Egwene ouvrit les yeux… et regarda dans le vide. Un moment, elle resta allongée sur son lit, caressant distraitement la bague au serpent accrochée à la lanière de cuir, autour de son cou. Porter le bijou à un doigt lui aurait valu trop de coups d’œil interloqués. Quand on voulait passer pour une disciple des Matriarches, mieux valait faire oublier son statut d’Aes Sedai. De toute façon, elle n’en était pas une. Mais après avoir prétendu être une sœur pendant si longtemps, il lui arrivait de ne plus très bien savoir où elle en était.
Filtrant du rabat, les premiers rayons de soleil illuminaient chichement l’intérieur de la tente. Sa tête lui faisant un mal de chien, Egwene aurait tout aussi bien pu passer une nuit blanche. Depuis le jour où Lanfear avait failli les abattre, Aviendha et elle – cette terrible journée où Moiraine et la Rejetée s’étaient entre-tuées –, Egwene revenait immanquablement de Tel’aran’rhiod avec un début de migraine. Rien d’atroce, mais une gêne quand même… Par bonheur, au pays, Nynaeve lui avait enseigné les bases de la phytothérapie, et depuis son arrivée à Cairhien, elle avait réussi à trouver quelques-unes des plantes adéquates. Une infusion de racine bon-sommeil risquait de l’assommer un peu – voire de l’endormir pour des heures, fatiguée comme elle était – mais ça la débarrasserait totalement de son mal de tête.
Egwene se releva, tira sur sa chemise de nuit imbibée de sueur, avança sans bruit sur les multiples couches de tapis qui couvraient le sol et atteignit sa cuvette – en fait, une coupe en cristal taillé qui avait dû jadis contenir du punch dans le manoir de quelque noble seigneur. Pour l’heure, elle était remplie d’eau claire, comme le broc d’émail bleu. Une eau qui ne parut pas fraîche du tout à Egwene quand elle s’en aspergea le visage.
Croisant son regard dans le petit miroir au cadre doré appuyé contre la toile de la tente, la jeune femme s’empourpra aussitôt.
— Eh bien, tu t’attendais à quoi d’autre ? murmura-t-elle.
Si impossible que ça puisse paraître, son reflet rougit encore plus.
Il s’était agi d’un simple songe, pas comme dans le Monde des Rêves, où tout ce qui arrivait se révélait bel et bien réel lorsqu’on se réveillait. Mais elle se souvenait de tout, comme si ça s’était vraiment produit. De quoi virer à l’écarlate !
Un songe, simplement – et celui de Gawyn, en plus de tout. Il n’avait aucun droit de rêver d’elle ainsi !
— Tout est sa faute, lança Egwene à son reflet, et moi, je n’y suis pour rien. Je n’ai pas eu le choix.
Egwene se tut, plutôt honteuse. Tenter d’accuser un homme à cause de ce qu’il rêvait… Et parler à son miroir comme une idiote !
S’arrêtant devant le rabat, la jeune femme jeta un coup d’œil dehors. Sa tente basse se trouvait à la lisière du camp aiel. À environ trois quarts de lieue, à l’ouest, se dressait le mur d’enceinte gris de Cairhien. Sur cette distance, le terrain était découvert, sauf à l’endroit où gisaient les cendres de la Ceinture, qui entourait jadis la ville. Si on se fiait à l’angle de ses rayons, le soleil venait juste de poindre à l’horizon. Pourtant, les Aiels allaient et venaient déjà entre les tentes.
Ce matin, Egwene n’avait aucune envie de se lever tôt. Après une nuit entière passée hors de son corps…
À cette évocation, elle s’empourpra de nouveau. Par la Lumière ! Allait-elle rougir à cause d’un rêve jusqu’à la fin de ses jours ? Eh bien, ça semblait parti pour, en effet…
Après une nuit passée hors de son corps, donc, elle entendait bien dormir jusqu’au début de l’après-midi. Et les bonnes odeurs de cuisson du petit déjeuner ne parviendraient pas à la détourner de son objectif.
D’un pas traînant, elle retourna à son lit, se glissa sous les couvertures et se massa les tempes. Dans son état, préparer l’infusion lui semblait un effort surhumain. Mais la douleur diminuait déjà, et lorsqu’elle se réveillerait de nouveau, ce ne serait plus qu’un mauvais souvenir.
Tout bien réfléchi, il n’était pas étonnant que Gawyn envahisse ses rêves. De temps en temps, elle reproduisait un des songes du jeune homme – avec des variantes, tout de même. Dans ses versions, certains événements embarrassants ne se produisaient pas, ou étaient en tout cas pudiquement occultés. Dans ces rêves-là, Gawyn passait beaucoup plus de temps à réciter de la poésie et à lui tenir la main tandis qu’ils contemplaient des levers ou des couchers de soleil. N’hésitant jamais quand il lui déclarait son amour, il était au moins aussi beau que dans la réalité…
D’autres rêves n’appartenaient qu’à la jeune femme. Des baisers qui duraient éternellement… Gawyn agenouillé tandis qu’elle lui tenait tendrement la tête à deux mains… Quelques-uns de ces songes n’avaient aucun sens. Deux fois de suite, elle s’était vue prenant le jeune homme par les épaules afin de le forcer à se tourner et à regarder dans la direction opposée. La première fois, il avait écarté ses mains sans douceur. La seconde, elle s’était révélée plus forte que lui. Depuis, ces deux rêves s’étaient fondus l’un dans l’autre en une sorte de brouillard.
Dans un autre songe, Gawyn poussait une porte sur elle. Et si l’étroite bande de lumière qui subsistait finissait par disparaître, Egwene savait que ça signerait sa sentence de mort.
Des rêves tourbillonnaient dans son esprit. Pas tous au sujet de Gawyn, et plus proches du cauchemar que du songe.
Perrin vint se camper devant elle, un loup couché à ses pieds et, perchés sur ses épaules, un faucon et un épervier qui se défiaient du regard par-dessus sa tête. Apparemment pas conscient de la présence des oiseaux de proie, Perrin tentait de jeter au loin sa fameuse hache de guerre. N’y parvenant pas, il finit par s’enfuir, mais l’arme vola dans les airs et le poursuivit.
Encore Perrin… Tournant le dos à un Zingaro, il détalait, accélérant le pas alors qu’elle l’appelait, l’implorant de revenir vers elle.
Alors que Mat disait d’étranges mots qu’Egwene comprenait presque – de l’ancienne langue, aurait-on dit – deux corbeaux se posèrent sur ses épaules, leurs serres s’enfonçant dans la chair à travers le tissu de sa veste. Semblant ne pas s’apercevoir de la présence des oiseaux, comme Perrin un peu plus tôt, Mat eut d’abord une lueur de défi dans le regard, puis il sembla se résigner à quelque mystérieuse souffrance.
Dans un autre rêve, une femme dont le visage était plongé dans l’ombre faisait signe à Mat d’avancer vers un terrible danger. Sans en connaître la nature, Egwene savait qu’un calvaire attendait son ami.
Plusieurs songes tournaient autour de Rand. Pas tous désastreux, mais résolument étranges. Dans l’un d’eux, Elayne, une main sur son épaule, forçait le jeune homme à s’agenouiller. Dans un autre, assises en cercle autour de lui, Elayne, Min et Aviendha, sans dire un mot, tendaient un bras chacune à leur tour afin de le toucher. Dans un troisième, Rand avançait vers une montagne en feu tandis que ses bottes écrasaient des objets qui craquaient sinistrement.
Dans son sommeil, Egwene s’agita et gémit. Les « objets » étaient les sceaux de la prison du Ténébreux – elle n’avait pas besoin de les voir pour le savoir – et Rand les réduisait en miettes à chaque pas.
Alimentés par la peur, les rêves devinrent encore pires. Deux étranges femmes, celles qu’Egwene avait vues dans le Monde des Rêves, s’emparèrent d’elle et la traînèrent devant une table où siégeaient d’autres femmes portant une cagoule. Quand elles la retirèrent, toutes avaient les traits de Liandrin, la sœur noire qui avait capturé Egwene à Tear…
Une Seanchanienne au visage dur tendit à la jeune femme un collier et un bracelet reliés par une chaîne d’argent – un a’dam. Se souvenant que des Seanchaniens lui avaient naguère passé un collier autour du cou, Egwene cria d’horreur. Plutôt mourir que revivre ça !
Rand gambadait dans les rues de Cairhien, riant tandis qu’il frappait les bâtiments et les gens avec du feu et des éclairs. D’autres hommes marchaient avec lui, semant la même destruction. Cette affreuse amnistie qu’il avait décrétée était connue à Cairhien, mais quel homme sain d’esprit aurait choisi de canaliser ?
L’ayant faite prisonnière dans Tel’aran’rhiod, des Matriarches la proposaient sur un marché aux esclaves – comme un animal – au cœur des terres qui s’étendaient au-delà du désert des Aiels. Le sort que les guerriers faisaient subir aux Cairhieniens qui s’aventuraient sur leur territoire.
Sortie de son corps, Egwene regardait son visage fondre, sa tête craquant comme une noix. Des silhouettes floues l’aiguillonnaient avec des bâtons, visant les côtes, et…
Egwene se dressa d’un bond dans son lit, haletante. Reculant, Cowinde s’assit sur les talons, la tête inclinée dans la capuche de sa robe blanche.
— Excusez-moi, Aes Sedai… Je voulais vous réveiller afin que vous rompiez le jeûne de la nuit.
— Pour ça, tu n’avais pas besoin de me transpercer les côtes !
Egwene regretta aussitôt cette saillie. De l’irritation passa dans les yeux bleus de Cowinde, mais disparut vite devant le masque de résignation et de soumission des gai’shain. Ayant juré d’obéir et de ne pas toucher une arme pendant un an et un jour, les gai’shain acceptaient tout, que ce soit une injure, une gifle ou même un coup de couteau dans le cœur – probablement. Cela dit, pour un Aiel, tuer un gai’shain revenait à assassiner un enfant. Un tel acte étant impardonnable, le coupable aurait été abattu par sa sœur ou son frère.
La soumission des gai’shain restait cependant une mascarade, Egwene en aurait mis sa main au feu. Ces guerriers vaincus jouaient le jeu de leur mieux, mais ils restaient des Aiels – le peuple le moins apte à la soumission que connaissait Egwene. Ça valait même pour Cowinde, qui avait refusé de retirer sa robe blanche alors que son service avait pris fin. Son acte était dicté par la fierté et le désir de défier le monde, exactement comme celui d’un homme qui met son point d’honneur à ne pas fuir alors qu’il affronte dix ennemis. À cause du ji’e’toh, les Aiels se mettaient parfois dans des situations inextricables.
Entre autres raisons, c’était pour ça qu’Egwene s’efforçait de parler dignement aux gai’shain, et tout particulièrement à ceux qui se comportaient comme Cowinde. Car ces gens n’avaient aucun moyen de se défendre, sauf s’ils violaient toutes les valeurs qu’ils vénéraient. Cela posé, Cowinde était une ancienne Promise de la Lance, et il ne tenait qu’à elle de le redevenir, si elle finissait par retirer cette fichue robe blanche. Si on faisait abstraction du Pouvoir, elle aurait sans doute été capable de briser en deux l’échine d’Egwene d’une seule main tandis que l’autre aiguisait un fer de lance.
— Je n’ai pas faim… Va-t’en et laisse-moi dormir !
— Pas de petit déjeuner ? lança Amys en entrant sous la tente dans un grand cliquetis de colliers et de bracelets d’argent ou d’ivoire.
Si la Matriarche ne portait pas de bague – chez les Aielles, c’était fréquent – les autres bijoux qu’elle arborait auraient largement suffi pour trois femmes, et peut-être même pour une quatrième.
— Je croyais que tu avais au moins retrouvé l’appétit…
Tout aussi parées de bijoux, Bair et Melaine entrèrent derrière leur collègue. Ces trois femmes appartenaient à des tribus différentes, pourtant, à l’inverse des autres Matriarches ayant traversé le Mur du Dragon – qui restaient avec leur clan –, elles avaient fait dresser leurs tentes côte à côte.
Au pied du lit d’Egwene, elles s’assirent sur des coussins à pompons puis ajustèrent le châle sombre dont les Aielles semblaient ne jamais se séparer – à l’exception notable des Far Dareis Mai, cependant.
Les cheveux aussi blancs que ceux de Bair – une doyenne au visage ridé –, Amys paraissait étrangement jeune, sans doute à cause du contraste entre sa peau lisse et sa crinière blanche. À l’en croire, il en allait ainsi depuis qu’elle était enfant…
En règle générale, Bair ou Amys ouvraient les hostilités. En ce jour, ce fut Melaine, une blonde aux yeux verts, qui prit la parole en premier :
— Si tu ne manges pas, tu iras mal… Nous avons envisagé de te laisser venir au prochain rendez-vous avec les Aes Sedai, qui demandent chaque fois quand elles pourront te revoir…
— Se ridiculisant ainsi comme de dignes natives des terres mouillées, intervint Amys d’un ton acide.
D’une nature plutôt bon enfant, elle se renfrognait chaque fois qu’il était question des Aes Sedai de Salidar. Parce que les rencontrer la mettait mal à l’aise ? Par principe, les Matriarches – surtout celles qui canalisaient, comme Amys ou Melaine – évitaient de frayer avec les sœurs. En plus, ces trois-là étaient mécontentes que des Aes Sedai aient remplacé Nynaeve et Elayne lors des réunions. Egwene n’en était pas ravie non plus. Les Aielles, soupçonnait-elle, devaient éprouver le sentiment d’avoir impressionné ces deux sœurs-là en insistant sur l’aspect sérieux et dangereux de Tel’aran’rhiod. D’après le peu qu’elle glanait au sujet de ces rencontres, Egwene aurait juré que les Aes Sedai n’étaient pas impressionnées le moins du monde. Peu de choses leur faisaient cet effet…
— Mais nous allons devoir y réfléchir encore, continua Melaine.
Avant son mariage, un rien suffisait à la faire se dresser sur ses ergots. Depuis ce jour béni, elle aurait pu passer pour un véritable agneau.
— Tu ne dois pas retourner dans le Monde des Rêves avant d’être tout à fait rétablie.
— Tu sembles avoir du mal à garder les yeux ouverts, dit Bair d’une voix chevrotante. (Malgré son allure, c’était pourtant sur bien des plans la plus solide des trois Matriarches.) Dormirais-tu mal ?
— Bien entendu qu’elle dort mal ! lança Amys. Cette nuit, j’ai tenté à trois reprises de jeter un coup d’œil dans ses rêves. Mais je n’ai rien vu. Et quand on ne rêve pas, c’est qu’on dort mal !
La bouche soudain sèche, Egwene sentit sa langue se coller à son palais. Il avait fallu que ces femmes vérifient la seule nuit où elle était restée extrêmement longtemps hors de son corps.
Melaine fronça les sourcils. Pas à l’intention d’Egwene, mais de Cowinde, toujours agenouillée la tête basse.
— Il y a un tas de sable à côté de ma tente, dit l’Aes Sedai avec un peu de son ancienne alacrité. Tu vas le retourner, grain après grain, jusqu’à ce que tu en trouves un rouge. Et si ce n’est pas celui que je cherche, tu recommenceras. Exécution !
Cowinde se prosterna, son visage touchant le sol, puis elle sortit en trombe. De nouveau tout sourires, Melaine se tourna vers Egwene :
— Tu parais surprise… Si elle ne fait pas d’elle-même ce qui convient, je l’y inciterai, tu peux me croire. Puisqu’elle entend continuer à me servir, je conserve mes prérogatives.
Bair hocha la tête, faisant onduler sa crinière blanche.
— Ça ne donnera rien…
La Matriarche tira sur son châle. Alors que le soleil était à peine levé, Egwene étouffait dans sa chemise de nuit. Mais les Aiels étaient habitués à des chaleurs bien plus extrêmes…
— J’ai battu Juric et Beira jusqu’à en avoir mal au bras… Mais après leur avoir répété cent fois que leur service est terminé, je les ai toujours revues en robe blanche avant le coucher du soleil.
— C’est terrible…, marmonna Amys. Depuis que nous sommes entrés dans les terres mouillées, un bon quart des gai’shain dont le temps de service est fini ont refusé de retourner dans leur clan. Ils détournent le sens profond du ji’e’toh !
C’était l’œuvre de Rand, parce qu’il avait révélé à tous les Aiels ce que seuls les chefs de tribu et les Matriarches savaient jusque-là. Jadis, leur peuple refusait de brandir une arme ou de s’abandonner à la violence ! Depuis, certains Aiels pensaient que les gai’shain étaient en fait les héritiers d’une tradition sacrée. Pour la même raison, d’autres refusaient de voir en Rand le Car’a’carn destiné à les guider. Chaque jour, des dissidents partaient rejoindre les Shaido au nord, dans les montagnes. Quelques réfractaires se contentaient de jeter leurs armes et de s’enfuir, et personne ne savait ce qu’il advenait d’eux. Des victimes de la sidération, disaient les guerriers.
Le plus étrange, en tout cas aux yeux d’Egwene, restait qu’aucun Aiel ne blâmait Rand, à l’exception des Shaido, bien entendu. Selon la Prophétie de Rhuidean, il ramènerait les Aiels en arrière, puis il les détruirait. Si personne ne savait très bien ce que signifiait le « ramènerait en arrière », le « détruirait » semblait sans ambiguïté, et ce peuple en acceptait les conséquences avec le même calme que Cowinde quand on lui assignait une tâche absurde qu’elle n’avait aucune chance d’accomplir.
Pour l’heure, Egwene se serait fichue comme d’une guigne que tous les Aiels de Cairhien décident de porter la robe blanche. En revanche, elle aurait donné cher pour que les Matriarches ne soupçonnent jamais à quel petit jeu elle se livrait… Pour expier ce forfait, elle aurait bien volontiers retourné une centaine de tas de sable. Mais bien entendu, elle n’aurait pas eu cette chance, car sa punition aurait été bien plus dure. Un jour, Amys avait précisé les choses sans détours : si elle n’obéissait pas au doigt et à l’œil, il n’y aurait plus de formation, car le Monde des Rêves, si on ne respectait pas cette condition, était beaucoup trop dangereux. À n’en pas douter, les autres Matriarches partageaient ce point de vue. Et plutôt que subir ce châtiment-là, Egwene aurait préféré retourner un millier de tas de sable.
— N’aie pas l’air si dépitée, fit Bair avec un petit rire. Amys n’en a pas après tous les habitants des Terres Humides, et elle n’est sûrement pas en colère contre toi, qui es devenue comme une enfant de nos tentes… C’est l’autre Aes Sedai, ta sœur… Cette Carlinya avance que nous te retenons contre ta volonté.
— Avance ? s’écria Amys, sourcils froncés. Elle l’a carrément affirmé !
— Mais elle aura appris à mieux tenir sa langue…, ajouta Bair, hilare sur son coussin rouge. En tout cas, je parie qu’elle retiendra la leçon… Quand nous avons quitté les sœurs, Carlinya se tortillait dans tous les sens pour chasser de sa robe ces agames écarlates… (La Matriarche se pencha pour parler à l’oreille d’Egwene.) Pour les ignorants des terres mouillées, un agame écarlate ressemble à s’y méprendre à un aspic rouge. En réalité, il s’agit d’un lézard non venimeux – mais qui se débat beaucoup quand il est piégé, cela dit…
— Ces lézards auraient filé, si elle les avait traités par le mépris…, marmonna Amys. Mais cette femme est idiote. Les Aes Sedai que nous servions durant l’Âge des Légendes ne pouvaient pas être aussi stupides…
Cela dit, la Matriarche semblait de bien meilleure humeur, suite à cette évocation.
Melaine riait de bon cœur et Egwene se laissa aller à glousser. En règle générale, l’humour aiel la dépassait, mais pas dans ce cas précis. Même en n’ayant rencontré la stricte et pompeuse Carlinya qu’en trois occasions, l’imaginer en train de s’agiter pour chasser des serpents de sa robe avait de quoi dérider n’importe qui.
— Au moins, fit Melaine, ton sens de l’humour se porte bien… Les migraines ne sont pas revenues ?
— Ma tête ne me pose plus de problème, mentit Egwene.
— Parfait, se réjouit Bair. Un moment, ça nous a inquiétées… Si tu continues à rester à l’écart du Monde des Rêves pendant un moment, elles ne reviendront plus. Surtout, ne crains pas d’en garder des séquelles. Le corps utilise la douleur pour nous inciter au repos…
Egwene faillit éclater de rire pour de bon – mais ironiquement, cette fois. Quand ils estimaient avoir mieux à faire, les Aiels pouvaient ignorer superbement des plaies béantes et des fractures ouvertes…
— Combien de temps encore devrai-je faire abstinence ? demanda la jeune femme.
Si elle n’aimait pas mentir aux Matriarches, elle détestait plus encore ne rien faire. Les dix premiers jours après que Lanfear l’eut attaquée – de quelque manière qu’elle s’y soit prise – avaient été un véritable calvaire. Tenter simplement de réfléchir lui vrillant le crâne, elle avait été réduite à l’inactivité absolue. Une fois ce stade dépassé, ce que sa mère appelait ses « fourmis dans les jambes et les bras » l’avaient incité à s’introduire en douce dans le Royaume des Rêves. Les Matriarches auraient détesté, mais qu’apprenait-on en se reposant, quand on allait bien chercher ?
— Le prochain rendez-vous, c’est ça ?
— Peut-être, éluda Melaine. Nous verrons… Mais tu dois manger. Si ton appétit t’a abandonnée, tu souffres d’un mal qui nous échappe…
— Mais je peux manger ! s’écria Egwene. (À ce propos, la bouillie de flocons d’avoine qui cuisait dehors sentait très bon.) J’étais paresseuse, je suppose…
En réalité, se lever sans grimacer était toute une affaire, car la tête de la jeune femme n’appréciait toujours pas les mouvements brusques.
— Cette nuit, j’ai pensé à de nouvelles questions.
Melaine eut un regard amusé.
— Depuis que tu as été blessée, tu en poses cinq fois plus qu’avant.
Parce qu’elle avait cinq fois plus d’énigmes à résoudre… Ne pouvant dire à voix haute ce qu’il en était, Egwene sortit une sous-chemise propre et sèche d’un petit coffre et l’enfila après avoir retiré la sienne, toute poisseuse de sueur.
— Poser des questions est une bonne chose, dit Bair. Nous t’écoutons.
Tout en cherchant soigneusement ses mots, Egwene continua à s’habiller, revêtant le chemisier d’algode blanc et la lourde jupe de laine qui constituaient la tenue traditionnelle des Matriarches.
— Peut-on être attirée contre sa volonté dans le rêve de quelqu’un d’autre ?
— Bien sûr que non, répondit Amys, à moins d’avoir deux mains gauches !
— C’est vrai qu’il faut être très maladroite, intervint Bair, sauf s’il y a en jeu une émotion très forte. Si tu essaies d’observer le songe de quelqu’un qui t’aime ou qui te déteste, alors, ce que tu dis peut se produire. Idem si c’est toi qui aimes ou qui détestes la personne. C’est pour cette seconde raison que nous ne tentons pas d’épier les rêves de Sevanna, ni de parler avec les Matriarches des Shaido dans leurs songes.
Egwene continuait à s’ébaubir que ces femmes, et toutes les autres Matriarches également, entretiennent encore des rapports normaux avec leurs homologues Shaido. En principe, les Matriarches étaient au-dessus des querelles et des rancœurs, mais en s’opposant au Car’a’carn et en projetant de le tuer, les Shaido étaient allés bien au-delà de simples dissensions…
— Sortir du rêve de quelqu’un qui t’aime ou te déteste, conclut Bair, revient à essayer de s’extraire d’un puits très profond à la paroi parfaitement lisse.
— Tout est là ! lança Amys. (De nouveau quasiment guillerette, elle coula un regard en coin à Melaine.) C’est pour ça qu’aucune femme capable de marcher dans les rêves ne commettrait l’erreur grossière d’épier les songes de son mari.
Les joues rouges, Melaine regarda droit devant elle.
— En tout cas, insista Amys, portant le coup de grâce, elle ne la commettrait pas deux fois.
Bair sourit, creusant les sillons de ses rides, et évita de regarder Melaine – avec une insistance qui en disait plus long que bien des discours.
— Ça peut être très dur, s’il est en colère contre sa femme… Pour prendre un exemple au hasard, parce que le ji’e’toh le force à s’éloigner d’elle, et que cette petite dinde, comme une gamine, est assez stupide pour lui dire qu’il doit rester s’il l’aime vraiment.
— Nous nous éloignons beaucoup de la question d’Egwene, dit Melaine, de plus en plus rouge.
Bair s’autorisa un ricanement.
Egwene parvint à contrôler sa curiosité – et à contenir son amusement.
— Et si on n’essaie pas de regarder ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
Melaine la gratifia d’un regard reconnaissant qui la fit frémir de culpabilité. Rien qui l’empêcherait cependant de se faire raconter toute l’histoire un peu plus tard. Pour que Melaine en rougisse, il devait y avoir vraiment de quoi rire…
— J’ai entendu parler d’un cas semblable, dit Bair, quand j’étais jeune, au début de ma formation. La Matriarche de la forteresse de Colrada, Mora, était mon professeur, et selon elle, si l’émotion était très forte – un amour ou une haine ne laissant de place pour rien d’autre – on risquait d’être attirée dans le rêve simplement en s’autorisant à avoir conscience de son existence.
— On ne m’a jamais rien dit de tel, fit Melaine.
Amys ne cacha pas sa perplexité.
— À moi non plus, dit Bair. À part Mora… Mais c’était une femme remarquable. Quand elle est morte d’une morsure de vipère-sang, elle approchait de son trois centième anniversaire. Pourtant, elle avait l’air aussi jeune que vous deux. J’étais toute jeune, mais je ne l’ai pas oubliée. Un vrai puits de science… Et très puissante dans le Pouvoir. Des Matriarches de toutes les tribus venaient suivre son enseignement. D’après moi, une haine ou un amour si forts sont très rares. Mais elle a vécu deux fois cette expérience. D’abord avec son premier mari, puis avec une rivale qui lui disputait l’intérêt de son troisième époux.
— Trois cents ans ! s’écria Egwene tout en finissant de lacer une de ses bottes souples.
Même les Aes Sedai ne vivaient pas si longtemps.
— Je répète ce qui se disait, fit Bair avec un sourire. Certaines femmes, comme Amys, vieillissent moins vite que les autres, et quand il s’agit de quelqu’un comme Mora, les légendes ont vite fait de naître. Un de ces quatre, je vous raconterai comment elle a un jour déplacé une montagne. D’après ce qu’on disait, bien entendu.
— Oui, c’est ça, un de ces quatre…, fit Melaine avec un rien de courtoisie en trop.
À l’évidence, elle ne décolérait pas au sujet de ce qui s’était produit dans le rêve de Bael – quoi que ce fût – et elle digérait fort mal que les autres soient au courant.
— Quand j’étais enfant, j’ai entendu toutes les histoires possibles au sujet de Mora. Je les connais encore par cœur, je parie. Si Egwene finit un jour de s’habiller, il faudra nous occuper de la nourrir.
Une lueur, dans les yeux verts de la Matriarche, indiqua qu’elle suivrait le repas jusqu’à la dernière bouchée. À l’évidence, ses soupçons au sujet de la santé d’Egwene étaient toujours aussi vifs.
— Et répondre à ses autres questions, ajouta Melaine.
Egwene en chercha désespérément une autre. D’habitude, elle n’en manquait pas, mais les événements de la nuit passée ne lui en avaient laissé qu’une. Si elle en restait là, les Matriarches, fines mouches, se demanderaient si elle n’était pas pour de bon allée épier le rêve de quelqu’un. Une autre question ! Il lui fallait une autre question !
Pas au sujet de ses propres rêves, tellement étranges… Certains devaient avoir un sens, même si elle peinait à le découvrir. Selon Anaiya, elle était une Rêveuse capable de prévoir l’avenir. Les trois Matriarches pensaient que c’était possible, mais selon elles, il lui faudrait le découvrir par elle-même. De plus, elle n’avait guère envie de débattre de ses songes avec qui que ce soit. Et ces Aielles en savaient déjà bien trop long sur ce qui se passait à l’intérieur de sa tête.
— Et les femmes qui sont capables de marcher dans les rêves sans être des Matriarches ? En avez-vous jamais vu dans Tel’aran’rhiod ?
— Très rarement, répondit Amys. Sans quelqu’un pour la former, une femme risque de ne pas s’apercevoir qu’elle expérimente autre chose qu’un songe très réaliste et très impressionnant.
— Et si elle ne s’en rend pas compte, ajouta Bair, ce rêve risque fort de la tuer avant qu’elle ait pu avoir un doute.
Voilà, on s’éloignait du sujet glissant… Soudain détendue, Egwene s’avisa qu’elle avait glané plus de réponses qu’elle l’espérait. Déjà consciente qu’elle aimait Gawyn – Vraiment ? demanda une petite voix dans sa tête. Étais-tu prête à te l’avouer ? –, elle savait désormais, grâce aux rêves du jeune homme, qu’il lui rendait ses sentiments. N’était un bémol : si les hommes pouvaient mentir en état de veille, pourquoi en auraient-ils été incapables en dormant ? Mais les Matriarches venaient de lui confier qu’un amour assez fort pouvait avoir l’effet d’un aimant et primer sa volonté…
Non, ce n’était pas le moment de penser à ça, alors qu’elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où était Gawyn. L’essentiel, c’était de savoir que le risque existait. La prochaine fois, elle serait à même de reconnaître les songes de Gawyn et de…
À condition de le vouloir vraiment ? railla la petite voix.
Avec un peu de chance, les Matriarches prendraient la soudaine roseur de ses joues comme un signe de bonne santé.
Que n’aurait pas donné Egwene pour connaître le sens de ses propres rêves ! S’ils en avaient un…
En bâillant, Elayne grimpa sur un perron de pierre afin de regarder par-dessus les têtes des gens. Aujourd’hui, il n’y avait pas de soldats à Salidar. Mais les gens se pressaient dans les rues ou derrière leurs fenêtres, tous rivant les yeux sur la Petite Tour.
Seules quelques quintes de toux et raclements de semelles troublaient un silence de plomb. Malgré la touffeur matinale, les curieux ne bougeaient pas, osant à peine se ventiler un peu en agitant devant leur nez un éventail ou un chapeau.
Entre deux maisons au toit de chaume, Leane était accrochée au bras d’un grand type au visage dur qu’Elayne voyait pour la première fois. Vraiment accrochée, fallait-il préciser… Le type était sans doute un des agents de l’ancienne Gardienne des Chroniques.
En principe, les yeux et les oreilles des Aes Sedai étaient majoritairement des femmes. Dans le cas de Leane, cette règle s’inversait. Elle se montrait très discrète, mais Elayne l’avait une ou deux fois surprise à tapoter la joue d’un inconnu ou à sourire à un autre, les yeux dans les siens. Comment la Domani s’y prenait-elle pour jouer à ce jeu sans jamais se brûler les ailes ? Si Elayne s’y était essayée, nul doute que les hommes y auraient vu bien plus de « promesses » qu’elle avait l’intention d’exprimer. Avec Leane, ils se laissaient flatter la joue et gratifier de sourires, puis repartaient aussi heureux que si elle leur avait remis un coffret de pièces d’or.
Ailleurs dans la foule, la Fille-Héritière repéra Birgitte. Très judicieusement, l’héroïne se tenait très loin d’elle, ce matin. Et pour une fois, l’horrible Areina n’était nulle part en vue. La nuit ayant été plus que mouvementée, Elayne ne s’était pas couchée avant les premières lueurs de l’aube. À dire vrai, elle ne se serait pas couchée du tout si Birgitte n’avait pas soufflé à Ashmanaille que « la Fille-Héritière avait l’air très mal fichue ». Bien entendu, il ne s’agissait pas de son apparence physique – le lien avec un Champion (en l’occurrence une Championne) fonctionnait en effet dans les deux sens. Et même si elle était un peu fatiguée, pourquoi en faire tout un plat ? Après tout, il avait fallu abattre beaucoup de travail, et elle restait capable de canaliser le Pouvoir deux fois mieux que la moitié des Aes Sedai de Salidar.
Grâce au lien, il lui apparut que c’était l’héroïne qui n’avait pas dormi. Pendant qu’elle transportait les blessés et nettoyait les dégâts, la Fille-Héritière avait été envoyée au lit comme une vulgaire novice !
Du coin de l’œil, Elayne vit que Leane, désormais seule, se faufilait dans la foule pour trouver un bon point d’observation. Le grand type semblait s’être volatilisé.
Les yeux bouffis de sommeil, bâillant elle aussi à s’en décrocher la mâchoire, Nynaeve rejoignit Elayne sur son perchoir – non sans dissuader d’un regard noir le bûcheron en gilet de cuir qui avait manifesté l’intention de lui brûler la politesse. Maussade, l’homme battit en retraite dans la foule.
Elayne aurait donné cher pour que Nynaeve s’abstienne… de bâiller, pas de foudroyer des yeux de pauvres quidams. Par contagion, elle s’y était remise aussi, et sa mâchoire menaçait de se décrocher.
Si Birgitte pouvait avoir quelques excuses, ce n’était pas le cas de Nynaeve. Après ce qui s’était passé la veille, Theodrin n’avait pas pu escompter sérieusement que l’ancienne Sage-Dame ne dorme pas. De plus, Anaiya lui avait explicitement ordonné d’aller se coucher, Elayne l’avait entendu. Pourtant, quand elle était entrée dans la chambre, elle avait trouvé Nynaeve assise sur le tabouret, en train de se balancer malgré un des pieds désormais en mauvais état, et répétant toutes les deux minutes qu’elle allait lui montrer à cette Theodrin – et à tout le monde, tant qu’elle y était !
À travers le bracelet de l’a’dam, Elayne capta naturellement de la peur, mais aussi ce qui semblait bien être de l’amusement. Moghedien avait passé la nuit cachée sous son lit. Du coup, il ne lui était rien arrivé, et elle n’avait pas eu besoin de ramasser le moindre détritus. Une fois le calme revenu, elle s’était même offert une bonne nuit de sommeil. Parfois, la « Chance du Ténébreux » semblait être un peu plus qu’une simple façon de parler…
Voyant que Nynaeve bâillait de nouveau, Elayne détourna vivement la tête. Même ainsi, elle dut se plaquer un poing sur la bouche pour ne pas céder à la contagion.
Soudain, les raclements de gorge se firent plus nombreux et plus impatients.
Si les représentantes étaient encore dans la Petite Tour, avec Tarna, le hongre rouan de la sœur rouge avait été amené dans la rue, devant l’auberge, et une dizaine de Champions, tenant leur monture par la bride, attendaient d’escorter la visiteuse sur les premières lieues de son voyage de retour vers Tar Valon.
Même s’ils semblaient tout aussi épuisés qu’Elayne, les gens n’étaient pas là pour voir le départ de l’émissaire accompagnée par des Champions parfois difficiles à distinguer à cause de leur cape-caméléon…
— On croirait qu’elle était…, commença Nynaeve avant de placer une main devant sa bouche béante.
— Oh ! par le sang et les cendres ! marmonna Elayne.
Enfin, elle essaya, parce que tout se perdit dans un gargouillis peu distingué vite étouffé par le poing qu’elle se fourra entre les dents.
Selon Lini, les expressions de ce genre étaient l’indice d’une intelligence rudimentaire et d’un esprit obtus, et elle ne manquait jamais de les faire ravaler à la Fille-Héritière. Parfois, cependant, il n’y avait rien de mieux pour exprimer certains sentiments fondamentaux. Sur le sujet, Elayne aurait volontiers développé sa pensée, mais Nynaeve ne lui en laissa pas l’occasion.
— Pourquoi ne pas lui organiser un triomphe, tant qu’à faire ? Je ne vois pas pour quelle raison on fait tant de tralalas avec cette femme.
Sur ces mots, l’ancienne Sage-Dame bâilla une fois de plus.
Encore une !
— Parce que c’est une Aes Sedai, espèce de marmotte, lança Siuan en rejoignant les deux jeunes femmes. (Elle jeta un coup d’œil à Elayne.) On dirait bien qu’il y en a deux, de marmottes… Si vous restez la bouche ouverte comme ça, vous finirez par gober des vairons !
Elayne referma la bouche et foudroya l’ancienne Chaire d’Amyrlin du regard. Bien entendu, celle-ci s’en moqua comme d’une guigne.
— Tarna est une sœur, mon enfant, répéta Siuan en jetant un coup d’œil aux Champions qui attendaient devant l’auberge. (Ou s’intéressait-elle plutôt à la jolie charrette qu’on venait de pousser devant l’établissement ?) Une Aes Sedai est une Aes Sedai, et rien ne change cet état de fait.
Nynaeve eut un regard acide que Siuan ne vit pas. Elayne se réjouit que sa compagne ait ravalé la remarque évidente, car elle aurait été des plus cruelles.
— Nos pertes, hier soir ? demanda laconiquement l’ancienne Sage-Dame.
Siuan répondit sans détourner les yeux de l’endroit où Tarna apparaîtrait bientôt :
— Sept morts au village, près de cent dans le camp des soldats. Des épées, des haches et des piques traînaient un peu partout, et il n’y avait personne pour les clouer au sol en canalisant. Des sœurs sont présentes dans le camp, désormais. Pour guérir les blessés.
— Comment va le seigneur Gareth ? demanda Elayne, un peu inquiète.
L’homme battait froid à la Fille-Héritière, désormais. Quand Elayne était enfant, cependant, il lui avait toujours souri gentiment, sortant des bonbons de sa poche dès qu’il la voyait.
Siuan ricana si violemment que des gens se retournèrent.
— Ce type ? Un barracuda se casserait les dents sur sa couenne.
— Tu sembles de bonne humeur, ce matin, dit Nynaeve. As-tu enfin découvert ce que dit le message de la tour ? Ou Gareth Bryne t’a-t-il demandée en mariage ? Quelqu’un est mort et t’a légué…
Elayne s’efforça de ne pas regarder Nynaeve. Même l’entendre bâiller suffisait à lui mettre la mâchoire en mouvement.
Siuan gratifia l’ancienne Sage-Dame d’un regard glacial. Pour une fois, Nynaeve le soutint froidement – malgré le larmoiement consécutif à ses bâillements.
— Si tu as des nouvelles, intervint Elayne avant que les deux femmes se soient hypnotisées comme une paire de cobras, ne tourne pas autour du pot.
— Une femme qui prétend être une Aes Sedai, fit Siuan d’un ton faussement dégagé, cherche les ennuis avec une lanterne. Mais si elle affirme appartenir à un Ajah, celui-ci a la priorité sur elle. Myrelle vous a raconté l’histoire de la femme qui se faisait passer pour une sœur verte à Chachin ? Elle a démasqué cette ancienne novice chassée de la tour après n’avoir pas réussi à accéder au statut d’Acceptée… Si vous ne connaissez pas l’histoire, demandez à Myrelle, quand elle aura une heure ou deux devant elle. Il lui faudra au moins ce temps-là… L’usurpatrice a dû regretter de ne pas avoir été calmée – voire décapitée – avant qu’une sœur lui ait mis la main dessus.
Bizarrement, la menace implicite n’impressionna pas plus Elayne que le regard glacial avait perturbé Nynaeve. Les deux amies étaient peut-être bien trop fatiguées pour réagir.
— Dis-moi ce que tu sais, souffla Elayne. Sinon, la prochaine fois que nous serons seules, je t’apprendrai les bonnes manières, et après, tu pourras toujours aller pleurer dans les jupes de Sheriam, si ça te chante.
Siuan plissa les yeux. Soudain, Elayne glapit en portant une main sur sa hanche.
Sans essayer de dissimuler que c’était elle qui venait de pincer la Fille-Héritière, Siuan grogna :
— Je n’aime pas les menaces, gamine… Tu sais tout aussi bien que moi ce qu’a dit Elaida. Tu l’as même su avant tout le monde…
— « Revenez, tout est pardonné » ? lâcha Nynaeve, incrédule.
— En gros, c’est ça… Avec tout un bla-bla gluant sur le besoin d’unité de la Tour Blanche – maintenant plus que jamais – et une tirade mielleuse sur la clémence qui attend toutes les sœurs, sauf celles qui « se sont pour de bon rebellées ». La Lumière seule sait ce que ça veut dire !
— Pourquoi garder ce message secret ? demanda Elayne. Sheriam et les autres ne peuvent pas croire que quelqu’un pourrait se rallier à Elaida ? Pour empêcher ça, il suffit d’ailleurs d’évoquer Logain…
Regardant les Champions, le front plissé, Siuan ne répondit pas.
— Je ne vois pas pourquoi elles demandent un délai, marmonna Nynaeve. Elles savent ce qu’elles ont à faire, non ? (Siuan ne broncha toujours pas.) Tu ne sais pas ce qu’elles ont répondu… ?
— Si, je le sais, maintenant…, grommela Siuan.
Entre ses dents, elle ajouta quelque chose sur des « idiotes aux genoux jouant des castagnettes ».
Elayne approuva du chef.
La porte de l’ancienne auberge s’ouvrit soudain. Six représentantes sortirent de la Petite Tour – une par Ajah – puis Tarna apparut, suivie par toutes les autres sœurs membres du Hall de la Tour.
Si les curieux s’attendaient à une quelconque cérémonie, ils en furent pour leurs frais. Se hissant en selle, Tarna balaya du regard les Aes Sedai, fit de même avec la foule, puis talonna sa monture. L’entourant, son escorte de Champions se mit en route avec elle.
Non sans ronchonner entre eux, les spectateurs déçus regardèrent la colonne s’éloigner.
Quand Tarna fut hors de vue, la représentante Romanda grimpa sur la charrette et tira sur les franges de son châle tandis que le silence se faisait.
Traditionnellement, la doyenne du Hall était son porte-parole. Bien entendu, Romanda ne se déplaçait pas comme une vieille femme et son visage, comme celui de toutes les sœurs, était sans âge. Mais chez une Aes Sedai, des tempes grisonnantes étaient déjà un signe de vieillesse, et le chignon de Romanda était uniformément gris – très pâle, en plus de tout.
Elayne aurait bien voulu savoir l’âge de cette femme. Mais interroger une Aes Sedai à ce sujet était le comble de l’incorrection.
Pour que sa voix de soprano porte, Romanda tissa quelques flux d’Air des plus élémentaires. Du coup, Elayne eut l’impression d’être quasiment nez à nez avec l’oratrice.
— Ces derniers jours, beaucoup d’entre vous se sont inquiétées, et elles ont eu tort. Si Tarna Sedai n’était pas venue, nous aurions envoyé des messages à la tour. Après tout, on ne peut pas vraiment dire que nous nous cachons ici, pas vrai ?
Romanda marqua une pause pour laisser son public rire de la saillie, mais elle n’obtint aucune réaction.
— Notre objectif n’a pas changé, nous cherchons toujours la vérité et la justice, avec l’idée de faire ce qui est bon…
— Bon pour qui ? grinça Nynaeve.
— Pour ça, nous sommes déterminés à ne jamais faiblir ni renoncer. Retournez à vos occupations avec l’assurance que nous vous protégeons, et que nous continuerons lorsque vous aurez retrouvé à la Tour Blanche la place qui vous revient de droit. Que la Lumière brille sur vous et sur nous tous.
Alors que Romanda sautait de son perchoir, la foule se dispersa lentement en maugréant d’abondance. Les lèvres exsangues à force d’être pincées, Siuan affichait une impassibilité de statue.
Elayne aurait voulu poser une question, mais Nynaeve sauta du perron pour se diriger vers le bâtiment à trois niveaux.
La Fille-Héritière la suivit à la hâte. La veille, son amie s’était déclarée prête à « balancer » tout ce qu’elles avaient appris sans prendre la moindre précaution. Or, pour influencer le Hall, il allait falloir présenter les choses judicieusement.
À l’évidence, la respectable assemblée avait besoin qu’on la secoue un peu. La « communication » de Romanda n’était que du vent. Et à l’évidence, Siuan ne s’attendait pas à ça.
Se faufilant entre deux solides gaillards qui foudroyaient du regard les omoplates de Nynaeve – qui venait de leur marcher sur les pieds –, Elayne jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit que Siuan les regardait fixement, l’ancienne Sage-Dame et elle.
Dès qu’elle se vit repérée, la Chaire d’Amyrlin déchue fit mine d’apercevoir quelqu’un dans la foule. Sautant du perron, elle se dirigea à grands pas vers ces connaissances imaginaires.
Pressant le pas, Elayne se demanda si le trouble de Siuan était sincère. Jusqu’à quel point jouait-elle la comédie de l’ignorance et de l’agacement ?
L’idée de Nynaeve – partir pour Caemlyn – était d’une idiotie crasse, en admettant que l’ancienne Sage-Dame n’y ait pas déjà renoncé. Cela dit, la Fille-Héritière brûlait d’envie de retourner à Ebou Dar, afin de pouvoir faire quelque chose d’utile.
Tous ces secrets et ces soupçons étaient une sorte d’eczéma qu’elle ne parvenait pas à gratter. Et si Nynaeve, au moins, n’avait pas en permanence retourné le couteau dans la plaie…
La Fille-Héritière rattrapa son amie au moment où celle-ci venait de rejoindre Sheriam à côté de la charrette-perchoir. Morvrin était là aussi, tout comme Carlinya, et les trois femmes arboraient leur châle. Ce matin, toutes les Aes Sedai le portaient.
Les cheveux noirs de Carlinya, désormais coupés très court, étaient le seul vestige visible du désastre qui avait failli se produire dans le Monde des Rêves.
— Nous voulons vous parler, dit Nynaeve à Sheriam. En privé.
Elayne soupira. S’il y avait de pires entrées en matière, il y en avait aussi beaucoup de meilleures.
Après avoir dévisagé un moment les deux jeunes femmes, Sheriam consulta Morvrin et Carlinya du regard, puis elle lâcha :
— D’accord, à l’intérieur…
Mais quand les cinq femmes se tournèrent vers la porte, Romanda leur barrait le chemin. Son châle aux franges jaunes orné partout de fleurs et de feuilles – à l’exception, bien entendu, de la Flamme de Tar Valon qui s’affichait entre ses omoplates –, la doyenne du Hall était une robuste femme aux yeux noirs. Ignorant Nynaeve, elle sourit chaleureusement à Elayne – le genre de sourire que la Fille-Héritière avait pris l’habitude d’attendre, et de redouter, chez les Aes Sedai… Avec Sheriam, Carlinya et Morvrin, en revanche, Romanda ne joua pas la comédie de la bienveillance. Les dévisageant froidement, la tête bien droite, elle attendit pour s’écarter que chacune ait baissé les yeux et murmuré :
— Avec votre permission, représentante.
Alors seulement, et non sans un de ces soupirs bien féminins, elle daigna dégager le passage.
Même si les gens lambda ne risquaient pas de s’en apercevoir, Elayne savait que des remarques plus ou moins acides circulaient parmi les Aes Sedai au sujet de Sheriam et de son « conseil réduit ». Certaines sœurs pensaient que cet organe officieux s’occupait de la vie quotidienne à Salidar, déchargeant ainsi le Hall de ses tâches subalternes. D’autres avaient conscience que Sheriam et son cercle influençaient les représentantes, mais les opinions divergeaient sur la portée réelle de cette influence. Aux yeux de Romanda, cette « bande » qui comptait deux sœurs bleues et aucune jaune – une faute presque impardonnable – avait pris bien trop d’importance.
Elayne sentit le regard de la doyenne peser sur elle tandis qu’elle suivait les Aes Sedai et Nynaeve dans l’auberge.
Sheriam guida le petit groupe dans une des pièces privées attenantes à l’ancienne salle commune. Dès que les cinq femmes furent dans la pièce aux lambris rongés par les insectes, une table de travail lestée de documents trônant au centre, Nynaeve surprit Sheriam en demandant qu’on érige une protection contre les oreilles indiscrètes. L’Aes Sedai consentit cependant à le faire sans poser de questions.
Se souvenant du récent « exploit » de Nynaeve, Elayne s’assura que les fenêtres étaient hermétiquement fermées.
— J’espère que vous allez nous annoncer que Rand al’Thor est en chemin pour Salidar, lâcha Morvrin.
Les deux autres Aes Sedai échangèrent un regard intrigué.
Elayne maîtrisa son indignation. Les sœurs pensaient vraiment que Nynaeve et elle leur cachaient au sujet de Rand de terribles secrets. Ces sacrées Aes Sedai et leurs fichus secrets !
— Non, répondit Nynaeve, mais ce que nous avons à dire est aussi important, dans un autre ordre d’idées.
Sur ces mots, elle relata le « voyage » à Ebou Dar et la découverte du ter’angreal en forme de coupe. En trichant avec la chronologie, et sans mentionner la tour, mais en n’omettant rien de capital.
— Vous êtes sûres que c’est un ter’angreal ? demanda Sheriam quand le récit fut achevé. Et il peut influer sur le climat ?
— Oui, répondit Elayne, optant pour la simplicité.
Au début, la simplicité était toujours le meilleur choix. Pourtant, Morvrin grommela quelque chose. Décidément, cette femme doutait de tout.
— Alors, fit Sheriam en tirant sur son châle, vous avez bien agi. Nous enverrons une lettre à Merilille.
Merilille Ceandevin, la sœur grise envoyée à Ebou Dar pour convaincre la reine de soutenir Salidar…
— Bien entendu, vous devrez nous donner tous les détails.
— Elle ne trouvera jamais la coupe ! s’écria Nynaeve avant qu’Elayne ait pu ouvrir la bouche. Elayne et moi, nous réussirons.
Les Aes Sedai se rembrunirent.
— Merilille n’y arrivera sûrement pas, intervint la Fille-Héritière. Alors que nous savons où est la coupe, ce ne sera pas un jeu d’enfant pour nous. Au moins, nous avons idée de ce que nous cherchons. Une description écrite ne sera pas aussi efficace.
— Ebou Dar n’est pas un endroit pour deux Acceptées, dit froidement Carlinya.
— Nous devons toutes faire ce que nous maîtrisons le mieux, mon enfant, fit Morvrin d’un ton un peu plus conciliant. Crois-tu qu’Edesina, Afara ou Guisin avaient envie d’aller au Tarabon ? Comment vont-elles s’y prendre pour ramener l’ordre dans ce pays ? Comme il fallait essayer, elles sont parties sans discuter. Au moment où nous parlons, Kiruna et Bera doivent être de l’autre côté de la Colonne Vertébrale du Monde, en train de chercher Rand al’Thor dans le désert des Aiels. Tout ça parce que nous supposions, à un moment, qu’il y était. Nous avions raison, mais ça ne rend pas leur voyage moins inutile, puisqu’il n’y est plus. Nous faisons toutes ce que nous pouvons et ce qui s’impose. Nynaeve et toi, vous êtes des Acceptées, et les Acceptées ne vont pas à Ebou Dar – ni ailleurs, en fait. Votre devoir, c’est de rester ici et d’étudier. Et même si vous étiez des sœurs confirmées, je refuserais que vous partiez. En cent ans, personne n’a fait autant de découvertes que vous en quelques semaines.
Fidèle à elle-même, Nynaeve préféra ne pas avoir entendu ce qui ne lui plaisait pas et se tourna vers Carlinya :
— Nous nous en sommes très bien tirées toutes seules, savez-vous ? Je doute qu’Ebou Dar soit pire que Tanchico.
Elayne aurait juré que l’ancienne Sage-Dame n’avait pas conscience de serrer sa natte à s’en faire blanchir les phalanges. Apprendrait-elle un jour qu’un peu de civilité permettait souvent d’obtenir ce qu’on avait toutes les chances de perdre en se montrant trop brusque ?
— Je comprends vos inquiétudes, Aes Sedai, intervint la Fille-Héritière. Mais si immodeste que ça puisse paraître, j’affirme être mieux qualifiée que quiconque d’autre à Salidar, quand il s’agit de localiser un ter’angreal. Nynaeve et moi, nous savons où chercher, et ce sera impossible à communiquer dans une lettre. Si vous nous envoyez rejoindre Merilille Sedai, il nous faudra peu de temps, sous sa supervision, pour découvrir la coupe. Tout ça prendra les quelques jours du voyage aller et retour, et le temps d’un bref séjour à Ebou Dar sous la surveillance de Merilille Sedai.
Elayne parvint à ne pas perdre trop de temps à reprendre son souffle, afin d’enchaîner au plus vite :
— Pendant ce temps, vous pourriez envoyer un message à un des agents de Siuan, à Caemlyn, afin que la nouvelle soit connue quand Merana Sedai et la délégation arriveront.
— Au nom de la Lumière, pourquoi ferions-nous ça ? s’exclama Morvrin.
— Je pensais que Nynaeve vous l’avait dit, Aes Sedai. Je n’en suis pas certaine, mais je pense que la coupe, pour fonctionner, a besoin d’un homme capable de canaliser le Pouvoir.
Cette révélation provoqua bien entendu une petite commotion. Carlinya lâcha un petit cri, Morvrin marmonna de plus belle et Sheriam en resta bouche bée.
Nynaeve aussi, mais pas longtemps, une main venant faire écran devant ses lèvres avant que les Aes Sedai aient pu remarquer quoi que ce soit. Sans doute parce qu’elles étaient bien trop stupéfaites.
En fait, il s’agissait purement et simplement d’un mensonge. Là encore, la simplicité était la clé. Selon ce qu’on disait, les plus belles réalisations, durant l’Âge des Légendes, avaient été l’œuvre d’hommes et de femmes qui canalisaient ensemble, probablement en étant liés. Très vraisemblablement, il existait des ter’angreal exigeant l’intervention d’un homme pour fonctionner. De toute façon, si Elayne ne parvenait pas à utiliser la coupe seule, personne à Salidar ne devait en être capable, à l’exception de Nynaeve, peut-être.
S’il fallait Rand pour ça, ces Aes Sedai ne pouvaient pas laisser passer l’occasion d’agir sur le climat. Et jusqu’à ce que la Fille-Héritière ait « découvert » qu’un cercle de femmes pouvait contrôler la coupe, les sœurs de Salidar se seraient trop liées à Rand pour pouvoir s’en libérer.
— Tout ça est bien beau, dit Sheriam, mais vous n’en restez pas moins des Acceptées. Nous enverrons une lettre à Merilille. Nous avons parlé à propos de vous deux, et…
— Parler ! coupa Nynaeve. Voilà tout ce que vous savez faire, le Hall et vous. Avec Elayne, nous pouvons trouver le ter’angreal, mais vous préférez caqueter comme des poules.
Éructant plus qu’elle ne parlait, Nynaeve tirait si fort sur sa tresse qu’Elayne redouta qu’elle se l’arrache du crâne.
— Vous restez ici, bien assises, en espérant que Thom, Juilin et les autres reviendront nous dire que les Capes Blanches ne nous tomberont pas dessus comme la foudre. En réalité, ces malheureux risquent de revenir ici avec des Fils de la Lumière à leurs trousses. En attendant le désastre, vous parlez sans fin d’Elaida, au lieu de vous concentrer sur Rand, comme vous l’avez pourtant décidé. Avez-vous défini votre position vis-à-vis de lui ? Bien sûr que non ! Pourtant, votre délégation est déjà en route pour Caemlyn !
» Savez-vous pourquoi vous ne faites rien, à part bavasser ? Parce que vous avez peur ! Peur que la tour soit divisée, peur de Rand, des Rejetés, de l’Ajah Noir… La nuit dernière, Anaiya a dit – une fuite involontaire – que vous avez un plan tout prêt au cas où un des Rejetés attaquerait. Tous ces cercles qui se sont formés, juste après que la bulle maléfique eut éclaté – au moins, vous y croyez, maintenant ? Tous ces cercles, oui, mais mal assortis, et la plupart composés de plus de novices que d’Aes Sedai. Pourquoi ? Parce que seule une poignée de sœurs étaient informées avant qu’il faille agir. Pour que votre fameux plan n’arrive pas aux oreilles de Sammael ou d’un autre Rejeté, n’est-ce pas ? Vous vous méfiez les unes des autres, et vous ne faites confiance à personne. C’est pour ça que vous refusez de nous envoyer à Ebou Dar ? Parce que nous appartenons peut-être à l’Ajah Noir ? Ou parce que nous risquons d’en profiter pour aller rejoindre Rand ?
N’ayant pas repris son souffle durant toute la tirade, l’ancienne Sage-Dame fut obligée d’y mettre un terme.
La première réaction d’Elayne, instinctive mais pas vraiment spontanée, fut de tenter d’arrondir les angles, comme d’habitude – et tant pis si elle n’avait pas la première idée de la démarche à suivre pour ça. Autant vouloir arrondir les pics d’une chaîne de montagnes !
Regardant les Aes Sedai, elle cessa soudain de redouter que Nynaeve ait irrémédiablement tout gâché. Ces visages de marbre et ces yeux glaciaux n’auraient rien dû exprimer. Pour la Fille-Héritière, ils en disaient très long. L’absence de colère, par exemple, après une telle tirade contre des sœurs, indiquait que les coups avaient fait mouche. L’impassibilité, dans ce cas précis, était un masque cachant une vérité que les trois femmes auraient donné cher pour jeter à jamais au fond d’un puits.
Elles avaient bel et bien peur !
— Tu as fini ? demanda Carlinya d’une voix assez glaciale pour faire geler le soleil à son zénith.
Elayne éternua et se cogna la tête contre le bord du chaudron couché sur le côté. Une odeur de soupe brûlée lui agressa les narines et son estomac manqua se retourner. Sous le soleil de plomb de la matinée, l’énorme ustensile de cuisine à l’intérieur noirâtre était aussi chaud que s’il avait reposé au-dessus d’un feu. Du coup, la Fille-Héritière dégoulinait de sueur.
Elayne recula sur les genoux, lâcha son morceau de pierre ponce et foudroya du regard la femme accroupie à côté d’elle. Ou du moins, la moitié de femme qui émergeait d’un chaudron un tout petit peu plus petit que le sien et lui aussi couché sur le flanc.
Quand elle enfonça un index dans le flanc de Nynaeve, Elayne eut la satisfaction de voir celle-ci sursauter – aussitôt après, un « bang » indiqua qu’elle aussi venait de se cogner la tête. Bien fait pour elle !
L’ancienne Sage-Dame émergea du chaudron et jeta un regard noir à sa malicieuse compagne. Voyant qu’elle levait une main pour dissimuler un bâillement, Elayne ne lui laissa pas l’occasion de parler.
— Il a fallu que ça pète, pas vrai ? Tu n’as pas pu te retenir cinq minutes. Nous avions les choses bien en main, mais il fallait que tu sabotes tout.
— Les sœurs ne nous auraient pas laissées aller à Ebou Dar, de toute façon. Et pour le sabotage, tu m’as bien aidée…
Nynaeve pointa le menton d’une manière ridicule qui l’obligea à regarder le long de son nez pour voir Elayne.
— Les Aes Sedai maîtrisent leur peur, dit-elle du ton qu’elle aurait pris pour morigéner un poivrot venant de se jeter dans les jambes de son cheval. Elles ne se laissent pas dominer par elle… Si on marche devant, elles suivent volontiers, mais il faut prendre les choses en main, pas rentrer la tête dans les épaules en espérant que les problèmes se volatiliseront.
Elayne rosit. Enfin, elle ne s’était pas comportée ainsi. Et surtout, elle n’avait pas parlé de cette manière.
— Bon, j’admets que nous avons peut-être un peu déraillé toutes les deux, mais…
Des bruits de pas incitèrent la Fille-Héritière à se taire.
— Alors, les petites favorites des Aes Sedai ont décidé de se reposer un peu ? lança Faolain avec un sourire qui n’avait rien d’amical. Je ne suis pas ici pour m’amuser, savez-vous ? Aujourd’hui, je comptais travailler sur un projet personnel tout à fait comparable à ceux de nos deux enfants chéries. Au lieu de ça, voilà que je dois surveiller des Acceptées condamnées à récurer des chaudrons pour expier leurs fautes.
» Oui, je suis chargée d’empêcher que vous vous défiliez comme la paire de misérables novices que vous devriez être. Allons, au travail ! Je ne peux pas partir avant que vous ayez fini, et je n’ai pas l’intention de moisir ici.
Comme Theodrin, Faolain aux cheveux noirs bouclés était moins qu’une Aes Sedai et plus qu’une Acceptée. Le statut qu’auraient eu Elayne et Nynaeve, si cette dernière n’avait pas feulé comme une chatte à qui on marche sur la queue. Sheriam leur avait annoncé cette promotion avortée au beau milieu de l’énoncé de leur punition – tout leur temps libre passé aux cuisines à s’acquitter des pires corvées que leur trouveraient les cuisinières. Quant à Ebou Dar, mieux valait faire une croix dessus. Vers midi, voire plus tôt, une lettre partirait à l’intention de Merilille…
— Je suis désolée…, souffla Nynaeve.
Elayne n’en crut pas ses oreilles. Des excuses de l’ancienne Sage-Dame ? Autant s’attendre à voir de la neige en plein été.
— Moi aussi, Nynaeve…, répondit la Fille-Héritière.
— Pour ça, vous pouvez l’être ! jubila Faolain. Mais j’ai dit : au travail ! Vite, avant que je trouve une raison de vous envoyer voir Tiana, quand vous en aurez terminé.
Avec un regard mélancolique pour Nynaeve, Elayne s’enfonça de nouveau dans le chaudron crasseux et l’attaqua à grands coups de pierre ponce, comme si elle s’en prenait à Faolain. Non, se dit-elle tandis que de la suie et des morceaux de légumes carbonisés lui sautaient au visage, plutôt aux Aes Sedai qui restaient assises sur leur séant alors qu’elles auraient dû agir.
Quoi qu’il arrive, elle irait à Ebou Dar, elle trouverait le ter’angreal puis elle s’en servirait pour unir Sheriam et les autres sœurs à Rand. À genoux s’il le fallait !
À cause de la suie, elle éternua assez fort pour redouter d’en perdre ses chaussures.
Se détournant de la fente dans la clôture – une position idéale pour espionner les deux jeunes femmes –, Sheriam entreprit de remonter l’étroite allée envahie de broussailles et de lierre.
— Je regrette que nous en soyons arrivées là, dit-elle.
Au souvenir de la tirade et du ton de Nynaeve – sans oublier Elayne, cette petite peste – l’Aes Sedai modula sa pensée :
— Jusqu’à un certain point, en tout cas.
Carlinya eut un des ricanements sardoniques dont elle avait le secret.
— Tu voudrais dire à des Acceptées ce que moins de vingt Aes Sedai savent ?
Un regard de Sheriam réduisit l’impertinente sœur au silence.
— Des oreilles traînent là où on s’y attendrait le moins, Carlinya.
— Ces deux filles ont raison sur un point, dit Morvrin. Rand me terrorise. Vis-à-vis de lui, quelles options nous reste-t-il ?
Des options ? En toute honnêteté, Sheriam n’aurait pas juré qu’il leur en restait, tout simplement…