur une pique. Trente ans plus tôt, Esmara Getares avait bien failli réussir. Jusqu’à ce qu’elle tente de conquérir le royaume d’Andor et passe les douze dernières années de sa vie comme « invitée » de la reine Telaisien. Elle mourut assassinée, mais on ignore qui a bien pu vouloir sa mort après que Telaisien l’avait privée de tout pouvoir.

» En tout cas, les reines qui succédèrent à Ishara, d’Alesinde à Lyndelle, suivirent sa trace, et pas seulement en envoyant leur fille aînée à la tour. Demandant à Souran de pacifier les alentours de Caemlyn – quelques villages, au début –, Ishara a lentement pris le contrôle de tout le royaume. Par exemple, il fallut cinq ans pour que son pouvoir atteigne le fleuve Erinin. Mais les terres qu’elle détenait étaient réellement à elle, alors que les autres souverains, toujours avides de conquêtes, ne songeaient pas à asseoir leur domination sur ce qui était déjà à eux.

Voyant qu’Elenia marquait une pause, Rand s’engouffra aussitôt dans la brèche :

— Pourquoi n’y a-t-il pas de maison Maravaile ?

Elenia parlait de ces gens comme si elle les fréquentait assidûment. Rand, lui, avait le tournis à force d’entendre des noms qui ne lui disaient rien.

— Aucun des fils d’Ishara n’a vécu plus de vingt ans, répondit Elenia.

Elle but un peu de punch. À l’évidence, ce sujet ne l’intéressait pas. En revanche, il lui permit d’enchaîner sur un nouveau thème :

— Neuf reines ont régné durant la guerre des Cent Années, et aucune n’eut un fils qui dépassa ses vingt-trois ans. On se battait sans cesse, et le royaume d’Andor était exposé. Pendant le règne de Maragaine, quatre rois lancèrent leurs armées contre elle. Sur le site de cette bataille, une ville porte encore un nom qui la commémore. Les rois étaient…

— Mais toutes les reines descendaient d’Ishara et Souran, coupa Rand.

S’il la laissait faire, Elenia l’accablerait d’un compte rendu journalier de tous ces événements. S’asseyant, il fit signe à son invitée d’en faire autant.

— C’est vrai, admit à contrecœur Elenia. (Sans doute parce qu’elle n’avait pas envie d’inclure Souran dans cette histoire.) Mais l’important, c’est la quantité de sang d’Ishara qui coule dans les veines de quelqu’un. Quels sont les liens de parenté, et quel est leur degré. Dans mon cas…

— J’ai du mal à comprendre, coupa de nouveau Rand. Par exemple, prenons Tigraine et Morgase. Morgase était première sur la liste de succession de Tigraine. J’en déduis que ces deux femmes étaient de proches parentes.

— Des cousines, fit Elenia.

Elle prit sur elle pour cacher à quel point les interruptions de Rand l’agaçaient – surtout quand elle en arrivait enfin à ce qui constituait le cœur de son discours. Les lèvres pincées, elle ressemblait à un renard qui brûle d’envie de mordre, mais qui ne parvient pas à coincer la poule dans un coin.

— Je vois, souffla Rand.

Des cousines…, songea-t-il en vidant à demi sa coupe.

— Nous sommes tous cousins. Dans toutes les maisons.

Rand ne jugeant pas utile de l’interrompre, la noble dame reprit du poil de la bête.

— Après plus de mille ans de mariages entre nobles, le sang d’Ishara coule dans toutes les maisons. Mais l’important, c’est le degré de parenté et le nombre de liens familiaux.

Rand sursauta.

— Vous êtes tous cousins ? Autant que vous êtes ? Mais ça paraît impo… (Rand se pencha vers son interlocutrice.) Elenia, si Morgase et Tigraine avaient été des fermières ou des négociantes, quel lien de parenté auraient-elles eu ?

— Des fermières ? s’exclama la noble dame, soufflée. Seigneur Dragon, quelle idée biza…

Pâlissant, Elenia n’alla pas au bout de sa phrase. Après tout, Rand était à l’origine un fermier… S’humectant nerveusement les lèvres, la docte dame enchaîna :

— Je suppose que… Eh bien, laissez-moi réfléchir… Des fermières… Imaginons que toutes les maisons soient composées de paysans et de paysannes… (Elenia eut un rire forcé et l’étouffa en buvant une gorgée de punch.) Si elles avaient été des fermières, on ne les aurait pas considérées comme des parentes, je pense… Des liens bien trop lointains… Mais elles n’étaient pas des paysannes, seigneur Dragon.

Rand cessa d’écouter avec une vraie concentration et se laissa aller dans son fauteuil. Pas apparentées, Tigraine et Morgase…

— … trente et un liens avec Ishara, alors que Dyelin n’en a que trente, et…

Rand se demanda pourquoi il se sentait soudain si détendu. Des nœuds dont il n’avait pas vraiment eu conscience avaient disparu de ses muscles.

— … si je puis m’exprimer ainsi, seigneur Dragon.

— Pardon ? Désolé, pendant un moment, mon esprit a vagabondé… le problème du… J’ai peur d’avoir manqué vos dernières phrases.

Pourtant, quelque chose dans ce bla-bla avait accroché l’oreille de Rand.

Elenia se fendit du sourire obséquieux qui allait si mal à son visage.

— Seigneur Dragon, je disais simplement que vous ressembliez un peu à Tigraine. Peut-être avez-vous aussi un peu du sang d’Ishara dans les…

Elenia s’interrompit et lâcha un petit cri. Troublé, Rand s’avisa qu’il s’était levé d’un bond.

— Je suis un peu… fatigué…, dit-il, sa voix lui semblant lointaine comme s’il était à l’abri dans le Vide. Si vous voulez bien vous retirer…

Rand n’aurait su dire quelle expression il avait. Quoi qu’il en soit, Elenia se leva comme si quelque chose l’avait piquée, posant à la hâte sa coupe sur le guéridon. Elle tremblait, blanche comme un linge. Après s’être inclinée bien bas, comme une fille de cuisine qu’on vient de surprendre en train de chaparder, elle se précipita vers la porte sans cesser de regarder Rand par-dessus son épaule. Quand elle fut sortie, le bruit de ses pas retentit dans le couloir, indiquant qu’elle courait à toutes jambes.

Nandera passa la tête dans la pièce, s’assura que Rand allait bien et referma la porte.

Un long moment, le jeune homme resta immobile, le regard perdu dans le vide. Comment s’étonner que ces antiques reines, sur les portraits, l’aient dévisagé ? C’était normal, puisqu’elles savaient à quoi il pensait quand il l’ignorait lui-même. Depuis qu’il avait découvert le véritable nom de sa mère, une vague inquiétude le rongeait de l’intérieur. Mais Tigraine n’était pas, en réalité, parente de Morgase. En d’autres termes, sa mère n’avait pas de liens familiaux avec celle d’Elayne. Donc, il n’était pas non plus…

— Tu es pire qu’un débauché…, dit-il à voix haute. Tu es un crétin et…

Que n’aurait-il pas donné pour que Lews Therin lui parle ! Ainsi, il aurait pu penser : « Voilà un vrai fou, moi, je suis sain d’esprit. »

Était-ce le regard des reines défuntes d’Andor qu’il sentait peser sur lui, ou celui d’Alanna ? Gagnant la porte, il l’ouvrit à la volée. Devant une tapisserie représentant des oiseaux au plumage coloré, Nandera et Caldin étaient assis sur les talons, comme d’habitude.

— Rameutez les gardes ! leur lança Rand. Je pars pour Cairhien. Prière de ne pas en informer Aviendha.


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