Me trouvant dans cette passe, j’en appelai de toute mon âme innocente aux dieux puissants et omnipotents et à mon propre bon génie, les implorant dans leur éternelle bonté de prendre en considération mon état de délabrement. Et voyez !
Je commençai à discerner une faible lumière.
Le lendemain soir, de retour à Padoue, Galilée sortit dans son jardin et braqua son meilleur occhialino vers la Lune. Il laissa Mazzoleni somnoler auprès du feu, dans la cuisine, et ne réveilla aucun des serviteurs ; la maison était endormie. C’était l’heure, comme dans tant d’autres nuits, où il était en proie à l’insomnie.
Son esprit était entièrement occupé par le visage en lame de couteau de l’étranger, par son regard intense. « Avez-vous regardé la Lune ? » Elle était, ce soir-là, presque en son premier quartier – la partie éclairée représentant presque exactement la moitié de la totalité, la partie dans l’ombre bien visible sur le ciel nocturne. Une sphère évidente. Galilée s’assit sur un tabouret bas, retint son souffle et plaça son œil droit contre l’oculaire. Le petit cercle de verre noir était marqué sur le côté gauche par une tache blanche, lumineuse. Il se concentra dessus.
Au début, il ne vit rien, qu’un mouchetis de noir grisâtre et de blanc brillant en clair-obscur, le frémissement de blanc semblant couler sur les taches noires. Ah, des collines. Un paysage. Un monde vu de dessus.
Un monde vu depuis un autre monde.
Il desserra la vis de la tête du trépied et tapota le tube, essayant de capturer dans la lunette la pointe du croissant supérieur de la Lune. Il resserra la vis, regarda à nouveau. Une corne blanche, brillante ; et un gris sombre dans la courbe de la corne – du noir à peine caressé de blanc. Il vit un nouvel arc de collines. Là, à la limite de l’ombre et de la lumière, il y avait une tache noire, plate, comme un lac dans l’ombre. Le soleil brillait à l’évidence horizontalement sur le paysage – ce qui était normal, bien sûr, puisqu’il observait la zone sur laquelle l’aube se levait. Il observait un lever de soleil sur la Lune, vingt-huit fois plus lent qu’un lever de soleil sur Terre.
Il y avait une petite vallée ronde ; et puis une autre. Un certain nombre de cercles et d’arcs, en fait, comme si Dieu s’était amusé là-haut avec un compas. Mais le caractère le plus marquant demeurait la rangée de collines, là, à la limite entre le noir et le blanc.
La Lune était un monde, comme la Terre en était un. Évidemment. Il l’avait toujours su.
Quant aux assertions des aristotéliciens, selon qui, puisque la Lune était aux cieux, il ne pouvait s’agir que d’une sphère parfaite, faite d’un cristal non terrestre d’une pureté immarcescible – eh bien, son apparence ordinaire avait toujours rendu très douteuse cette assertion. Il était maintenant plus clair que jamais qu’Aristote se trompait. Ce n’était pas une grande surprise – quand, en vérité, avait-il eu raison dans le domaine des sciences naturelles ? Il aurait mieux fait d’en rester à la rhétorique, où était sa force. Il n’entendait rien aux mathématiques.
Galilée se leva et alla dans son atelier chercher son folio en cours, une plume et un encrier. Il se demanda s’il devait réveiller Mazzoleni, puis décida de n’en rien faire. Il y aurait d’autres nuits. Il sentait le sang battre à ses tempes ; il avait les muscles du cou endoloris. C’était sa nuit. Personne n’avait jamais vu ces choses. Enfin, l’étranger, peut-être, mais Galilée réprima cette pensée afin de glorifier son propre moment. Tant d’années, tant de siècles étaient venus et repartis, pendant lesquels les étoiles avaient tourné dans le ciel, nuit après nuit, et voilà seulement que quelqu’un voyait les collines de la Lune.
Pour présenter à la Terre toujours la même face, la Lune devait tourner sur son axe à la même vitesse qu’elle tournait autour de la Terre ; c’était étrange, mais pas plus que bien d’autres phénomènes, comme le fait que la Lune et le Soleil étaient de la même taille dans le ciel. Ces choses étaient soit voulues, soit le fruit du hasard ; c’était difficile à dire. Mais c’était une sphère en rotation, c’était clair. Bon, et si la Terre était elle aussi une sphère en rotation ? Galilée se demanda si Copernic n’avait pas eu raison de défendre cette vieille idée pythagoricienne.
Il regarda à nouveau dans sa lunette et retourna aux collines blanches. La partie non éclairée par le soleil, à l’ouest de ces collines, était très intéressante. Des terres dans l’ombre, à l’évidence. Peut-être s’y trouvait-il aussi des lacs et des mers, bien qu’il ne vît rien, aucun signe qui confirmât ou infirmât cette hypothèse. En tout cas, elles n’étaient pas aussi noires qu’une grotte ou une pièce obscure, la nuit. On distinguait vaguement de grandes caractéristiques, parce que la zone était très légèrement éclairée. Manifestement pas par la lumière directe du Soleil. Mais, de même que le clair de lune qui illuminait son jardin à ce moment était la lumière du Soleil réfléchie par la Lune et qui revenait vers lui, la partie de la Lune plongée dans l’ombre recevait aussi la lumière du Soleil réfléchie par la Terre – qui allait donc la frapper et être à nouveau renvoyée vers lui, bien sûr, pour atteindre ses yeux. Du Soleil vers la Terre puis vers la Lune et de retour vers lui – ce qui expliquait les diminutions successives de luminosité. Ce que la lumière du Soleil était au clair de lune, le clair de lune l’était pour le côté à l’ombre de la Lune.
Au matin, il dit à Mazzoleni :
— Je veux un grossissement plus fort, de l’ordre de vingt ou trente fois.
— Tout ce que vous voudrez, maestro.
Ils confectionnèrent un grand nombre de lorgnettes. En fabriquant, pour l’objectif, des lentilles plus grosses et plus lisses et, pour l’oculaire, des lentilles de même taille, mais plus épaisses et plus lisses également, ils obtinrent un accroissement très satisfaisant du grossissement. En quelques semaines, ils mirent au point des lunettes qui montraient des objets vingt, vingt-cinq, trente et finalement trente-deux fois plus gros qu’à l’œil nu. Là, ils atteignirent leur limite ; ils ne pouvaient faire des lentilles plus grandes ou plus lisses, et les tubes étaient deux fois plus longs que lorsqu’ils avaient commencé. En outre, alors que le pouvoir grossissant augmentait, ce qu’on voyait par la lunette se réduisait à un très petit champ de vision. On pouvait un peu promener son regard au niveau de l’oculaire pour élargir l’image, mais pas de beaucoup. Il était important de bien braquer la lunette, et Galilée y parvint mieux en fixant un tube de repérage vide sur le côté de la lunette. Ils durent aussi régler le problème d’un reflet blanc qui envahissait latéralement les images plus larges, où les irrégularités des lentilles avaient également tendance à se localiser, de sorte que le pourtour de l’image était souvent presque inutilisable.
Là, Galilée appliqua une solution qu’il avait découverte pour régler les anneaux en arc-en-ciel qui affectaient sa propre vision, surtout la nuit. Phénomène fâcheux qu’il avait tendance à attribuer à l’étrange expérience de mort imminente qu’il avait faite dans la cave de la Villa Costozza, expérience à laquelle il attribuait aussi ses rhumatismes, ses problèmes digestifs, ses maux de tête, ses crises d’épilepsie, sa mélancolie, son hypocondrie… et tout le reste. Ses problèmes de vue n’étaient qu’une séquelle parmi tant d’autres de cette ancienne catastrophe, et il avait depuis longtemps découvert que s’il regardait un objet à travers son poing l’auréole de lumière colorée qui l’entourait ne se voyait plus. Il tenta alors le même remède avec ses nouvelles lunettes, confectionnant avec l’aide de Mazzoleni un fourreau de carton qui pouvait être fixé sur l’objectif. Le plus efficace laissait au-dessus de la lentille une ouverture ovale qui obstruait près du tiers extérieur de sa surface. Pourquoi l’ovale marchait-il mieux que le cercle, il n’en avait pas idée, mais tel était le cas. Le reflet était éliminé et l’image restante était à la fois presque aussi grande qu’avant, et beaucoup plus nette.
Tandis que le grossissement des lunettes devenait plus fort, des objets jusque-là invisibles apparaissaient dans le ciel. Une nuit, après une longue observation de la Lune, il tourna la lunette vers les Pléiades qui venaient de se lever au-dessus du toit de la maison. Il regarda dans l’oculaire.
— Mon Dieu ! dit-il en sentant son corps vibrer comme résonne une cloche.
Autour des Pléiades scintillaient des myriades d’étoiles. Les Sept Sœurs qui formaient la jolie petite constellation familière étaient plus brillantes que les autres, mais elles étaient entourées par des quantités d’étoiles plus petites, dont les amas formaient par endroits des taches de poussière blanche. L’impression d’une profondeur énorme était palpable dans le petit cercle noir, au point d’en être presque vertigineuse ; il tangua un peu sur son tabouret, bouche bée. Il esquissa une rapide carte du groupe nouvellement peuplé, représentant les sœurs familières sous la forme de petites étoiles à six branches comme un enfant aurait pu en dessiner, et les nouvelles étoiles par de petites croix – esquissant le croquis presque inconsciemment, comme par une sorte d’habitude névrotique, profondément ancrée en lui après tant d’années de pratique.
Il regarda jusqu’à en avoir mal aux yeux, et que les points de lumière dansent dans l’oculaire comme des moucherons au soleil. Il avait froid, il tremblait presque, le dos comme une charnière rouillée à l’intérieur de son corps. Il avait l’impression qu’il s’endormirait à la seconde où il s’allongerait : un sentiment voluptueux pour un éternel insomniaque. Il s’y complut le temps de gagner son lit en titubant.
Son lit vide. Pas de Marina. Il l’avait fichue dehors, et sa vie était tellement plus paisible. Et pourtant, il éprouva un bref pincement de regret alors qu’il plongeait dans la mare insondable du sommeil. Ç’aurait été agréable d’avoir quelqu’un à qui le dire. Enfin, il le dirait au monde.
Cette pensée faillit le réveiller.
Six jours seulement après sa démonstration devant le Sénat vénitien, la récompense arriva sous la forme d’une nouvelle proposition de contrat de travail. Le procurateur Antonio Priuli, l’un des directeurs de l’université de Padoue, sortit de la Sala del Senato pour prendre Galilée par la main.
— Sachant comment vous avez servi Venise pendant dix-sept ans et sensible à la courtoisie dont vous avez fait preuve en faisant don de votre occhialino à la République, le Sénat a ordonné votre élection au professorat à vie, si cela vous convient, avec un salaire de mille florins par an. Ils sont bien conscients que votre contrat actuel court encore pendant un an, et pourtant ils veulent que l’augmentation de salaire commence ce jour même.
— Votre Honneur, veuillez transmettre à Sa Sérénité et à tous les pregadi mes plus vifs remerciements pour cette proposition des plus aimables et généreuses, répondit Galilée. Je leur baise les mains et j’accepte avec la plus grande gratitude.
À la seconde même où il fut hors de portée de voix, il lâcha un sonore « Et merde ! ».
Une fois rentré chez lui, il commença à jurer d’une façon qui vida les pièces bien avant qu’il les traverse comme l’eût fait un vent de tempête, en donnant des coups de pied dans les meubles.
— Et merde, merde, merde ! Les cons ! Les sales bâtards, les soddomitecci !
Il ne pouvait s’empêcher de penser, comme toujours, que Cremonini, ce vieux tocard avec lequel il avait pris un malin plaisir à croiser le fer au fil des ans, recevait déjà mille florins par an du Sénat vénitien. C’était la différence de statut entre la philosophie et les mathématiques en ce bas monde – inversement proportionnelle à ce qui aurait été juste, comme bien souvent. Le plus mauvais des philosophes était deux fois mieux payé que le meilleur des mathématiciens.
Sans compter qu’un salaire fixé à perpétuité voulait dire qu’il n’y aurait jamais d’augmentation, et Galilée connaissait au quattrini près ses dépenses, qui étaient telles que cette augmentation ne ferait que les couvrir, ne lui permettant de payer ni la dot de sa sœur, ni ses autres dettes.
En outre, le salaire lui était versé pour son enseignement, comme auparavant – ce qui signifiait qu’il n’aurait pas le temps de rédiger ses expériences, ou d’en faire de nouvelles. Tout le travail contenu dans les carnets de note de l’atelier y resterait à moisir.
Ce n’était donc pas le résultat le plus exaltant qui se pût imaginer, compte tenu du potentiel extraordinaire du nouveau dispositif qu’il était en train de mettre au point, et de son importance stratégique – évidente pour quiconque avait assisté à la démonstration. Le triomphe de ce jour-là avait permis à Galilée d’imaginer une sinécure de toute une vie, toutes ses dettes remboursées et ses dépenses payées, après quoi il aurait été libéré de tous ses travaux en dehors de la recherche et des consultations, qu’il aurait mises très fidèlement aux bons services de la Sérénissime. Ils en auraient tiré un grand profit, et dans n’importe quel duché, principauté ou royaume, ce genre de patronage n’aurait pas été exceptionnel. Mais Venise était une république, et le patronage de cour tel qu’il était pratiqué à Florence ou à Rome, ou presque partout ailleurs en Europe, n’existait pas ici. Les citoyens de la République travaillaient pour la République, et étaient payés en rapport. C’était une chose admirable – quand on pouvait se la permettre.
— Et merde, répéta-t-il faiblement en regardant son établi. Les sales bâtards.
Mais dans un coin de sa tête il commençait déjà à calculer comment les mille florins par an permettraient de faire face aux frais et de solder ses dettes.
Et puis il apprit par une lettre de Sarpi que certains sénateurs se plaignaient un peu partout que la lunette était très répandue en Hollande et partout ailleurs en Europe du Nord, que ce n’était donc pas une découverte de Galilée, et qu’il avait présenté son système en s’en attribuant faussement l’invention.
— Je n’ai jamais prétendu avoir inventé l’idée ! se récria Galilée. J’ai seulement dit que je l’avais grandement améliorée, ce que j’ai fait ! Dites à ces vils salopards de trouver ailleurs une lunette aussi bonne que la mienne, s’ils croient cela possible !
Il se fendit d’une longue lettre qu’il envoya à Sarpi afin qu’il la transmette aux sénateurs :
Des nouvelles sont arrivées à Venise, où je me trouvais à ce moment-là, selon lesquelles un Hollandais avait une lunette qui permettait, lorsqu’on regardait dedans, de voir des objets éloignés aussi nettement que s’ils étaient proches. Muni de ce simple fait, je suis rentré à Padoue et j’ai réfléchi au problème. J’ai trouvé la solution dès la première nuit de mon retour chez moi, et le lendemain j’ai confectionné un instrument, ce que j’ai annoncé à mes amis à Venise. J’ai mis au point un instrument perfectionné avec lequel je suis retourné à Venise, et je l’ai montré aux illustrati de la République, provoquant leur étonnement et leur admiration – tâche qui m’a demandé beaucoup d’efforts.
On pourrait peut-être dire que je ne mérite pas grand crédit pour la fabrication d’un instrument dont je connaissais par avance l’existence. À cela je réponds que l’aide qui m’a été apportée par cette information consistait à aiguiller mes pensées dans cette direction particulière, et que sans cela, évidemment, il se pourrait qu’elles ne se soient jamais portées par là. Mais je nie formellement le fait que cette simple information m’ait facilité l’acte de l’invention, et j’irai même plus loin : trouver la solution à un problème défini exige un effort de génie plus grand que la résolution d’un problème non spécifié. Car dans ce dernier cas le hasard, la chance pure, peut jouer le plus grand rôle, alors que dans le précédent tout découle du travail de l’esprit intelligent et du raisonnement. Nous sommes donc tout à fait sûr que le Hollandais était un simple fabricant de lunettes qui, manipulant par hasard différentes formes de verres, a aussi regardé par hasard à travers deux d’entre eux, a vu et noté le résultat surprenant, et donc découvert l’instrument. Alors que moi, à la simple nouvelle de l’effet obtenu, j’ai découvert le même instrument, non par hasard mais par le truchement du raisonnement à l’état pur ! La tâche ne m’a en aucune façon été facilitée par la connaissance du fait que la conclusion vers laquelle je tendais existait déjà.
Certains pourraient croire que la certitude du résultat visé constitue une grande aide pour l’atteindre : qu’ils se plongent dans l’histoire, et ils découvriront qu’Archytas a fabriqué une colombe capable de voler, et qu’Archimède a conçu un miroir qui brûlait les objets à une grande distance. En raisonnant sur ces choses, ces gens seront assurément capables, sans trop de mal et avec de grands honneurs et avantages, de nous dire comment ils ont été construits. Non ? S’ils n’y arrivent pas, ils pourront donc attester à leur propre satisfaction que la facilité de fabrication qu’ils s’étaient promise à partir de la connaissance antérieure du résultat est bien moins évidente qu’ils ne l’avaient imaginé…
— Tas de crétins ! s’écria Galilée.
Cela, toutefois, il se garda de l’ajouter à la fin de la lettre, qu’il signa de façon conventionnelle et envoya.
Naturellement, Sarpi ne transmit pas cette lettre au Sénat, mais, à la place, vint à Padoue pour apaiser son ami furieux.
— Je sais, dit-il d’un ton d’excuse en posant la main sur la joue tavelée de Galilée, maintenant aussi rouge que ses cheveux alors qu’il exposait les raisons de sa colère. Ce n’est pas juste.
C’était encore moins juste que Galilée ne le pensait, parce que Sarpi lui apprit ensuite que le Sénat avait décidé que l’augmentation de salaire qui lui était accordée ne prendrait pas effet immédiatement, finalement, mais seulement au mois de janvier suivant.
À ces mots, Galilée explosa à nouveau. Et après le départ de Sarpi il prit des mesures immédiates pour répondre aux insultes, œuvrant dans deux directions. Il retourna à Venise avec une lunette beaucoup plus puissante, la meilleure que ses artisans avaient réussi à fabriquer, et l’offrit au doge en guise de présent, lui indiquant à quel point elle lui serait utile pour la protection de la République, combien il lui était reconnaissant du nouveau contrat, comment la splendeur du doge illuminait non seulement la Sérénissime mais toute la plaine du Pô, etc. Peut-être Dona mesurerait-il l’écart entre cette générosité et ce qui pouvait être tenu comme une réponse on ne peut plus tiède de son Sénat. Et peut-être pourrait-il intervenir pour revoir l’augmentation en conséquence. Ce n’était pas la réaction la plus probable, mais ce n’était pas impossible.
Ensuite, sur le front florentin – qui faisait toujours partie de sa vie, même si, au cours des dix-sept dernières années, il avait vécu à Padoue et travaillé pour Venise –, Galilée écrivit à Belisario Vinta, le secrétaire du jeune grand-duc Cosme, pour lui parler de la lunette, proposant d’en offrir une au prince et de lui apprendre à l’utiliser. Quelques-unes des phrases de conclusion de la lettre entamaient le processus de demande de parrainage à la cour des Médicis.
Il y avait là quelques obstacles à négocier. Galilée avait été le tuteur du jeune Cosme quand son père Ferdinand était grand-duc, ce qui était bien. Mais on lui avait aussi demandé, l’année précédente, d’élaborer un horoscope pour Ferdinand, ce qu’il avait fait, et il avait déterminé, comme d’habitude, que les étoiles prédisaient une longue et belle vie au grand-duc. Or il se trouve que Ferdinand était mort peu de temps après. Et ça, c’était mauvais. Dans le tumulte de l’enterrement et de la succession, personne n’avait rien dit, on n’avait même pas paru se souvenir de l’horoscope, en dehors d’un unique regard pénétrant de Vinta lors de leur rencontre suivante. Cela n’avait, en fin de compte, peut-être pas d’importance. C’est Galilée qui avait enseigné les mathématiques à Cosme, et il l’avait traité avec beaucoup de gentillesse, évidemment, de sorte qu’ils s’aimaient bien. Cosme était un jeune homme intelligent, de même que sa mère, la grande-duchesse Christine, qui elle aussi aimait bien Galilée – c’était en vérité sa première vraie marraine à cette cour. Et comme Cosme était encore très jeune et qu’il n’avait pas l’habitude du pouvoir, elle exerçait une sorte de régence. Les perspectives, de ce côté-là, étaient donc bien réelles. Et puis, tout bien considéré, Galilée était un Florentin ; il était chez lui à Florence. Sa famille y habitait encore, ce qui n’était pas bon mais inévitable.
C’est pourquoi, toujours très en colère contre les Vénitiens à cause de leur ingratitude, il négligea ses cours à Padoue, écrivit de grandes lettres à des amis influents et commença à dresser des plans pour déménager.
Pendant ce temps-là, malgré les discordances et le chaos du tumulte des jours, il passa toutes les nuits sans nuages dans le jardin, à regarder le ciel par la meilleure lunette à sa disposition. Une nuit, il réveilla Mazzoleni et l’emmena regarder la Lune. Le vieil homme jeta un coup d’œil dans le tube et releva la tête en souriant, secouant la tête tant il était émerveillé.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— C’est un monde, comme celui-ci.
— Il y a des gens, là-haut ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
Lorsque la Lune était levée, et pas trop pleine, Galilée l’observait. Il avait jadis pris des leçons de dessin auprès de son ami florentin Ostilio Ricci, le plus doué pour faire des croquis de ses idées mécaniques. L’un des exercices du traité de Ricci sur la perspective consistait à dessiner des sphères incrustées de figures géométriques, comme des pyramides ou des cubes en volume, chacun étant dessiné légèrement différemment pour indiquer sa situation sur la surface cachée de la sphère qui se trouvait dessous. C’était un exercice minutieux, méticuleux, très polito, auquel Ricci avait reconnu que Galilée avait fini par lui devenir supérieur. À présent, Galilée découvrait que cela lui avait procuré les compétences nécessaires non seulement pour dessiner les objets que la lunette lui montrait sur la Lune, mais, déjà, rien que pour les voir.
Il était particulièrement révélateur de tracer le terminateur, la ligne qui séparait le jour et la nuit sur la Lune, où la lumière et l’ombre se mêlaient pour former des motifs qui changeaient de nuit en nuit. Comme il l’écrivit dans ses carnets de notes : Avec la Lune en divers aspects par rapport au Soleil, certains pics dans la partie sombre de la Lune paraissent inondés de lumière, bien que très éloignés de la frontière entre l’ombre et la lumière. En rapportant la distance qui les sépare du terminateur au diamètre entier de la Lune, j’ai découvert que cet intervalle excédait parfois la vingtième partie du diamètre.
Depuis l’Antiquité, on estimait le diamètre de la Lune à environ deux mille milles ; aussi disposait-il de suffisamment d’éléments pour mener à bien un simple calcul géométrique de la hauteur de ces montagnes lunaires. Il traça un cercle représentant la Lune, puis il dessina dessus un triangle dont un côté était le rayon à l’endroit du terminateur, un autre un rayon passant par le sommet de la montagne illuminée dans la zone obscure, et le troisième une ligne figurant la lumière du Soleil qui allait de la ligne du terminateur au sommet de la montagne. Les deux côtés qui se rencontraient sur le terminateur étant à angle droit, il pouvait en déduire leur longueur, basée sur le diamètre supposé, et donc, en appliquant le théorème de Pythagore, calculer la longueur de l’hypoténuse. En soustrayant cette hypoténuse du rayon de la Lune, on obtenait quatre milles, soit la hauteur de la montagne au-dessus de la surface au niveau du terminateur.
Mais sur Terre, écrivit-il, il n’existe pas une seule montagne qui atteigne seulement une hauteur perpendiculaire d’un mille.
Les montagnes de la Lune étaient plus hautes que les Alpes !
Une nuit, alors que la Lune était en son dernier quartier, il repéra un cratère parfaitement rond, juste au milieu du terminateur, et très près de l’équateur. Il le représenta un peu plus grand qu’il ne l’observait pour mettre en valeur la façon dont il apparaissait au regard, et combien il ressortait nettement de son environnement. Un bon dessin astronomique, décida-t-il, devait évoquer la vision que les spectateurs suivants chercheraient, plutôt que la représenter parfaitement à l’échelle, ce qui, dans la diminution du dessin, la rendrait simplement trop petite. Le fait d’attirer l’attention dessus était en soi une forme de grossissement.
Dessiner les constellations avec leur nouvelle foison d’étoiles compagnes était un problème très différent, plus simple à résoudre par certains côtés, car étant surtout un schéma, mais beaucoup plus difficile aussi dans la mesure où il n’avait aucune chance de représenter ce que la lunette offrait en réalité à la vue. Il modifia les dimensions bien au-delà de ce qu’il voyait, essayant de rendre les différences de luminosité, même si représenter quelque chose de blanc sur un fond noir par des dessins en noir sur blanc ne pouvait donner un résultat satisfaisant. Des traits blancs sur du noir, comme dans une gravure, auraient été préférables.
Il dessina à en avoir les doigts gelés. Au matin, il établit de bonnes copies de ses dessins, exagérant pour rendre les impressions plus fortes que jamais. Il fit des lavis à l’encre, très délicats, ainsi que des croquis plus schématiques destinés à servir de guide à un graveur, parce qu’il avait déjà en tête de faire un livre pour accompagner la lunette, tout comme un manuel d’instruction avait accompagné sa boussole militaire. Même si, dans ce cas précis, il ne s’agissait jamais que de voir les choses par soi-même. La Voie lactée, par exemple ; il voyait bien qu’elle était composée d’un grand nombre d’étoiles agglomérées. Une découverte vraiment stupéfiante, mais il n’y avait pas moyen de tout dessiner. Les gens devraient le voir de leurs propres yeux.
Alors que novembre avançait et que les nuits se faisaient plus froides, il n’en poursuivit pas moins, de plus en plus intensément, ce travail d’observation. Il avait toujours été insomniaque, mais il avait enfin quelque chose d’utile à faire pour occuper ces heures sans sommeil. Au lieu d’aller se coucher, il restait sur la terrasse, près de l’occhialino, à regarder dedans et à coucher des notes sur le papier tout en savourant le silence et la solitude de la ville assoupie. Il n’avait pas mesuré à quel point il aimait être seul. À l’aube, il écrivait ce qu’il avait observé, et puis il dormait, enroulé dans une couverture. C’est ainsi qu’il passa plus d’un clair matin froid, dans l’angle d’un mur ensoleillé, sous le grand L du cadran solaire de la maison.
Avec les journées de novembre, plus courtes, arrivèrent l’hiver et son cortège de nuages. Ces nuits-là, il lisait ou rattrapait son retard de sommeil, lorsqu’il y parvenait. Mais il lui arrivait souvent de se réveiller toutes les heures ou toutes les deux heures, le cerveau plein d’étoiles. Il allait alors observer le ciel. S’il était dégagé, il tisonnait les braises du feu de la cuisine, y ajoutait quelques brindilles, mettait un pot de vin épicé sur la grille et sortait installer la lunette, sentant dans son sang rugir ce tourbillon de poussière qu’il aimait tant. Il était bel et bien en quête, et c’était une quête comme il n’en avait jamais connu ! Quand la nuit était claire, rien ne pouvait l’empêcher d’observer. Si le travail de la journée devait en souffrir – et c’était le cas –, et bien, tant pis. Ces salauds de pregadi ne méritaient pas son travail, de toute façon.
Il avait ordonné de sortir l’un des établis sur la terrasse à côté du jardin, et de le placer sous un parasol, près d’un divan. Il avait une lanterne qui pouvait être assourdie, des carnets de travail, des encriers et des plumes ; et trois lunettes sur des trépieds, avec des puissances et des occlusions différentes. Enfin, des couvertures à jeter sur ses épaules. Mazzoleni et le cuisinier faisaient marcher la maisonnée le matin, lorsqu’il dormait, et mettaient de côté les provisions dont il aurait besoin la nuit. Ils étaient tous les deux du genre à se coucher avec les poules, et ils ne le voyaient travailler que s’il les y obligeait. Au bout d’un moment, il cessa de le faire. Il aimait être seul pendant les nuits froides, à regarder une chose, puis une autre.
La nuit du 7 janvier 1610, il était dehors à regarder les planètes. Ainsi qu’il l’écrivit dans une lettre qu’il préparait pour le jeune Antoine de Médicis : Les planètes semblent très rondes, comme de petites lunes pleines, d’une rondeur très nette et dépourvue de rayons. Mais les étoiles fixes n’ont pas le même aspect ; on les voit plutôt comme fulgurantes et tremblotantes, plus encore avec la lunette que sans, et leur rayonnement est tel que leur forme n’est pas révélée.
Aussi les planètes, qui étaient des petits disques aux bords nets, étaient-elles intéressantes. Or Jupiter se trouvait à présent à l’ouest, après le coucher du soleil. C’était la plus grande des planètes, dans la lorgnette – ce qui n’était nullement une surprise pour ceux qui étaient habitués à voir comment elle dominait le ciel nocturne lorsqu’elle était visible.
Galilée la centra dans l’oculaire, et s’aperçut que trois étoiles brillantes se trouvaient à sa gauche et à sa droite, alignées avec elle dans le plan de l’écliptique. Il consigna leur position sur une nouvelle page de sa lettre à Antoine, et les observa longuement. En fait, elles ne clignotaient pas comme des étoiles ; au contraire, leur lueur était constante. Elles étaient presque parfaitement alignées les unes avec les autres, et presque aussi brillantes que Jupiter, voire davantage, mais plus petites. Quant à Jupiter même, c’était un disque particulièrement net.
La nuit suivante, il regarda à nouveau Jupiter, et eut la surprise de voir que trois étoiles étaient encore là, mais cette fois toutes à l’ouest de la grande planète, alors que, la nuit précédente, deux d’entre elles étaient à l’est. Il se demanda si les éphémérides de la nuit étaient erronées.
Le 9 janvier, il y avait des nuages, et on ne pouvait rien voir. Mais le 10 janvier, la nuit était à nouveau claire.
Cette fois, il n’y avait plus que deux des étoiles brillantes, toutes les deux à l’est de Jupiter. L’une d’elles était légèrement moins brillante que l’autre, alors que, la nuit précédente, elles étaient toutes les deux aussi lumineuses.
Mystifié – presque envoûté –, Galilée prit son carnet de travail et recopia les schémas qu’il avait déjà tracés à la fin de sa lettre à Antoine. Quant à la lettre proprement dite, il la mit de côté, la jugeant prématurée.
Dans son nouveau désir de nuits, les journées passaient lentement, et il effectuait les tâches indispensables sans y prêter la moindre attention, comme s’il rêvait debout. C’était un signe, que la maisonnée connaissait bien : il était en quête. Et de la même façon qu’on ne réveille pas un somnambule, de peur de mettre sa santé mentale en péril, dans ces moments-là ils le laissaient tranquille, tenaient les étudiants à distance, imposaient le calme aux garçons et lui donnaient à manger, un peu comme ils auraient nourri un bébé à la cuillère. Bien sûr, il était vrai qu’il les aurait battus comme plâtre s’ils l’avaient dérangé, mais la façon dont les choses se passaient n’était pas pour leur déplaire.
Le soir du 12 janvier, dans les ultimes moments du crépuscule, Galilée dirigea la lunette vers Jupiter. Tout d’abord, seules deux des petites étoiles brillantes se montrèrent ; mais une heure plus tard, quand l’obscurité fut complète, il vérifia à nouveau et en vit une de plus, très près du côté est de Jupiter.
Il traça des flèches dans l’espoir de clarifier la façon dont elles se déplaçaient, son attention passant de ses observations dans la lunette à ses croquis sur la page. Soudain, tout fut clair, là, dans la répétition des schémas : quatre étoiles tournaient autour de Jupiter, orbitant de la même façon que la Lune autour de la Terre. Ce qu’il voyait, c’était des orbites circulaires vues latéralement ; elles se trouvaient presque dans le même plan, qui était aussi très proche du plan de l’écliptique où les planètes évoluaient.
Il se redressa, cillant pour chasser les larmes qui lui montaient toujours aux yeux quand il regardait trop longtemps, et qui cette fois lui venaient aussi de la soudaine irruption d’une émotion à laquelle il ne pouvait donner de nom, une espèce de joie mêlée de crainte.
— Ah, dit-il.
Une touche de sacré venait de l’effleurer, là, juste derrière la nuque. Le doigt de Dieu. Galilée en était tout vibrant.
Personne n’avait jamais vu cela auparavant. On avait vu la Lune, on avait vu les étoiles ; mais cela, on ne l’avait jamais vu. I primi al mondo ! Le premier homme à voir les quatre lunes de Jupiter, qui lui tournaient autour depuis la création.
Tout ce qu’il avait vu au cours de la semaine écoulée se mettait en place. Il se leva, chancelant un peu sous l’impact de cette pensée, et fit le tour de la table de travail, comme pour imiter la Lune. Quand il n’y avait que deux points, c’est que les autres devaient être derrière la grosse planète – ou devant. Et il comprenait maintenant aussi que la lune qui se trouvait maintenant la plus à l’extérieur s’était peut-être tellement éloignée en orbitant autour de Jupiter qu’elle était sortie du petit cercle de son oculaire. Les changements de position suggéraient qu’elles se déplaçaient plutôt vite. La lune de la Terre ne mettait que vingt-huit jours et demi pour tourner autour de notre planète. Ces quatre-là paraissaient plus rapides, et pouvaient peut-être se déplacer à des vitesses différentes, tout comme les planètes se déplaçaient à des vitesses différentes dans le ciel.
S’il avait raison, alors il pouvait s’attendre à voir plusieurs autres choses. En observant les orbites latéralement, on devait avoir l’impression que les lunes ralentissaient lorsqu’elles se trouvaient le plus loin de Jupiter, et qu’elles accéléraient quand elles se rapprochaient de la planète. De même qu’elles devaient disparaître selon un schéma régulier lorsqu’elles passaient derrière (ou devant), et réapparaître toujours par l’autre côté, jamais du même côté. La répétition de ces observations devrait permettre de distinguer les lunes les unes des autres, et de déterminer laquelle tournait le plus près de Jupiter, et laquelle en était le plus éloignée. Savoir tout cela l’aiderait à calculer chaque période orbitale, et lui permettrait de suivre chacune d’elles à la trace, voire même de prévoir l’endroit où elles devraient se trouver, et d’élaborer une éphéméride jovienne de sa conception.
— Mon Dieu, dit-il, submergé par toutes ces idées, et soudainement en pleurs, sentant qu’il aurait dû se jeter à genoux pour adresser une prière de remerciement à Dieu – sauf qu’il avait les genoux trop raides et qu’il avait trop froid. Et de toute façon, sa prière consistait à regarder par la lorgnette.
— Je suis le premier au monde !
Ce qu’il devait vraiment tourner à son avantage, se dit-il lorsqu’il fut remis de cette stupéfiante impression. Quelque chose d’aussi nouveau pour le monde – comment cela pourrait-il ne pas être utile ? Il ne put se retenir de faire des bonds dans la nuit froide pour exprimer son bonheur. Mazzoleni et les autres auraient ri de le voir, comme ils avaient ri chaque fois qu’il s’était laissé aller à cette extravagance après une bonne découverte. Mais jamais elle n’avait été aussi bonne que celle-ci ! Il étouffa un rire, puis esquissa une danse sur la terrasse avec la lunette pour partenaire. Il fut pris de l’envie de sonner la cloche de l’atelier. Il commençait même à marcher vers l’atelier pour réveiller Mazzoleni et les autres, pour partager cette grande nouvelle. Mais il était la cloche qu’il avait envie de sonner, et s’il réveillait tout le monde Mazzoleni se contenterait de hocher la tête, de sourire de son sourire édenté et de se réjouir que le nouvel instrument marche mieux que le précédent. Ce qui pouvait se passer dans le ciel n’avait aucune importance pour lui.
Aussi Galilée s’arrêta-t-il dans son élan pour retourner sur la terrasse. Il reprit sa petite contredanse autour du trépied et de la table de travail, en chantant tout seul, tout bas, des paroles qui n’avaient aucun sens. Demain, il coucherait par écrit ses découvertes et les publierait aussi vite que possible pour les partager avec le monde. Le monde entier saurait, le monde entier regarderait et verrait. Mais il serait le seul à avoir été le premier, le premier pour toujours et à jamais. Se sentant bien au chaud dans sa cape, il reprit sa place sur le tabouret sous le trépied pour regarder encore.
C’est alors qu’on frappa à la porte du jardin. Et il sut qui c’était.