52 Des tissages de Pouvoir

Les hommes assis autour de la table, dans la salle commune de La Vagabonde, étaient en majorité des gens du pays. Parmi eux, certains portaient un long gilet en soie brillante, souvent brochée, sur une chemise claire aux manches larges. Toutes les bagues étaient ornées de grenats ou de perles, les anneaux d’oreilles en or massif rappelaient qu’on ne faisait pas dans le plaqué, ici, et les manches de couteau brillaient de tous les feux des pierres de lune et des saphirs qui les décoraient. Plusieurs hommes avaient jeté négligemment sur une épaule leur veste de soie munie d’une chaînette d’or fixée sur les étroits revers brodés de motifs floraux ou animaliers. À dire vrai, ces vestes étaient bizarres. On les aurait jurées trop étroites pour être enfilées, donc tout juste bonnes à faire une cape. Mais comme leurs propriétaires arboraient une épée en plus du couteau à lame incurvée, et qu’ils semblaient disposés à s’en servir pour un oui ou pour un non, personne ne se hasardait à lancer une remarque sur le sujet.

Le reste de l’assistance était d’une remarquable diversité. Il y avait là deux marchands du Murandy, reconnaissables à leur moustache incurvée et au ridicule bouc qui la complétait, et un Domani aux cheveux cascadant plus bas que ses épaules et à la fine moustache dépourvue de barbe. En plus d’un bracelet en or, il portait un étroit collier du même métal et une imposante perle à l’oreille gauche. Un Atha’an Miere à la peau d’ébène resplendissait dans sa veste verte, ses mains tatouées posées sur la table, toujours à courte distance des deux couteaux glissés dans sa ceinture de tissu rouge. Il y avait enfin un natif du Tarabon affublé d’un voile transparent au-dessus de la grosse moustache qui dissimulait sa bouche et plusieurs autres étrangers qui pouvaient être originaires d’à peu près n’importe où. Mais tous ces hommes, sans exception, avaient devant eux une pile de pièces – dont la taille variait, cependant. Si près du palais Tarasin, La Vagabonde attirait des clients qui ne regardaient pas à la dépense.

Après avoir secoué le godet de cuir, Mat jeta les dés sur la table. Deux couronnes, deux étoiles et une coupe… Une combinaison passable, tout au plus. Sa chance était cyclique, et pour l’instant, il ramait au creux de la vague – en d’autres termes, il ne gagnait pas plus de la moitié des coups – au mieux. Un peu plus tôt, il en avait perdu dix de suite, une séquence rarissime pour lui.

Les dés passèrent à un étranger aux yeux bleus. Malgré sa veste marron des plus ordinaires, ce type semblait avoir une montagne d’argent à flamber.

Vanin se pencha pour souffler à l’oreille de Mat :

— Elles sont de nouveau dehors… Thom ne comprend pas comment c’est possible.

Mat gratifia le gros homme d’une grimace qui le fit se redresser et reculer à une vitesse qu’on aurait crue impraticable pour une telle masse de graisse.

Tout en vidant la moitié de son gobelet de punch au melon, le jeune flambeur étudia pensivement la table. Encore une fois ! Le type aux yeux bleus venait de tirer trois couronnes, une rose et un bâton. Des murmures saluèrent cette nouvelle victoire.

— Par le sang et les cendres ! pesta Mat. Encore un peu, et la Fille des Neuf Lunes va entrer ici et me mettre la main dessus.

L’as du lancer de dés faillit s’étrangler avec son punch.

— Ce nom te dit quelque chose ? lui demanda Mat.

— J’ai avalé de travers, répondit le type, qui avait aussi tendance à avaler les syllabes. (Un accent plutôt doux qui ne disait rien à Mat.) De quel nom parles-tu ?

Mat eut un geste apaisant. Parfois, des bagarres éclataient pour moins que ça. Après avoir glissé dans sa poche la bourse qu’il venait de remplir de pièces d’or et d’argent, il se leva et lança à la cantonade :

— Fini pour ce soir ! Que la Lumière vous bénisse tous.

Tous les joueurs répétèrent la formule de politesse, même les étrangers. À Ebou Dar, les gens étaient courtois.

Même avant 10 heures, la salle commune grouillait de monde, et une autre partie de dés était en cours. Deux des jeunes fils de maîtresse Anan aidaient les serveuses à faire face aux adeptes du petit déjeuner tardif. L’aubergiste, quant à elle, était assise au fond de la salle, près de l’escalier aux marches de pierre dépourvu de rampe. En compagnie d’une jeune et jolie fille dont les grands yeux noirs clignaient malicieusement en permanence, comme si elle connaissait une bonne blague que le reste du monde ignorait, maîtresse Anan ne ratait rien de ce qui se passait dans son établissement.

Les cheveux noirs, le visage d’un ovale parfait, la jeune beauté arborait en outre un décolleté plongeant. Quand ses yeux se posèrent sur Mat, leur malice vira à l’espièglerie.

— Avec la chance que vous avez, seigneur Cauthon, dit l’aubergiste, mon mari devrait vous demander où envoyer ses bateaux de pêche.

Pour une raison inconnue, maîtresse Anan parlait comme si elle avait eu du fiel sur la langue.

Mat accepta le titre sans protester. À Ebou Dar, très peu de gens auraient défié un seigneur, à part ses pairs. Le reste était une simple affaire de probabilités. Il y avait beaucoup moins de seigneurs que de roturiers, et donc moins de risques que quelqu’un lui enfonce un couteau entre les omoplates. Même ainsi, il avait dû fracasser trois crânes en dix jours…

— Maîtresse Anan, j’ai peur que ma chance n’agisse pas sur ces choses-là.

Olver sembla se matérialiser à côté de Mat.

— On va aux courses de chevaux, Mat ? demanda-t-il.

Frielle, une des filles de maîtresse Anan – celle du milieu, si Mat avait bien compris –, approcha et prit le gamin par les épaules :

— Veuillez m’excuser, seigneur Cauthon, dit-elle. Il m’a échappé, ce petit filou. Que la Lumière m’en soit témoin.

Sur le point de se marier, comme l’attestait le collier prévu pour recevoir le couteau de mariage qui ceignait son cou, elle s’était proposée pour surveiller Olver. Une façon de s’entraîner en vue des six fils qu’elle désirait avoir. Après cette expérience, Mat aurait parié qu’elle allait rêver de six filles…

Alors qu’il descendait l’escalier, Nalesean se pétrifia sous le regard noir de Mat. C’était lui qui avait entraîné Olver à participer à deux courses avec Bourrasque. Et ici, les gamins montaient leur cheval. Bien entendu, l’officier n’avait pas cru bon d’informer Mat de cette affaire.

D’accord, Bourrasque portait bien son nom, mais ça ne changeait rien. Après deux victoires, le gamin avait pris goût au truc.

— Je ne vous en veux pas, maîtresse Frielle, dit Mat. S’il le faut, enfermez-le dans un tonneau. Vous avez ma bénédiction.

Olver foudroya Mat d’un regard accusateur. Puis il se tourna vers Frielle pour la gratifier d’un sourire insolent qu’il avait piqué à quelqu’un, sans que Mat puisse déterminer à qui. Avec sa grande bouche et ses énormes oreilles, l’effet était plutôt étrange. Ce garçon ne serait jamais un modèle de beauté…

— Je resterai sagement assis si je peux regarder vos yeux, qui sont si jolis.

Frielle ressemblait beaucoup à sa mère, et pas seulement sur le plan physique. Riant de bon cœur, elle chatouilla Olver sous le menton, le faisant rougir. Sa mère et la fille aux yeux malicieux sourirent de ce spectacle.

Secouant la tête, Mat s’engagea dans l’escalier. Il devrait avoir une conversation sérieuse avec Olver. Car enfin, il ne pouvait pas sourire ainsi à toutes les jolies femmes qu’il voyait ! Et dire à une future épouse qu’elle avait de beaux yeux ! À son âge ! Où donc avait-il appris ça ?

Quand Mat arriva au niveau de Nalesean, celui-ci souffla :

— Elles se sont défilées une fois de plus, pas vrai ?

Ce n’était pas vraiment une question. Quand Mat eut acquiescé, l’officier tira nerveusement sur sa barbe et marmonna :

— Je vais rassembler les hommes, Mat.

Nerim s’affairait dans la chambre du jeune homme, briquant la table avec un chiffon comme si les femmes de ménage ne venaient pas de passer. Partageant avec Olver une plus petite chambre, à côté de celle de Mat, le domestique quittait rarement l’auberge. Selon lui, Ebou Dar était une ville « dissolue et barbare ».

— Mon seigneur va sortir ? dit-il d’un ton lugubre. Avec cette veste ? Je crains qu’il y ait sur l’épaule une tache de vin qui date d’hier. Je l’aurais nettoyée, si vous ne l’aviez pas remise ce matin. Sur la manche, il y a une déchirure – faite par un couteau, je crois – que j’aurais reprisée.

Mat retira sa veste et accepta celle que Nerim lui tendait. Une grise à col montant, avec des motifs d’argent sur les poignets.

— J’espère que mon seigneur évitera les projections de sang, aujourd’hui. Ce sont les taches les plus résistantes.

Les deux hommes avaient signé un compromis. Mat acceptait les sermons et la tête d’enterrement du domestique, le laissant se charger de toute une foule de choses dont il aurait pu s’occuper lui-même. En échange, et non sans renâcler, le domestique consentait à le laisser s’habiller seul.

Après avoir vérifié la présence dans ses manches et dans ses bottes des couteaux requis, Mat laissa sa lance et son arc où ils étaient, descendit au rez-de-chaussée et sortit de l’auberge. Quand il emportait sa lance, elle attirait les idiots aux velléités belliqueuses comme le miel attire les mouches.

Malgré l’ombre que lui fournissait son chapeau, Mat se mit à transpirer à grosses gouttes dès qu’il fit un pas au-delà de l’ombre projetée par le toit de l’auberge. Le soleil matinal, en temps normal, aurait très bien pu briller tel quel dans le ciel de midi. Pourtant, l’esplanade Mol Hara grouillait de monde.

Mat regarda pensivement le palais Tarasin. Alors que Thom et Juilin surveillaient à l’intérieur, et Vanin à l’extérieur, comment ces fichues bonnes femmes avaient-elles fait pour s’éclipser ainsi ? Et elles sortaient tous les jours ! Après la troisième fois, Mat avait fait placer des sentinelles devant toutes les issues du complexe. Et ces types prenaient leur poste avant l’aube. Avec Nalesean et lui, il y avait tout juste assez de gars pour tout surveiller. Personne ne voyait jamais rien, mais vers midi, immanquablement, Thom venait annoncer que les femmes avaient encore fichu le camp. À bout de patience, le vieux trouvère semblait sur le point de s’arracher la moustache. Mat, lui, n’était pas dupe. Nynaeve et Elayne faisaient ça pour lui taper sur le système.

Tous en sueur, Nalesean et les hommes attendaient leur chef. Agacé, l’officier pianotait sur la poignée de son épée comme s’il rêvait d’avoir une occasion de la dégainer.

— Aujourd’hui, nous chercherons de l’autre côté du fleuve, annonça Mat.

Plusieurs Bras Rouges échangèrent un regard dubitatif. Ils avaient entendu les récits…

— Une perte de temps, déclara Vanin, péremptoire. Dame Elayne ne s’aventurerait pas dans un lieu pareil. L’Aielle, peut-être, ou même Birgitte, mais pas dame Elayne…

Mat en ferma les yeux d’exaspération. Comment Elayne avait-elle réussi à transformer si vite un bon élément en une épave humaine ? Il continuait à espérer que Vanin se ressaisirait, s’il continuait à le sevrer de sa chère Fille-Héritière, mais il y croyait de moins en moins. Combien il méprisait ces nobles dames, par la Lumière !

— Si nous ne les voyons pas aujourd’hui, nous rayerons le quartier Rahad de notre liste. Là-bas, elles seraient visibles comme des alouettes au milieu d’un vol de corbeaux. Mais j’ai l’intention de les trouver, même si elles se cachent sous un lit, au fond de la Fosse de la Perdition. Patrouillez par binômes, comme d’habitude, et protégez chacun les arrières de l’autre. Maintenant, trouvons un bac pour traverser. J’espère qu’ils ne sont pas tous allés vendre des fruits aux bateaux du Peuple de la Mer !


Aux yeux d’Elayne, les rues ressemblaient en tout point à ce qu’elle avait vu dans le Monde des Rêves. Des bâtiments de cinq ou six niveaux serrés les uns contre les autres, leur façade couverte de plâtre blanc effrité, et dominant une rue pavée défoncée. Bien entendu, à cette heure de la journée, sous un soleil de plomb, il n’y avait pas d’ombre dans ces ruelles où volaient des nuages de mouches. La seule différence avec Tel’aran’rhiod, c’était le linge qui pendait aux fenêtres, les gens – très peu nombreux dans cette fournaise – et l’odeur de pourri qui incitait Elayne à pincer les narines.

Manque de chance, dans le Rahad, toutes les rues se ressemblaient. Arrêtant Birgitte en lui prenant le bras, la Fille-Héritière étudia un bâtiment dont la moitié des fenêtres exhibaient des draps d’une propreté douteuse en train de sécher. Les pleurs d’un bébé montaient d’un appartement. L’immeuble avait six niveaux. Elayne aurait juré que c’était le bon compte, mais Nynaeve affirmait que le bon bâtiment n’en comptait que cinq.

— On ne devrait pas rester plantées là comme ça, dit Birgitte. Des gens nous regardent.

Il n’en était rien, mais la Championne s’inquiétait pour son Aes Sedai. Vêtus d’un gilet miteux, souvent sans chemise dessous, des types portant un anneau de cuivre à l’oreille et des bagues clinquantes de verroterie aux doigts allaient et venaient dans la rue comme si elle leur appartenait – ou, bien au contraire, y rôdaient furtivement comme des chiens errants capables de montrer les dents et peut-être bien de mordre. Trimballant leur propre quincaillerie, des femmes déambulaient aussi, et tout ce joli monde avait à la ceinture un couteau à lame incurvée – et bien souvent, une seconde arme blanche plus conventionnelle.

En réalité, personne n’accordait d’attention aux deux femmes, même si le visage vieilli de Birgitte exprimait souvent une certaine arrogance. De plus, Elayne était un peu trop grande, pour une femme du coin. Car c’était cela, grâce à des tissages d’Air et de Feu pas si simples qu’Elayne avait inversés et noués, que voyaient les passants : une femme aux cheveux noirs grisonnants avec de discrètes rides au coin des yeux – Birgitte – et sa compagne à peine plus jeune. Plus on restait près de l’apparence d’origine de la personne, plus les déguisements étaient faciles à générer. Du coup, les cheveux qui cascadaient dans le dos de l’archère, tenus en quatre endroits par des rubans verts élimés, étaient nettement plus longs que ceux des femmes d’Ebou Dar. Cela dit, Elayne n’avait pas coupé les siens non plus, et personne ne semblait s’en étonner.

Le déguisement était parfait. Dommage qu’il ait fallu transpirer pour renforcer l’illusion… Grâce à l’ajout de tissages d’Esprit encore plus complexes, l’aptitude à canaliser d’Elayne n’était plus repérable par une sœur. Ainsi, le matin même, alors qu’elle sortait du palais, elle avait pu croiser Merilille sans risquer d’être reconnue. Depuis, elle conservait cette protection, car Vandene et Adeleas s’aventuraient très souvent de ce côté du fleuve, ces derniers temps.

Bien entendu, les vêtements ne faisaient pas partie de l’illusion. Pour se fondre dans le décor, les deux femmes avaient choisi des robes de laine fatiguées « ornées » aux manches et au cou de broderies plus qu’à moitié effilochées. Leur chemisier et leurs bas étaient aussi en laine, la Fille-Héritière se plaignant de démangeaisons. Tylin avait fourni les tenues, plus une avalanche de conseils et les fourreaux blancs des deux couteaux de mariage. Les femmes mariées, semblait-il, risquaient moins d’être défiées que les célibataires, et les veuves qui refusaient de reprendre un époux ne risquaient rien du tout. Bien entendu, l’âge aidait aussi. Qui aurait lancé un défi à une grand-mère aux cheveux gris ? Même s’il n’était pas impensable qu’elle en lance de son côté…

— Je crois que nous devrions entrer, dit Elayne.

Une main sur le manche du couteau glissé dans sa ceinture, Birgitte passa devant son Aes Sedai et poussa la porte qu’on ne s’était même pas donné la peine de peindre. Derrière, les deux femmes trouvèrent un couloir obscur avec des portes sur les deux côtés et, au fond, un étroit escalier en briques écaillées. Elayne retint de justesse un soupir de soulagement.

Avec ou sans fourreau blanc, entrer dans un immeuble où on n’habitait pas, à Ebou Dar, était un excellent moyen pour se retrouver au milieu d’une rixe à l’arme blanche. Poser des questions ou fouiner partout donnait à peu près le même résultat. Tylin avait mis les quatre femmes en garde à ce sujet. Du coup, le premier jour, elles s’étaient contentées de s’aventurer dans des auberges – uniquement reconnaissables à leur porte bleue – en racontant qu’elles cherchaient à acheter des vieilleries de grenier afin de les retaper puis de les vendre. Afin de couvrir plus de terrain, Elayne avait fait équipe avec Birgitte tandis que Nynaeve formait un binôme avec Aviendha.

En deux tentatives, dans des salles communes obscures et sinistres, Birgitte avait dû pousser d’urgence son Aes Sedai dehors – et à chaque occasion, après avoir dû dégainer ses armes. La seconde fois, Elayne avait dû avoir recours au saidar – très brièvement – pour faire tomber deux furies qui les avaient poursuivies jusque dans la rue. Et malgré cette précaution, Birgitte avait assuré que quelqu’un les avait suivies durant tout le reste de la journée.

Nynaeve et Aviendha avaient connu le même genre de difficultés. L’ancienne Sage-Dame avait même dû frapper une femme avec un tabouret. Depuis, les quatre « exploratrices » ne posaient plus de questions, même anodines, et chaque fois qu’elles passaient une porte, elles imploraient la Lumière de ne pas se retrouver en face d’une lame.

Non sans regarder fréquemment derrière elle, Birgitte monta les marches en première position. Dans l’air, des odeurs de cuisson se mêlaient de façon peu ragoûtante à la puanteur habituelle du Rahad. Le bébé ne pleurait plus, mais une femme, quelque part, s’était mise à crier. Au deuxième étage, un homme aux larges épaules, torse nu, ouvrit une porte juste au moment où elles arrivaient. Birgitte le foudroyant du regard, il leva les mains, paumes ouvertes, puis recula, rentra chez lui et referma le battant d’un coup de pied.

Au dernier niveau, où aurait dû être le grenier, s’il s’était agi du bon immeuble, une femme étique assise sur un tabouret dans l’encadrement de sa porte – sans doute pour profiter du peu d’air qui circulait dans le couloir – était en train d’affûter son couteau. Quand elle tourna la tête vers les intruses, sa lame cessa d’aller et de venir sur l’aiguisoir. Tandis qu’Elayne et sa compagne battaient en retraite vers l’escalier, elle ne les quitta pas des yeux, et le grincement ne recommença pas avant qu’elles aient atteint le pied de cette volée de marches.

Là, Elayne s’autorisa un soupir de soulagement. Une chance que Nynaeve n’ait pas accepté de parier. Dix jours ! Qu’elle avait donc été bête ! Depuis qu’elle s’était stupidement vantée, onze jours avaient passé. Onze jours à avoir le sentiment de traîner dans la même rue du matin au soir, sans découvrir l’ombre d’un indice menant à la coupe. Par moments, les quatre femmes étaient restées au palais histoire de se changer un peu les idées. De quoi enrager ! Au moins, Vandene et Adeleas n’obtenaient pas plus de résultats. Pour autant qu’en savait Elayne, absolument personne, dans ce quartier, n’était disposé à dire un mot à une Aes Sedai. Dès qu’ils comprenaient à qui ils avaient affaire, les gens fuyaient à toutes jambes. Elayne avait vu deux femmes tenter de poignarder Adeleas, sûrement pour détrousser une idiote capable de se balader en robe de soie dans le Rahad. Le temps que la sœur marron ait entortillé les deux furies dans un tissage d’Air, les faisant léviter jusqu’à une fenêtre, deux étages plus haut, puis la leur faisant traverser, il n’y avait plus eu âme qui vive dans le périmètre.

Quoi qu’il arrive, la Fille-Héritière n’était nullement disposée à laisser les deux sœurs tirer les marrons du feu.

Une fois revenue dans la rue, elle eut une nouvelle occasion de se rappeler qu’enrager n’était pas la pire chose qui pouvait arriver à quelqu’un dans le Rahad. Juste devant elle, un type élancé, du sang sur sa chemise et un couteau à la main, venait de jaillir d’un immeuble. Dans le même mouvement, il se retourna pour faire face au gaillard qui le suivait. Alors que les duellistes se testaient, arme pointée, une petite foule se massa autour d’eux pour assister au spectacle. Si personne n’aurait couru pour voir ça, tant c’était commun, nul non plus n’aurait passé son chemin.

Elayne et Birgitte se placèrent à l’écart, mais sans s’éloigner. Ici, partir aurait attiré l’attention sur elles – la dernière chose qu’elles voulaient. Rester impliquait d’observer, mais Elayne parvint à river son regard au-delà des deux types, ne voyant plus que de vagues mouvements. Soudain, ceux-ci s’arrêtèrent. Se forçant à regarder, la Fille-Héritière vit que l’homme à la chemise ensanglantée brandissait triomphalement son couteau rouge de fluide vital. Son adversaire, étendu dans la poussière, agonisait à moins de vingt pas des deux femmes.

Elayne avança d’instinct. Même si elle n’était pas experte en guérison, loin de là, un peu d’aide valait mieux que rien quand on était en train de saigner à mort. Et quant à l’opinion qu’on avait ici sur les Aes Sedai, eh bien, que la Fosse de la Perdition l’emporte ! Mais avant que la Fille-Héritière ait pu faire un deuxième pas, une autre femme vint s’agenouiller à côté du moribond. À peine plus âgée que Nynaeve, elle portait une robe bleue à ceinture rouge en un peu meilleur état que la moyenne des tenues, dans le Rahad. Voyant le vainqueur du duel en rabattre un peu, Elayne crut d’abord qu’il s’agissait de la petite amie du vaincu. Alors qu’aucun curieux ne s’éloignait, attendant la suite, la femme retourna le blessé sur le dos.

Au lieu d’essuyer délicatement le sang qui maculait la bouche du type, elle sortit de sa bourse ce qui semblait être une poignée d’herbes et en fourra une partie entre les dents de son patient. Aussitôt après, l’aura du saidar enveloppa l’inconnue, qui commença à tisser des flux de guérison avec une habileté qu’Elayne, stupéfiée par la scène, aurait donné cher pour posséder. L’homme toussa assez fort pour cracher la plus grande partie des herbes, puis il eut un spasme et ne bougea plus, ses yeux à demi ouverts fixant le soleil.

— Trop tard, dirait-on…, soupira la femme. (Elle se leva et se campa devant le vainqueur.) Baris, tu vas devoir aller dire à la femme de Masic que tu viens de tuer son mari.

— Oui, Asra, répondit docilement Baris.

Sans un regard de plus pour le mort et pour son meurtrier, Asra s’éloigna et la petite foule s’écarta pour lui céder le passage. Quand elle frôla quasiment Elayne et Birgitte, la Fille-Héritière remarqua deux choses. D’abord, la puissance de cette femme. À la tour, elle n’aurait probablement pas été admise à passer l’épreuve d’Acceptée. La guérison devait être son principal don – et peut-être le seul, puisqu’il s’agissait d’une Naturelle – et elle l’avait développé empiriquement. Au point, peut-être, de croire sincèrement que ces herbes servaient à quelque chose. Ensuite, Elayne nota que le visage d’Asra, contrairement à ce qu’elle avait cru, n’était pas hâlé par le soleil. Presque à coup sûr, il s’agissait d’une Domani. Mais que fichait donc une Naturelle domani dans le Rahad ?

Elayne aurait volontiers suivi Asra, mais Birgitte l’entraîna dans l’autre sens.

— Je sais ce que signifie cette lueur dans tes yeux, Elayne…, souffla l’archère en regardant autour d’elle pour s’assurer que personne n’écoutait. Je ne sais pas pourquoi tu veux pister cette femme, mais elle semble très respectée, ici. Aborde-la, et tu risques de te trouver face à plus de lames que nous sommes en mesure d’en affronter.

La vérité, tout simplement. De plus, si Elayne était à Ebou Dar, ça n’avait aucun rapport avec des Naturelles domani…

Tapotant le bras de Birgitte, elle lui désigna deux hommes qui venaient de surgir d’une ruelle. Dans sa veste de satin bleu à rayures, Nalesean était l’incarnation même d’un noble de Tear. La veste rembourrée boutonnée jusqu’au col, son visage luisait de sueur – presque autant que sa barbe huilée, à vrai dire. Foudroyant du regard quiconque osait simplement poser les yeux sur lui, il avait de la chance de ne pas être déjà engagé dans un duel. Ou était-ce plutôt l’effet dissuasif de l’épée qu’il portait au côté, caressant le pommeau comme s’il brûlait d’envie de ferrailler ?

Mat, lui, ne dardait de regards noirs sur personne. Avançant d’un pas assuré, il aurait pu passer pour un promeneur réjoui, n’était une moue un rien insatisfaite. Sa veste ouverte, son chapeau baissé sur le front, son éternel foulard noué autour du cou, il semblait un peu… froissé, comme quelqu’un qui a passé la nuit à faire la tournée des tavernes. Le connaissant, ce n’était pas une hypothèse absurde…

À sa propre surprise, Elayne s’avisa qu’elle n’avait pas pensé depuis des jours au jeune flambeur. Elle brûlait d’envie d’étudier son ter’angreal, certes, mais la coupe était beaucoup plus importante.

— Ça ne m’avait jamais frappée, murmura Birgitte, mais je pense que Mat est le plus dangereux des deux. Un N’Shar à Mameris ! Je me demande ce qu’ils fichent de ce côté du fleuve.

Elayne dévisagea l’héroïne. Un quoi où ça ?

— Ils ont probablement passé la nuit à boire, sur l’autre rive. Birgitte, j’aimerais vraiment que tu te concentres sur notre mission.

Cette fois, pas question de demander ce qu’était un « N’truc » à Machin !

Alors que Mat et Nalesean s’éloignaient, Elayne les chassa de son esprit et recommença à sonder la rue. Trouver la coupe aujourd’hui serait idéal. Entre autres raisons parce que le lendemain, la Fille-Héritière devrait faire équipe avec Aviendha. Bizarrement, elle commençait à éprouver de la sympathie pour l’Aielle – malgré ses conceptions hautement singulières au sujet de Rand et d’elles deux – mais celle-ci avait une fâcheuse tendance à encourager du regard les femmes qui semblaient disposées à dégainer leur couteau. Elle paraissait même déçue quand les hommes qu’elle défiait ainsi baissaient les yeux au lieu de tirer leur lame au clair, comme l’aurait fait une femme.

— Celui-là, dit Elayne en désignant un immeuble.

Nynaeve ne pouvait pas avoir raison au sujet de ses cinq niveaux. N’est-ce pas ?

Elayne espéra avec ferveur qu’Egwene avait trouvé une solution.


Egwene attendit tranquillement que Logain ait fini de boire son eau. Sa tente n’était pas aussi grande que ses « quartiers » de Salidar, mais il disposait cependant de plus de place que la majorité des gens. Normal, puisqu’il fallait compter avec les six sœurs assises en permanence autour de lui pour maintenir un bouclier.

Quand Egwene avait suggéré qu’on ligote le faux Dragon, elle avait suscité une vague d’étonnement et de réprobation. En tout cas, personne n’avait soutenu cette proposition d’une Chaire d’Amyrlin qui venait d’élever quatre femmes au rang d’Aes Sedai sans leur faire subir d’épreuve ni prêter aucun des Trois Serments – et la Lumière seule savait si cet outrage serait réparé un jour.

Siuan avait déclaré qu’il n’était pas question d’utiliser des cordes. La tradition mentionnait six Aes Sedai, et il fallait s’y conformer. Cela dit, si Logain était aussi diminué que Siuan et son amie Leane, trois sœurs choisies au hasard dans le camp auraient suffi à l’isoler de la Source. La tradition, encore elle, prescrivait qu’un bouclier centré sur un homme soit maintenu et non noué.

À la lumière d’une simple lampe, Egwene et Logain étaient assis sur plusieurs couvertures posées les unes sur les autres.

— Voyons si je comprends bien, fit Logain lorsqu’il eut fini de boire. Tu veux savoir ce que je pense de l’amnistie d’al’Thor ? Moi ?

Quelques sœurs s’agitèrent sur leur tabouret, peut-être parce que l’homme avait omis d’appeler « mère » la Chaire d’Amyrlin, mais plus sûrement parce que ce sujet leur donnait de l’urticaire.

— Je veux avoir ton avis, oui… Tu dois en avoir un, j’en suis sûre. Si tu étais à Caemlyn avec lui, il te réserverait sans doute une place d’honneur. Ici, tu risques d’être apaisé d’un moment à l’autre. À t’en croire, tu as résisté pendant six ans à la folie. Quelles chances y a-t-il, d’après toi, qu’un homme qui s’est rallié à Rand fasse aussi bien ?

— Les sœurs envisagent vraiment de m’apaiser de nouveau ? demanda Logain d’une voix égale mais où s’entendaient quand même son chagrin et sa colère. J’ai tout misé sur vous. Ai-je un jour refusé de faire ce que me demandaient les sœurs ? Ne suis-je pas allé jusqu’à promettre de prêter tout serment qui leur conviendrait ?

— Le Hall tranchera bientôt… Certaines sœurs préféreraient que tu aies la bonne idée de mourir. Si des Aes Sedai racontent ton histoire… Eh bien, tout le monde sait que les sœurs ne peuvent pas mentir. Mais tu n’as rien à craindre, je crois. Tu nous as trop bien servies pour que j’autorise qu’on te fasse du mal. Quoi qu’il arrive, tu peux encore nous être utile. Ainsi, tu assisteras à la punition de l’Ajah Rouge, selon tes souhaits.

Logain se redressa sur les genoux. Aussitôt, Egwene s’unit au saidar et l’emprisonna dans un tissage d’Air. Les sœurs qui maintenaient le bouclier mobilisaient toute leur force sur cette tâche – toujours la tradition, qui prescrivait d’utiliser la totalité de la puissance pour isoler un homme de la Source – mais plusieurs d’entre elles étaient capables de diviser leurs flux. Si l’une d’elles avait cru la Chaire d’Amyrlin en danger et dirigé une partie de sa force sur Logain… Egwene ne voulait surtout pas qu’il soit blessé.

Les flux obligeaient Logain à rester dans cette position, à genoux, mais il sembla ne pas s’en soucier.

— Tu veux savoir ce que je pense de l’amnistie ? J’aimerais être aux côtés de Rand al’Thor, en cet instant. Que la Lumière vous brûle toutes ! J’ai fait tout ce qu’on me demandait. Oui, que la Lumière vous brûle !

— Du calme, maître Logain…

Egwene s’étonna que sa voix soit si sereine. Son cœur battait la chamade, et certainement pas parce qu’elle avait peur de cet homme.

— Je te fais une promesse. Jamais je ne te nuirai, ni ne permettrai que tu sois maltraité par les sœurs qui me suivent. Sauf si tu te retournes contre nous, bien évidemment.

La colère s’effaça des traits de Logain, mais il se ferma comme une huître. Écoutait-il seulement ?

— Mais le Hall tranchera comme il l’entend… Es-tu calme, à présent ?

Logain parvint à hocher la tête. Quand Elayne eut relâché ses flux, il se laissa retomber sur le sol, évitant délibérément de la regarder.

— Nous reparlerons de l’amnistie quand tu auras repris tes esprits, dans un jour ou deux.

Logain acquiesça de nouveau, toujours sans regarder son interlocutrice.

Quand Egwene émergea de la tente sous le ciel déjà crépusculaire, les deux Champions qui montaient la garde s’inclinèrent devant elle. Au moins, ces hommes ne se souciaient pas qu’elle n’ait que dix-huit ans – une Acceptée nommée Aes Sedai uniquement parce qu’elle avait accédé au poste de Chaire d’Amyrlin. Pour les Champions, une sœur était une sœur, et la Chaire d’Amyrlin dirigeait tout le monde. Pourtant, Egwene ne s’autorisa pas à soupirer de soulagement avant d’être hors de portée d’oreilles des deux hommes.

Avec des tentes pour des centaines d’Aes Sedai, d’Acceptées et de novices, sans compter les domestiques, et une multitude de chariots et de chevaux, le camp s’étendait sur un large périmètre de la forêt. Une forte odeur de cuisson planait dans l’air, car les feux des troupes de Gareth Bryne étaient disposés autour de celles des sœurs. La nuit, la plupart des hommes dormiraient à la belle étoile, pas sous une tente.

La Compagnie de la Main Rouge – quel nom pompeux ! – campait à deux lieues au sud. La distance habituelle que Talmanes maintenait entre ses hommes et la colonne d’Aes Sedai, autorisant de très infimes variations. Depuis le départ, il en était ainsi jour et nuit, et on avait déjà couvert près de quatre-vingts lieues.

Ces forces avaient déjà servi à permettre l’exécution du plan conçu par Egwene avec l’aide très active de Siuan et de Leane.

En seize jours de voyage, les troupes de Gareth Bryne avaient régulièrement grossi. Deux armées qui traversaient l’Altara en direction du nord, en se regardant en chiens de faïence, attiraient immanquablement l’attention. Des nobles arrivaient chaque jour avec leurs forces afin de s’allier aux troupes qui semblaient les plus puissantes. Bien entendu, s’ils avaient su qu’aucune bataille n’aurait lieu sur leur territoire, ces seigneurs et ces dames n’auraient sûrement pas prêté de tels serments d’allégeance. Et s’ils avaient eu encore le choix, tous auraient fui à toutes jambes en s’avisant que l’objectif d’Egwene était Tar Valon, pas une simple armée de fidèles du Dragon. Mais ces idiots avaient juré devant une Chaire d’Amyrlin – une des deux, pour tout dire – avec pour témoins des Aes Sedai qui prétendaient constituer le Hall de la Tour, et des centaines d’autres qui semblaient le croire. Violer ce genre de serment risquait de donner des cauchemars, pas vrai ? De plus, même si la tête d’Egwene finissait au bout d’une pique, à la Tour Blanche, aucun de ces nobles ne croyait Elaida susceptible de leur pardonner d’avoir fait le « mauvais » choix. Ainsi, même s’ils avaient été piégés, en quelque sorte, ces nobles figuraient désormais parmi les plus fervents soutiens d’Egwene. Car la seule façon pour eux de se sortir vivants de cette histoire, c’était que la jeune femme finisse par porter également l’étole à Tar Valon.

Siuan et Leane n’avaient aucun doute sur la démarche à suivre. Egwene, en revanche, éprouvait quelque incertitude. S’il avait existé un moyen de renverser Elaida sans verser une goutte de sang, elle n’aurait pas hésité à l’employer. Hélas, il ne semblait pas y en avoir…

Après un petit dîner composé de viande de chèvre, de navets et d’une troisième chose qu’elle ne chercha pas à identifier, Egwene se retira sous sa tente. Pas la plus grande du camp, mais sans nul doute la plus imposante occupée par une seule personne. Chesa était là, bien entendu, attendant d’aider sa maîtresse à se déshabiller. Ayant réussi à se procurer auprès de la servante d’une dame d’Altara un rouleau d’un lin de toute première qualité – un tissu qui ferait des chemisiers d’une incroyable fraîcheur – la domestique était excitée comme une pie. Assez souvent, Egwene la laissait dormir avec elle, même si quelques couvertures empilées les unes sur les autres ne valaient pas le lit de camp de Chesa. Là, elle renvoya la brave femme dès qu’elle fut prête à se coucher. La Chaire d’Amyrlin bénéficiait de quelques privilèges, comme une tente à part pour sa dame de compagnie. Ainsi, elle pouvait dormir seule les nuits où elle en avait besoin.

Egwene n’était pas assez fatiguée pour s’endormir, mais ce ne serait pas un obstacle. Formée par des Aielles capables de marcher dans les rêves, elle savait s’immerger à volonté dans le sommeil.

Elle entra en Tel’aran’rhiod

… Et se retrouva dans la petite pièce qui lui avait servi de bureau dans la Petite Tour. Bien entendu, les sièges et la table étaient toujours là, car une armée en campagne n’emportait pas les meubles. Dans le Monde des Rêves, tous les endroits semblaient déserts, alors, quand ils l’étaient vraiment… La Petite Tour ne ressemblait déjà plus qu’à une coquille vide.

Egwene s’avisa soudain qu’elle portait l’étole rayée sur les épaules. Le temps qu’elle la fasse disparaître, Nynaeve et Elayne se matérialisèrent à leur tour dans le bureau.

L’ancienne Sage-Dame semblait aussi solide et aussi substantielle qu’Egwene. La Fille-Héritière, en revanche, avait l’allure d’un spectre. Siuan ayant renâclé à l’idée de se séparer de l’anneau de pierre original, il avait fallu faire montre d’autorité.

Elayne portait une robe verte aux manches ornées de dentelle qui lui tombait sur les mains. Son décolleté, étroit mais profond, laissait apercevoir le petit couteau glissé dans un fourreau qui pendait à son cou, la poignée nichée à la naissance de ses seins brillant des mille feux d’une série de perles et de pierres de lune. Partout où elle allait, la Fille-Héritière adoptait en un clin d’œil la mode du coin. Nynaeve, comme on pouvait s’y attendre, portait une robe de laine sombre de Deux-Rivières.

— Alors, c’est un succès ? lança Egwene.

— Pas encore, mais ça viendra !

Le ton optimiste de la Fille-Héritière laissa Egwene bouche bée. Pour de l’autosuggestion, c’était de l’autosuggestion !

— Oui, ce ne sera plus très long, fit Nynaeve d’une voix encore plus assurée.

Les deux femmes devaient se taper la tête contre les murs, à force de ne rien trouver.

— Vous devriez peut-être venir nous rejoindre, soupira Egwene. Je suis sûre que quelques jours de plus vous suffiraient pour dénicher la coupe, mais il y a toutes ces histoires sur Ebou Dar…

Elayne et Nynaeve étaient assez grandes pour prendre soin d’elles-mêmes. Egwene avait assez entendu ça pour le savoir. Une très jolie épitaphe à graver sur leur tombe. D’après Siuan, aucune des histoires en question n’était de l’affabulation.

— Non, Egwene ! s’écria Nynaeve. La coupe est trop importante. Tu le sais. Si nous ne la trouvons pas, le monde va finir par cuire dans son propre jus.

— De plus, enchaîna Elayne, que peut-il nous arriver de mal ? Chaque soir, nous dormons au palais Tarasin, au cas où tu l’aurais oublié. Et si Tylin ne nous borde pas dans nos lits, elle est là et bien là pour nous conseiller.

La robe de la Fille-Héritière avait changé – pas la coupe, mais le tissu, moins raffiné et plus usé. Nynaeve portait une copie conforme de ce modèle, et son couteau n’avait pas plus de neuf ou dix fausses perles sur le manche. Des tenues guère adaptées à un palais. Pire encore, l’ancienne Sage-Dame tentait d’avoir l’air innocente et elle n’était pas douée pour ça.

Egwene ne releva pas. La coupe était vraiment importante, ses amies pouvaient pour de bon prendre soin d’elles-mêmes, et leurs recherches, ça tombait sous le sens, n’avaient pas pour cadre le palais Tarasin…

Enfin, Egwene ne releva presque pas :

— Vous avez recours à Mat, pas vrai ?

— Nous…

Soudain, Elayne s’avisa de la façon dont elle était vêtue, et ça la fit sursauter. Pour une raison inconnue, ce fut surtout la présence du petit couteau pendant à son cou qui la désorienta. Les yeux écarquillés, elle referma une main sur le manche recouvert de perles de verre rouges et blanches et rougit jusqu’à la racine des cheveux. L’instant d’après, elle se retrouva dans une robe de soie verte andorienne au col montant.

Le plus drôle fut que Nynaeve, s’avisant de sa tenue une fraction de seconde après Elayne, réagit exactement comme elle. N’était qu’elle réussit l’exploit de rougir encore plus. La robe de Deux-Rivières revint à la vitesse de l’éclair…

Elayne se racla la gorge et souffla :

— Mat est un garçon très utile, c’est certain, mais nous ne pouvons pas permettre qu’il nous traîne dans les jambes. Egwene, tu sais comment il est… Mais si nous devons faire quelque chose de dangereux, ne doute pas un instant que nous ferons appel à lui et à tous ses soldats pour nous protéger.

Les lèvres pincées, Nynaeve semblait morose. Peut-être parce qu’elle se souvenait de la menace du jeune homme.

— Nynaeve, tu ne lui mets pas trop la pression, j’espère ?

— Egwene, répondit Elayne, elle le laisse parfaitement en paix.

— C’est la stricte vérité, renchérit Nynaeve. Depuis notre arrivée à Ebou Dar, je ne lui ai pas dit un mot de travers.

Egwene acquiesça dubitativement. Elle aurait pu avoir le fin mot de cette histoire, mais ça lui aurait pris une éternité… Baissant les yeux pour voir si son étole n’était pas réapparue, elle ne vit qu’un scintillement de couleur qu’elle n’aurait pas reconnu elle-même.

— Egwene, demanda Elayne, as-tu pu parler avec les Aielles capables de marcher dans les rêves ?

— Et ont-elles identifié le problème ? ajouta Nynaeve.

— Je leur ai parlé, oui, répondit Egwene. Elles n’en savent rien.

Quelques jours plus tôt, le rendez-vous commencé en localisant les songes de Bair avait été des plus étranges. Bair et Melaine avaient rejoint Egwene dans la Pierre de Tear. Refusant de continuer à former la jeune femme, Amys n’était pas venue.

Au début, Egwene s’était sentie mal à l’aise. Craignant que ça passe pour un nouveau mensonge, elle n’avait pas réussi à annoncer aux Matriarches qu’elle était désormais une Aes Sedai – et la Chaire d’Amyrlin, par-dessus le marché. Bien sûr, l’apparition de l’étole, dans ces circonstances, n’avait pas posé de problèmes. De plus, il y avait le toh de la jeune femme envers Melaine. Tout en songeant aux longues heures qu’elle devrait passer en selle le lendemain, Egwene avait soulevé la question. Ravie à l’idée d’avoir des jumelles – et enthousiasmée par le don de voyance de Min –, la Matriarche avait déclaré qu’il n’y avait plus de toh entre elles. Mieux encore, elle allait baptiser Egwene une de ses filles.

Un petit plaisir dans une nuit pleine de futilités et de raisons de s’agacer.

— Les Matriarches ont quand même dit, reprit Egwene, n’avoir jamais entendu parler de quelqu’un qui tentait de trouver quelque chose par l’intermédiaire du besoin après l’avoir déjà trouvé une fois ! Selon Bair, ça revient à vouloir manger de nouveau une pomme qu’on a déjà croquée.

En réalité, Bair avait parlé d’un motai, une variété de larve très commune dans le désert des Aiels. Un goût et une texture plutôt agréables, tant qu’on ne savait pas ce qu’on était en train de manger.

— Tu crois que nous ne pouvons pas retourner dans ce grenier ? fit Elayne, dépitée. J’espérais que nous avions fait quelque chose de travers… Mais nous finirons par trouver quand même.

La Fille-Héritière hésita, et sa robe changea de nouveau. Il s’agissait toujours d’un modèle andorien, mais rouge avec les manches et le devant du corsage ornés de Lions Blancs du royaume. La tenue d’une reine, même si la Couronne de Roses n’avait pas reposé sur la tête blonde d’Elayne. Mais une robe au haut moulant qui offrait un décolleté sûrement trop plongeant pour une reine d’Andor.

— Egwene, ont-elles dit quelque chose au sujet de Rand ?

— Il est à Cairhien, au Palais du Soleil, où il semble se prélasser.

Egwene réussit à ne pas faire la moue. Si les deux Matriarches n’avaient guère été loquaces, Melaine avait marmonné entre ses dents des imprécations au sujet des Aes Sedai tandis que Bair avait carrément déclaré qu’elles méritaient toutes de recevoir une bonne raclée à intervalles réguliers. Une raclée, et rien de pire, malgré ce que Sorilea avait affirmé…

Selon toute probabilité, avait conclu Egwene, Merana avait réussi à faire une gaffe phénoménale. Au moins, Rand avait tenu à distance les émissaires d’Elaida. Malgré ce qu’il pensait, son amie d’enfance doutait qu’il soit capable de les affronter sans y laisser de plumes.

— Perrin est avec Rand. Perrin et sa femme, car il a épousé Faile !

Cette nouvelle fit son petit effet. Nynaeve affirma que la jeune femme était trop bien pour Perrin, mais avec un large sourire qui démentait ses propos. Elayne souffla qu’elle souhaitait bien du bonheur au jeune couple, mais elle ne semblait guère convaincue.

— Loial est là aussi. Comme Min. Il ne manque plus que Mat et nous trois.

Elayne se mordit la lèvre inférieure.

— Egwene, veux-tu bien faire transmettre un message à Min par l’intermédiaire des Matriarches ? Qu’elles lui disent… (La Fille-Héritière hésita.) Eh bien, que j’espère qu’elle finira par apprécier Aviendha autant qu’elle m’apprécie. Je sais, ça paraît bizarre, mais c’est une affaire privée, entre nous…

Nynaeve regarda Elayne sans dissimuler sa perplexité. À dire vrai, Egwene devait avoir la même expression confuse.

— Je transmettrai le message, assura Egwene. Mais je n’ai pas prévu de leur parler avant quelque temps…

À quoi bon, tant que les Matriarches se montreraient si peu disertes au sujet de Rand et si hostiles envers les Aes Sedai ?

— Aucun problème, fit Elayne. Ce n’est pas si important que ça… Bien, si nous ne pouvons pas avoir recours au besoin, il faudra compter sur nos jambes, et à Ebou Dar, les miennes me font un mal de chien. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, Egwene, je vais retourner dans mon corps afin de dormir comme une masse.

— Ouvre la marche, dit Nynaeve, je te suivrai très vite.

Quand Elayne eut disparu, l’ancienne Sage-Dame se tourna vers Egwene.

Constatant que la robe de son interlocutrice avait changé – un modèle de soie bleue, très décolleté –, la Chaire d’Amyrlin de Salidar devina aussitôt pourquoi. Les fleurs qui apparurent dans les cheveux de Nynaeve, des rubans décorant sa natte – comme pour un mariage, dans son lointain territoire natal –, avaient de quoi émouvoir un cœur enclin au romantisme.

— As-tu eu des nouvelles de Lan ?

— Non, Nynaeve… Désolée, j’aurais aimé t’en dire plus, mais je suis sûre qu’il est en vie. Et qu’il t’aime autant que tu l’aimes.

— Bien sûr qu’il est en vie ! Et s’il en est autrement, gare à lui ! Je veux qu’il soit à moi. En fait, il l’est, et je ne l’autoriserai pas à mourir.


Quand Egwene se réveilla dans la pénombre, elle vit que Siuan était assise à côté de son lit de camp.

— C’est fait, Siuan ?

L’aura du saidar enveloppa l’ancienne Chaire d’Amyrlin tandis qu’elle tissait autour des deux femmes une protection contre les oreilles indiscrètes.

— Sur les six sœurs qui prendront la relève à minuit, trois seulement ont des Champions – et ceux-ci seront de garde sur le périmètre du camp. Ces braves femmes se régaleront d’une infusion à la menthe additionnée d’un… produit… qu’elles ne devraient pas détecter.

Egwene ferma les yeux un instant.

— Est-ce que j’agis comme il faut ?

— C’est à moi que tu le demandes ? s’étrangla Siuan. Mère, j’ai fait ce que tu m’as ordonné. Mais si ça ne tenait qu’à moi, je préférerais sauter dans un banc de brochets affamés plutôt que d’aider un tel homme à s’évader.

— Elles l’apaiseront, Siuan…

Egwene avait déjà étudié la question sous tous les angles avec Siuan, mais elle avait besoin de revoir tout ça seule, afin de se convaincre qu’elle ne commettait pas une terrible erreur.

— Sheriam elle-même n’écoute plus Carlinya. Quant à Lelaine et Romanda, elles sont pour cette solution. Au bout du compte, ça arrivera, à moins que quelqu’un mette à exécution la suggestion de Delana. Je ne couvrirai pas un meurtre. Si nous ne pouvons pas juger un homme et l’exécuter, nous n’avons aucun droit de nous arranger pour qu’il meure. Je ne permettrai pas qu’on tue Logain, et je refuse qu’on l’apaise. Si Merana s’est débrouillée pour énerver Rand, ça jetterait encore de l’huile sur le feu. J’aimerais seulement être sûre que Logain ira rejoindre Rand, au lieu de partir pour la Lumière seule sait où, afin d’y faire la Lumière seule sait quoi ! Au moins, s’il est avec Rand, nous aurons la possibilité de le contrôler de loin.

— L’étole pèse aussi lourd que trois hommes en pleine forme, voilà ce que j’ai toujours pensé, soupira Siuan. La Chaire d’Amyrlin doit rarement prendre des décisions faciles, et l’incertitude est son pain quotidien. Fais ce qui s’impose, et paie le prix si tu te trompes. Parfois, tu le paieras même quand tu ne te seras pas trompée.

— Il me semble avoir déjà entendu ça…, fit Egwene avec un petit rire. (Elle se rembrunit vite.) Siuan, assure-toi qu’il ne blesse personne en s’enfuyant.

— À tes ordres, mère.


— C’est affreux, murmura Nisao. Myrelle, si ça finit par se savoir, la réprobation suffira à vous pousser à l’exil. Et moi avec ! Il y a quatre cents ans, ça serait passé inaperçu, mais de nos jours, il n’en sera pas ainsi. Certains parleront même d’un crime…

Myrelle se félicita que la lune soit cachée par des nuages. Au moins, ça dissimulait sa grimace. Elle était capable de se charger de la guérison, mais Nisao avait appris à traiter les maladies de l’esprit, des affections sur lesquelles le Pouvoir n’avait aucune influence. Même si elle n’était pas sûre qu’on puisse parler de maladie dans le cas présent, Myrelle était prête à recourir à tous les outils disponibles. Que Nisao dise ce qui lui chantait ! Plutôt que de manquer une occasion d’approfondir ses connaissances, Myrelle aurait préféré se couper une main.

Elle le sentait approcher dans la nuit. Le camp était très loin, les soldats aussi, et autour des deux sœurs, il n’y avait que quelques arbres.

Myrelle sentait le Champion depuis l’instant où le lien lui avait été transféré – le « crime » qui inquiétait tant Nisao. Un Champion « légué » à une Aes Sedai par une autre, et sans son consentement. Nisao avait raison sur un point : il faudrait que ça reste secret aussi longtemps que possible.

Myrelle sentait les blessures de son Champion, certaines presque guéries et d’autres encore fraîches. Il y avait des infections – de graves infections. Il n’était pas en état de chercher à se battre. En revanche, il n’avait pas pu éviter de venir à elle, exactement comme un rocher qui dévale une montagne ne peut s’empêcher de finir à son pied. Cela dit, même dans son état, il ne se serait pas écarté d’un pas pour éviter une bataille.

Myrelle l’avait senti voyager de très loin, sur une piste souillée de sang – son sang ! Traversant le Cairhien, l’Andor, le Murandy et maintenant l’Altara, il s’était frayé un chemin parmi les rebelles, les brigands, les pillards et les fidèles du Dragon. Telle une flèche fondant sur sa cible, il avait avancé vers elle, taillant en pièces tout homme armé qui se dressait sur son chemin. Et même lui, il n’avait pas pu s’en tirer sans y laisser des plumes. Additionnant mentalement ses blessures, Myrelle s’étonna qu’il soit encore en vie.

Un bruit de sabots retentit. Quelques instants plus tard, Myrelle distingua le destrier noir qui avançait au pas dans la nuit. Un cheval d’obscurité monté par une ombre ! Sans nul doute, le Champion portait sa cape-caméléon.

Le cheval s’arrêta à quelque cinquante pas de Myrelle.

— Tu n’aurais pas dû envoyer Nuhel et Croi à ma recherche, lança le cavalier toujours invisible. J’ai failli les tuer avant de les avoir reconnus. Avar, sors de derrière cet arbre, je t’ai repéré !

Sur la droite, la nuit elle-même sembla bouger. Avar aussi portait sa cape, et il ne s’attendait pas à être repéré.

— C’est de la folie…, souffla Nisao.

— Silence ! siffla Myrelle.

Puis elle appela, un peu plus fort :

— Approche !

Le destrier ne broncha pas. Un chien-loup en deuil de son ancienne maîtresse ne venait jamais volontiers se coucher aux pieds de la nouvelle. Très délicatement, Myrelle tissa un filament d’Esprit qui entra en contact avec la partie de l’homme où se nichait le lien. Il fallait agir subtilement. S’il s’en apercevait, le Créateur seul savait quelle tempête ça risquait de déchaîner.

— Approche…

Cette fois, le destrier avança, puis son cavalier sauta à terre et finit le trajet à pied. Une montagne d’homme, son visage de pierre semblant plus angulaire que jamais dans la pénombre.

Quand il se campa devant elle, la regardant de toute sa hauteur, Myrelle vit la mort dans les yeux bleus glaciaux de Lan Mandragoran. Que la Lumière lui vienne en aide ! Comment allait-elle faire pour le garder en vie assez longtemps ?


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