9 Aurore

D’où j’infère que le temps n’est qu’une étendue. Mais quelle est la substance de cette étendue ?

Je l’ignore. Et ne serait-ce pas mon esprit même ?

Saint Augustin, Confessions, Livre XI[3]

9.1

Lors de son pénible voyage de retour vers Florence, Galilée écrivit des lettres à tous ses correspondants, leur expliquant pourquoi sa visite avait été un tel succès, encore plus grand qu’en 1611. Ils avaient déjà eu d’autres échos de la bouche de sources plus rapides, aussi ne crurent-ils pas son compte rendu, mais beaucoup lui répondirent sur un ton rassurant. Un succès, assurément.

Il ne se passait pas une soirée sans qu’il se plaigne de la nourriture de l’auberge, des lits grouillants de puces, des planchers qui craquaient et des ronflements ininterrompus des autres voyageurs (il était lui-même un ronfleur prodigieux), de sorte que, plutôt que de monter se coucher, il allait dormir sur le siège capitonné de sa litière, ou sur le tabouret de son télescope, sous une couverture.

Une nuit, à l’auberge de la route en contrebas de Montepulciano, il ne réussit pas à fermer l’œil et resta enroulé dans sa couverture, près de son télescope. Il fit le dos rond pour regarder dans sa lunette – Jupiter, à la fois son propre petit emblème et son horloge, et de tant de façons le foyer de ses soucis. À ce moment, la planète était presque au zénith. Il nota la position de ses lunes dans le tableau de son journal de travail.

Après avoir longuement contemplé la petite constellation de points blancs, il se leva et alla dans les écuries, où il savait que Cartaphilus préférait dormir. Il lui flanqua un vilain coup dans le dos.

— Quoi ? coassa le vieillard.

— Fais venir ton maître, demanda farouchement Galilée.

— Quoi ? Tout de suite ?

— Tout de suite.

— Et pourquoi, tout de suite ?

Galilée prit le bonhomme par son cou décharné.

— Je veux lui parler. J’ai des questions à lui poser. Tout de suite.

— Argh, coassa Cartaphilus.

Galilée le lâcha et se frotta le cou en fronçant les sourcils, l’air renfrogné.

— Comme vous voudrez, maestro, vos désirs sont des ordres, comme toujours, mais je ne puis le convoquer immédiatement.

Il tendit la main vers la cruche d’eau qu’il gardait près de son lit, en but une gorgée et la tendit à Galilée qui écarta la proposition d’un geste.

— Je le ferai aussitôt que possible. Ça peut prendre un jour ou deux. Ce serait plus facile à Florence.

— Vite, ordonna Galilée. J’en ai assez de tout ça. J’ai des questions.

Le vieux lui jeta un rapide coup d’œil et piqua du nez dans sa tasse.

— Ce voyage à Rome était peut-être en rapport avec lui ?

— D’une certaine manière.

Galilée brandit son gros poing sous le nez du bonhomme.

— Je suis sûr que tu en sais plus long que moi sur tout ça.

Cartaphilus secoua la tête sans conviction.

— Ben voyons. Es-tu vraiment le juif errant ?

Le vieux secoua la tête dans une attitude équivoque.

— L’histoire n’est pas vraiment exacte. Bien que je me sente maudit. Et que je sois vieux. Et que j’aie erré.

— Et tu es juif ?

— Non.

— T’es-tu moqué du Christ alors qu’il portait sa croix, sur le Golgotha ?

— Absolument pas ! Pff, c’est une histoire colportée par des bohémiens. Une bande de romanichels voulait entrer dans une ville, il y a quelques siècles, et ils ont raconté qu’on avait fait d’eux des éternels pénitents parce qu’ils avaient accidentellement insulté Jésus. Pratiquement toutes les villes auxquelles ils servaient cette histoire leur ouvraient leurs portes et les traitaient comme des rois. Le bouche à oreille a fait le reste.

— Autrement dit, le juif errant vient de Jupiter.

Les sourcils du vieux lui remontèrent très haut sur le front. Il avala une autre gorgée d’eau avant de répondre :

— J’en déduis que vous gardez des souvenirs de votre dernière syncope.

— Tu en sais plus long que moi, répéta Galilée.

— Non. Mais je comprends que vous ayez voulu aller à Rome pour vous défendre.

— Oui.

— Et ça ne s’est pas passé comme vous l’espériez.

— Non.

Cartaphilus hésita longuement. Alors que Galilée pensait qu’il s’était rendormi, le vieil homme s’aventura à lui dire :

— J’ai souvent l’impression que quand on essaie de faire une chose basée sur… la connaissance… ou même disons la prescience, ou une prémonition, ce que les Allemands appellent Schwanung… eh bien, quoi qu’on fasse… ça vous retombe dessus. Au lieu d’empêcher un événement donné, ou de permettre sa réalisation, nos actes ont pour effet de provoquer exactement le contraire. Un effet de levier, si l’on peut dire.

— Ça, tu es mieux placé que moi pour le savoir, j’en suis sûr.

— Absolument pas.

Galilée leva à nouveau le poing.

— Fais venir ton maître, c’est tout.

— Dès que ce sera possible. À Florence. Je vous le promets.


De retour à Florence, Galilée s’installa dans la maison qu’il venait de louer à Bellosguardo, la Villa del Segui, une belle demeure qui dominait Florence depuis une colline, au sud de l’Arno. Il avait à nouveau un vrai chez lui, pour la première fois depuis l’Hostel Galilei, à Padoue. Il était là, de retour dans ses jardins, aux bons soins de la Piera, de retour dans les bras de ses filles (de ceux de Virginia, en tout cas).

Il venait à peine de s’installer et était sorti dans le jardin, une nuit, pour achever ses ablutions, quand un mouvement près du mur de l’écurie le fit sursauter.

Une silhouette noire émergea de l’obscurité, et il retint un cri en reconnaissant l’étranger. À la vue de ce visage étroit, du si peu ganymédien visage de Ganymède, il éprouva une puissante bien que vague abréaction ;tous les souvenirs flous, incertains, de ce qui lui était arrivé dans les lunes de Jupiter lors de ses précédents voyages nocturnes resurgirent violemment. C’était comme des bribes de rêves, parmi lesquelles certains moments émergeaient parfois plus distinctement même que les événements du présent – notamment, dans ce cas, le feu. Mais le reste était plus flou que ce dont sa mémoire gardait d’ordinaire le souvenir, peut-être à cause de la nature onirique de son contenu. Ils avaient fait des choses à son esprit, il le savait ;cette femme, Héra, l’avait aidé à contrer une préparation par une autre, il s’en souvenait. Par conséquent, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il éprouve des effets étranges. En tout cas, les précédents voyages s’épanouissaient maintenant en lui, tout cela rien qu’à la vue du visage en lame de couteau de l’étranger. Le cœur de Galilée cognait contre ses côtes au souvenir vivace des flammes, qui ne l’avait jamais tout à fait quitté.

— Je veux repartir, demanda-t-il. J’ai des questions à poser.

— Je sais, répondit Ganymède. On a des questions à vous poser aussi, là-bas. J’ai pris des dispositions pour sécuriser l’instrument à l’arrivée.

— J’espère bien, renifla Galilée. Mais en tout cas je veux voir Héra.

— Ce ne serait pas très sage, fit Ganymède en se renfrognant.

— La sagesse n’a rien à voir là-dedans.


Cette fois, Ganymède se contenta de tourner un bouton sur une boîte en étain qu’il portait au creux du coude, et ils se retrouvèrent dans l’une des cavernes de glace bleu-vert d’Europe.

— Hé, fit Galilée, choqué. Qu’est-il arrivé à votre teletrasporta ?

Ganymède inclina la tête.

— Tout cela ne servait qu’à vous permettre de comprendre ce qui se passait. Il nous semblait que si vous vous trouviez bilocalisé sans moyen de vous expliquer la prolepse grâce à un dispositif inhérent à votre propre cadre de référence vous risquiez d’en être excessivement désorienté. Certains craignaient que vous ne souffriez d’une rupture mentale, ou que vous ne puissiez accepter la réalité de la prolepse. Voire, que vous pensiez vivre un rêve. Nous avons donc échafaudé un simulacre de translation compatible avec vos schémas locaux – dans votre cas, un vol à travers l’espace. Nous avons fait en sorte que l’intricateur ressemble à un objet susceptible de projeter votre vision vers nous. Ensuite, la sensation de vol vous a été implémentée alors que vous étiez déjà bilocalisé.

— Vous pouvez faire ça ?

L’étranger jeta sur Galilée un regard empreint de pitié.

— Les simulacres d’expérience peuvent parfois être distingués des véritables expériences, mais dans des environnements pauvres en données, comme l’espace, c’est difficile.

Galilée désigna l’immense caverne de glace qui s’étendait autour d’eux, dans toutes les directions, avec son toit aigue-marine étoilé par des craquelures.

— Si cette caverne n’était pas réelle, comment le saurais-je ?

Ganymède haussa les épaules.

— Il se pourrait que vous ne puissiez pas le savoir.

— C’est bien ce que je pensais, marmonna Galilée. Tout ça, ce sont des paysages de rêve.

Il repensa à son immolation, sur le bûcher. Et dit, tout haut :

— Qu’est-ce qui nous tient chaud ?

— La chaleur.

— Bah ! Et d’où vient la chaleur ? D’où vient l’air ?

— Ils sont créés par des moteurs.

— Des moteurs ?

— Des machines. Des systèmes.

— C’est tellement clair !

— Désolé. Les détails ne voudraient rien dire pour vous. Très peu de gens, ici, les comprennent, d’ailleurs. Pour la chaleur et l’air, en tout cas, c’est simple. Ce qui est difficile, c’est de nous protéger des radiations de Jupiter. C’est pour ça que, lorsque nous sommes sur Europe, la plupart du temps nous restons sous la surface. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont devenus fous, si vous voulez mon avis. Sur Ganymède, nous étions au-dehors, sous le ciel. Sur Io, nous profitions des nouveaux champs de cavitation. Mais ici, ils parent à ces difficultés avec d’anciennes structures.

— Les radiations ? N’est-ce pas un autre terme pour désigner la chaleur ?

— Eh bien, il y a des vibrations sur tout un spectre de dimensions. Nos yeux voient des ondes d’une certaine longueur. Mais cette bande du visible n’est qu’une partie d’un champ qui s’étend très loin, des deux côtés. Les plus courtes sont les ondes gamma, les plus grandes longueurs d’ondes vont du braccio à la dimension de l’univers, à quelque chose près.

Galilée le regarda en ouvrant de grands yeux.

— Et comment ces autres ondes se manifestent-elles ?

— Par de la chaleur, parfois. Par des dégâts causés à la chair sans qu’on les ressente. Je ne sais pas exactement comment vous expliquer ça.

Galilée leva les yeux au ciel.

— Eh bien, trouvez-moi quelqu’un qui saura.

— Nous n’avons pas vraiment le temps pour ça, désolé…

— Emmenez-moi auprès de quelqu’un qui sait ! Puisque vous êtes un imbécile.

Ganymède lui fit les gros yeux.

— Je vous déconseille…

— Emmenez-moi ! hurla Galilée en donnant un grand coup dans la poitrine de l’homme.

Chez lui, il l’aurait roué de coups, alors pourquoi pas ici ? Il n’était pas convaincu que tout cela soit réel. Il flanqua des coups de pied dans les tibias de Ganymède, hurla au point de porter au rouge tous les bleus de cet endroit.

— Allez ! Quelqu’un qui s’y connaisse ! Je suis sûr qu’il doit y avoir quelqu’un qui s’y connaisse !

Il leva son gros poing.

— Arrêtez, se plaignit Ganymède.

En dépit de sa haute taille, il était très frêle et paraissait complètement désarçonné par cette agression.

— Arrêtez d’essayer de me brutaliser. Nous ne sommes pas dans l’une de vos ruelles sordides. Les gens vont remarquer ce que vous faites et en conclure que vous n’êtes pas franchement civilisé.

— Moi ? C’est vous qui n’êtes pas civilisé. Vous ne connaissez même pas les principes du fonctionnement de vos machines.

— Je vous en prie. Personne ne sait toutes ces choses. Pourriez-vous me dire comment marchaient toutes les machines de votre époque ?

— Oui, évidemment. Pourquoi voudriez-vous qu’il en soit autrement ?

— Eh bien, répondit Ganymède en faisant la moue, ce n’est plus possible.

— Je ne vous crois pas. Les principes, au moins, doivent être clairs, si vous essayez de comprendre.

— Vous verrez bien.

Il marmonna quelque chose en aparté, comme à un ange invisible.

— Emmenez-moi, répéta Galilée.

— Je vais vous emmener.


La galerie où ils se trouvaient était une espèce de gigantesque antichambre ouverte vers une autre ville sous la glace. De vastes espaces s’étendaient à tant de milles devant eux que, dans le lointain, le plafond bleu s’incurvait vers le bas pour toucher le sol, empêchant de voir plus loin. Prenant pour repère un bâtiment argenté particulièrement brillant qui se dressait devant eux, juste à l’endroit où le plafond paraissait rencontrer le sol, Galilée se rendit compte qu’il ne fallait qu’une quinzaine ou une vingtaine de minutes pour le rejoindre. Un horizon proche. Les ruelles et les strada de cette ville froide étaient çà et là encombrées de gens de haute taille, gracieux, qui se déplaçaient comme sous l’eau ; ailleurs, les rues étaient presque vides. Les gens étaient vêtus comme Ganymède de vêtements simples mais élégants, de tons pastel, chauds, qui les faisaient paraître lumineux dans la lumière verte.

Ils dépassèrent le bâtiment argenté et marchèrent, à ce qu’il lui sembla, pendant environ une heure. Ils traversèrent des places encombrées de monde qui s’étendaient sur la droite et la gauche, certaines ouvertes au ciel noir, la plupart coiffées d’un plafond de glace. Au cours de cette heure, Galilée apprit à marcher dans cette faible pesanteur. Cette étrange légèreté évoquait toutes sortes de choses, y compris l’idée que le poids était peut-être proportionnel à la taille de la planète sur laquelle on se tenait. Encore un signe du fait qu’Europe devait être assez petite.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il.

— Voir quelqu’un qui devrait pouvoir répondre à vos questions. Mais vous diriez peut-être que c’est plutôt une machine.

— Une machine ? Alors personne chez vous ne sait de quoi il retourne ?

— Non, non, cette personne est une espèce de… de composite. Une personne qui vous ressemble pas mal, en fait, un physicien et un mathématicien, assez célèbre.

— Parfait, répondit Galilée. Je veux certaines explications.


Ils arrivèrent à un lac et montèrent dans un bateau long et bas, semblable à une gondole. Lorsqu’ils se furent assis à la proue, un marinier largua les amarres et ils voguèrent sur l’eau claire avec un doux bourdonnement, laissant derrière eux un sillage qui courait sur une houle bien nette, plus lente qu’elle ne l’aurait été dans la lagune. Des bleus verdâtres palpitaient tout autour d’eux et au-dessus, formant des vagues. Galilée n’aurait su dire la profondeur du lac, les nombreuses et subtiles teintes de bleu crémeux allant du plus clair au plus sombre, mais demeurant toujours opaques. Bleu roi, bleu ciel, azur, turquoise, aigue-marine – toutes les teintes rebondissaient les unes contre les autres en longues bandes, en même temps que des vagues bleu cobalt traversaient les autres bleus, les teignant sur leur passage, tels des bateaux remontant les artères d’un cœur bleu. Les bâtiments qui se dressaient derrière les larges fondations à leur gauche ressemblaient à des blocs de glace nettement découpés, colorés de tons pastel qui conservaient obstinément leur couleur malgré la lueur bleu-vert omniprésente, en contradiction avec tout ce que Galilée pensait savoir de la théorie des couleurs. Le toit incurvé de l’un des bâtiments du front de mer lui rappela fortement le Grand Canal, et il comprit bientôt que la ville était une espèce de Venise taillée dans la glace.

— Pourquoi ne fond-elle pas ?

— Elle est protégée. Par un revêtement de diamant, en fait.

Des gens se promenaient sur les soubassements exactement comme ils l’auraient fait chez lui. Certains regardaient vers l’eau, mais pas vers Ganymède ou Galilée ; leur embarcation n’était qu’une parmi d’autres.

Sur l’eau, les ondes créaient un fin quadrillage curvilinéaire en lente évolution. Le plafond de glace, au-dessus d’eux, était plus épais par endroits qu’en d’autres, à en juger par les différences dans les bulles bleu-vert. Des pulsations le traversaient de part en part.

— C’est quoi, ces vagues de couleur qui traversent le toit ? demanda-t-il.

— Les autres lunes exercent des forces de marée s’opposant à l’attraction de Jupiter même. Nous projetons à travers la glace un certain type de lumière, de façon à révéler les tensions qui s’y exercent, ce qui permet de visualiser la manière dont les marées interagissent.

— Et comment faites-vous pour que ces canaux et ces lacs restent liquides ?

— Nous les chauffons, répondit patiemment Ganymède. Par endroits, vous verrez de la vapeur. Ailleurs, pour progresser le long de certains canaux, nous devrons fendre une couche de glace.

— Mais vous n’avez aucune idée de la manière dont l’eau est chauffée, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas l’une des réussites les plus complexes de notre technologie, croyez-moi.

Leur embarcation bourdonnante arriva à un soubassement fait d’un matériau qui ressemblait à de la pierre noire. Comme ils descendaient du bateau, Galilée demanda :

— D’où provient la roche ?

— De météorites, que l’on appelle ici pierres de chute. Une ou deux grosses pierres fournissent suffisamment de matière pour une ville entière, mais elle ne vient que compléter la glace locale.

— Combien de gens vivent dans votre Venise ?

— Vous êtes ici à Rhadamanthys Linea. Près d’un million d’habitants.

— Tant que ça ! Et combien de villes comme ça y a-t-il ici, sur Europe ?

— Peut-être une centaine.

— Cent millions de gens !

— C’est une grosse lune, vous savez.

Les larges croisements d’arcs cobalt et violets qu’ils voyaient palpiter devant eux passèrent au-dessus puis derrière eux.

— Les schémas de lumière sont tellement complexes, nota Galilée, qu’il semble y avoir plus de quatre influences…

— Les lunes de Jupiter exercent toutes une attraction les unes sur les autres.

— Mais il y a plus de quatre lunes ?

— Il y en a près de quatre-vingt-dix.

— Quatre-vingt-dix ?!

— La plupart sont très petites. Elles n’évoluent pas toutes dans le même plan. Mais elles exercent toutes une attraction, si faible soit-elle, et la glace au-dessus de nous étant chargée comme elle l’est par les habitants d’ici, toute modification de l’attraction fait l’objet d’une traduction piézoélectrique.

— Et pourquoi la chargent-ils de cette façon ?

— Parce qu’ils trouvent ça joli.

Ils descendaient à présent une large rue pleine de monde, flanquée de longs bâtiments trapus. Des voitures basses avançaient à la vitesse de la course, sans rien pour les tirer. Devant eux, une constellation de très grands bâtiments angulaires montait tout là-haut, vers le plafond de glace.

— Ça doit être la tour de Babel, dit Galilée.

— Il y a pas mal de confusion à l’intérieur, c’est certain. Ainsi que des gens qui aimeraient la voir tomber…

Ils arrivèrent bientôt à ces immenses bâtiments et pénétrèrent dans l’antichambre de verre qui s’étendait devant l’un d’eux et qui monta si vite le long de la paroi extérieure que Galilée sentit ses tympans claquer, ce qui le surprit. Il avait toujours eu un léger mal d’oreille, à droite, mais voici que la douleur se réveillait. On aurait donc pu croire que son corps était là, lui aussi, d’une certaine façon.

— Si je suis ici, comment puis-je aussi être en Italie, plongé dans une de mes syncopes ?

— Vous êtes ici dans une potentialité complémentaire.

L’antichambre de verre s’immobilisa et une porte s’ouvrit dans sa paroi intérieure. Ils sortirent sur un large toit en terrasse, lisse et couleur de malachite, situé juste sous le plafond de glace. Ganymède conduisit Galilée vers un petit groupe de gens agglomérés le long d’une rampe qui surplombait la ville et d’où l’on voyait le canal ; il offrait au ciel le miroir de sa surface, juste à l’endroit où, sur Terre, un filet d’eau aurait couru à mi-chemin à peu près de l’horizon. De leur point de vue, on aurait dit une route d’argent serpentant entre des bâtiments bleus, ondulants. C’était exactement ce à quoi Venise ressemblait certaines nuits, sous la lune, et pour la énième fois Galilée se demanda s’il ne rêvait pas.

Ganymède dit :

— Voici Galileo Galilei, le premier scientifique, ici dans une intrication proleptique.

— Ah oui, dit une grande femme, au centre du groupe. Nous avons entendu dire que vous arriviez. Bienvenue à Rhadamanthys.

Bien qu’âgée, elle se tenait encore droite et faisait une bonne tête de plus que Galilée. Des boucles d’oreilles en argent lui sortaient directement des oreilles, s’incurvaient et semblaient lui rentrer dans le cou. Il s’inclina brièvement devant elle, regarda son guide et marmonna :

— Et où est le mathématicien ?

Ganymède indiqua la vieille femme.

— C’est elle. Aurore.

Galilée s’efforça de masquer sa surprise.

— Je croyais que vous aviez dit que c’était une machine, dit-il pour donner le change.

— C’est en partie vrai, dit la vieille femme svelte. Je suis connectée à diverses entités artificielles.

Galilée resta impassible, bien que l’idée lui parût monstrueuse, comme s’il s’agissait de s’introduire l’une de ses boussoles militaires dans l’oreille pour se l’enfoncer dans le cerveau. D’ailleurs, il y avait ces boucles d’oreilles…

— Venez avec moi, lui dit Aurore en le prenant par le bras.

Elle l’emmena un peu plus loin le long de la rambarde de l’altana. Les craquements et les bourdonnements sourds qui semblaient émaner du plafond les empêchaient d’entendre les autres conversations sur la terrasse.

— C’est un plaisir de vous rencontrer, dit poliment la vieille femme.

Elle avait une voix rauque, éraillée, comme celle de Ganymède, et elle parlait latin avec le même étrange accent.

— On dit souvent que vous êtes le premier scientifique.

— Ce serait un honneur, mais je n’étais pas le premier.

— Je suis d’accord. Mais vous êtes le premier mathématicien expérimentateur.

— Vraiment ?

— À en juger par ce que nous lisons dans l’Histoire et voyons dans les intrications, c’est bien ce qu’il semble. Évidemment, il ne s’agit, comme toujours, que d’une supposition. Et le passé n’arrête pas de changer. Mais, pour autant que nous puissions le dire, vous vous efforciez de n’affirmer que ce que vous pouviez démontrer et décrire mathématiquement. C’est ça, la science. N’est-ce pas vous qui disiez cela ? Que le monde était écrit en termes mathématiques ?

— J’aime bien ça, admit Galilée. Si c’est vrai.

— C’est en partie vrai.

Cela dit, elle avait l’air troublée. Mais elle reprit :

— La réalité est mathématique, tant que vous comprenez que l’incertitude et la contingence peuvent être décrites mathématiquement, sans que cela les rende pour autant plus certaines.

— Apprenez-moi, dit Galilée. Apprenez-moi comment vous respirez ici, et ce que sont ces marées de couleur, et… apprenez-moi tout. Je veux tout savoir ! Apprenez-moi tout ce que vous avez appris depuis mon époque.

Elle sourit, ravie de son audace.

— Ça prendrait un moment.

— Ça m’est égal !

Elle lui jeta un coup d’œil intrigué.

— Ça prendrait des années, même pour quelqu’un d’aussi intelligent que vous.

— Vous ne pouvez pas faire plus vite ? Me donner la version courte ?

— La version courte ne vous apporterait pas une véritable compréhension. Ce n’est qu’un ramassis de métaphores, d’images qui ne traduisent pas vraiment la situation. Les mathématiques sont ce que vous voulez qu’elles soient. Et il a fallu de nombreux siècles à beaucoup de gens pour les développer. Aujourd’hui, personne n’apprend plus qu’un petit pourcentage de tout ce qui existe. Et même ça, ça prend plusieurs années.

— Peut-être pas pour moi !

— Même pour vous.

Galilée secoua la tête.

— Je ne veux pas que ça prenne des années. Je n’ai pas des années devant moi.

Aurore parut consulter les schémas d’ondes qui se recoupaient dans la glace de leur ciel bas.

— Il y a un complexe de drogues, dit-elle, que nous pourrions vous donner pour vous permettre d’apprendre plus vite. Il s’agit d’un accélérateur synaptique, fait d’un mélange particulier de substances cérébrales. Une mixture qui stimule. Des réseaux s’épanouissent dans le cerveau avec une extrême rapidité. C’est utile dans certaines situations.

— Une préparation alchimique ?

— Si vous voulez, oui.

— C’est sans danger ?

Il pensait aux alchimistes à moitié fous qu’il avait rencontrés, et qui se livraient à on ne sait quelle sorcellerie dans leurs ateliers sordides, où ils s’empoisonnaient eux-mêmes.

— Oui, nous le pensons. C’est légèrement carcinogène, mais ça ne vous tuera pas. Bien que j’aie entendu dire que certaines personnes avaient éprouvé un sentiment de détresse par la suite. Mais j’en ai pris et n’ai rien ressenti de tel.

Cela étant dit par une machine pensante. Galilée ne put retenir un haussement de sourcil, mais il tint sa langue. Après avoir brièvement réfléchi, il répondit :

— Donnez-moi votre mixture. Et ensuite, qui m’enseignera les mathématiques ? Vous ?

Elle eut l’air amusée.

— L’une de nos machines.

— Une autre machine ?

— C’est une procédure standard, conçue pour être utilisée avec l’accélérateur synaptique. Ça prendra moins de temps qu’avec moi, et ce sera aussi plus clair. Je superviserai le processus.

— Alors faites-le. Je veux savoir !


Les assistants d’Aurore donnèrent à Galilée un casque étroitement ajusté, fait d’une résille métallique au maillage serré. Ils insistèrent pour qu’il s’assoie et l’installèrent dans ce qui ressemblait à un petit trône incliné vers l’arrière.

Ainsi à moitié allongé, il observa le plafond de glace. Celui-ci palpitait rapidement selon des schémas d’interférence denses, des ondes venant de trois directions et qui lançaient de brefs éclairs iridescents, couleur saphir. Ces triples pics formaient leurs propres schémas mouvants, à la manière de la lumière du soleil jouant sur une eau ridée par le vent. Même s’il n’y avait eu que les quatre grosses lunes, les Lunes Galiléennes (si bien nommées), leur attraction aurait évidemment créé un schéma très complexe. Dire qu’il avait été absolument convaincu que les marées de la Terre résultaient du clapotement de l’océan dans ses bassins de pierre, de ses mouvements dus au fait que la Terre pivotait sur elle-même et volait autour du Soleil, créant des vitesses différentielles ! Et voilà qu’ici ils disaient que ce n’était pas vrai. En ce cas, qu’est-ce qui provoquait les marées ? La traction des corps célestes – mais alors, c’était le retour de l’astrologie. Se pouvait-il que l’astrologie dise vrai, avec ses influences célestes et son action à distance, une action liée à aucune force mécanique ? Galilée détestait les explications de ce genre, qui n’expliquaient rien !

Et pourtant, ils étaient bel et bien là. Il regarda les assistants d’Aurore qui planaient au-dessus des batteries de machines déployées contre le mur. Il espérait que le traitement agirait, qu’il ne le tuerait pas, ne le rendrait pas fou.

Ils lui injectèrent leur préparation dans le sang à l’aide d’une aiguille creuse qu’ils lui enfoncèrent, sans lui faire mal, dans la peau – une vilaine petite expérience. Il retint sa respiration tout du long, et quand il finit par reprendre son souffle et inspirer, le monde s’enfla comme un ballon. Il s’aperçut immédiatement qu’il suivait en même temps plusieurs trains de pensée qui s’entremêlaient selon une figure contrapuntique que son père aurait beaucoup aimé entendre, si cela avait été de la musique, ce que ça paraissait être, d’une certaine façon : une intonation polyphonique de ses idées, où chaque fil participait à un ensemble plus vaste. Dans une certaine mesure, sa pensée lui avait toujours fait cette impression, un certain nombre d’accompagnements courant sous l’aria de la voix de la pensée. Et voici que ces chants individuels formaient un chœur, et qu’ils résonnaient puissamment, tout en s’accordant de façon architectonique à la mélodie. Il pouvait suivre six ou dix trains de pensée à la fois, et en même temps penser à ce qu’il pensait tout en contemplant la partition en entier.

Restait la mélodie principale, pareille à un sentier dans un labyrinthe – un labyrinthe semblable au delta du Pô. Galilée avait l’impression de le regarder depuis le ciel tout en chantant. Un grand nombre de canaux s’entrelaçaient le long d’une plaine en pente légère. Chaque canal était une discipline mathématique – certains, peu profonds, se perdaient rapidement dans le sable, mais la plupart suivaient leur cours et venaient grossir d’autres courants. D’autres étaient assez profonds pour être empruntés par de gros bateaux. En amont, ils fusionnaient jusqu’à ne plus former que quelques fleuves épars. Et moins d’affluents encore remontaient vers différentes origines, souvent des sources. L’eau jaillissait de la roche.

Galilée réalisa que c’était une image des mathématiques dans le temps. À moins que ce ne fût seulement le temps, ou l’humanité dans le temps ; en tout cas, c’étaient les mathématiques qui jaillissaient vers lui. Le didacticiel d’Aurore le menait à présent vers quelques canaux en amont, dans le passé lointain, bien avant son époque. Puis il se mit à voler par-dessus le flux du temps, ou en son sein, retournant parfois en amont pour observer une discipline contemporaine. Globalement, il avait l’impression de voler vers l’aval, au-dessus ou parfois à l’intérieur d’un paysage éternel, dont il ne pouvait discerner la nature. Il habitait une image qu’il avait déjà entendue, où l’Histoire était un fleuve dont l’eau était les hommes, une eau qui érodait ses rives et déposait du limon ailleurs en aval, de sorte que les berges changeaient lentement et que le cours du fleuve se modifiait sans que l’eau remarquât le moindre changement dans ses courants entremêlés.

Il essayait de traduire toutes les mathématiques en géométrie, afin de les voir et donc de les comprendre. Souvent, ça marchait. Ce qu’Aurore lui avait dit au sujet de la préparation était on ne peut plus vrai. Il comprenait les choses qu’il voyait au moment où il les voyait, des aspects se jetant à sa rencontre, sous la forme d’implications, filant vers lui comme des flèches. Il était à la fois dehors et dedans, en avant et en arrière, en haut et en bas, fouinant sauvagement, volant en piqué, décrivant des vrilles et regardant toujours vers l’avant avec un œil d’aigle. La voix du tuteur de la machine était la propre voix rauque d’Aurore, et Aurore elle-même volait à côté de lui, ou en lui. Parfois, elle s’adressait à lui dans son latin bizarre, si bien qu’il avait l’impression qu’elles étaient deux à lui parler. De temps à autre, Galilée posait des questions, et ils se parlaient tous les trois en même temps. Ce qui ne l’empêchait pas de suivre les trois lignes de pensée, qui se fondaient dans son esprit en musique, en un trio pour luth et deux fagatto criards.

On lui montrait des aperçus de personnes et d’endroits, mais le principal contenu de l’enseignement était mathématique. Il reconnut Euclide et Pythagore, et pendant un instant, bref mais incroyablement dense, il se retrouva bel et bien avec son héros Archimède, toujours aussi crucial pour cette histoire. Hourrah ! La vie entière du Grec s’épanouit instantanément en lui, île ou bulle dans le courant du fleuve, et l’espace d’un moment il la connut intégralement – il crut même reconnaître Ganymède debout, là, lui aussi, et les miroirs ardents, et jusqu’au soldat romain lors de cette fin tragique…

Surpris, parce que cela ne ressemblait pas au reste de la leçon, il imprima une saccade à son vol, comme un corbeau chassé de son arbre par la peur. Ensuite, il reconnut Regiomontanus, et tout ce que ce brillant homme avait sauvé des Grecs grâce aux textes arabes. Cela eut pour effet de le distraire. Puis il fila droit vers Harriot et ses symboles algébriques, dont Galilée avait su, la toute première fois que Castelli les lui avait montrés, qu’ils lui seraient utiles. Vinrent ensuite Copernic et son système, et Kepler et sa formule polyédrique permettant de calculer les distances planétaires, que Galilée ne pensait pas être correcte, et de fait elle ne l’était pas.

Son propre sentiment que toutes les choses se déplaçaient naturellement en cercles vola lui aussi en éclats, évidemment, alors qu’on l’initiait à la notion d’inertie – il avait toujours eu cette idée sur le bout de la langue. En vérité, il l’avait même exprimée en des termes légèrement différents, ainsi qu’il le comprit en la voyant. Puis il aperçut les lois de la gravité – l’équation par laquelle Newton les avait résumées le fit s’élever au ciel, surpris ; une chose aussi profonde et simple ! Il avait vu ce qui prouvait les lois de l’inertie et de la gravité, il les avait utilisées dans sa description parabolique de la chute des corps, mais il n’avait pas compris ce qu’il avait utilisé. Il flottait maintenant au-dessus, stupéfait, illuminé par leur extrême simplicité. La force de gravité n’était qu’une loi de proportionnalités inversées, aussi simple qu’un baiser sur la main, et d’où découlaient des solutions évidentes à des problèmes tels que les orbites de Kepler, solutions que celui-ci n’avait fait qu’approcher après des années d’observation et d’analyse.

Les orbites planétaires étaient donc des ellipses naturelles, dont le soleil occupait le foyer principal, et les autres forces gravitationnelles les foyers secondaires. Évidemment ! Dommage qu’il n’ait jamais poursuivi plus avant sa lecture des volumes de ce dingue de Kepler pour arriver à ces observations ; cela aurait pu lui faire remarquer l’absence de circularité dans les cieux – cela dit, il aurait pu en conclure qu’il ne s’agissait là que de cercles déformés par quelque chose qu’il ne voyait pas. Assurément, ce qu’on croyait modifiait ce qu’on voyait. Et voilà qu’encore une fois, malgré ses préjugés à l’encontre de cette idée, surgissait la notion d’attraction et d’influence à distance, sans force ou cause mécanique ! C’était un mystère. Cela ne pouvait pas tout résumer, n’est-ce pas ?

Il ne croyait pas l’avoir demandé à haute voix, mais il entendit Aurore répondre :

— C’est la question qui revient tout le temps, comme vous le constaterez. Vous n’êtes absolument pas le premier ni le dernier à détester ce que l’un d’entre nous a appelé une « action fantôme à distance ».

— Forcément. Qui pourrait aimer ça ?

— Il n’empêche – comme vous le constaterez vous aussi – que cette action est absolument universelle. Vous vous apercevrez que même un concept aussi simple que celui de distance finit par poser de sérieux problèmes. La distance pose autant de problèmes que le temps.

— Je ne comprends pas.

Mais Aurore était déjà passée avec sa voix de machine à la géométrie analytique, et puis à une forme d’analyse du mouvement appelée le calcul intégral, qui était exactement ce dont il avait toujours eu besoin, et dont il n’avait jamais disposé. Apparemment, c’était apparu juste après son époque. De jeunes gens l’avaient élaboré alors qu’il était vieux : Descartes, un Français agaçant, Leibniz, un Allemand, ainsi que, encore une fois, ce dingue d’Anglais nommé Newton, qui au désespoir de Galilée avait distillé sa dynamique exactement comme il s’était lui-même efforcé de le faire toute sa vie. C’était tellement facile, quand on avait le nez dessus !

— Si j’ai vu moins loin que d’autres, se plaignit Galilée, irrité, c’est que j’étais debout sur les épaules de nains.

Aurore éclata de rire.

— Ne répétez ça à personne.

Ils survolèrent et parcoururent la théorie des nombres, la théorie des équations, la théorie des probabilités – toujours très utile, ainsi qu’immédiatement vérifiable par l’expérience. Pas de doute, c’était comme ça que marchait le monde, la façon dont le monde était mathématisé, oh, comme ça aurait pu lui être utile ! Et cela pouvait être appliqué à tant de choses !

Munis de ces outils, ils s’envolèrent vers les équations différentielles, puis vers les avancées de la théorie des nombres, et enfin vers ce qu’il apprit à nommer la géométrie différentielle. Effectivement, il avait souvent l’impression que la géométrie sous-tendait toutes choses, si élaborées et si abstraites que ces choses deviennent. La géométrie était convertie en nombres, lesquels nombres étaient ensuite cartographiés par d’autres géométries plus complexes ; d’où la trigonométrie, la topologie – il pouvait toujours tracer des lignes et des chiffres pour schématiser ce qu’il apprenait, même si ça ressemblait parfois à des pelotes de laine.

Quand Aurore le conduisit encore plus loin, et qu’ils s’engouffrèrent dans les géométries non euclidiennes, il ne put s’empêcher d’éclater de rire. Cela revenait à prétendre que les lois de la perspective étaient un monde réel où les lignes parallèles se rejoignaient sur un horizon hypothétique, infiniment éloigné et malgré tout sujet aux calculs ordinaires. Une idée très amusante, et il en riait de plaisir.

Quand Aurore lui expliqua ensuite que ces géométries impossibles représentaient souvent bien mieux les forces invisibles et les particules élémentaires du monde réel que la géométrie euclidienne et la physique newtonienne (autrement dit, galiléenne), il fut sidéré.

— Comment ? s’écria-t-il en riant à nouveau, mais cette fois de stupéfaction. Il n’y a pas de lignes parallèles, nulle part ?

— Non. Seulement localement.

Cette idée le frappa par sa drôlerie. Le fait que la géométrie euclidienne ne soit qu’un artifice formel – c’était profond, cela bouleversait tout. Il n’existait pas de grille euclidienne sous-jacente à la réalité. Il est vrai qu’il avait lui-même déclaré une fois qu’il était impossible de tracer un vrai plan de grande taille à cause de la courbure de la Terre. Il avait donc eu une intuition de ce monde non euclidien, il l’avait presque vu tout seul – comme tout ce qu’il avait appris jusque-là ! Eh oui, il avait raison ; l’univers était un endroit sauvage, mais mathématique. Et Dieu n’était pas seulement un mathématicien, mais un mathématicien d’une complexité surhumaine – disons même d’une inventivité perverse, telle qu’il était souvent en contradiction avec la raison et les sens humains. Et cependant toujours rigoureusement logique ! Et puis : la théorie de l’intégration, les variables complexes, la topologie, la théorie des ensembles, l’analyse complexe, la théorie des ensembles infinis (dans laquelle il y avait un paradoxe appelé le Paradoxe de Galilée, qu’il ne se rappelait pas avoir jamais proposé, de sorte qu’il fut momentanément distrait alors qu’il se concentrait et essayait précipitamment d’apprendre ce qu’il aurait dû, sans cela, découvrir). Et puis enfin et finalement arriva la mathématisation de la logique même – sauf que, lorsqu’il la survola, il fut surpris de découvrir à quel point son utilité semblait limitée. En vérité, elle semblait principalement prouver l’impossibilité de l’aboutissement logique des mathématiques ou de la logique même, détruisant ainsi ses deux parents d’un seul coup, si l’on peut dire – un double parricide !

C’était assez troublant, mais ils poursuivirent leur vol. Et, tandis que la géométrie non euclidienne l’avait fait rire, la mécanique quantique le fit pleurer. Il tombait et dégringolait plus qu’il ne volait. Le bourdonnement vivant de l’intelligence, voire de la sagesse, dont l’accélérateur synaptique l’avait doté contenait également une énorme composante émotionnelle, ce qu’il comprenait tout à coup ; et ces deux aspects de la compréhension étaient complètement intriqués l’un dans l’autre. Le fait d’en apprendre autant, et si vite, l’avait empli de joie ; et maintenant, ça se terminait si abruptement qu’il avait l’impression de s’écraser contre une paroi de verre que personne n’avait vue. Ça faisait mal. Il cria, il pleura de douleur et de surprise, sombra toujours plus bas, choqué, désespéré.

Il devint lumière. Il était un seul et unique minime de lumière, il volait entre deux fentes parallèles serties dans un mur, et le schéma d’interférence de sa collision avec le mur qui se trouvait au-delà montrait sans aucun doute possible qu’il était une onde. Et puis il rebondit à travers un verre à moitié réfléchissant, et il devint évident qu’il était une particule incroyablement petite, perdue parmi tout un flux de minimes qui se déplaçaient un par un. En fonction du cours qu’on obligeait son vol à suivre, il était soit une particule soit une onde, si bien qu’il semblait être les deux en même temps, malgré les contradictions, les impossibilités que cela comportait. Peut-être les pensées étaient-elles des minimes et les émotions des ondes, parce qu’il était bourré à en éclater des deux à la fois – les ondes d’émotions étant également comme une myriade de secousses qui le picotaient, de petits affectinos qui volaient en nuages de probabilités et frappaient comme du grésil. C’était vrai, mais c’était impossible.

Avant même qu’il ait eu le temps d’essayer de résoudre cette énigme, il se retrouva en train de regarder un de ces minimes. On aurait dit une brindille de lumière solaire sur l’eau. Mais la voir signifiait qu’un minime de lumière avait heurté cette brindille et rebondi vers son œil, et que ce choc minimal avait heurté le minime observé, le faisant dévier de sa course, de sorte qu’il ne pouvait mesurer sa vitesse en y jetant deux coups d’œil, parce que chaque coup d’œil le projetait sur une nouvelle trajectoire, flanquant en l’air son calcul. Il n’y avait pas moyen de déterminer à la fois la position et la vitesse de ces minimes, et ce n’était pas un simple problème de mesure non plus, une question de détournement de trajectoire. Les deux aspects existaient à contre-courant l’un de l’autre et s’annulaient mutuellement au niveau le plus petit. Une probabilité de trajectoire, c’était tout ce qu’il y avait, une fonction ondulatoire, et le seul fait de la mesurer créait par lui-même une nouvelle version possible. Ces flous étaient les minimes eux-mêmes, et le monde entier n’était constitué que de cela ! Des espèces de grumeaux de probabilité, et les fonctions mathématiques permettant de les décrire faisaient souvent appel à la racine carrée de moins un, entre autres irréalités flagrantes. Le vent sur un lac, le soleil le frappant, un papillonnement de lumière sur l’eau, des pointes crevant les yeux.

Galilée vola vers un autre miroir incliné, et le traversa comme un boulet de canon tout en rebondissant dessus, se réintégrant ou non de l’autre côté, se divisant alors même qu’il s’assemblait…

— Attendez ! hurla-t-il, paniqué, à Aurore. Aidez-moi ! Aidez-moi ! Ça ne peut pas être vrai, ça n’a pas de sens ! Au secours !

La voix d’Aurore grinça à son oreille, amusée.

— Personne ne le comprend au sens où vous l’entendez. Je vous en prie, détendez-vous. Continuez votre vol. N’ayez pas peur. Bohr a dit un jour que si l’on n’était pas choqué par la mécanique quantique, c’est qu’on ne l’avait pas bien vue. Nous sommes arrivés à un aspect de la variété de variétés qui ne peut pas être compris en ayant recours aux images du sensorium, ni à votre bien-aimée géométrie. C’est contradictoire, contraire aux sens. Ça doit rester au niveau des abstractions mathématiques parmi lesquelles nous évoluons. Mais souvenez-vous qu’il a été démontré qu’il était possible d’utiliser ces équations quantiques et d’obtenir des résultats d’expériences de physique d’une extraordinaire précision – dans certains cas, de l’ordre du trillionième. C’est en ce sens que les équations sont vraies, du point de vue de la démonstration.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne peux pas comprendre ce que je ne peux pas voir.

— Mais si. Vous l’avez déjà suffisamment fait. Du calme. Plus tard, l’ensemble de la mécanique quantique sera intégré dans le contexte de la variété de variétés à dix dimensions, et réconcilié avec la gravité et la relativité générale. Et puis, si vous allez jusque-là, vous serez plus à l’aise avec l’idée que ces équations peuvent marcher, ou décrivent effectivement un vrai monde.

— Mais les résultats sont impossibles !

— Pas du tout. Je vous ai dit qu’il existait d’autres dimensions, incluses dans celles que nos sens perçoivent.

— Comment pouvez-vous en être sûre, si nous ne pouvons jamais les voir ?

— C’est une affaire d’expérimentation, exactement comme ce que vous faites dans votre travail. Nous avons trouvé des moyens de tester les caractéristiques de ces dimensions, car elles influencent notre sensorium. C’est ainsi que nous voyons qu’il doit exister d’autres sortes de dimensions. Par exemple, quand de très petites particules se divisent en deux photons, ces photons ont une propriété quantique que nous appelons le spin. Au spin qui va dans le sens des aiguilles d’une montre de l’un correspond un spin qui va dans le sens inverse, d’une même magnitude que celle du premier, de sorte que lorsqu’on additionne les valeurs de spin elles s’annulent. Le spin est une quantité conservée dans cet univers, comme l’énergie et la vitesse. L’expérience prouve qu’avant qu’on mesure un spin il a autant de chances d’aller dans un sens que dans l’autre, mais que, dès qu’il est mesuré, il opte pour un sens ou pour l’autre. À l’instant de la mesure, le photon complémentaire, si loin qu’il puisse se trouver, doit avoir le spin opposé. Le fait de mesurer l’un détermine le spin des deux, même si l’autre photon est à des années-lumière de là. Il change plus vite que ne le permettrait la transmission de la nouvelle de la mesure voyageant à la vitesse de la lumière, qui est la vitesse la plus rapide que l’information puisse atteindre dans les dimensions visibles. Alors comment le photon éloigné sait-il ce qu’il doit devenir ? Ça arrive, c’est tout, et plus vite que la lumière. Ce phénomène a été démontré par des expériences sur Terre, il y a longtemps. Et pourtant, rien ne va plus vite que la lumière. Einstein est celui qui a appelé cet effet apparemment plus rapide que la lumière « l’action fantôme à distance », mais ce n’est pas ça ; c’est plutôt que la distance, telle que nous la percevons, n’a aucun rapport avec la caractéristique que nous appelons le spin, autrement dit la rotation, une caractéristique de l’univers qui est non locale. La non-localité signifie que des choses se produisent en même temps par-delà la distance, comme si la distance n’existait pas, et nous avons découvert que la non-localité était fondamentale et omniprésente. Dans certaines dimensions, l’intrication non locale est simplement tout et partout, la caractéristique principale du tissu de la réalité. De même que l’espace a une distance et le temps une durée, d’autres variétés ont l’intrication.

— J’ai mal à la tête, se lamenta Galilée.

Il la suivit en volant, vers un rayon de lumière violette.

— La rotation, ça, je peux le comprendre, dit-il. Revenez à ça.

— Le spin, comme nous préférons dire, n’a pas de rapport avec votre rotation. Une même particule peut avoir deux axes de rotation à la fois. La particule appelée baryon a un spin tel qu’il doit effectuer une rotation de sept cent vingt degrés avant de revenir à sa position originale.

— J’ai vraiment mal à la tête, répéta Galilée. C’est peut-être à cause de la préparation ?

— Non. C’est pareil pour tous ceux qui arrivent à ce point. La réalité n’est pas perceptible par nos sens. Elle ne peut être visualisée.

— Alors, le temps non plus ? demanda Galilée, pensant à ses voyages.

— Le temps, en particulier, est impossible à percevoir ou à conceptualiser convenablement. Il est en outre beaucoup plus complexe que ce que nous sentons ou mesurons comme étant « le temps ». Nous continuons à prendre, à tort, notre sensation du temps pour le temps proprement dit, ce qui est erroné. Il n’est pas laminaire. Il fait des bulles et tourbillonne, il filtre et disparaît, il est entier mais fractionné, il fait la démonstration à la fois de la dualité onde/particule et de l’intrication non locale, et il change constamment. Les descriptions mathématiques que nous en avons à présent résistent à toute expérimentation, alors même que nous sommes capables de manipuler les interférences d’intrication, comme le prouve amplement votre présence ici. Nous savons donc que les équations doivent dire vrai, même quand nous ne pouvons pas les croire, exactement comme avec la mécanique quantique.

— Je ne sais pas, objecta Galilée, de plus en plus effrayé. Je ne suis pas sûr d’arriver à admettre tout ça. Je ne peux pas le voir !

— Peut-être pas tout de suite. Mais ça suffit pour une leçon, c’est peut-être même déjà trop. Et puis il y a ici des gens qui veulent vous parler.


Il sortit du vol visionnaire comme d’un rêve qui ne se dissiperait pas au réveil. Il se retrouva sur la terrasse du toit de la tour, désorienté, les sens à vif. Clarté et confusion, une magnifique impossibilité… Il aida les assistants d’Aurore à lui ôter le casque de la tête, puis il baissa les yeux vers un miroir étincelant qu’il tenait à la main. Il était couvert de ses notes, son écriture en pattes de mouches rendue énorme et fruste par le fait qu’il avait utilisé son doigt comme plume. Un grand diagramme de l’expérience des deux fentes occupait le haut de la tablette comme un sceau, lui rappelant que le monde n’avait pas de sens. Il inspecta le dos du miroir, qui paraissait fait d’un matériau pareil à de la corne ou à de l’ébène.

Il dit, comme s’il cherchait une prise à laquelle se raccrocher pour stopper sa chute :

— Alors, c’est bien vrai : Dieu s’exprime en mathématiques.

— Il existe une relation parfois simple, parfois complexe, entre le phénomène observé et les formulations mathématiques, répondit Aurore. Les philosophes n’ont pas fini de débattre sur le sens de tout cela. Mais la plupart des savants admettent que la variété de variétés est une sorte d’efflorescence mathématique.

— Je le savais.

Bien que mentalement épuisé, et troublé, Galilée sentait en lui une lueur qu’il reconnaissait, une espèce de bourdonnement, comme s’il était une cloche qui aurait juste fini de tinter. Et puis qui sait si la cloche ne s’était pas fêlée ?

— C’était une sacrée leçon.

— Oui. Près de quatre siècles de traversée. Ça fait beaucoup. Et dites-vous que nous n’avons couvert qu’une petite partie de l’Histoire, et que beaucoup de ce que vous avez appris aujourd’hui sera, dans les leçons suivantes, rejeté, dépassé ou intégré dans une compréhension plus vaste.

— Mais ce n’est pas bien ! s’exclama Galilée. Pourquoi avez-vous arrêté, alors ?

— Parce qu’il aurait été excessif de continuer. Je suis sûre que nous reprendrons plus tard.

— J’y compte bien !

— Je ne vois pas ce qui nous en empêcherait.

— Puis-je revenir vous voir ?

— Oui.

— Et vous viendrez quand je vous appellerai ?

Elle eut un sourire.

— Oui.

Galilée réfléchit à ce qu’il avait appris. C’était impossible à saisir. Pas tout à fait comme ce qu’il avait expérimenté lors de ses précédents voyages vers Jupiter, c’était juste un tout petit peu hors de sa portée. Il s’en souvenait clairement, mais il ne pouvait ni le comprendre, ni l’appliquer.

Aurore avait les yeux baissés vers le canal qui venait vers la tour où ils se trouvaient. Galilée, suivant son regard, dit :

Quid de la chose qui vit dans l’océan, en dessous de chez vous ? demanda-t-il. Avez-vous essayé de lui enseigner tout cela ? Avez-vous appris sa langue ? Lui avez-vous seulement fait signe et en avez-vous reçu une réponse ?

— Nous avons communiqué avec elle, oui. Et la communication a été entièrement mathématique, comme vous l’avez deviné.

— Quel autre moyen y aurait-il ?

— Exactement. Aussi avons-nous commencé par essayer de découvrir si cette intelligence percevait, dans ses phénomènes naturels, certaines des mêmes opérations mathématiques que nous.

— Naturellement. Et qu’avez-vous découvert ?

— La créature est d’accord avec nous sur l’existence et la valeur du nombre pi. C’était un premier succès, obtenu à l’aide de diagrammes simples et d’un code numérique binaire. En outre, elle semble repérer les vingt ou cinquante premiers nombres premiers, ainsi que les suites de nombres habituelles, comme la suite de Fibonacci, etc. Bref, on pourrait dire que tant que ça implique les nombres réels, ou la géométrie euclidienne la plus simple, nous sommes substantiellement d’accord.

— Mais ?

— Eh bien…

Elle hésita.

— En ce qui concerne les diverses mathématiques supérieures, même lorsque nous réussissons à formuler des questions claires, l’intelligence n’a pas l’air de comprendre ce que nous disons. Elle n’a pas l’air de comprendre la mécanique quantique, par exemple.

Galilée éclata de rire.

— Alors, elle est comme moi !

Elle le regarda sans se joindre à son rire. Il réfléchit.

— C’est pour cette raison vous avez accepté de m’enseigner ce que vous savez ? demanda-t-il. Vous pensez que je suis aussi limité que cette chose dans son océan, et vous espérez m’utiliser pour vous donner des idées sur la façon de mieux communiquer avec elle ?

— Eh bien, répondit la vieille femme, il est vrai qu’une perspective différente sur le problème pourrait apporter un nouvel éclairage. On garde un bon souvenir de vous, ici, sur les Lunes Galiléennes, comme vous l’imaginez sûrement. Je crois que Ganymède vous a intriqué dans cette époque pour d’autres raisons, qui lui sont propres. Mais certains d’entre nous pensent que vous pourriez également apporter une certaine fraîcheur au problème que nous rencontrons. D’autres sont d’avis que votre contexte n’est qu’un handicap, et que vous ne pourrez rien faire pour nous. Enfin, il se peut évidemment que l’intelligence d’Europe existe dans un moment mathématique correspondant grosso modo au vôtre, mais je crois plutôt que l’essentiel de ses sensations s’étendent dans des variétés différentes des nôtres. Il se pourrait que ce soit le fond du problème. Vous imaginez bien que les mathématiciens dotés d’un penchant philosophique débattent avec animation des questions ontologiques et épistémologiques posées par la situation.

— Cette intelligence peut aussi penser qu’elle a affaire à une mentalité plus simple qu’elle-même, suggéra ironiquement Galilée. Comme vous pensez que c’est le cas, avec moi.

— Elle est capable de générer des schémas géométriques très complexes, qui nous ont été transmis par le biais de sons organisés selon un code binaire. Mais certaines failles suggèrent que cette créature vit dans d’autres variétés.

Galilée ne voyait pas ce que cela voulait dire.

— La créature doit être aveugle, non ? Il faisait vraiment noir, en bas.

— Il se peut qu’elle perçoive des parties du spectre qui nous sont invisibles, et qui seraient l’équivalent de notre vision. Nous continuons à travailler sur des codes de communication grâce auxquels elle nous chante des informations traduisibles en schémas visuels compréhensibles pour nous. Autrement dit, je pense qu’on pourrait dire qu’elle y voit, d’une certaine façon. En réalité, nous lui avons envoyé un diagramme des schémas gravitationnels créés par tous les corps du système de Jupiter, et elle nous a renvoyé des corrections qui nous font penser qu’elle connaît des aspects très subtils de la gravitation, comme les gravitons et les gravitinos, qui ne peuvent être appréhendés que dans le contexte de la théorie de la variété de variétés vue dans son ensemble. Ce modèle, pour nous, n’est qu’un développement récent. C’est comme un défi lancé à notre intelligence.


C’est alors qu’il y eut une éruption de cris du côté de l’antichambre verticale. Il apparut que c’était Héra et sa suite, qui se frayaient un chemin à travers les partisans de Ganymède. Héra menait la marche, furieuse et impossible à arrêter.

— Bon sang, dit Aurore. Elle n’a pas l’air contente.

Galilée haussa les épaules.

— Il lui arrive de l’être ?

Aurore éclata de rire. Héra approcha et se dressa au-dessus d’eux, ses bras blancs épais, nus, musculeux et tendus, comme si elle se retenait de justesse de les frapper tous les deux, et les assistants d’Aurore avec eux.

— J’espère que vous n’avez pas été dérangée par ce fantôme ambulant ? demanda-t-elle à Aurore.

— Pas du tout, répondit Aurore, amusée. C’était un plaisir de nous entretenir avec un personnage aussi célèbre.

— Vous savez que ce genre de conversation peut être dangereux ? Que vous pourriez modifier la variété de façon analeptique, suffisamment pour nous changer tous, peut-être nous amener purement et simplement à cesser d’exister ?

— Quoi qu’il puisse arriver à Galilée ici, je ne crois pas que ça puisse avoir ce genre d’impact, répondit Aurore.

— Vous n’avez aucun moyen d’en juger.

— Les mesures d’inertie des isotopies temporelles me donnent un aperçu des probabilités impliquées, répondit Aurore sur un ton qui laissait entendre que cette vision n’était pas accessible à Héra.

— Ganymède essaie d’utiliser Galilée pour changer les choses, rétorqua Héra. Alors il doit penser que ça marche.

— C’est possible. Mais je ne pense pas que ce qui arrive ici à Galilée soit de nature à causer un tel changement. D’ailleurs, Galilée a toujours eu un sens remarquable des intuitions proleptiques. En vérité, de ce point de vue – l’anticipation des développements futurs –, j’ai lu des commentaires selon lesquels il serait le troisième physicien le plus intelligent de tous les temps.

— Le troisième, pouffa Galilée. Et qui sont censés être les deux autres ?

— Le deuxième était un homme appelé Einstein, et la première une femme, Bao.

— Une femme ? fit Galilée.

Héra lui jeta un coup d’œil tellement plein de mépris, de pitié, de dégoût et de gêne que Galilée se recroquevilla sur lui-même, perdant malheureusement l’équilibre sur le sol lisse, si bien que son pied glissa et qu’il tomba. Par bonheur, il se retrouva debout sur ses pieds après avoir rebondi sur le sol, et il ne put que rougir en époussetant les manches de sa veste comme si de rien n’était.

— Venez avec moi, lui dit Héra d’un ton péremptoire.

Il la suivit, plein d’appréhension, mais conscient que s’il n’obtempérait pas elle l’entraînerait de toute façon.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’un ton geignard.

Elle lui jeta un regard noir.

— Laissez-nous, ordonna-t-elle à sa suite, et empêchez que l’on nous suive.

Elle le prit par le bras, comme un gamin de cinq ans récalcitrant. Au contact de ses doigts, Galilée éprouva un violent picotement qui lui parcourut tout le côté du corps, depuis l’oreille jusqu’au pied.

C’est alors que, de l’autre bout de la terrasse, Ganymède émergea d’un groupe de ses partisans et se lança à leur poursuite. Héra étouffa un juron et dit à Galilée :

— Restez là.

Elle s’approcha de Ganymède et l’obligea à lui faire face. Ils se disputèrent à mots couverts, que Galilée n’entendit pas. Lorsque Héra revint auprès de lui, elle avait un regard de sinistre satisfaction.

— Venez, lui répéta-t-elle en l’entraînant vers l’autre côté de la terrasse. Il ne devrait même plus se trouver sur Europe, à présent, et il ne peut pas nous arrêter.

Du haut de la balustrade qui entourait la terrasse, ils baissèrent les yeux sur un véritable labyrinthe de toits blancs parcourus de canaux.

— Vous ne vous souvenez pas de ce que je vous ai montré la dernière fois que vous étiez là ? lui demanda-t-elle.

— Si, je m’en souviens !

— Alors pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Je voulais des réponses, répondit Galilée sur un ton buté. J’ai dit à Ganymède de m’emmener auprès de quelqu’un qui pourrait m’apporter des réponses, des réponses que vous ne m’aviez pas données.

Ce qui la laissa de marbre.

— Vous pouvez toujours lui demander de vous donner tout ce que vous voulez, ce n’est pas pour autant que vous l’obtiendrez. Comprenez-moi : Ganymède veut que vous finissiez exactement comme je vous ai montré que vous finiriez. Sur le bûcher.

— Oui, oui, mais écoutez. J’ai pris la préparation que vous m’aviez donnée la dernière fois, mais ils m’ont fait respirer le brouillard contre lequel vous m’aviez mis en garde. Je me rappelle une partie de ce que vous m’aviez montré – assurément le, hum, l’essentiel. Alors, une fois de retour, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que cet événement ne puisse se produire. Mais ça n’a pas marché. En réalité, ça n’a fait qu’aggraver les choses ! Maintenant, on m’a interdit d’évoquer ne serait-ce que la théorie copernicienne. Et pourtant, c’est là, à la base de tout. C’est la vérité de Dieu, une vérité plutôt élémentaire, en plus – nous venons enfin de la percevoir –, et je ne peux pas en dire un mot. Si j’en parle si peu que ce soit, ce pourrait être la fin. Et j’ai des ennemis qui surveillent mon moindre souffle. Je ferais aussi bien de m’arracher la langue !

Elle secoua la tête.

— Vous pourriez trouver des moyens de dire ce que vous voulez. En attendant, vous devriez vous demander ce qui se passe quand une intelligence telle que la vôtre, amenée à notre époque, regagne ensuite son propre temps. Si vous essayez de réagir en prenant de puissants produits amnésiants pour tout oublier, vous oublierez le destin auquel vous essayez d’échapper. Vous marcherez sans le savoir vers ce que vous cherchez à éviter : le feu. D’un autre côté, si vous preniez des substances antiamnésiantes comme celles que je vous ai déjà administrées, et si vous gardiez vos souvenirs de cette visite, vous en sauriez trop. Votre travail serait biaisé, et vous risqueriez de changer les choses d’une façon désastreuse pour votre avenir, et le nôtre en même temps. Vous êtes entre les cornes d’un dilemme, ou dans les griffes d’une double contrainte.

— Vous ne pourriez pas me donner une préparation qui me permettrait de conserver certains souvenirs et d’en oublier d’autres ?

— Ça ne marche pas comme ça.

— J’avais l’impression que si, pourtant. Ces derniers temps, je me souvenais de ce monde. Mais il ne s’agissait à vrai dire que de souvenirs très partiels, comme d’un rêve. Je me souvenais du feu, et du fait que vous m’aviez averti, mais tout était très confus.

— Peut-être, mais il n’y a pas moyen de contrôler cela assez finement pour être sûrs. Dans le cerveau, la mémoire est très diffuse. Elle dépend de systèmes multiples, qui fonctionnent de conserve. C’est un sacré exploit que de la manipuler comme nous le faisons. Vous ne pouvez pas prendre le risque de trop intervenir dessus.

Galilée leva les mains au ciel.

— Mais je veux savoir des choses, je suis fait pour savoir des choses ! Et je ne vois pas comment le fait d’en savoir davantage pourrait me faire du mal ! Si vous essayez de m’aider, comme vous le dites, alors aidez-moi ! Mais n’espérez pas m’aider en me disant de rester plus ignorant, parce que je ne l’accepterai pas. J’en ai marre qu’on me dise d’arrêter de savoir !

Elle poussa un soupir funèbre.

— Les prolepses sont difficiles à manipuler, dit-elle. J’aurais préféré que Ganymède ne vous fasse pas subir ça. Maintenant, nous devons échafauder un plan. À votre propre époque, vous devriez assurément cesser pendant un moment de parler de la théorie copernicienne. Prenez votre temps, travaillez sur autre chose. Après tout, ce n’est pas comme si vous compreniez vraiment bien les bases de la physique, comme vous ne le savez maintenant que trop. Vous pourriez vous concentrer là-dessus. Je vais vous dire – je vais vous donner un produit amnésiant qui effacera votre mémoire à court terme. Ça vous permettra de retenir ce dont vous vous souveniez avant ce petit cours, mais vous rendra le contenu de ce voyage plus difficile à vous rappeler. Avec un peu de chance, ça vous permettra de garder votre place dans le cours des événements importants.

— Je veux savoir, dit Galilée. Je ne vois pas le mal qu’il y a à ça.

— Vous ne comprenez pas… Vous ne nous comprenez pas, vous ne comprenez pas le temps, vous ne vous comprenez pas vous-même.

Ganymède et sa bande, de l’autre côté de la terrasse, repoussaient maintenant les partisans d’Héra sur le côté, s’approchant de Galilée et d’elle en un maelström d’empoignades et de jurons. Héra pointa son doigt vers le nez de Galilée.

— C’est moi qui vous aide à échapper à votre destin, lui rappela-t-elle tout en prenant une boîte en étain des mains de l’un de ses partisans. Alors écoutez-moi. Vous ne pouvez pas être une chose ici et une autre là-bas. Vous avez besoin de rassembler vos différentes personnalités. Soit vous vous regroupez, soit vous mourrez sur le bûcher.

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