5 Une danse différente

Le Cerf Doré tenait les promesses que son nom laissait deviner. Dans la salle commune, les tables parfaitement polies et les bancs aux pieds sculptés de roses n’étaient pas serrés les uns contre les autres, et une fille de salle en tablier blanc passait tout son temps à balayer le sol pourtant immaculé. Une frise de volutes bleu et or faisait tout le tour de la pièce, juste à ras du plafond, et les cheminées étaient toutes en pierre de première qualité. Leur foyer était agréablement paré de quelques branches vertes, et le cerf sculpté au-dessus de chaque linteau portait une coupe de vin sur la partie plane de ses andouillers. Sur le manteau d’une de ces cheminées, une grande horloge discrètement dorée égrenait de ses « tic-tac » les secondes et les minutes.

Au fond de la salle, sur une estrade, un petit orchestre donnait un récital. Deux flûtistes en manches de chemise et ruisselants de sueur, deux joueurs de butor à neuf cordes et une femme rouge comme une pivoine qui frappait avec de minuscules marteaux de bois le dulcimer à percussion posé sur ses genoux.

En robe bleu pâle et tablier assorti, plus d’une dizaine de serveuses passaient de table en table. Presque toutes étaient jolies, même si certaines avaient au moins l’âge de maîtresse Daelvin, la petite et rondelette aubergiste qui arborait sur la nuque un chignon grisonnant.

Exactement le genre d’endroit qu’appréciait Mat. Un temple du luxe et de l’argent… S’il avait choisi cet établissement parce qu’il était situé au centre de la ville, ses autres qualités étaient loin de lui déplaire.

Bien entendu, tout n’était pas parfait dans l’auberge considérée comme la deuxième de Maerone. Par exemple, des odeurs de mouton et de navet montaient de la cuisine – sans parler de l’incontournable soupe à l’orge épicée – et elles se mêlaient désagréablement aux relents de crasse et de crottin de cheval qui filtraient de la rue. Mais la gastronomie était toujours déficiente dans une ville bondée de réfugiés et de soldats venus des multiples camps installés alentour. Des échos de marches militaires plus ou moins paillardes parvenaient sans arrêt aux oreilles de Mat au milieu des martèlements de bottes et de sabots. De temps en temps, un juron bien senti indiquait qu’un type de plus maudissait la chaleur. Les fenêtres étant fermées, on crevait également dans la salle commune. Mais si elles avaient été ouvertes, tout aurait été très vite couvert de poussière, sans que ça change grand-chose au niveau de la fraîcheur.

Maerone était un four géant. Et pour ce qu’en savait Mat, le monde entier était en train de sécher sur pied, et il ne voulait surtout pas y penser… Que n’aurait-il pas donné pour oublier la chaleur, la raison de sa présence dans ce trou et tout le reste ? Alors qu’il avait ouvert sa veste verte brodée d’or au col et aux manches et délacé sa chemise, il continuait à suer comme un cochon. Retirer le foulard de soie noire qu’il portait autour du cou l’aurait peut-être soulagé, mais il s’en défaisait très rarement en public.

Vidant sa coupe de vin en étain, il la posa sur la table, s’empara de son chapeau à larges bords et entreprit de s’éventer avec. Tout ce qu’il buvait se transformait instantanément en sueur, le laissant toujours aussi déshydraté.

Lorsqu’il avait décidé de descendre à l’auberge du Cerf Doré, les seigneurs et les officiers de la Compagnie de la Main Rouge avaient suivi son exemple. Du coup, plus personne d’autre ne fréquentait l’établissement. La plupart du temps, ça n’indisposait pas maîtresse Daelvin. La Compagnie comptait assez de seigneurs et d’officiers pour remplir cinq fois son établissement, et ces clients-là, de très bons payeurs, se bagarraient rarement et avaient l’élégance de sortir quand il leur arrivait de répandre le sang. Ce midi, cependant, une dizaine d’hommes seulement occupaient les tables, et l’aubergiste lorgnait souvent les bancs vides avec un petit soupir qu’elle ponctuait en se tapotant le chignon. Comme de juste, la majeure partie de ses bénéfices venait des boissons alcoolisées.

Malgré la faible affluence, les musiciens jouaient avec enthousiasme. Pour eux, neuf ou dix seigneurs – à leurs yeux, quiconque détenait de l’or méritait ce titre – avaient une chance de se montrer plus généreux, s’ils aimaient leur prestation, qu’une salle entière d’hommes du rang.

Malheureusement pour la bourse de ces « artistes », Mat était le seul à écouter, et il grinçait des dents toutes les trois notes. Ce n’était pas vraiment la faute de ces gens, d’ailleurs. Leur musique sonnait plutôt bien, quand on ignorait ce qu’on était en train d’écouter. Mat, lui, le savait. Il avait appris cet air aux musiciens en fredonnant et en tapant dans ses mains pour le tempo. À part lui, personne d’autre n’avait entendu ces notes depuis plus de deux mille ans. Et si on voulait être gentil, on pouvait dire que la petite formation avait bien capté la cadence…

Des bribes de conversation attirèrent l’attention de Mat. Reposant son chapeau, il reprit sa coupe et la leva, signalant qu’il voulait à boire, puis se pencha par-dessus sa table en direction des trois hommes qui conversaient autour de celle d’à côté.

— Qu’ai-je entendu ?

— Nous essayons de trouver un moyen de reprendre un peu de l’argent dont tu nous as dépouillés, répondit Talmanes sans sourire.

Il n’était pas d’humeur morose pour autant. Un peu plus âgé que Mat, qui avait vingt ans tout rond, et plus petit d’une tête, ce gaillard souriait rarement. En le voyant, Mat pensait inévitablement à un ressort prêt à se détendre.

— Personne ne peut te battre aux cartes…

Chef de la moitié de la cavalerie de la Compagnie, Talmanes était un seigneur du Cairhien. Pourtant, il avait le devant du crâne rasé et poudré, même si la sueur avait un peu gâché l’effet. Beaucoup de jeunes seigneurs du Cairhien avaient adopté l’allure des soldats. Par exemple, la veste de Talmanes n’arborait aucune rayure, alors qu’il aurait eu le droit d’en porter toute une série.

— Foutaises ! s’écria Mat.

En réalité, quand sa chance le tenait, elle ne le lâchait pas. Mais il y avait des cycles, surtout avec les cartes, car les probabilités gardaient quand même leur mot à dire, lorsqu’on devait traiter avec un si grand nombre de variables.

— Par le sang et les cendres ! La semaine dernière, tu m’as pris cinquante couronnes.

Cinquante couronnes… Un an plus tôt, Mat aurait fait un saut périlleux arrière de joie, s’il en avait gagné une. Et l’idée d’en perdre une lui aurait fait verser toutes les larmes de son corps. L’idée, parce que, en ce temps-là, il n’aurait pas eu une couronne dans la poche…

— Il m’en reste encore combien de centaines à récupérer ? demanda Talmanes. Je veux une chance de me refaire.

Là encore, des foutaises ! Si Talmanes se mettait soudain à gagner régulièrement contre Mat, il se rongerait les sangs. Comme presque tous les hommes de la Compagnie, il tenait la chance du jeune homme pour une sorte de mascotte.

— Les dés ne valent rien…, marmonna Daerid, le chef de l’infanterie de la Compagnie.

Buvant avidement, il ignora la grimace à demi dissimulée derrière la barbe huilée de Nalesean. La plupart des nobles, selon l’expérience de Mat, jugeaient les dés à peine bons pour les paysans.

— Aux dés, je ne t’ai jamais vu perdant à la fin d’une partie. Nous devons trouver un jeu sur lequel tu n’as aucun contrôle, si tu vois ce que je veux dire.

Un peu plus grand que son compatriote Talmanes, Daerid avait quinze bonnes années de plus, un nez cassé plusieurs fois et trois balafres blanches sur les joues. Le seul des trois hommes à n’être pas de sang noble, ce soldat de métier avait lui aussi le devant du crâne rasé et poudré.

— Nous avons pensé aux chevaux…, dit Nalesean en brandissant sa coupe pour appeler une serveuse.

Râblé et plus grand que les deux Cairhieniens, il commandait l’autre moitié de la cavalerie. Avec une telle chaleur, se demandait souvent Mat, pourquoi gardait-il son abondante barbe ? Cela dit, il la taillait tous les matins afin que la pointe soit parfaite. Et alors que Talmanes et Daerid avaient ouvert leur veste, Nalesean gardait la sienne boutonnée jusqu’au col. Dans ce vêtement typique de Tear avec ses manches matelassées, le pauvre transpirait comme une fontaine, mais il faisait mine de ne pas s’en apercevoir.

— Que la Lumière brûle mon âme ! Mat, ta chance te suit sur les champs de bataille et quand tu joues aux cartes. Pareil pour les dés… Mais dans une course de chevaux, ce sont les montures qui comptent.

Mat sourit et appuya les coudes sur la table.

— Trouve-toi un bon étalon, et nous verrons.

Sa chance n’aurait peut-être aucune influence sur une course. « Peut-être », parce qu’il ne pouvait jamais dire ce qu’elle influencerait ou non, à part des jeux comme les cartes ou les dés. Mais il avait passé son enfance à voir son père vendre et acheter des chevaux, et il avait un sacré coup d’œil en la matière.

— Vous voulez du vin, ou non ? Comment vous servir si je ne peux pas atteindre votre coupe ?

Mat regarda par-dessus son épaule. La serveuse qui se tenait derrière lui avec une carafe en étain, mince et petite, était une beauté aux yeux noirs, aux joues laiteuses et aux boucles brunes cascadant sur ses épaules. Son accent précis et musical, typique du Cairhien, évoquait le chant d’un carillon. Depuis qu’il séjournait au Cerf Doré, Mat avait des vues sur Betse Silvin. Avec toutes les tâches dont il devait s’acquitter – cinq urgentes pour demain et dix pour hier – c’était la première fois qu’il avait l’occasion de lui parler. Le connaissant, les trois hommes faisaient mine d’être absorbés par la contemplation de leur coupe de vin. Le meilleur moyen de le laisser seul avec la belle sans quitter la salle. Décidément, ils avaient de l’éducation, même les deux nobles.

Souriant, Mat passa une jambe par-dessus le banc et tendit sa coupe à la serveuse.

— Merci, Betse, dit-il.

La jeune femme lui fit une révérence. Mais quand il lui demanda de se servir une coupe puis de s’asseoir avec lui, elle posa la carafe sur la table, croisa les bras, inclina la tête et étudia Mat du sommet du crâne à la pointe des pieds.

— Je doute que maîtresse Daelvin apprécierait… Non, j’en suis sûre, même. Vous êtes un seigneur ? Tous les autres semblent prêts à vous obéir au doigt et à l’œil, mais ils ne vous appellent jamais « mon seigneur ». Et à part les hommes du rang, personne ne vous salue.

— Non, répondit Mat, plus sèchement qu’il l’aurait voulu, je ne suis pas un seigneur.

Rand se laissait donner à tout bout de champ du « seigneur Dragon », mais ce n’était pas le genre de Matrim Cauthon. Pas le genre du tout. Après une grande inspiration, il afficha de nouveau un beau sourire. Certaines femmes aimaient prendre les hommes à contre-pied, histoire qu’ils s’emmêlent les pinceaux, mais c’était un pas de danse qu’il maîtrisait à la perfection.

— Appelle-moi Mat, Betse. Et tutoie-moi. Je suis sûr que maîtresse Daelvin ne se formalisera pas si tu t’assieds quelques instants avec moi.

— Moi, je suis certaine du contraire. Mais je peux bavarder un peu, quand même. Tu es presque un seigneur, non ? Pourquoi portes-tu ce foulard par une chaleur pareille ?

Betse se pencha et écarta le foulard du bout d’un index. Négligeant, Mat l’avait laissé glisser un peu sur son cou.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Betse en suivant du bout du doigt la cicatrice blême qui barrait la gorge de Mat. Quelqu’un a voulu te pendre ? Pourquoi ? Tu es trop jeune pour être un brigand sans foi ni loi.

Mat recula la tête et renoua solidement le foulard. Mais Betse ne se laissa pas intimider. Glissant une main dans la chemise ouverte du jeune homme, elle en tira son médaillon en forme de tête de renard.

— Parce que tu as volé ce bijou ? Il semble précieux. C’est vrai ?

Mat saisit le médaillon et le remit à sa place. La belle servante ne lui avait jusque-là pas laissé le temps d’en placer une. Dans son dos, il entendit Nalesean et Daerid ricaner, et le rouge lui monta aux joues. Parfois, sa chance, si insolente au jeu, l’abandonnait avec les femmes, et les types qu’il dépouillait trouvaient toujours ça très drôle.

— Si tu l’avais volé, on ne te l’aurait pas laissé, continua Betse. Et si tu es presque un seigneur, tu peux parfaitement posséder de si beaux bijoux. C’était peut-être parce que tu en sais trop… Tu as l’air d’un jeune homme qui ne manque pas de connaissances. Ou qui le croie…

Betse eut un de ces petits sourires entendus que les femmes utilisent pour déconcerter un homme. Le plus souvent, ces sourires n’entendaient rien du tout, mais l’essentiel restait de le faire croire à leur victime.

— On t’a pendu parce que tu pensais en savoir long ? Ou parce que tu te faisais passer pour un seigneur ? Au fait, es-tu sûr de ne pas en être un ?

Daerid et Nalesean riaient aux éclats, à présent, et Talmanes lui-même gloussait bêtement. Pour donner le change, Daerid, dès qu’il eut repris son souffle, fit mine de raconter la fin de l’histoire d’un crétin tombé de son cheval. Mais Mat n’y trouva rien de drôle.

Il continua de sourire. Même si la damoiselle était capable de parler plus vite qu’il courait, il n’était pas question qu’il renonce. Primo, parce qu’elle était très jolie, et secundo parce qu’il venait de passer des semaines à fréquenter uniquement des types dans le genre de Daerid – voire pires. Des gars en sueur qui oubliaient de se raser et n’avaient pas souvent l’occasion de prendre un bain. Si elle transpirait comme tout le monde, Betse embaumait le savon à la lavande.

— En fait, j’ai récolté cette cicatrice parce que j’en savais trop peu.

Les femmes aimaient qu’un homme parle avec légèreté de ses blessures. Et il en avait assez pour ne plus en faire un plat.

— Aujourd’hui, j’en sais trop long, mais à l’époque, c’était le contraire. Disons que j’ai été pendu pour apprendre.

Betse secoua la tête et fit la moue.

— C’est censé être drôle, Mat ? Les jeunes nobles disent tout le temps des choses spirituelles, mais tu prétends ne pas être un seigneur. De plus, je suis une humble femme, et les subtilités me passent bien au-dessus de la tête. Les mots les plus simples sont les meilleurs. Puisque tu n’es pas un seigneur, tu devrais éviter les autres mots. Sinon, les gens risquent de penser que tu fais semblant d’être un seigneur. Aucune femme n’aime un homme qui joue à être ce qu’il n’est pas. Si tu m’expliquais ce que tu voulais dire ?

Mat eut du mal à garder son sourire. Avec cette femme, la joute verbale ne se déroulait pas du tout comme il le désirait. Était-elle totalement stupide ? Ou assez intelligente pour qu’il s’emmêle les pinceaux en tentant d’être à la hauteur ? Impossible à dire. Quoi qu’il en soit, elle restait fort jolie et embaumait la lavande, pas la transpiration.

Alors que Daerid et Nalesean s’étranglaient de rire, Talmanes fredonnait Une grenouille sur la glace. Ces types croyaient qu’il était en train de se casser la figure, les quatre fers en l’air ?

Mat posa sa coupe, se leva et s’inclina au-dessus de la main de Betse.

— Je suis ce que je suis, rien de plus, mais ton joli visage fait jaillir des mots de mon esprit.

Betse tressaillit. Quoi qu’elles en disent, les femmes étaient toujours sensibles aux compliments.

— Veux-tu danser avec moi ?

Sans attendre de réponse, Mat tira sa conquête vers ce qu’on pouvait considérer comme une piste de danse. Avec un peu de chance, gambiller l’empêcherait de jacasser. Et la chance, c’était sa spécialité. De plus, il n’avait jamais entendu parler d’une femme dont la danse n’adoucissait pas le caractère.

« Danse avec elle, et elle oubliera beaucoup de choses. Danse bien, et elle oubliera tout. »

Un vieux proverbe. Très vieux…

Betse se mordit la lèvre, hésita et regarda sa patronne. Avec un sourire, maîtresse Daelvin lui fit signe de se laisser entraîner par Mat. Puis elle trifouilla son chignon, tentant en vain de remettre en place quelques mèches vagabondes, et alla harceler les autres serveuses comme si la salle commune avait été pleine à craquer.

L’aubergiste se serait montrée intraitable avec tout homme dont elle aurait jugé le comportement inadéquat. Malgré son apparence débonnaire, elle gardait une courte matraque cachée sous sa jupe, et il lui était déjà arrivé de s’en servir. La voyant approcher, Nalesean la surveilla du coin de l’œil. Mais si un client qui ne lésinait pas à la dépense voulait danser avec une des serveuses, où était le mal ?

Mat tint les mains de Betse écartées des deux côtés de son corps. Oui, sur la « piste », il y aurait juste la place requise…

Les musiciens se mirent à jouer plus fort – sinon plus juste.

— Suis-moi, tout simplement, dit le jeune flambeur à sa compagne. Les premiers pas sont très simples.

En rythme avec la musique, il commença par une inclination puis un pas chassé sur la droite, son pied gauche suivant le mouvement. Puis une autre inclination, un second pas chassé et une glissade, les bras en croix.

Betse saisit très vite et fit montre d’une vraie grâce de danseuse. Quand ils arrivèrent devant les musiciens, Mat souleva très haut les mains de sa partenaire puis il lui fit exécuter une pirouette et en fit une aussi, les deux danseurs se retrouvant dos à dos. Mat enchaîna avec une inclination, un pas chassé et une autre pirouette qui lui permit de se retrouver face à Betse. Il recommença ensuite la série de figures, leurs évolutions les ramenant à leur point de départ. La jeune femme réalisa l’ensemble des pas avec grâce et vivacité, souriant de plaisir chaque fois que la danse lui permettait de regarder dans les yeux son jeune cavalier.

Décidément, elle était belle comme un cœur, dut convenir Mat.

— Un peu plus compliqué, à présent…, murmura-t-il.

Il guida Betse pour qu’ils soient tous deux côte à côte en face des musiciens, les poignets croisés et les mains entrelacées devant eux. Genou droit en l’air, léger levé de pied à gauche, puis glissade avant et vers la droite. Ensuite, genou gauche en l’air, léger levé de pied à droite, puis glissade en avant et vers la gauche.

Alors qu’ils se dirigeaient de nouveau vers les musiciens, Betse éclata de rire. À chaque passage, les pas devinrent de plus en plus compliqués, mais une seule démonstration lui suffit pour s’en tirer aussi bien que son partenaire. Souple comme une liane, elle se laissa guider de pirouette en glissade – et cerise sur le gâteau, sans prononcer un mot.

Malgré les notes manquantes et les couacs, la musique et la danse ensorcelèrent Mat. Tandis que Betse et lui semblaient flotter sur le parquet de l’auberge, des souvenirs remontèrent à sa mémoire.

Dans ses réminiscences, il était plus grand d’une bonne tête, arborait une moustache blonde et avait les yeux bleus. Vêtu d’une veste de soie couleur ambre serrée à la taille par une ceinture de tissu rouge, rehaussée au col par une fraise de la meilleure dentelle de Barsine et décorée sur la poitrine de boutons en saphir d’Aramelle, il dansait avec une splendide émissaire à la peau sombre des Atha’han Miere – le Peuple de la Mer. La fine chaîne d’or qui reliait l’anneau qu’elle portait au nez à une de ses nombreuses boucles d’oreilles était garnie de petits médaillons qui l’identifiaient comme une Maîtresse des Voiles du clan Shodin. Une femme très puissante, certes, mais Mat s’en fichait, car c’était au roi de se soucier de ces choses-là, pas à un noble de moyenne importance tel que lui. Avec cette partenaire sublimement belle et légère comme une plume entre ses bras, il dansait sous le grand dôme de cristal de la cour de Shaemal, à une époque où le monde entier jalousait la splendeur et la gloire du Coremanda.

D’autres souvenirs revinrent à la surface de l’esprit de Mat, attirés comme par un aimant par les images tourbillonnantes de ce bal. Le lendemain arriveraient des nouvelles au sujet des raids de Trollocs, qui sortaient de plus en plus souvent de la Flétrissure. Un mois plus tard, on apprendrait que Barsine aux minarets d’or avait été dévastée et brûlée, les hordes de Trollocs déferlant vers le sud.

Le début de ce qu’on appellerait plus tard les guerres des Trollocs. Un nom que personne n’aurait songé à utiliser à l’orée de plus de trois siècles de batailles incessantes, de boucheries sanglantes, de cités incendiées et de nations réduites en cendres. Trois siècles pour parvenir à repousser les Trollocs et à traquer puis capturer les Seigneurs de la Terreur. Le commencement du déclin pour Coremanda, malgré toutes ses richesses et sa force, pour Essenia, en dépit de ses philosophes et de ses légendaires universités, pour Manetheren et Eharon – en d’autres termes, pour toutes les Dix Nations, victorieuses mais réduites en poussière afin de donner naissance à d’autres pays qui se rappelleraient à peine leur existence, les tenant au mieux pour le symbole d’un âge d’or mythique.

Mais tout cela était encore à venir, et Mat bannit ces souvenirs-là pour se concentrer sur le moment présent – cette nuit en réalité très lointaine où il s’abandonnait à la danse aux pas imposés avec…

Le jeune homme cligna des yeux, un instant ébloui par la lumière du soleil qui se déversait des fenêtres… et par le visage à l’éclatante blancheur qui lui souriait sous une fine rosée de transpiration. Manquant s’emmêler les jambes lors de l’exécution des délicats entrelacs que ses pieds et ceux de Betse dessinaient sur le sol, il se ressaisit d’instinct, évitant de faire trébucher sa partenaire. Cette danse lui appartenait, aussi sûrement que les autres souvenirs – qu’ils fussent empruntés ou volés –, parce que tout cela était désormais si intimement intriqué à son propre passé – le vrai – qu’il lui fallait réfléchir pour faire la distinction. Oui, tout ça était à lui et comblait les trous dont était constellée sa mémoire. Tout bien pesé, il avait peut-être vécu pour de bon les moments qu’il évoquait.

Au sujet de la cicatrice, autour de son cou, il n’avait pas menti à Betse. Pendu pour en avoir su trop long – et pas assez. Par deux fois, il avait traversé un portique – en fait, un ter’angreal – comme un jeune chien fou. Un idiot du village convaincu que ce serait aussi facile qu’une promenade à travers champs. Enfin, presque aussi simple… Le résultat avait encore renforcé sa méfiance naturelle envers tout ce qui touchait de près ou de loin au Pouvoir. La première fois, parmi une kyrielle d’autres choses qu’il n’avait eu aucune envie d’entendre, on lui avait dit qu’il était destiné à mourir puis à vivre de nouveau. À cause de certaines informations glanées malgré lui ce jour-là, il avait tenté une seconde traversée de ter’angreal, tout ça pour se retrouver avec une corde autour du cou.

Une suite logique d’actions, chacune dictée par une très bonne raison ou par la pure nécessité, toutes semblant logiques sur le coup, et menant pourtant à des conséquences qu’il n’aurait jamais imaginées. Pour une raison inconnue, il semblait destiné à se retrouver embarqué dans des « danses » de ce genre. En tout cas, il était bel et bien mort, jusqu’à ce que Rand ait coupé la corde puis l’ait ramené à la vie. Pour la centième fois, il se refit une promesse solennelle. Désormais, il regarderait bien où il mettait les pieds. Plus question de se jeter tête baissée où que ce fût.

Pour être honnête, ce jour fatal, il n’avait pas récolté qu’une cicatrice autour du cou. Pour commencer, il avait récupéré la tête de renard en argent, un jeu d’ombre faisant ressembler son œil unique à l’antique symbole des Aes Sedai. Parfois, penser à ce médaillon le faisait tellement rire qu’il en avait mal aux côtes. Ne se fiant à aucune Aes Sedai, il dormait et se baignait avec le précieux bijou autour du cou. Décidément, le monde était un endroit amusant – quand on aimait l’humour noir ou absurde.

Ensuite, il avait gagné des connaissances – même s’il aurait préféré les laisser où elles étaient. Dans sa mémoire, des tranches de vie s’entassaient. Des tranches d’autres vies. Des milliers d’autres vies, parfois quelques heures, parfois des années, mais avec des trous – le souvenir de cours royales et de multiples combats, tout ça couvrant bien plus d’un millénaire, d’un temps bien antérieur aux guerres des Trollocs jusqu’à la dernière des batailles ayant jalonné l’ascension d’Artur Aile-de-Faucon. Un passé – non, des passés qui lui appartenaient. Ou c’était tout comme…

Nalesean, Daerid et Talmanes tapaient dans leurs mains au rythme de la musique, comme tous les autres hommes présents. Des membres de la Compagnie de la Main Rouge qui encourageaient leur chef à danser.

Ce nom, la Compagnie de la Main Rouge, le faisait frissonner intérieurement. Car il avait été celui d’un groupe de héros qui avaient tous péri en essayant de sauver Manetheren. Aujourd’hui, tous les hommes qui défilaient à pied ou à cheval derrière l’étendard de la Compagnie pensaient finir eux aussi au firmament de la légende.

Maîtresse Daelvin tapait aussi dans ses mains et les autres serveuses avaient cessé de travailler pour regarder les danseurs.

Si les membres de la Compagnie suivaient Mat, c’était à cause de ses « souvenirs empruntés », même s’ils n’en avaient pas conscience. Parce qu’il avait dans sa tête l’exacte connaissance de batailles et de campagnes qu’il avait fallu plus de cent hommes pour livrer ou pour mener. Qu’il ait appartenu au camp des vainqueurs ou à celui des vaincus, il se rappelait parfaitement comment chacune de ces batailles avait été gagnée ou perdue. Avec un peu d’astuce, il lui était donc très facile d’imaginer des stratégies gagnantes pour la Compagnie. En tout cas, ça avait fonctionné jusque-là. Quand il ne trouvait aucun moyen d’éviter une confrontation…

Plus souvent qu’à son tour, Mat avait souhaité qu’on le débarrasse de ces mémoires parasites. Car sans elles, il n’aurait jamais été dans cette fichue ville, chef de six mille hommes – avec de nouvelles recrues affluant chaque jour – et sur le point de les conduire au sud, où il devrait prendre le commandement d’une fichue armée pour envahir un pays de malheur contrôlé par un de ces maudits Rejetés. N’ayant rien d’un héros, il n’avait aucune envie d’en devenir un, parce que ces crétins-là avaient la mauvaise habitude de mourir jeunes. Un héros, c’était un peu un chien auquel on lançait un os, puis qu’on poussait dans un coin, histoire qu’il ne puisse pas aller le chercher. Ou pire encore, lui promettre un os afin de l’envoyer de nouveau à la chasse. Et ça valait aussi pour les soldats, bien entendu.

Cela dit, sans ces fameux souvenirs, Mat n’aurait pas eu six mille braves types autour de lui. Non, il aurait été seul, ta’veren jusqu’à la moelle des os et lié au Dragon Réincarné – bref, une cible sans défense et connue des Rejetés. Quoique certains d’entre eux, semblait-il, en connaissaient déjà beaucoup trop long au sujet de Matrim Cauthon. Selon feue Moiraine, il était important – au point que Rand aurait peut-être besoin de lui et de Perrin pour remporter l’Ultime Bataille. Si elle ne s’était pas trompée, il ferait ce qu’il faudrait, même si cette idée lui déplaisait souverainement. Mais ça n’impliquait pas d’être un fichu héros ! S’il avait pu seulement imaginer que faire au sujet du Cor de Valère de malheur…

Récitant intérieurement une courte prière pour le salut de Moiraine et de son âme, il espéra très fort qu’elle s’était trompée.

Lorsque Betse et lui furent revenus pour la dernière fois à leur point de départ, il s’immobilisa et la jeune femme se laissa tomber dans ses bras en riant aux éclats.

— C’était merveilleux ! Je me suis crue dans la salle de bal d’un palais. On pourrait recommencer ? Oui, encore une fois ! Encore une fois !

Maîtresse Daelvin applaudit un moment, puis elle s’avisa que les autres serveuses ne fichaient plus rien. Fondant sur elles en gesticulant tel un sémaphore, elle les força à s’éparpiller comme une volée de moineaux.

— « Fille des Neuf Lunes », ça te dit quelque chose ? demanda Mat à sa cavalière.

Les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche. Sans doute parce qu’il avait pensé à ces fichus ter’angreal. S’il trouvait un jour la Fille des Neuf Lunes – et fasse la Lumière que ce ne soit pas demain ! – elle ne serait certainement pas serveuse dans l’auberge d’une ville remplie de soldats et de réfugiés. Encore que… Qui pouvait dire, avec les prophéties ? Mourir et vivre de nouveau… Épouser la Fille des Neuf Lunes… Renoncer à la moitié de la lumière afin de sauver le monde – quoi que ça puisse vouloir dire. Mais il était bel et bien mort au bout de cette corde. Si cette prédiction était vraie, les autres devaient l’être aussi. Pas moyen de voir les choses autrement…

— La Fille des Neuf Lunes ? répéta Betse, le souffle encore court. (Ce qui ne ralentissait en rien son débit.) C’est une auberge ? Une taverne ? Pas à Maerone, en tout cas. Peut-être à Aringill, de l’autre côté du fleuve… Je ne suis jamais allée à…

Mat posa un index sur les lèvres de la jeune femme.

— Aucune importance. Si on dansait, plutôt ?

Une bonne vieille danse de Deux-Rivières, cette fois. Appartenant au présent et n’évoquant pas d’autres souvenirs que les siens. Sauf qu’il devait faire un sacré effort pour les distinguer des autres, désormais…

Entendant quelqu’un se racler la gorge, Mat se retourna et soupira en reconnaissant Edorion, debout dans l’encadrement de la porte, ses gantelets renforcés d’acier à la ceinture et son casque sous le bras. Quand il jouait aux cartes contre Mat, dans la Pierre de Tear, le jeune noble était un garçon enveloppé aux joues roses de bébé. Depuis ce temps, il s’était endurci, perdant du poids, et il avait bronzé au soleil. Son casque n’était plus orné d’une plume et des entailles constellaient son plastron naguère lisse et immaculé. Et sur sa veste bleu rayé de noir aux manches larges, on ne comptait plus les marques d’usure.

— Tu m’as demandé de venir te rappeler ta ronde, à cette heure précise. (En évitant soigneusement de regarder Betse, il toussota derrière sa main levée.) Mais si tu veux, je peux revenir plus tard…

— Non, j’arrive, répondit Mat.

Il était important de faire des rondes tous les jours, et d’inspecter à chaque occasion quelque chose de différent. En tout, c’était ce que lui soufflaient ses souvenirs empruntés, et sur les points de ce genre, il avait pris l’habitude de les écouter. S’il devait faire ce travail, autant s’en acquitter du mieux possible, parce que ça l’aiderait à rester en vie. De plus, Betse s’était écartée de lui et elle tentait en même temps de s’essuyer le front avec son tablier et de remettre un peu d’ordre dans ses cheveux. L’euphorie s’effaçait déjà de son visage, mais ça n’avait rien d’inquiétant. Elle n’oublierait pas.

« Danse bien avec une femme, et tu l’auras à demi conquise. »

— Donne ça aux musiciens, dit-il en laissant tomber trois couronnes d’or dans la paume de sa cavalière.

Si mal qu’ils aient joué, ces artistes lui avaient permis de s’évader pour un temps de Maerone et de ne pas penser à son avenir immédiat. En outre, les femmes appréciaient qu’on se montre généreux.

Mat s’inclina, à un souffle de faire un baisemain à sa belle, puis il lança :

— À plus tard, Betse. À mon retour, nous danserons encore.

À la grande surprise du jeune flambeur, la serveuse lui agita un index sous le nez puis secoua la tête, désapprobatrice, comme si elle avait lu dans ses pensées. Étrange, mais au fond, quand avait-il prétendu comprendre les femmes ?

Après avoir vissé son chapeau sur sa tête, Mat récupéra sa lance à hampe noire, appuyée contre un mur près de la porte. Un autre « trésor » glané en traversant le fichu second ter’angreal. Une arme qui portait sur sa hampe des inscriptions dans l’ancienne langue et dont le fer, qui ressemblait à une lame d’épée courte, était orné par deux corbeaux.

— Aujourd’hui, nous allons faire le tour des tavernes et des auberges, dit Mat à Edorion.

Les deux hommes sortirent de l’auberge pour débouler sous la fournaise de Maerone et affronter l’agitation qui régnait dans les rues.

Bien qu’elle fût cinquante fois plus grande que tout ce que Mat avait vu avant de quitter Deux-Rivières, la ville dépourvue de fortifications était en réalité un village quelque peu surdimensionné. La majorité des bâtiments de pierre ou de brique n’avait qu’un niveau, les toits de chaume ou couverts de bardeaux de bois étant aussi nombreux que ceux en ardoise ou en tuile. Ces derniers temps, les rues en terre battue étaient en permanence bondées de monde. En matière de civils, c’était surtout des Andoriens et des Cairhieniens qu’on y croisait. Car Maerone, même si elle se dressait du côté cairhienien du fleuve Erinin, n’appartenait plus à aucune nation. Elle s’internationalisait sous l’influence des gens venus d’une demi-douzaine de pays différents qui y séjournaient ou y passaient quelques jours. Depuis son arrivée, Mat avait même aperçu trois ou quatre Aes Sedai. Malgré la protection que lui offrait le médaillon, il s’en était tenu loin – inutile de chercher les problèmes avec une lanterne – mais aucune n’était restée bien longtemps. Quand ça comptait vraiment, sa chance lui faisait rarement défaut. En tout cas, il en était allé ainsi jusque-là…

S’occupant de leurs affaires avec une belle concentration, les citadins ignoraient presque totalement les réfugiés qui erraient dans les rues. Des hommes, des femmes et des enfants en haillons, tous venus du Cairhien, qui finissaient par longer le fleuve un moment avant de retourner dans un des camps qui entouraient la ville. Très peu d’entre eux s’en repartaient pour le Cairhien, alors que la guerre civile y était pourtant terminée. Mais les brigands y sévissaient toujours, et ces gens avaient peur des Aiels. D’après ce que Mat savait, ils redoutaient de rencontrer le Dragon Réincarné. Ayant fui aussi loin qu’ils l’avaient pu, ces malheureux n’avaient plus d’énergie pour rien, à part ces promenades au bord du fleuve, durant lesquelles ils pouvaient contempler le royaume d’Andor, sur l’autre berge.

Les hommes de la Compagnie se mêlaient à la foule. Seuls ou par groupe de trois, ils déambulaient devant les boutiques et les débits de boissons. Des nouvelles recrues, des archers ou des arbalétriers en veste courte couverte de disques d’acier, des piquiers porteurs de cuirasses bossuées mises au rebut par leurs supérieurs ou récupérées sur des cadavres… Bien entendu, il y avait aussi des cavaliers teariens et cairhieniens, très faciles à distinguer de loin à la seule vue de leur casque, et même quelques Andoriens au casque conique muni d’une grille protectrice. Durant son « règne », Rahvin avait éjecté des Gardes de la Reine tous les hommes qu’il jugeait trop loyaux à Morgase. Du coup, quelques-uns avaient rejoint la Compagnie.

Des colporteurs se faufilaient dans la foule, vantant les produits exposés sur leur éventaire. Des aiguilles, du fil, des onguents censés guérir toutes les blessures, des médicaments radicaux contre les ampoules, les dérangements intestinaux et la fièvre, des savonnettes, de la vaisselle en fer-blanc garantie contre la rouille, des couteaux et des poignards à la lame en acier andorien (le meilleur du meilleur, selon ces vendeurs), bref, tout ce dont un soldat avait en principe besoin, plus les « extras » que des bonimenteurs plus ou moins doués pensaient pouvoir leur fourguer. Dans le vacarme, les beuglements de tous ces camelots ne s’entendaient guère à plus de trois pas…

Bien entendu, les soldats reconnaissaient Mat au premier coup d’œil, et beaucoup l’acclamaient, y compris des hommes trop éloignés de lui pour voir davantage que son chapeau à larges bords et la lame de son étrange lance. Deux caractéristiques qui l’identifiaient aussi sûrement que les armes d’une maison noble. S’il ne se souciait pas de porter une armure ou un casque, disaient des rumeurs qu’il avait toutes entendues, c’était à cause d’une folle bravoure – la thèse la plus sage – ou (la plus démente) parce que seule une arme forgée par le Ténébreux en personne était en mesure de le tuer. En réalité, s’il portait un chapeau ordinaire, c’était parce que ses larges bords lui ombrageaient agréablement le visage. Et parce que ce « pense-bête » lui rappelait en permanence d’éviter tous les endroits où il aurait pu avoir besoin d’un casque et d’une armure.

Les histoires qu’on racontait au sujet de sa lance et de ses inscriptions que très peu de nobles pouvaient lire se révélaient encore plus extravagantes. Pourtant, elles restaient bien en deçà de la vérité. La lame ornée de corbeaux avait été fabriquée par des Aes Sedai pendant la Guerre des Ténèbres, soit avant la Dislocation du Monde. Il n’était jamais utile de l’affûter, et même s’il en avait eu envie, Mat doutait d’être capable de la briser.

Répondant d’un geste de la main aux vivats des soldats – « Que la Lumière brille sur le seigneur Matrim ! », « Le seigneur Matrim et la victoire ! » et autres crétineries de ce genre –, Mat se fraya un chemin dans la foule en compagnie d’Edorion. Au moins, il n’avait pas besoin de jouer des coudes, car les gens s’écartaient dès qu’ils le voyaient. Que n’aurait-il pas donné pour que les réfugiés cessent de le regarder comme s’il avait dans sa poche la clé de leur avenir et de leurs espoirs. À part s’assurer qu’ils aient leur part de la nourriture qui arrivait de Tear par caravanes entières, qu’aurait-il pu faire pour ces gens ?

En plus d’être en haillons, remarqua-t-il, presque tous étaient recouverts de crasse.

— Le savon a été distribué dans les camps de réfugiés ?

Edorion entendit la question malgré le vacarme.

— Oui. Mais les gens l’échangent à des colporteurs contre de la vinasse. Ils ne veulent pas se laver, mais traverser le fleuve, ou alors noyer leurs malheurs dans l’alcool.

Mat eut un grognement amer. Le droit de gagner Aringill ? Non, ça, il ne pouvait pas le leur offrir…

Jusqu’à ce que la guerre civile et d’autres horreurs dévastent le pays, Maerone avait été un carrefour commercial pour tout ce que s’échangeaient le Cairhien et Tear. En conséquence, on y trouvait presque autant de tavernes et d’auberges que de maisons. Les cinq premiers établissements qu’inspecta Mat se ressemblaient tous, qu’ils se nomment Le Renard et l’Oie ou Le Fouet du Conducteur. Des bâtiments de pierre à la salle commune prise d’assaut, avec à l’occasion une rixe amicale dont le jeune flambeur ne se formalisa pas – d’autant plus que personne n’était soûl parmi les belligérants.

La Porte du Fleuve, à l’autre bout de la ville, avait été la meilleure auberge de Maerone. À présent, les planches clouées sur sa porte décorée d’un soleil sculpté rappelaient à tous les aubergistes et à tous les taverniers ce qu’il en coûtait de laisser les soldats de la Compagnie boire plus que de raison. Cela dit, les soldats, même sobres, avaient tendance à se battre à la moindre occasion. Les Teariens contre les Cairhieniens, les Andoriens contre les Cairhieniens, puis les Teariens contre… Sans compter les cavaliers contre les fantassins, les hommes d’un seigneur contre ceux d’un autre, les vétérans contre les bleus, les militaires contre les civils… Par bonheur, des hommes armés de gourdins et portant un brassard rouge s’assuraient (fermement) que ces rixes ne dégénèrent pas. Chaque unité devait à son tour fournir des Bras-Rouges – différents tous les jours – et ceux-ci devaient payer pour tous les dégâts constatés lorsqu’ils étaient en service. Inutile de dire qu’il faisait montre d’un zèle… percutant.

Au Renard et l’Oie, un trouvère d’une quarantaine d’années, taillé en force, jonglait avec des torches. À L’Auberge de L’Erinin, un petit type maigre qui s’accompagnait à la harpe déclamait des passages de La Grande Quête du Cor. Malgré la chaleur, tous deux arboraient leur cape à carreaux – en réalité, des carrés de tissu cousus sur le vêtement qui ondulaient lorsqu’ils bougeaient. Plutôt que d’y renoncer, un trouvère digne de ce nom aurait préféré se couper une main. Les deux artistes attiraient un nombreux public – la plupart des spectateurs venant de villages où on se réjouissait toujours de la visite d’un trouvère. En tout cas, ils avaient plus de succès que la chanteuse qui donnait un récital sur une table des Trois Tours, une taverne assez miteuse. Avec ses longs cheveux noirs bouclés, la fille était très jolie, mais ses chansons sur le grand amour avaient assez peu de chances d’intéresser les ivrognes qui tenaient lieu de piliers à l’établissement.

Les autres auberges et tavernes ne proposaient pas de divertissement, à part un ou deux musiciens. Pourtant, la clientèle affluait, faisant un raffut d’enfer, et des parties de dés étaient en cours sur la moitié des tables. À ce spectacle, Mat eut des fourmis dans les mains. Mais il gagnait presque toujours, surtout aux dés, et il n’aurait pas été juste de dépouiller ainsi ses propres soldats. Et ils composaient la majorité des joueurs, puisque très peu de réfugiés avaient des sous en poche.

Il n’y avait pourtant pas que des soldats dans ces tripots. Mat repéra un mince Kandorien à la barbe fourchue, chaque oreille ornée d’une pierre de lune grosse comme un œuf, des chaînes d’argent barrant la poitrine de sa veste rouge. Ailleurs, il repéra une Domani au teint cuivré, le regard vif et les doigts lestés de bagues, qui portait une robe bleue curieusement pudique. Il vit aussi un gaillard du Tarabon, son chapeau conique bleu vissé sur la tête, son épaisse moustache visible derrière un voile transparent. Et bien entendu, des Teariens dodus en veste resserrée sur la taille, des Murandiens maigrichons en veste longue leur pendant sur les genoux, et toute une théorie de femmes en robe au col montant ou à l’ourlet au ras de la cheville, mais toujours très bien coupée dans du tissu de qualité d’une couleur sobre. Des négociants et des négociantes, tous prêts à se remettre à l’ouvrage dès que renaîtrait le commerce entre le royaume d’Andor et le Cairhien.

Dans chaque salle commune, Mat nota la présence de deux ou trois hommes au regard dur assis à l’écart – en général seuls à une table – certains très bien habillés, d’autres à peine mieux mis que les réfugiés, mais tous paraissant savoir se servir de l’épée qui battait leur flanc ou était accrochée dans leur dos. Dans cette catégorie d’individus, Mat classa également deux femmes qui n’arboraient pourtant aucune arme. Mais l’une avait posé sur la table ce qui n’était sûrement pas un long bâton de marche, et l’autre devait avoir un ou plusieurs couteaux cachés dans sa jupe d’équitation. En portant lui-même plusieurs sur toute sa personne, Mat n’avait pas les yeux dans sa poche sur ce sujet. D’autre part, certain de savoir pourquoi tous ces aventuriers étaient là, il pensait sincèrement que la femme en question, si elle était venue les mains vides, aurait été la plus grande idiote du monde.

Alors qu’il sortait du Fouet du Conducteur avec Edorion, Mat s’arrêta pour suivre des yeux une femme solidement charpentée et en jupe-culotte qui se frayait un chemin dans la foule. Son regard vif, qui ne ratait pas un détail, démentait l’apparente placidité de son visage rond. Idem pour le gourdin clouté qui pendait à sa ceinture en face d’un couteau à la lame assez imposante pour convenir à un Aiel. Une troisième femme à classer dans la catégorie des aventuriers. En réalité, des Quêteurs du Cor à la poursuite du légendaire instrument qui rappellerait les héros morts de la tombe, afin qu’ils participent à l’Ultime Bataille. Trouver le Cor, c’était s’assurer une place de choix dans l’Histoire.

En supposant qu’il reste quelqu’un pour l’écrire, pensa Mat, d’humeur morose.

Certains Quêteurs pensaient que le Cor réapparaîtrait dans un endroit où il y avait du grabuge, voire un conflit. La Grande Quête du Cor n’avait plus été lancée depuis quatre siècles. Pourtant, cette fois, les gens avaient accouru de partout pour prêter le serment rituel. Dans les rues de Cairhien, Mat avait vu des hordes de Quêteurs, et il s’attendait au même spectacle dans celles de Tear, quand il y serait. Et sans nul doute, ces chevaleresques idiots devaient se ruer en masse vers Caemlyn, à présent. Dommage qu’aucun d’eux n’ait trouvé le Cor. Selon ce qu’il en savait, l’instrument du fichu Valère était caché quelque part dans les entrailles de la Tour Blanche. Et s’il connaissait les Aes Sedai, moins d’une dizaine devaient être au courant…

Des fantassins qui suivaient un officier cairhienien à cheval passèrent entre Mat et la femme au gourdin. Une sacrée colonne composée de presque deux cents piquiers suivis par une cinquantaine d’archers, arme à l’épaule et carquois sur la hanche. Leurs arcs ne ressemblaient pas à ceux de Deux-Rivières – une bonne partie de l’enfance de Mat, ces concours de tir… – mais ils restaient des armes de bonne qualité.

Il devrait trouver assez d’arbalètes pour compléter ces forces, même si les archers ne voyaient pas ça d’un bon œil.

Toute la colonne chantait, ces nombreuses gorges assez puissantes pour couvrir le vacarme ambiant.

Tu boufferas des haricots

Du foin pourri, de la barbaque

Pour tes vingt ans comme cadeau

T’auras un bon coup de sabot.

En vieillissant tu saigneras

D’assaut glorieux en vile attaque

Et pour seuls sous tu compteras

Ceux qu’en rêve tu trouveras.

Ami, si tu deviens soldat,

Ami, si tu deviens soldat.

Une masse de civils, citadins et réfugiés confondus, suivait ce défilé. Uniquement de jeunes hommes, qui regardaient et écoutaient, leur curiosité en éveil.

Un phénomène qui déconcertait Mat. Plus la chanson médisait du métier de soldat – celle-ci était loin d’être la pire – plus la foule se densifiait. Aussi sûrement que l’eau mouillait, une bonne partie des spectateurs iraient parler à un porte-étendard avant la fin de la journée. Et parmi eux, un grand nombre finiraient par écrire leur nom, ou faire une croix, en bas du formulaire d’engagement d’un sergent recruteur.

Ces imbéciles pensaient-ils que les chansons avaient pour but de les décourager, afin que les militaires gardent toute la gloire pour eux ? Au moins, les hommes ne chantaient pas Danser avec le Grand Faucheur. Cette chanson-là, Mat la détestait… Mais dès que les candidats à la boucherie avaient compris que le Grand Faucheur était la mort – certains ne brillaient pas par leur intelligence – ils se précipitaient à la recherche d’un porte-étendard, courant à en perdre haleine.

Ta fiancée épousera

De guerre lasse un autre type

Et toi pour foyer tu auras

Un tombeau boueux, petit gars.

Pas même un chien pour te pleurer,

Des vers qui te rongent les tripes

Dans ta miteuse éternité

Tu regretteras d’être né.

Ami, si tu deviens soldat,

Ami, si tu deviens soldat.

Alors que la colonne s’éloignait avec son escorte d’abrutis, Edorion lâcha d’un ton neutre :

— Beaucoup d’hommes se demandent quand nous partirons pour le Sud. Les rumeurs vont bon train. (Du coin de l’œil, il évalua l’humeur de son chef.) J’ai remarqué que les maréchaux-ferrants venaient contrôler les fers des attelages des chariots…

— Nous partirons quand le moment sera venu, dit Mat. Inutile d’avertir Sammael que nous arrivons.

Edorion coula à son chef un regard dubitatif. Ce Tearien n’était pas un imbécile. Non que Nalesean en fût un – parfois, il se montrait seulement un peu trop zélé – mais Edorion avait un esprit plus affûté. Par exemple, Nalesean n’aurait jamais remarqué les maréchaux-ferrants. Si la maison Aldiaya n’avait pas primé la maison Selorna, Mat aurait volontiers nommé Edorion à la place de Nalesean. Ces idiots de nobles et leur obsession de la hiérarchie ! Non, Edorion, décidément, avait plus qu’un pois chiche dans le crâne. Il savait que la nouvelle du départ de la Compagnie serait immédiatement suivie par l’envoi d’informations via le trafic fluvial et sans doute aussi par pigeons voyageurs. Même s’il avait cru en sa chance insolente au point que sa tête en éclate comme un melon, Mat n’aurait pas misé un sou sur l’absence d’espions ennemis à Maerone.

— Selon une rumeur, le seigneur Dragon était en ville hier, dit Edorion, baissant la voix autant que le bruit ambiant le lui permettait.

— Le grand événement, hier, c’est que j’ai pris mon premier bain depuis une semaine… Bon, si on pressait un peu le pas ? Déjà qu’on risque d’en avoir jusqu’au soir pour finir cette inspection, alors, si on traîne…

Mat aurait donné cher pour savoir d’où venait cette rumeur. L’affaire remontait à une demi-journée, et il n’y avait pas eu de témoin. Aux petites heures de l’aube, une sorte de trait lumineux était apparu dans sa chambre du Cerf Doré. En le voyant, Mat s’était jeté en travers de son lit à baldaquin, une botte à demi retirée et l’autre encore à un pied. D’instinct, il avait dégainé le couteau dissimulé dans son dos. Puis il avait compris de quoi il s’agissait.

Quelques secondes plus tard, Rand était sorti d’un de ses maudits portails – des fichus trous dans le néant –, et il venait semblait-il de Caemlyn, d’après ce que Mat avait vu dans l’ouverture, avant qu’elle se referme.

Il était vraiment surprenant que Rand déboule ainsi au petit matin, et sans un Aiel, dans la chambre de son ami. En y repensant, Mat en avait encore des sueurs froides. S’il avait été au mauvais endroit, le portail de malheur aurait pu le couper en deux. Bon, vraiment, il n’aimait pas le Pouvoir de l’Unique. De plus, tout ce qui était arrivé lui avait paru étrange…


— Hâte-toi lentement, Mat, avait dit Rand en faisant les cent pas dans la chambre. (Sans jamais regarder dans la direction de son ami.) Il faut absolument qu’il s’en aperçoive. Tout dépend de ce point-là.

Le visage ruisselant de sueur, Rand serrait bizarrement les dents. Assis sur son lit, Mat avait fini de retirer sa botte avant de la laisser tomber sur le petit tapis que maîtresse Daelvin avait mis à sa disposition.

— Je sais, répondit-il en massant sa cheville, qu’il avait cognée contre un des montants du lit. J’ai participé à l’élaboration de ce plan, au cas où tu l’aurais oublié.

— Comment sait-on qu’on est amoureux d’une femme, Mat ?

Rand n’avait pas cessé de marcher en long et en large, comme si son discours s’était enchaîné le plus logiquement du monde.

— Au nom de la Fosse de la Perdition, comment le saurais-je ? C’est un piège dans lequel je ne suis jamais tombé. Pourquoi cette question ?

Rand avait simplement haussé les épaules.

— Je vais en finir avec Sammael. Je l’ai juré, et je le dois à nos morts. Mais où sont les autres Rejetés ? Il faut que je les extermine !

— Un à la fois, cependant…

Non sans effort, Mat parvint à ne pas laisser filtrer les doutes qui l’assaillaient. Ces derniers temps, on ne savait jamais ce que Rand pouvait se mettre en tête…

— Il y a des fidèles du Dragon au Murandy, Mat. En Altara aussi. Des hommes qui me sont loyaux. Quand l’Illian sera conquis, l’Altara et le Murandy tomberont comme des fruits mûrs. Je contacterai des fidèles du Dragon au Tarabon, et en Arad Doman, et si les Capes Blanches tentent de m’empêcher d’entrer en Amadicia, je les écraserai. Le Prophète a préparé le Ghealdan à mon avènement, et il a commencé à faire de même en Amadicia. Tu t’imagines, Masema, le Prophète ? Le Saldaea se ralliera à moi, Bashere en est sûr. Toutes les Terres Frontalières le feront. Il le faut ! Je vais réussir à unir les nations avant l’Ultime Bataille, Mat ! Oui, j’y arriverai !

Rand parlait d’un ton fébrile, comme s’il s’était exalté au fil de sa tirade.

— C’est sûr, vieux, avait soufflé Mat en posant sa seconde botte à côté de la première. Mais une chose à la fois, non ?

— Aucun homme ne devrait entendre dans sa tête la voix de quelqu’un d’autre, avait marmonné Rand.

Alors qu’il retirait une de ses chaussettes de laine, Mat s’était pétrifié. Très étrangement, dans ce contexte, il s’était aperçu qu’il songeait aux chaussettes, se demandant s’il pourrait les porter à son réveil.

Rand savait en partie ce qui s’était passé de l’autre côté du ter’angreal, à Rhuidean. En tout cas, il avait compris que c’était de là que Mat tenait ses connaissances stratégiques. Cela dit, Rand ne savait pas tout. Par exemple au sujet des souvenirs appartenant à d’autres hommes…

Sans remarquer le trouble de son ami, Rand s’était passé une main dans les cheveux avant de reprendre :

— On peut l’abuser, Mat ! Sammael ne voit que ce qu’il a devant le nez. Mais y a-t-il un trou de souris par où il peut se glisser ? Si nous commettons une erreur, des milliers de gens mourront. Des dizaines de milliers, même. Je sais qu’il y aura des centaines de victimes, mais je refuse de compter en milliers.


Mat eut une grimace si féroce que le colporteur qui tentait de lui vendre un couteau – avec un manche incrusté d’éclats de verre coloré qu’il qualifiait de gemmes – manqua laisser tomber son « trésor » tout en filant se fondre dans la foule. La rencontre avec Rand avait continué sous ces auspices. L’invasion de l’Illian, les Rejetés, les femmes – au fait, c’était lui qui savait s’y prendre avec elles, oui, lui et Perrin –, l’Ultime Bataille, les Promises de la Lance… Sans compter des allusions auxquelles Mat n’avait rien compris. Et bien sûr, tout ça sans écouter ses réponses, ni prendre le temps d’attendre qu’il les formule, le plus souvent.

Entendre Rand parler de Sammael comme s’il le connaissait avait été très perturbant. Bien sûr, le pauvre garçon était destiné à devenir fou. Mais s’il en était déjà à ce point…

Et que signifiait cette histoire au sujet des autres idiots qu’il réunissait autour de lui ? Des types qui aspiraient à canaliser le Pouvoir, plus Mazrim Taim, qui en était déjà capable. Rand avait mentionné ça en passant. Mazrim Taim, un fichu faux Dragon, formait ses maudits disciples – ou quel que soit le nom qu’il leur donnait. Quand tous ces hommes deviendraient cinglés, Mat espérait être au moins à mille lieues de là…

Hélas, il n’avait pas plus le choix qu’une feuille prise dans un cyclone. Il était ta’veren, certes, mais Rand l’était encore plus que lui. Dans les Prophéties du Dragon, il n’y avait pas un mot sur Mat Cauthon. Pourtant, il était piégé comme une hermine sous une clôture. Comme il aurait aimé n’avoir jamais vu le Cor de Valère !

L’air maussade, Mat inspecta à pas forcé la dizaine d’établissements suivants, toujours en décrivant un cercle dont Le Cerf Doré était le centre. Ces auberges et ces tavernes se révélèrent strictement semblables aux précédentes. Des tables serrées les unes contre les autres où des hommes buvaient, jouaient aux dés ou se défiaient au bras de fer. Alors que des musiciens s’échinaient à jouer, le plus souvent en vain, les Bras Rouges étouffaient les rixes dans l’œuf. Dans une auberge, un autre trouvère déclamait des passages de La Grande Quête du Cor, une saga très populaire, même quand il n’y avait pas de Quêteurs dans la salle. Dans une autre, une petite femme aux cheveux clairs interprétait une chanson plutôt leste que son regard plein d’innocence rendait encore plus audacieuse.

L’humeur de Mat était toujours à l’orage quand il sortit du Cor d’Argent – un nom parfaitement idiot – où officiait la chanteuse faussement ingénue. Peut-être parce qu’il était en pétard, il se précipita vers l’attroupement qui s’était formé devant une autre auberge, et d’où montaient des cris. Si des soldats étaient impliqués, les Bras Rouges interviendraient, pourtant Mat se fraya un passage dans la foule.

Rand qui perdait la tête, le laissant seul dans la tempête. Taim et les autres crétins prêts à le suivre dans la folie. Sammael qui attendait en Illian, les autres Rejetés étant la Lumière seule savait où, tous crevant sans nul doute d’envie de décoller de ses épaules la tête d’un certain jeune flambeur. Dans tout ça, il ne mentionnait qu’en passant ce que lui feraient les Aes Sedai, si elles lui remettaient la main dessus – celles qui en savaient trop long, en tout cas. Et tout le monde qui croyait que Matrim Cauthon allait devenir un fichu héros !

Quand il ne pouvait pas fuir un combat à toutes jambes, Mat essayait en principe de s’en tirer par la négociation. Mais pour l’heure, il brûlait d’envie de flanquer son poing dans la figure de quelqu’un. Hélas, ce qu’il découvrit ne correspondait à rien de ce qu’il attendait.

Une foule de citadins – des Cairhieniens courts sur pattes vêtus de couleurs ternes et des Andoriens plus grands et plus « colorés » – entouraient mornement deux grands types minces à la moustache recourbée. Portant des vestes longues en soie brillante du Murandy, les deux hommes arboraient chacun une épée au pommeau et aux quillons dorés. L’un, en veste rouge, souriait en regardant son compagnon, en veste jaune, secouer par le col un gamin qui arrivait à peine à la ceinture de Mat. On eût dit un chien tenant un rat dans sa gueule.

Maîtrisant son agacement, Mat se força à ne pas oublier qu’il ignorait la cause de cet incident.

— Du calme avec le petit, dit-il en posant une main sur la manche jaune du type. Qu’a-t-il fait pour mériter ça ?

— Il a touché mon cheval ! répondit l’homme avec un accent de Mindea à couper au couteau.

Les gens de Mindea se vantaient – oui, se vantaient ! – d’être les plus irascibles du Murandy.

— Je vais briser le cou de ce bouseux. Lui tordre le…

Sans un mot de plus, Mat propulsa l’embout de sa lance entre les jambes du type. Le Murandien ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les yeux révulsés, il tomba à genoux, sa victime en profitant pour déguerpir, puis s’écroula face contre terre.

— On dirait que tu ne lui tordras rien, mon gars…

Bien entendu, l’affaire ne s’arrêta pas là. Le crétin en veste rouge tenta de dégainer son épée, et réussit à tirer au clair quelques pouces d’acier avant que Mat lui fracasse le poignet avec sa lance. L’abruti lâcha son épée, mais essaya de dégainer, de l’autre main, le couteau qu’il portait à la ceinture. Promptement, mais sans y aller trop fort, Mat lui flanqua un coup de hampe derrière l’oreille, l’envoyant rejoindre son compagnon sur le sol.

Fichu débile ! pensa Mat sans savoir si c’était son adversaire ou lui qu’il qualifiait ainsi.

Des Bras Rouges, cinq ou six, fendirent la foule de curieux. Des cavaliers teariens, mal à l’aise dans leurs bottes montantes dès qu’ils étaient à bas de leur selle, le brassard écrabouillant la manche bouffante noir et or de leur veste.

Edorion avait intercepté le gamin au vol. Un garçonnet de six ou sept ans qui remuait ses orteils nus dans la poussière et tentait à intervalles réguliers d’éprouver la solidité de la prise du Tearien. Émacié, l’air boudeur, un nez en forme de patate, une bouche trop grande et des oreilles en chou-fleur, c’était l’enfant le plus laid que Mat eût jamais vu. Aux trous qui constellaient ses vêtements, on pouvait déduire que c’était un réfugié. Miteux, certes, mais inoffensif.

— Règle cette histoire, Harnan, dit Mat à un Bras Rouge au menton en galoche qui arborait sur la joue gauche un tatouage (minimaliste) censé représenter un faucon.

La mode se répandait dans la Compagnie, mais la plupart des hommes se limitaient à des parties du corps le plus souvent couvertes.

— Trouve le pourquoi et le comment de cette histoire, précisa Mat à Harnan, qu’il avait choisi parce qu’il avait l’air patient – et parce qu’il tenait lieu de chef au groupe de Bras Rouges. Puis éjecte ces deux idiots de la ville.

Quelle que soit la raison de l’incident, les types méritaient au minimum ce châtiment.

Un Murandien en veste sombre, maigre comme un clou, fendit le cercle de curieux et vint s’agenouiller à côté des deux imbéciles assommés par Mat. Veste Jaune émettait d’étranges grognements tandis que Veste Rouge, la tête entre les mains, éructait ce qui semblait bien être des imprécations.

Le nouveau venu parvint à faire plus de bruit qu’eux :

— Seigneur Paers ! Seigneur Culen ! Vous a-t-on tués ? (L’homme tendit vers Mat ses mains tremblantes.) Noble seigneur, ne les abattez pas ! Voyez, ils ne peuvent pas se défendre ! Et ce sont des Quêteurs du Cor ! Je suis Padry, leur valet. Il s’agit de héros, noble seigneur !

— Je ne vais abattre personne, coupa Mat, dégoûté. Mais avant le coucher du soleil, je veux que ces « héros » soient en selle, et hors de la ville. Je déteste qu’un adulte menacer de briser le cou d’un enfant. Le coucher du soleil, c’est compris ?

— Noble seigneur, ils sont blessés ! Ce n’est qu’un fils de paysan, et il molestait le cheval du seigneur Paers.

— J’étais monté en selle ! cria le gamin. Je ne le mol… enfin, je ne faisais pas ce qu’il dit !

Mat eut un sourire sans joie.

— On ne brise pas le cou d’un garçon parce qu’il est monté sur un cheval. Même un fils de paysan ! Débarrasse-moi de ces deux bouffons, Padry, ou c’est moi qui leur briserai l’échine !

Mat fit un signe à Harnan, qui fit lui-même un signe aux autres Bras Rouges. Comme les porte-étendard, les chefs sortis du rang – parfois appelés chefs de file – ne levaient jamais le petit doigt. Les Bras Rouges soulevèrent à demi Culen et Paers puis les traînèrent sans ménagement. En se tordant les mains, Padry les suivit et sa litanie recommença :

— Enfin, ils ne sont pas en état de chevaucher. Et ce sont des Quêteurs du Cor !

Mat s’avisa qu’Edorion n’avait pas lâché le petit fauteur de troubles. L’incident étant clos, les citadins s’éparpillaient, aucun n’accordant l’ombre d’un regard au petit réfugié. Ayant leurs propres enfants à nourrir, ils s’échinaient déjà assez comme ça…

— Petit, fit Mat, à force de monter sur le cheval d’un inconnu, tu risques de gros ennuis. Par exemple, l’étalon de cet idiot aurait pu te désarçonner puis t’écrabouiller à coups de sabot jusqu’à ce qu’on ne distingue plus ta tête de tes pieds.

— C’était un hongre… (L’enfant éprouva de nouveau la prise d’Edorion et fit la moue en constatant qu’elle était toujours aussi ferme.) Un hongre, oui, et il ne m’aurait pas fait de mal. Les chevaux m’aiment. Et je ne suis pas un petit ! J’ai neuf ans, et mon nom, c’est Olver.

— Olver ?

Neuf ans, cet avorton ? Au fond, c’était possible. Mat avait du mal à estimer l’âge des enfants – surtout les gosses cairhieniens.

— Alors, Olver, où sont ton père et ta mère ? (Mat regarda autour de lui, mais les réfugiés passaient à côté du gamin sans baisser les yeux sur lui, comme les citadins.) Où sont-ils, Olver ? Il faut que je te conduise auprès d’eux.

Olver se mordit la lèvre. Une larme roulant sur sa joue, il l’écrasa rageusement.

— Les Aiels ont tué mon papa… Un de ces… Shado, ou un nom comme ça. Maman disait qu’on allait vivre en Andor, dans une ferme, avec des chevaux…

— Où est-elle ?

— Elle est tombée malade… Je l’ai enterrée dans un coin où il y avait quelques fleurs… (En larmes, Olver se débattit violemment entre les mains d’Edorion.) Laissez-moi partir ! Je peux me débrouiller tout seul ! Laissez-moi partir !

— Occupe-toi de lui jusqu’à ce qu’on lui trouve quelqu’un, dit Mat à Edorion.

— Moi ? gémit le Tearien, très occupé à éviter les coups du gamin sans pour autant le lâcher. Qu’est-ce que je peux bien faire de ce mulot qui se prend pour un lion ?

— Pour commencer, lui donner à manger…

Mat plissa le nez. À l’odeur de fumier qu’il dégageait, le gamin avait dû passer pas mal de temps dans la stalle du fameux hongre, couché sur la paille.

— Ensuite, lui faire prendre un bain. Il empeste.

— Ne parlez pas comme si je n’étais pas là ! s’indigna Olver.

Il se frotta les joues, ses larmes lui permettant d’étaler différemment la crasse.

— Pas comme si je n’étais pas là !

Mat sursauta, puis il se pencha vers l’enfant.

— Désolé, Olver… Quand j’étais petit, je détestais ça aussi… Maintenant, écoute-moi. Tu pues vraiment, donc, Edorion, mon ami, va te conduire au Cerf Doré, où maîtresse Daelvin te fera préparer un bain.

Olver se rembrunit encore.

— Si elle proteste, dis-lui que l’idée est de moi. Elle ne pourra pas t’empêcher de prendre un bain.

Voyant l’enfant ouvrir de grands yeux, Mat se retint à grand-peine de sourire, une réaction qui aurait gâché son effet. Olver n’avait certes aucune envie de prendre un bain, mais si on suggérait que quelqu’un puisse avoir la prétention de l’en empêcher…

— Obéis à Edorion. C’est un vrai seigneur de Tear, tu sais ? Il te dégottera un bon repas chaud et des vêtements sans trous. Sans parler d’une paire de chaussures.

Inutile d’ajouter « une famille d’accueil ». Maîtresse Daelvin se chargerait de ça. Si elle se faisait tirer l’oreille, quelques couronnes la convaincraient.

— Je n’aime pas les Teariens, fit Olver. (Il regarda Edorion, qui avait les yeux fermés et marmonnait dans sa barbe.) C’est un vrai seigneur ? Et toi aussi ?

Avant que Mat ait pu répondre, il vit Estean arriver au pas de course, son visage tout cabossé lustré de sueur. Sa cuirasse tout aussi cabossée ne gardait que de lointains souvenirs de ses glorieuses dorures et les galons de satin rouge, sur les manches jaunes de sa veste, semblaient usés jusqu’à la corde. En d’autres termes, il n’avait pas l’allure d’un fils de seigneur – et surtout pas du seigneur le plus riche de Tear. Mais à vrai dire, il ne l’avait jamais eue…

— Mat…, haleta-t-il en tentant d’écarter de son front une mèche de cheveux plats et raides. Mat… Près du fleuve…

— Quoi donc ? s’écria le jeune flambeur, agacé par la question d’Olver.

Si ça continuait, il finirait par porter dans le dos une inscription : « Je ne suis pas un fichu seigneur ! »

— Sammael ? Les Shaido ? Les Gardes de la Reine ? Les fichus Lions Blancs ?

— Un bateau, Mat… Un très gros bateau. Du Peuple de la Mer, je crois…

Très peu probable, ça… En principe, les Atha’an Miere, quand ils quittaient la haute mer, ne se risquaient jamais au-delà du port le plus proche. Cela dit… Eh bien, le long du fleuve Erinin, en direction du sud, il n’y avait pas beaucoup de villages. Avant que la Compagnie ait atteint Tear, les vivres transportés dans les chariots risquaient d’être épuisés. Mat avait déjà loué des barges qui suivraient la colonne, mais un plus gros bâtiment ne serait pas inutile.

— Edorion, occupe-toi d’Olver – et ne tire pas cette tête-là ! Estean, montre-moi ce navire…

Hochant frénétiquement la tête, Estean serait reparti au pas de course si Mat ne l’avait pas saisi par la manche pour le ralentir. D’une nature impulsive, le pauvre garçon apprenait lentement. Une configuration qui lui avait déjà valu de goûter cinq fois à la matraque de maîtresse Daelvin.

Alors que Mat approchait du fleuve, le pourcentage de réfugiés, dans la foule, augmenta nettement. Qu’ils aillent vers l’Erinin ou qu’ils en reviennent, tous marchaient comme des spectres. Sur les longs quais en bois goudronné – une protection contre l’humidité – plusieurs grands bacs étaient arrimés. Mais on avait retiré les rames et il n’y avait pas un homme d’équipage en vue sur l’un d’eux. Les seuls bateaux sur lesquels on distinguait de l’activité étaient des barges, une demi-douzaine, et quelques deux-mâts qui faisaient brièvement escale dans le port avant de continuer à descendre ou à remonter le fleuve. Sur les barges louées par Mat, les matelots aux pieds nus bougeaient au ralenti. Ces embarcations étaient chargées au maximum, et prêtes, selon leurs capitaines, à appareiller dès que Mat en donnerait l’ordre.

Sur le fleuve, des bateaux allaient et venaient sans cesse, de lourds bâtiments à la proue renflée et aux voiles carrées suivant ou croisant des navires plus petits et plus rapides dotés de voiles triangulaires. Mais il n’y avait aucun trafic fluvial entre Maerone et Aringill, la ville fortifiée sur laquelle battait au vent l’étendard au Lion Blanc du royaume d’Andor.

Le même étendard flottait naguère sur Maerone, les soldats andoriens qui tenaient la ville se montrant alors fort réticents à laisser entrer la Compagnie de la Main Rouge. Rand avait conquis Caemlyn, certes, mais son autorité ne s’étendait pas aux Gardes de la Reine présents en ville et encore moins aux unités créées par Gaebril, comme les Lions Blancs. À présent, ces « Lions » étaient quelque part dans l’Est – en tout cas, c’était par là qu’ils avaient fui, et les rumeurs au sujet d’exactions de brigands venaient peut-être d’eux – et les autres militaires andoriens avaient traversé le fleuve après quelques rudes escarmouches contre la Compagnie. Depuis, plus personne n’était passé d’une rive à l’autre.

Mat repéra immédiatement le bateau du Peuple de la Mer qui mouillait au milieu du fleuve. Très caractéristique, il était plus long et plus haut que tous les navires fluviaux, mais il restait cependant profilé et très élégant avec ses deux mats inclinés. Des silhouettes à la peau noire évoluaient dans le gréement, les hommes en pantalon anthracite ample étant pour la plupart torse nu alors que leurs compagnes portaient un chemisier de couleur vive. La moitié environ de l’équipage était composée de femme.

Repliées sur les vergues, les grandes voiles carrées n’étaient cependant pas serrées au maximum, ce qui permettrait de les déferler en quelques minutes.

— Estean, dit Mat, trouve-moi un canot et des rameurs. Plus vite que ça !

Dire qu’Estean avait besoin d’un ordre pour des évidences pareilles… Se passant une main dans les cheveux, il prit d’abord l’air ahuri, puis se décida enfin à partir au pas de course.

Quand il eut atteint le bout d’un des quais, Mat appuya sa lance sur son épaule et sortit la longue-vue qu’il gardait dans la poche de sa veste. Dès qu’il regarda dans le cylindre de cuivre, le bateau parut lui sauter au visage. Les marins semblaient attendre quelque chose, mais quoi ? Si certains regardaient en direction de Maerone, beaucoup avaient la tête tournée vers Aringill, y compris les hommes et les femmes – la Maîtresse des Voiles et ses officiers, sans doute – qui se tenaient sur le gaillard d’arrière surélevé. Déplaçant sa longue-vue vers la rive opposée du fleuve, Mat vit qu’un long canot étroit, propulsé par des rameurs noirs, fondait sur le navire.

Sur un des quais d’Aringill – la copie conforme de ceux de Maerone – Mat remarqua une agitation inhabituelle. Des hommes en veste rouge à col blanc au plastron brillant, l’uniforme des Gardes de la Reine, étaient en train d’accueillir des visiteurs à l’évidence débarqués du canot. Apercevant deux parasols rouges à franges, dont l’un à double pavillon, Mat siffla longuement entre ses dents. Parfois, ses souvenirs parasites se révélaient très utiles. Le parasol double était l’attribut de la Maîtresse des Vagues d’un clan, l’autre appartenant à son Maître de l’Épée.

— J’ai trouvé un canot, Mat, annonça Estean, qui revenait de sa mission à bout de souffle. Et des rameurs.

Mat braqua de nouveau la longue-vue sur le bateau. À l’activité qui régnait sur le pont, il supposa qu’on était en train de hisser à bord le canot, sur le flanc invisible du bâtiment. Faisant tourner le cabestan, des marins remontaient l’ancre tandis que d’autres déployaient les voiles.

— On dirait bien que je ne vais pas en avoir besoin, de ton canot…, marmonna Mat.

Sur l’autre rive, la délégation d’Atha’an Miere et son escorte de Gardes de la Reine remontaient déjà le long du quai. Tout ça n’avait aucun sens. Le Peuple de la Mer à plus de quatre cents lieues de la mer ? Et dans la hiérarchie, seule la Maîtresse des Navires était supérieure à une Maîtresse des Vagues – un Maître de l’Épée n’ayant, lui, de comptes à rendre qu’au Maître des Lames.

Oui, s’il se fiait aux souvenirs qui peuplaient sa mémoire sans être les siens, ce que Mat venait de voir n’avait aucun sens. Mais c’était de vieux souvenirs, et on en savait presque aussi peu sur les Atha’an Miere que sur les Aiels. Alors qu’il avait fréquenté des guerriers du désert, ce que Mat savait avec certitude sur eux aurait tenu sur la moitié d’une feuille de parchemin… Mais peut-être qu’une personne familière du Peuple de la Mer actuel aurait pu trouver une explication logique à ces étranges événements.

Alors qu’on finissait à peine de hisser l’ancre sur le gaillard d’avant, les voiles du bateau se gonflaient déjà. Quel que soit le motif de cette hâte, il ne ramènerait à l’évidence pas le bâtiment vers la mer. Car celui-ci, gagnant très vite de la vitesse, s’éloigna vers l’amont du fleuve, en direction de l’embouchure de la rivière Alguenya, à une ou deux lieues au nord de Maerone.

En ce qui concernait Mat, l’incident était clos. Après avoir jeté un dernier regard mélancolique au bateau – qui aurait transporté plus de vivres que toutes les barges réunies – le jeune homme remit la longue-vue dans sa poche.

Haletant toujours, Estean le regardait fixement.

— Dis aux rameurs qu’ils peuvent repartir, lâcha Mat, accablé par la passivité du Tearien.

Estean s’éloigna en grommelant et en se passant une main dans les cheveux.

Dans le lit du fleuve, Mat nota qu’il y avait plus de vase que lors de sa dernière visite quelques jours plus tôt. Une étroite bande venue s’ajouter à la boue desséchée et craquelée qui bordait déjà l’eau sur un bon pas, mais c’était la preuve qu’un cours d’eau aussi grand que l’Erinin continuait à s’assécher lentement. Mais ça non plus, ça ne concernait pas Mat. Et de toute façon, il n’y pouvait rien. Tournant le dos au fleuve, il s’éloigna afin d’aller reprendre sa tournée des tavernes et des auberges. En ce jour, il était particulièrement important que rien ne semble sortir de l’ordinaire.

Au coucher du soleil, de retour au Cerf Doré, Mat recommença à danser avec Betse – sans son tablier – tandis que les musiciens s’efforçaient de jouer le plus fort possible. Des danses locales, cette fois, les tables poussées dans les coins afin de laisser de la place pour sept ou huit couples. Le soir, une certaine fraîcheur revenait – enfin, comparée à la fournaise de la journée. Cela dit, on transpirait encore à grosses gouttes. Alors que les bancs étaient pris d’assaut par des clients qui riaient fort et levaient haut le coude, les serveuses s’affairaient à poser devant eux des assiettes de ragoût de mouton aux navets ou de soupe de gruau et à ne jamais laisser se vider les chopes et les gobelets.

Assez bizarrement, ces femmes semblaient tenir la danse pour une sorte de pause dans leur travail. En tout cas, chacune sourit quand vint son tour de retirer son tablier et de se lancer sur la piste après avoir épongé la sueur qui ruisselait sur son front – en vain, puisqu’elle était de nouveau en nage dix secondes plus tard. Maîtresse Daelvin avait-elle établi une rotation prédéterminée ? Si c’était le cas, Betse n’y participait pas. Ne servant du vin qu’à Mat, elle dansait exclusivement avec lui, tout ça sous le regard béat de l’aubergiste, rayonnante comme si elle assistait aux noces de sa fille – une jubilation qui finit par mettre Mat mal à l’aise.

Alors que Betse dansa avec lui jusqu’à ce qu’il ait trop mal aux pieds et aux mollets pour continuer, la jeune femme ne cessa pas un instant de sourire, les yeux brillants d’extase. Sauf quand ils s’arrêtaient pour reprendre leur souffle. Enfin, pour que le jeune homme le reprenne, car sa belle n’en avait aucun besoin. Lors de ces pauses, en revanche, Betse ne manqua jamais de recommencer à jacasser à la vitesse d’un cheval au galop. Le même phénomène se reproduisit chaque fois que Mat tenta de l’embrasser. Alors qu’elle tournait la tête, se lançant dans une tirade ou une autre, il se retrouvait à lui baiser l’oreille ou les cheveux au lieu des lèvres.

À chacune de ces occasions, Betse manifesta une profonde surprise. À se demander si elle était complètement stupide… ou supérieurement intelligente.

Alors que 2 heures du matin n’allaient pas tarder à sonner, Mat annonça qu’il avait assez dansé pour la soirée. Déçue, car elle semblait prête à gambiller jusqu’à l’aube, Betse le gratifia d’une moue boudeuse. Elle ne fut pas la seule à réagir ainsi. Alors que la doyenne des serveuses, appuyée contre un mur d’une main, se massait un pied de l’autre, les autres jeunes femmes paraissaient dans les mêmes dispositions enthousiastes que leur amie. En revanche, les hommes semblaient proprement lessivés. Alors que certains, un sourire figé sur les lèvres, se laissaient encore tirer vers la piste, la majorité, d’un signe de la main, déclinait les invitations de ces dames.

Mat s’en étonna, puis songea que les mâles, sur une piste de danse, faisaient l’essentiel du travail – les portés, les pirouettes… Plus légères, les femmes dépensaient en outre moins d’énergie en sautillant. En observant une solide serveuse qui faisait tourbillonner le pauvre Estean – alors que le gaillard, contre toute attente, dansait plutôt bien – le jeune flambeur haussa les épaules puis posa dans la paume de Betse une couronne andorienne, histoire qu’elle s’achète quelque chose qui lui ferait plaisir.

La jeune femme regarda un moment la pièce, puis elle se hissa sur la pointe des pieds et posa sur les lèvres de Mat un baiser aussi léger que la caresse d’une plume.

— Quoi que tu fasses, je ne te pendrai jamais… Tu danseras encore avec moi demain ?

Avant que Mat ait pu répondre, elle éclata de rire, puis se détourna et le regarda par-dessus son épaule tout en tentant d’entraîner Edorion sur la piste.

Maîtresse Daelvin intercepta le couple, fourra un tablier dans les mains de Betse et lui indiqua la direction de la cuisine.

En boitillant, Mat gagna la table poussée contre le mur où Talmanes, Daerid et Nalesean avaient quand même réussi à s’asseoir. La tête baissée sur sa coupe de vin, Talmanes semblait y chercher de profondes vérités philosophiques. Tout sourires, Daerid regardait Nalesean s’efforcer d’éconduire une serveuse châtaine aux yeux gris joliment rondelette sans pour autant lui avouer qu’il avait les jambes en compote.

— Départ pour le Sud aux premières lueurs de l’aube, annonça Mat en s’appuyant des deux poings sur la table. Vous devriez vous mettre aux préparatifs.

Les trois hommes écarquillèrent les yeux.

— Il ne reste que quelques heures…, protesta Talmanes.

— Même pas le temps d’aller récupérer tous les ivrognes dans les auberges et les tavernes, grogna Nalesean.

— Aucun de nous ne dormira cette nuit, soupira Daerid.

— Si, moi, dit Mat. L’un de vous me réveillera dans deux heures. Aux premières lueurs de l’aube, en route !


Ce fut ainsi que Mat, alors que le soleil pointait à peine à l’horizon, se retrouva sur le dos de Pépin, son hongre, avec sa lance en travers des genoux, son arc débandé accroché à l’arrière de sa selle, une lourde dette de sommeil et une barre derrière les yeux. Dans cet état comateux, il regarda la Compagnie de la Main Rouge quitter Maerone. Six mille hommes, une moitié à cheval et l’autre à pied, tous faisant assez de bruit pour réveiller les morts. Malgré l’heure matinale, des gens s’alignaient des deux côtés des rues et on apercevait des têtes derrière presque toutes les fenêtres.

L’étendard à franges rouges de la Compagnie – une main écarlate sur fond blanc – arborait la fière devise de ces guerriers : « Dovie’andi se tovya sagain. »

« Il est temps de lancer les dés ! »

Nalesean, Daerid et Talmanes chevauchaient avec l’étendard au son d’une dizaine de trompettes et du double de timbales de cuivre bordées de rouge frappées en rythme par des cavaliers. Mélange de « réguliers » teariens et de Défenseurs de la Pierre, les cavaliers de Nalesean suivaient cette avant-garde. Venaient ensuite les seigneurs cairhieniens, avec leur fanion dans le dos et leurs vassaux sur les talons, puis une poignée d’officiers andoriens. Chacun avec un étendard qui arborait une main rouge, une épée et un numéro, les régiments et les escadrons formaient le gros de la colonne. Pour éviter les disputes, Mat avait fait tirer au sort les numéros…

Le mélange des forces qui en avait résulté avait soulevé du mécontentement – et pas qu’un peu, pour être franc. À l’origine, tous les cavaliers du Cairhien suivaient Talmanes alors que les Teariens avançaient derrière Nalesean. Pour les fantassins, en revanche, c’était un beau désordre depuis le début. La décision de conférer la même taille à chaque unité avait également donné lieu à des contestations, ainsi que les chiffres figurant sur les fanions. Jusque-là, les capitaines et les seigneurs avaient toujours rassemblé tous les hommes qui voulaient se rallier à eux. Ainsi, on parlait des forces d’Edorion, de Meresin ou d’Alhandrin. Cette tradition n’était d’ailleurs pas morte. Par exemple, les cinq cents soldats d’Edorion, au lieu d’adopter le nom de Premier Escadron, continuaient à se nommer les Marteaux d’Edorion. Mais Mat avait réussi à faire entrer dans la tête de ces types qu’ils appartenaient tous à la Compagnie, quelle que soit leur nation d’origine. Tous ceux qui n’étaient pas d’accord avaient bien entendu le droit de partir. Eh bien, pas un seul homme ne l’avait fait, et c’était en soi un petit miracle.

Pourquoi cette loyauté ? Certes, sous le commandement de Mat, ils gagnaient chaque fois, mais il y avait quand même des pertes. À un moment, leur chef avait eu quelque peine à assurer le ravitaillement, et la solde ne tombait pas souvent le jour dit. Quant au butin, mieux valait l’oublier. Jusque-là, personne n’avait aperçu l’ombre d’une pièce, et ça ne risquait guère de changer. Bref, incompréhensible, cette ferveur à suivre Mat…

Le Premier Escadron cria des vivats promptement repris par le Quatrième et le Cinquième – respectivement, les Léopards de Carlomin et les Aigles de Reimon.

— Le seigneur Matrim et la victoire ! Le seigneur Matrim et la victoire !

Si Mat avait eu une pierre sous la main, il la leur aurait jetée à la figure.

Les fantassins fermaient la marche, chaque unité défilant sous un étendard arborant une pique et non une épée et au son d’un tambour battant la cadence. Vingt rangs de piquiers, suivis par cinq d’archers et d’arbalétriers. Chaque unité ayant un flûtiste ou deux, les hommes chantaient à tue-tête :

Chantant toute la nuit, buvant dans la journée

Nous dilapiderons nos soldes pour des filles

Puis une fois ruinés, nous partirons danser

Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille.

Mat écouta la chanson jusqu’à ce qu’apparaissent les premiers cavaliers de Talmanes, puis il talonna Pépin. Inutile d’attendre les chariots de l’intendance et la file de chevaux de rechange. Avant d’arriver à Tear, des chevaux se mettraient à boiter ou mourraient de maladies dépassant de loin les compétences d’un maréchal-ferrant, et un cavalier sans cheval ne valait pas tripette.

Sur le fleuve, sept petits bateaux aux voiles triangulaires arborant une main rouge sur fond blanc voguaient vers l’aval du fleuve à une vitesse légèrement supérieure à celle du courant. D’autres les suivraient, filant vers le sud en s’aidant de toute la toile qu’ils pourraient déployer.

Quand Mat rattrapa la tête de la colonne, le soleil, enfin levé, commença à réchauffer de ses rayons les collines moutonnantes et la végétation clairsemée. Pour se protéger les yeux, Mat inclina son chapeau vers l’avant. Alors que Nalesean portait un poing à sa bouche pour étouffer un bâillement, Daerid était avachi sur sa selle comme s’il allait s’y endormir séance tenante. Talmanes, en revanche, se tenait bien droit, le regard vif et alerte.

Mat aurait plutôt penché du côté de Daerid.

Il prit sur lui et parvint à lancer, assez fort pour dominer le vacarme :

— Déploiement des éclaireurs dès que nous serons hors de vue de la ville !

Une alternance de forêts et de plaines attendait la colonne. Par bonheur, une piste traversait tout ça. Même si l’essentiel du trafic était fluvial, assez de caravanes et de voyageurs isolés avaient fait le chemin pour tracer une route.

— Et que quelqu’un arrête ce boucan !

— Des éclaireurs ? répéta Nalesean. Que la Lumière brûle mon âme ! Devant nous, à trois lieues de distance, il ne doit pas y avoir ne serait-ce qu’un type armé d’une lance. Sauf si tu crois que les Lions Blancs ont cessé de fuir. Et si c’est le cas, s’ils se doutent que nous arrivons, ils garderont bien vingt lieues de distance entre eux et nous.

Mat ignora la remarque.

— Aujourd’hui, je veux que nous couvrions quatorze lieues. Quand nous ferons ça chaque jour, nous augmenterons la dose.

Les nobles écarquillèrent les yeux. Les chevaux ne tiendraient pas ce rythme longtemps, et quatorze lieues, sauf pour les Aiels, c’était une excellente performance pour des fantassins. Mais Mat devait jouer avec les cartes qu’on lui avait distribuées, et c’était exactement ce qu’il comptait faire.

— Je cite Comadrin : « Attaquez sur des terrains où l’ennemi sera persuadé que vous ne vous risquerez pas. Si possible, en venant d’une direction imprévisible et à un moment inattendu. Défendez-vous lorsque l’ennemi supposera que vous allez battre en retraite, et abandonnez la position quand il croira que vous êtes prêts à mourir pour ne pas céder un pouce de terrain. La clé de la victoire, c’est la surprise – et la vitesse, c’est la clé de la surprise. Pour un soldat, c’est sa vie et son sang. »

— Qui est Comadrin ? demanda Talmanes.

Mat dut se concentrer pour répondre :

— Un général mort depuis longtemps. J’ai lu son livre un jour…

Il se souvenait de l’avoir lu, en tout cas. Aujourd’hui, il doutait qu’on puisse encore en trouver un exemplaire. Cela dit, il se rappelait aussi avoir rencontré Comadrin après une défaite contre lui, six cents ans avant l’avènement d’Artur Aile-de-Faucon. Décidément, ces fichus souvenirs lui collaient aux basques. Heureusement, il n’avait pas débité son discours en ancienne langue. Depuis quelque temps, il arrivait à éviter ça, le plus souvent.

Voyant les éclaireurs se détacher de la colonne, Mat se détendit. Conformément au plan, il jouait son rôle. Un brusque départ, comme s’il voulait filer vers le sud sans se faire remarquer, mais en brassant assez d’air pour être repéré à coup sûr. Sa « maladresse » le ferait passer pour un crétin, et c’était une excellente chose. Apprendre la célérité à la Compagnie était une bonne idée – filer à la vitesse du vent pouvait être un bon moyen d’éviter la bagarre – mais cette façon d’avancer trahirait la colonne au minimum pour tout observateur placé le long du fleuve. Sondant le ciel, Mat n’aperçut pas l’ombre d’un corbeau. Pas de pigeon, non plus. Pourtant, si aucun n’était parti de Maerone, il voulait bien manger son chapeau.

Dans quelques jours, tout au plus, Sammael apprendrait que la Compagnie fonçait vers le sud. Grâce à la rumeur lancée par Rand, tout le monde penserait que l’arrivée de Mat en Tear précéderait de très peu le lancement de l’attaque contre l’Illian. Aussi vite que progresse la Compagnie, il lui faudrait plus d’un mois pour atteindre sa destination.

Avec un peu de chance, avant que Mat soit à quarante lieues du Rejeté, Sammael aurait été écrabouillé comme un pou pris entre deux cailloux. Oh ! il verrait les choses venir – enfin, presque toutes – mais la danse serait bien différente de ce qu’il attendait. Car seuls Rand, Mat et Bashere en connaissaient les pas. C’était ça, le vrai plan.

Mat en sifflota d’allégresse. Pour une fois, tout allait se passer comme il l’avait prévu.


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