4 Les Phases de Vénus

Afin de ne pas trop alourdir les âmes en cours de transmigration, le Destin interrompt les mutations en faisant boire l’eau du fleuve Léthé.

Ainsi, par l’oubli, elles sont protégées dans leurs affections et avides de se préserver dans leur nouvel état.

Giordano Bruno, L’Expulsion de la Bête triomphante

4.1

Galilée se réveilla allongé par terre près de sa lunette, le tabouret renversé à côté de lui. Le ciel nocturne brillait à l’est, et Mazzoleni le secouait par l’épaule.

— Maestro, vous devriez aller vous coucher…

— Comment ?

— Vous étiez plongé dans une sorte de transe. J’étais déjà venu vous voir, mais je n’avais pas réussi à vous réveiller.

— Je… J’ai fait un rêve, je crois.

— Ça ressemblait plutôt à une transe. Une de vos syncopes.

— C’est possible…

Sur la longue liste des mystérieuses maladies de Galilée, l’une des plus mystérieuses était une tendance à sombrer dans un genre d’apathie pendant des intervalles qui allaient de quelques minutes à trois ou quatre heures, état dans lequel ses muscles étaient parfaitement rigides. Son ami médecin, le célèbre Fabrizio d’Acquapendente, avait été incapable de traiter ces syncopes, qui étaient chez la plupart des gens accompagnées par des convulsions ou des attaques de haut mal. Seuls quelques malades comme Galilée se retrouvaient simplement paralysés.

— Je me sens tout drôle, disait à présent Galilée.

— Vous devez être complètement courbatu.

— J’ai fait un rêve, je crois. Je ne m’en souviens pas très bien. C’était bleu. Je parlais avec des gens bleus. Apparemment, ça semblait important.

— Vous avez peut-être repéré des anges avec votre lunette.

— C’est possible.

Galilée accepta la main que lui tendait l’artisan et se releva. Il observa la maison, l’atelier, le jardin, que la lumière de l’aube teintait de bleu. C’était comme…

— Marc’Antonio, à ton avis, se pourrait-il que nous ayons été en train de faire quelque chose d’important ?

— Personne d’autre ne fait ce que vous faites, admit Mazzoleni avec une moue dubitative. Mais, évidemment, il se pourrait juste que vous soyez fou.

— Dans mon rêve, c’était important, insista Galilée.

Il se traîna vers le divan, sous le portique, se jeta dessus et tira une couverture sur son corps.

— Il faut que je dorme.

— Bien sûr, maître. Ces syncopes doivent être terriblement fatigantes.

— Laisse-moi tout de suite.

— Bien sûr.

Mazzoleni s’en alla et Galilée s’assoupit.


Lorsqu’il se réveilla, c’était dans la fraîcheur du petit matin. Le soleil caressait le haut du muret du jardin. Les belles-de-jour méritaient on ne peut mieux leur nom. De pâles écharpes rouges et blanches palpitaient dans le bleu du ciel.

Le vieux serviteur de l’étranger était debout là, devant lui, et lui tendait une tasse de café.

Surpris, Galilée eut un mouvement de recul. Sur son visage, on lisait la peur.

— Que fais-tu là ?

Il commençait à se rappeler l’apparition de l’étranger, au cours de la nuit, mais pas grand-chose en dehors de ça. Il y avait eu une grande et lourde lunette dans laquelle il avait regardé après s’être assis sur un tabouret…

— J’ai cru que tu faisais partie du rêve !

— Je vous ai apporté du café, dit le vieillard en baissant les yeux et en regardant sur le côté comme pour s’effacer. J’ai entendu dire que la nuit avait été longue pour vous.

— Mais qui es-tu ?

Le vieil homme poussa la tasse plus près du visage de Galilée.

— Je sers les gens.

— Tu sers l’homme de Kepler ! Vous êtes venus me voir hier soir !

Le vieux leva les yeux sur lui et souleva à nouveau la tasse.

Galilée la prit et avala le café brûlant.

— Que s’est-il passé ?

— Je ne peux le dire. Vous avez fait, cette nuit, une syncope qui a duré une heure ou deux.

— Mais seulement après avoir regardé dans la lunette de ton maître ?

— Je ne peux le dire.

Galilée le regarda.

— Et ton maître, où est-il ?

— Je ne sais pas. Il est parti.

— Il va revenir ?

— Je ne peux le dire. Je pense que oui.

— Et toi ? Que fais-tu là ?

— Je peux vous servir. Votre gouvernante m’embauchera, si vous lui dites de le faire.

Galilée l’observa attentivement, en réfléchissant. Quelque chose d’étrange s’était passé, cette nuit-là, il en avait la conviction. Ce vieux schnock pourrait peut-être l’aider à se le remémorer – ou l’aider à se dépatouiller de tout ce qui pourrait s’ensuivre. Il commençait déjà à avoir l’impression que le vieux avait toujours été là.

— Très bien. Je le lui dirai. Quel est ton nom ?

— Cartaphilus.

— « Celui qui aime les cartes » ?

— Oui.

— Et tu aimes les cartes ?

— Non. Pas plus que je n’ai été cordonnier[1].

Galilée fronça les sourcils, et le congédia d’un geste.

— J’en parlerai à ma gouvernante.


Et c’est ainsi que je suis entré au service de Galilée, avec l’intention (comme toujours, et toujours avec le même insuccès) de me faire aussi effacé que possible.


Dans les jours qui suivirent, Galilée dormit en pointillé, à l’aube et après le dîner. La nuit, il restait éveillé pour regarder dans sa lunette Jupiter et les petites étoiles qui orbitaient autour, sa curiosité maintenant avivée par une étrange sensation au creux de l’estomac. Chaque nuit, il marquait la position des quatre lunes en utilisant la notation I, II, III et IV : I étant la plus proche de Jupiter dans les orbites qu’il démêlait à présent, et IV la plus éloignée. Suivre et chronométrer leurs mouvements lui procurait un sentiment de confiance croissant dans le temps qu’il fallait à chacune d’elles pour faire le tour de Jupiter. Il avait constaté tous les signes que l’on pouvait attendre d’un mouvement circulaire observé latéralement. Ce qui se passait là-haut était de plus en plus clair.

De toute évidence, il lui fallait publier ces découvertes, afin d’établir son antériorité en tant que découvreur. Mazzoleni et les artisans avaient maintenant fabriqué une centaine de lunettes, mais une dizaine seulement d’entre elles permettaient de voir les nouvelles petites planètes ; elles n’étaient visibles qu’avec des occhialini d’un grossissement de trente fois, ou parfois de vingt-cinq, quand ils avaient eu de la chance avec le polissage. (Quelles autres choses avaient été agrandies vingt-cinq ou trente fois ?) Les difficultés posées par la fabrication d’un instrument de cette puissance le rassuraient. Il était peu probable que quelqu’un d’autre voie les étoiles jupitériennes et publie la nouvelle avant lui. Pourtant, mieux valait faire vite. Il n’y avait pas de temps à perdre.

— Je vais vraiment faire regretter à ces bâtards de Vénitiens l’offre qu’ils m’ont faite ! déclara-t-il joyeusement.

Il en voulait encore aux sénateurs d’avoir mis son honnêteté en doute quand il leur avait présenté la lunette de son invention. Il mettait un point d’honneur à être honnête, une vertu dont il se targuait avec une telle vigueur que cela en devenait un défaut. Il détestait aussi leur misérable augmentation, qui ne devait même pas prendre effet avant le début de la nouvelle année, et qui paraissait à présent de plus en plus inadéquate. Et vraiment, pendant toutes les années qu’il avait passées à Padoue – dix-huit, maintenant –, il avait gardé dans un coin de sa tête la possibilité de retourner à Florence.

Ignorant le petit malentendu qui s’était créé l’année précédente avec Belisario Vinta, il rédigea une autre note au style fleuri en accompagnement de sa plus belle lunette, expliquant qu’il l’offrait à celui de tous ses étudiants qu’il avait le plus aimé, et qui était maintenant le grandissimo grand-duc Cosme. Il décrivit ses dernières découvertes sur Jupiter et demanda s’il serait autorisé à donner aux nouvelles petites étoiles jupitériennes qu’il avait découvertes un nom qui rappelait celui de Cosme. Auquel cas, le grand-duc préférait-il l’appellation d’Étoiles Cosmiennes, qui résultait de la fusion entre Cosme et cosmique, ou qu’il donne aux quatre étoiles les noms de Cosme et de ses trois frères ; ou encore devait-il les appeler toutes ensemble les Étoiles Médicéennes ?

Vinta écrivit en retour, le remerciant pour la lunette et l’informant que le grand-duc préférait le nom d’Étoiles Médicéennes, qui rendait le mieux hommage à sa famille et à la ville qu’elle dirigeait.

— Il a accepté la dédicace ! hurla Galilée à la maisonnée.

C’était un coup d’éclat stupéfiant. Galilée poussa des hurlements de triomphe en fonçant dans tous les coins, secouant tout le monde et ordonnant qu’on débouche une fiasque de vin pour fêter l’événement. Il lança un plat de céramique très haut en l’air et le regarda avec jubilation exploser sur la terrasse, faisant sursauter les garçons.

La meilleure façon d’annoncer cette dédicace au monde consistait à l’insérer dans le livre qu’il terminait sur toutes les découvertes qu’il avait faites. Il mit les bouchées doubles pour l’achever ; le fait de travailler jour et nuit le rendait irritable, mais il n’avait pas le choix. La nuit, alors qu’il était seul, il se sentait gigantesquement grandi par tout ce qui l’attendait. Parfois, il était obligé de faire une pause et d’arpenter le jardin pour réorganiser les pensées qui se bousculaient dans sa tête, les divers immenses avenirs qui s’étendaient devant lui comme des visions. Il ne se relâchait que le jour, dormant aux heures les plus incongrues et s’en prenant à la maisonnée et à tout ce qu’elle représentait. Il noircissait ses pages à toute vitesse.

Il rédigea le livre en latin pour qu’il soit immédiatement compréhensible dans toutes les cours et universités d’Europe. Il y décrivait ses trouvailles astronomiques dans l’ordre plus ou moins chronologique, sous forme de narration. Les passages les plus longs et les meilleurs étaient ceux qui concernaient la Lune, qu’il rehaussa de jolies gravures faites à partir de ses dessins. Les sections sur les étoiles et les quatre lunes de Jupiter étaient plus brèves, et se bornaient pour l’essentiel à énoncer ses découvertes, assez surprenantes en elles-mêmes pour ne pas avoir besoin d’être enjolivées.

Il raconta, non sans circonspection, comment lui était venue l’idée d’occhialino ou de perspicullum :

Il y a une dizaine de mois, une rumeur est parvenue à nos oreilles selon laquelle une lunette d’approche avait été fabriquée par un certain Hollandais, grâce à laquelle certains objets visibles, bien que très éloignés de l’œil de l’observateur, pouvaient être vus avec netteté, comme s’ils se trouvaient tout près. Cela m’amena à me consacrer totalement à l’investigation des principes et à imaginer les moyens par lesquels je pourrais arriver à l’invention d’un instrument similaire, et je parvins à ce résultat peu après, sur la base de la science de la réfraction.

Quelques opacités stratégiques à cet endroit, mais c’était bon. Il se mit d’accord avec un imprimeur vénitien, Tomaso Baglioni, pour une publication à cinq cent cinquante exemplaires.

La première page, qui était un frontispice illustré, disait en latin :


LE MESSAGER DES ÉTOILES

Révélant de grands, d’inhabituels et de remarquables spectacles,

les ouvrant à la considération de tout homme,

et surtout des philosophes et des astronomes ;

TELS QU’OBSERVÉS PAR GALILEO GALILEI,

Gentilhomme de Florence,

Professeur de Mathématiques à l’Université de Padoue,

AVEC L’AIDE D’UN PERSPICULLUM,

récemment inventé par lui,

à la surface de la Lune,

dans d’innombrables Étoiles Fixes,

dans les Nébuleuses, et surtout,

dans QUATRE PLANÈTES

en rotation rapide autour de Jupiter

à des distances et selon des périodes différentes,

et connues de personne avant que l’Auteur les distingue récemment

et décide qu’elles devraient être nommées

LES ÉTOILES MÉDICÉENNES

Venise, 1610


Les quatre premières pages suivant le grand poème qu’était ce frontispice étaient une dédicace à Cosme Médicis, d’un style exceptionnellement fleuri, même pour Galilée. Jupiter était ascendant à la naissance de Cosme, ainsi qu’il le soulignait : Se déversant de toute sa splendeur et grandeur dans l’air le plus pur, afin que dès leur tout premier souffle Votre tendre petit corps et Votre âme, déjà dotés par Dieu de nobles ornements, puissent s’abreuver de ce pouvoir universel… Votre incroyable clémence et bonté… Sérénissime Cosme, Très Noble Héros… Lorsque vous aurez surpassé Vos pairs Vous serez encore en compétition avec Vous-même, avec cette âme et cette grandeur que Vous surpassez tous les jours, Très Miséricordieux Prince… Du plus loyal serviteur de Votre Altesse, Galileo Galilei.

Le livre fut publié en mars 1610. La première édition fut épuisée avant la fin du mois. Des exemplaires circulèrent dans toute l’Europe. En vérité, sa célébrité fut universelle. Dans les cinq ans, on apprendrait qu’il avait été commenté à la cour de l’empereur de Chine.


Malgré ce succès littéraire et scientifique, la maisonnée de Galilée tournait encore à perte, et Galilée était la plupart du temps totalement débordé. Il écrivit à son ami Sagredo : Je suis toujours au service de l’un ou de l’autre. Je me fais, par obligation, dévorer de nombreuses heures du joursouvent les meilleures – au service des autres. J’ai besoin d’un Prince.

Le 7 mai 1610, il écrivit une nouvelle supplique à Vinta. Il n’était plus temps de tourner autour du pot ; c’était une lettre de demande d’emploi explicite, un vrai chef-d’œuvre de rhétorique. Il réclamait un salaire de mille florins par an, et suffisamment de temps libre pour mener à bien certains travaux qu’il avait en cours. Jetant un coup d’œil à ses carnets poussiéreux, sur son étagère, afin de s’assurer qu’il n’oubliait rien, il dressa la liste de ce qu’il espérait publier si on lui en laissait le temps :

Deux livres sur le système et la constitution de l’univers, une conception globale emplie de philosophie, d’astronomie et de géométrie ; trois livres sur le mouvement local, une science complètement nouvelle, nul, ni ancien ni moderne, n’ayant découvert les nombreuses propriétés stupéfiantes dont je démontre l’existence dans les mouvements naturels et forcés, ce pour quoi je me permets de qualifier de nouvelle cette science, découverte par moi à partir de ses principes premiers ; trois livres sur la mécanique, deux traitant des principes et des fondements, l’un de ses problèmeset bien que d’autres aient écrit sur le même sujet, ce qui a été écrit à ce jour n’est pas le quart de ce que j’écrirai, ni en quantité, ni selon aucun autre critère. J’ai aussi divers petits travaux sur des sujets relevant de la physique, comme Le Son et la Voix, Sur la Vision et les Couleurs, Sur les Marées, Sur la Composition du Continuum, Sur le Mouvement des Animaux, et bien d’autres encore. Je veux aussi écrire sur la science militaire, proposant non seulement un modèle de ce qu’un soldat devrait être, mais aussi des traités mathématiques sur les fortifications, les mouvements de troupes, les sièges, la surveillance, l’estimation des distances et la puissance de l’artillerie ; et une description plus complète de ma boussole militaire…

« … en fait ma plus grande invention… », mais cela il ne l’ajouta pas, « un système qui à lui seul permet de faire tous les calculs militaires que j’ai déjà mentionnés, et de surcroît la division des lignes, d’effectuer une Règle de Trois, de convertir des monnaies, de calculer des intérêts, de réduire de manière proportionnelle des figures géométriques et des solides, d’extraire des racines carrées et cubiques, d’identifier la moyenne proportionnelle, de transformer des parallélépipèdes en cubes, de déterminer les poids relatifs des métaux et autres substances, de décrire des polygones et de diviser une circonférence en parties égales, de trouver la quadrature du cercle ou de toute autre figure géométrique classique, de retirer les batteries d’escarpes des murs – bref, c’est un calculateur universel, capable de procéder à tous les calculs que l’on veut, en dépit de quoi presque personne n’a remarqué son existence, et plus rares encore sont ceux qui en ont acheté un, si stupide est le commun des mortels ! »

Mais ce n’était pas la question, bien que l’accueil réservé à sa boussole le mît encore dans tous ses états et fut l’une des raisons qui motivaient ce mouvement de repli général vers Florence. Ce n’était pas un bon sujet à évoquer, alors il se contenta d’aller à sa conclusion :

Finalement, quant à l’intitulé et à l’envergure de mes tâches, je souhaite qu’en plus du titre de Mathématicien son Altesse ajoute celui de Philosophe. Que j’aie les compétences et que je mérite ce titre, je pourrai le démontrer à leurs Altesses lorsque tel sera leur bon plaisir de me donner une chance de conférer sur ce sujet en leur présence avec les hommes les plus estimés de cette profession…

« tels qu’en eux-mêmes, étant pour la plupart des crétins péripatétiques monstrueusement surpayés ! »

À la relecture de ses dernières envolées lyriques, et en regardant le cuir rouge de leur meilleure lunette astronomique à ce jour, gravé à l’or fin, orné des emblèmes de Florence et des Médicis, il lui sembla que les opportunités offertes à n’importe quel protecteur potentiel étaient trop grandes pour qu’on les lui refuse. Quelle offre d’emploi ! Même la mallette dans laquelle tout avait été rangé pour que le courrier florentin la transporte était magnifique. Qui pourrait refuser une telle proposition ?

Et de fait, le 24 mai 1610, une réponse de Vinta arriva à la maison derrière l’église de Santa Giustina, la maison de la Via Vignali où ils avaient vécu et travaillé tous ensemble pendant dix-huit ans.

Le grand-duc Cosme, écrivait Vinta, accepte vos offres de services.


Le 28 mai, Galilée écrivait pour accepter l’acceptation. Le 5 juin, Vinta répondit, confirmant qu’il porterait le titre de « Mathématicien en Chef de l’Université de Pise et Philosophe du grand-duc ».

Galilée lui répondit aussitôt, demandant que son titre soit changé en celui de « Mathématicien et Philosophe du grand-duc ».

Il demanda en outre d’être absous de toute obligation envers ses deux beaux-frères par suite de défaut de paiement de la dot de ses sœurs. Cela lui permettrait de rentrer chez lui sans avoir à subir des procès embarrassants de la part de ces filous écœurants, ou à redouter une arrestation. S’il les croisait dans la rue, il pourrait leur dire : « Je suis le mathématicien et philosophe du grand-duc, allez vous faire foutre ! »

Tout cela fut acté le 10 juillet 1610, lors de sa désignation officielle. Il devait entrer au service de Cosme en octobre. Ce devait être une nomination à vie.

Il avait un prince.

Le déménagement de Padoue à Florence fut compliqué, et ce qui n’avait jamais été qu’un chaos contrôlé sombra dans le chaos le plus total à l’Hostel Galileo. Entre autres tâches d’ordre plus pratique, Galilée devait gérer un important ressentiment à Padoue et à Venise. Beaucoup des pregadi vénitiens étaient offusqués d’apprendre qu’il faisait fi de leur offre récente, qu’il avait pourtant acceptée, et qualifiaient son attitude d’ingratitude grossière et pis encore. Le procurateur Antonio Priuli était particulièrement amer : « J’espère ne plus jamais avoir à poser les yeux sur cet ingrat trou du cul ! » se serait-il écrié, propos qui furent, bien sûr, aussitôt rapportés à Galilée. Et Priuli n’était pas seul dans ce cas ; la colère était générale. Il était évident que Venise ne lui offrirait plus jamais d’emploi. Il avait joué son va-tout en choisissant Florence, et, comme disaient sinistrement les gens, il avait intérêt à ce que ça marche là-bas, parce que sinon…

Galilée serra les dents et assuma les corvées du déménagement. Il fallait s’attendre à cette réaction, ça faisait juste partie du prix à payer pour obtenir un patronage. C’était signe du fait que les Vénitiens lui accordaient de la valeur tout en profitant de lui, signe aussi qu’ils en avaient conscience, se sentaient coupables, et préféraient éprouver de la colère plutôt que de la culpabilité, la transmutation de l’une en l’autre étant aisée. Il fallait que ce soit sa faute.

Il se concentra sur les problèmes pratiques. À lui seul, l’emballage du contenu de la grande maison prit des semaines, et cela pile au moment où ses travaux astronomiques arrivaient à un point crucial. Heureusement, c’était un travail de nuit, aussi la bousculade bruyante et poussiéreuse de la journée importait-elle peu, car il pouvait toujours se réveiller après un souper tardif suivi d’une sieste, s’asseoir sur son tabouret et procéder à ses observations pendant les longues nuits froides. Ce qui impliquait de renoncer au sommeil, mais comme de toute façon il n’avait jamais été un gros dormeur et se contentait, parfois pendant plusieurs mois d’affilée, de voler des bribes de sommeil, ça n’avait pas d’importance. Tout cela était trop passionnant pour qu’il s’interrompe.

« Ce qui doit être fait peut être fait, disait-il d’une voix rauque à Mazzoleni tout en les harcelant, lui et ses gens, pour qu’ils s’activent. Nous aurons tout le temps de dormir quand nous serons morts. »

Durant cette période, il dormit quand le ciel était couvert.

Aussi la maisonnée l’évitait-elle, le matin, car il avait souvent les nerfs à fleur de peau, ou, dans le meilleur des cas, il était au moins vaguement confus et mélancolique. Il lançait des objets à la tête de ceux qui avaient la bêtise de venir l’embêter pendant les quelques heures dont il avait besoin pour reprendre ses esprits, et même quand il avait l’air de dormir profondément, il pouvait flanquer des coups de pied d’une précision vicieuse.

Une fois réveillé, gémissant et bâillant sur son lit, il rompait le jeûne avec des restes, puis allait se promener dans le jardin. Il arrachait quelques mauvaises herbes, cueillait un citron ou une grappe de raisin, puis retournait affronter la journée : l’agitation, la correspondance, les élèves, les comptes rendus, les problèmes domestiques. Un long dîner ou un souper comprenait généralement des raviolis sucrés, du veau, de grandes tourtes au porc, au poulet, aux oignons, à l’ail, aux dattes, aux amandes, au safran et autres épices, ainsi que des salades et des pâtes, le tout arrosé de vin et conclu par du chocolat ou de la cannelle. La nuit, tout le monde s’effondrait dans son lit alors qu’il sortait sur la terrasse, seul, pour procéder à ses observations, à l’aide des lunettes astronomiques fabriquées au printemps ; il n’y aurait plus d’autre amélioration avant l’installation à Florence.

Mais avant cela, évidemment, il fallait s’occuper de Marina. Depuis qu’elle était tombée enceinte, Galilée lui avait procuré les sommes nécessaires à la location et à l’entretien d’une petite maison sur le Ponte Corvo, au coin de chez lui, de sorte qu’il pouvait parfois y déposer les filles en allant donner des conférences à Il Bo. Maintenant, Virginia avait dix ans, Livia neuf, et Vincenzio quatre. Ils avaient passé toute leur vie entre les deux maisons, même si les filles étaient le plus souvent dans la grande maison de Galilée, où les domestiques s’occupaient d’elles. Il y avait des décisions à prendre.

Galilée se dirigea à grands pas vers le Ponto Corvo, malheureux, se préparant à l’inévitable altercation. C’était un homme bâti comme un tonneau, avec une barbe rousse et des cheveux hirsutes, mais en cet instant il avait l’air tout petit. Dans de tels moments, il ne pouvait s’empêcher de penser à son pauvre père. Vincenzio Galilée avait été piétiné comme une carpette par la pire mégère de toute l’histoire de l’humanité. Pas un jour de sa vie ne s’était écoulé sans que Giulia se déchaîne sur lui, Galilée l’avait vu de ses propres yeux. À côté de ce vieux dragon, une femme qui avait de l’éducation et qui savait précisément où enfoncer sa lame, Marina ne pesait pas lourd. À vrai dire, Giulia constituait encore, à ce jour, une présence plus effrayante pour Galilée que Marina, malgré le regard noir de cette dernière, sa langue à la pointe de cobalt et son solide bras droit. Il avait essuyé tellement d’engueulades dans sa vie qu’il était devenu expert, un vrai connaisseur en la matière, de même qu’il ne faisait aucun doute qu’elle était championne du monde au maniement du rouleau à pâtisserie. La tête basse de son père, le pli amer aux coins de sa bouche, la façon dont il prenait son luth pour en pincer les cordes, jouant des airs deux fois plus vite et fortissimo, ce qui ne faisait que servir d’accompagnement aux arias mortelles de Giulia, tellement plus sonores que le luth – ces scènes étaient toujours vivaces dans l’esprit de Galilée, et il passait encore du temps à les refouler.

Et pourtant, à ce jour, il était parti pour vivre et endurer les mêmes tourments que son père. Peut-être était-ce une erreur que de se mettre en ménage avec une femme plus jeune, comme ils l’avaient tous les deux fait ; aucun doute que cela provoquait un déséquilibre fondamental, peut-être tout simplement le mépris naturel de la jeunesse pour la vieillesse. Quoi qu’il en soit, c’était comme ça : encore un Galilée debout sur le seuil, sur le point de se faire flageller, hésitant à frapper – craignant de frapper à la porte.

Il frappa. Elle répondit en criant, sachant de qui il s’agissait rien qu’à la façon dont il avait toqué.

Il entra. Elle s’occupait bien de son ménage, rien à redire de ce côté-là. Peut-être ne le faisait-elle que pour souligner la pauvreté du mobilier, ou le chaos et l’aspect répugnant de sa demeure à lui. Enfin, elle était là, debout dans l’entrée de la cuisine, en train de s’essuyer les mains, plus belle que jamais, et pourtant les années n’avaient pas été tendres avec elle. Les cheveux noirs, les yeux noirs, un visage qui lui coupait encore le souffle ;le corps qu’il aimait, la main sur la hanche, le torchon jeté sur l’épaule.

— Je suis au courant, lui dit-elle.

— Je m’en doutais.

— Alors ? Et maintenant ?

Elle le regardait, sans rien attendre. Rien à voir avec la fois où il lui avait expliqué comment ils allaient s’arranger, assis sur la fondamenta de Venise, alors qu’elle était enceinte de cinq mois. Ça, ça avait été pénible. Là, ce n’était qu’une formalité ennuyeuse. Il y avait bien des années qu’ils n’étaient plus amoureux. Elle fréquentait un homme près des docks, sur le canal, un boucher, à ce qu’il croyait savoir. Et lui avait ce qu’il voulait. Et pourtant, ce regard, cette fois-là, à Venise – tout cela se projetait dans le moment présent, c’était encore là, entre eux. Il était particulièrement sensible aux regards, sans doute la conséquence du fait qu’il avait grandi avec Méduse en guise de mère.

— Les filles vont venir avec moi, dit-il. Vincenzio est trop jeune. Il a encore besoin de toi.

— Ils ont tous besoin de moi.

— J’emmène les filles à Florence.

— Ça ne va pas plaire à Livia. Elle déteste ta maison. C’est trop bruyant pour elle, il y a trop de gens.

Galilée poussa un soupir.

— Ce sera plus grand. Et je ne prendrai plus d’étudiants.

— Tu es donc devenu un courtisan.

— Je suis le philosophe du prince.

Elle éclata de rire et lâcha :

— Plus de boussoles.

— Absolument.

Ils se turent tous les deux, pensant peut-être à la façon dont la boussole avait été, pour eux, l’objet d’une plaisanterie qui revenait continuellement.

— Bon, alors, c’est bien, dit-elle enfin. On reste en contact.

— Oui, bien sûr. Je continuerai à payer pour cette maison. Et j’aurai besoin de voir Vincenzio. D’ici quelques années, il viendra s’installer à Florence, lui aussi. Tu pourras peut-être venir à Florence toi aussi, si tu le souhaites.

Elle le regarda. Elle avait encore le don de le fustiger d’un regard. La crispation des coins de sa bouche lui rappelait son propre père, et il éprouva une pointe de remords, pensant que maintenant c’était peut-être lui, la Giulia. Une pensée horrible – mais il ne pouvait rien y faire, sinon hocher la tête et prendre congé, la nuque brûlante, embrasée par ce regard de feu.


Et pendant tout ce temps, il continua d’observer le ciel et de tenter de convaincre de l’utilité de sa lunette astronomique. Occhialino, visorio, perspicullum – les gens lui donnaient toutes sortes de noms, et lui aussi. Il envoya d’excellentes longues-vues au duc de Bavière, à l’électeur de Cologne et au cardinal del Monte, entre autres nobles de la cour et de l’Église. Il était bien évidemment désormais au service des Médicis, mais ceux-ci voudraient certainement que les capacités de sa lunette soient connues d’autant de grandes puissances européennes que possible. Et il était important pour établir la légitimité de ce que Galilée rapportait dans son livre de le faire confirmer ailleurs par des personnages influents. Il avait entendu dire qu’il y avait des gens, tel Cremonini, qui refusaient de regarder dans une lunette ; d’autres qui prétendaient que ses nouvelles découvertes n’étaient que des illusions d’optique, des artefacts produits par l’instrument lui-même. En vérité, il avait effectué une démonstration désastreuse à Bologne, quand il avait essayé de montrer au célèbre astronome Giovanni Magini les Étoiles Médicéennes ; il n’avait réussi à en voir lui-même qu’une seule – peut-être parce que les trois autres étaient cachées derrière Jupiter, mais cet argument n’était pas facile à faire valoir, surtout que cet odieux arriviste bohémien de Martin Horky était là, ricanant à chaque mot, manifestement ravi que les choses ne se déroulent pas comme prévu. Après quoi il apprit que Horky avait écrit à Kepler pour lui raconter que le visorio était une imposture, inutile pour l’astronomie.

Kepler en avait vu suffisamment d’autres pour ignorer les coups de poignard dans le dos, surtout de la part d’un crapaud méprisable de cette espèce, mais la lettre qu’il écrivit en retour, typiquement longue et incohérente, soutenant les découvertes de Galilée, publiée, afin que le monde puisse la lire, sous la forme d’un livre intitulé Dissertatio cum Nuncio Sidereo, était d’une certaine façon tout aussi nuisible que les stupidités de Horky. Que Kepler n’ait pas les idées très claires n’était une nouveauté pour personne – même si, jusqu’alors, cela avait toujours fait rire Galilée. Une fois, pour amuser ses artisans, il avait traduit en toscan la déclaration de Kepler selon laquelle la musique des sphères était littéralement un bruit produit par les planètes, un chœur sur six notes qui évoluait du majeur au mineur selon que Mars était au périhélie ou à l’aphélie. Cette idée avait fait rire Galilée si fort qu’il n’arrivait plus à lire.

« Le titre du chapitre est “Quelle planète chante d’une voix de soprano, laquelle est l’alto, laquelle le ténor et laquelle la basse !” Je vous jure ! Le plus grand astronome de notre époque ! Il admet qu’il n’a aucune base pour tout ça, en dehors de ses propres désirs, et il conclut que Jupiter et Saturne doivent chanter la basse, Mars le ténor, la Terre et Vénus la partie de l’alto, et Mercure le soprano ! »

Alors l’atelier s’était mis à chanter une harmonie à quatre voix, l’une de leurs chansons paillardes les plus salaces, remplaçant tous les noms de filles habituels par « Vénus » !

Voilà ce qu’était Kepler : une source inépuisable de plaisanteries. Maintenant, en découvrant le plaidoyer de Kepler en faveur des découvertes qu’il avait effectuées avec son télescope, Galilée éprouvait un malaise qui allait croissant au fur et à mesure de sa lecture. Des tas de gens allaient lire cela, mais une bonne partie des éloges de Kepler étaient tellement tirés par les cheveux qu’ils étaient à double tranchant :

Il se peut que je paraisse faire preuve de précipitation en acceptant si volontiers vos assertions sans le soutien de mes propres expériences. Mais pourquoi ne devrais-je pas croire un mathématicien des plus érudits, dont le style même atteste de la sûreté de son jugement ? Il n’a pas l’intention de se livrer à la supercherie dans une vulgaire tentative de publicité, non plus qu’il ne prétend avoir vu ce qu’il n’a pas vu. Parce qu’il aime la vérité, il n’hésite pas à s’opposer même aux opinions les plus répandues, et à endurer avec équanimité les railleries de la foule.

Quelles railleries de la foule ? D’abord, il n’y en avait pas eu tant que cela, et ensuite, Galilée ne les endurait pas avec équanimité. Il aurait volontiers tué tous ceux qui le critiquaient. Il aimait la bagarre de la même façon que les taureaux sont attirés par le rouge – non parce qu’il est de la couleur du sang, à ce qu’on dit, mais parce qu’il est de la couleur des parties turgescentes de la vache en chaleur. Galilée aimait se battre ainsi. Et jusque-là, il n’avait jamais perdu un combat. Rien ne pouvait lui être plus étranger que l’équanimité.

Et puis, plus loin, dans le soutien vaseux que lui apportait Kepler, celui-ci lui demandait ce qu’il voyait dans son perspicullum quand il regardait « le coin gauche du visage de l’homme qui était dans la Lune », parce qu’il se trouvait que Kepler avait sur cette région une théorie qu’il présentait maintenant au monde : d’après lui, cette marque était l’œuvre d’êtres intelligents qui vivaient sur la Lune, et qui devaient donc supporter des journées équivalentes à quatorze journées terrestres. Aussi Kepler écrivait-il :

Ils souffrent d’une chaleur insupportable. Peut-être manquent-ils de pierre pour ériger des abris contre le soleil. D’un autre côté, leur sol est probablement aussi collant que l’argile. En conséquence de quoi leur plan de construction est le suivant. Creusant des champs énormes, ils en extraient la terre et la montent en cercle, peut-être dans le but d’en extraire l’humidité du fond. De cette façon, ils peuvent se cacher dans l’ombre profonde derrière les monticules qu’ils ont excavés et, afin de suivre le mouvement du soleil, se glisser à l’intérieur, restant à l’ombre. Ils ont en quelque sorte une ville souterraine. Ils établissent leur domicile dans de nombreuses grottes taillées dans ces talus circulaires. Ils placent leurs champs et leurs pâtures au milieu, pour éviter d’être obligés de sortir trop loin de leurs fermes dans leur fuite devant le soleil.

Galilée resta bouche bée à la lecture de tout cela. Il commençait à redouter l’apparition de l’expression en conséquence de quoi dans l’œuvre de Kepler, un tic d’écriture qui marquait toujours avec précision l’endroit où la logique était abandonnée.

Pourtant, quelques pages plus loin, c’était pire. Kepler parlait de la différence, que Galilée avait lui-même relevée en regardant dans sa lunette, entre la lumière des planètes et celle des étoiles fixes : Quelle autre conclusion peut-on tirer de cette différence, Galilée, sinon que les étoiles fixes génèrent leur lumière de l’intérieur alors que les planètes, étant opaques, sont illuminées de l’extérieur ; c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Bruno, que les premières sont des Soleils alors que les secondes sont des Lunes ou des Terres ?

Galilée lâcha un puissant gémissement. Le seul fait de voir le nom de Bruno dans la même phrase que le sien avait suffi à lui retourner l’estomac.

Puis arriva un passage qui le glaça et lui donna en même temps une bouffée de fièvre. Après les félicitations de Kepler pour avoir découvert les lunes de Jupiter, après son assertion non fondée selon laquelle il devait y avoir un but à ces nouvelles lunes – et un faux syllogisme expliquant que, puisque la Lune de la Terre existait pour le plaisir des gens de la Terre, les lunes de Jupiter devaient exister pour le plaisir de ceux de Jupiter, Kepler concluait que ces habitants devaient être très heureux de contempler cette disposition merveilleusement variée.

La conclusion est assez claire. Notre Lune existe pour nous sur la Terre, pas pour les autres globes. Ces quatre petites lunes existent pour Jupiter, pas pour nous. En conséquence de quoi chaque planète, de même que ses occupants, est servie par ses propres satellites. De cette ligne de raisonnement nous déduisons avec le plus fort degré de probabilité que Jupiter est habitée.

Galilée flanqua cette dinguerie par terre avec un juron et sortit dans son jardin, se demandant pourquoi son hilarité s’était si vite transformée en effroi.

— Kepler n’est qu’une crétin ! hurla-t-il à Mazzoleni. Son raisonnement est complètement délirant ! Les habitants de Jupiter !? Où diable est-il allé chercher ça ?

Mais pourquoi cette lecture le dérangeait-elle tant ?

L’étranger… l’homme qui lui avait parlé de l’occhialino, cet après-midi là, à Venise… qui était apparu après la grande démonstration au Sénat vénitien, et lui avait suggéré d’observer la Lune… n’avait-il pas parlé de Kepler ? Des rapides flashs d’autre chose… un bleu crépusculaire… L’étranger n’était-il pas venu frapper à sa porte un certain soir ? Cartaphilus n’était-il pas entré au service de la maisonnée peu après ? Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

Galilée n’avait pas pour habitude de se rappeler vaguement quoi que ce fût. En temps normal, il aurait pu dire qu’il se souvenait globalement de tout ce qui lui était jamais arrivé, ou de tout ce qu’il avait lu, ou pensé. En réalité, il avait trop de mémoire, et pas mal de souvenirs lui restaient dans la tête comme des échardes de verre, lui volant son sommeil. Il gardait ses pensées en mouvement perpétuel, entre autres pour ne pas être blessé par quoi que ce soit de trop acéré. Mais dans le cas présent la clarté n’existait pas. Il y avait des zones floues, comme s’il avait été malade.

Cartaphilus ramassa le livre de Kepler que Galilée avait jeté par terre, sous l’arcade, l’épousseta et le regarda avec curiosité. Il leva les yeux sur Galilée, qui le foudroya en retour, comme s’il pouvait arracher la vérité au vieil homme par un seul regard. Une peur sans nom traversa Galilée. Il s’approcha du vieillard ratatiné à grands pas, comme s’il allait le frapper.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla-t-il. Que se passe-t-il ?

Cartaphilus haussa furtivement l’épaule, d’un air presque morne, et posa sur une petite table le livre, fermé, si bien que la page que lisait Galilée fut perdue. Les habitants de Jupiter !

— Messire, dit-il, nous devons continuer à nous occuper du déménagement pour Florence. Je vais emballer les pots.

Sur ces mots, il quitta les arcades et rentra dans la maison, comme si Galilée n’était pas son maître et ne venait pas de lui poser une question.


Le retour de Galilée à Florence, ainsi qu’il appelait maintenant sa décision, continua à lui valoir les foudres de Venise et de Padoue. Priuli disait à présent que c’était une rupture de contrat en même temps qu’une trahison personnelle, suggérant au doge qu’il serait approprié de demander à Galilée la restitution d’une partie de ses émoluments.

L’opinion se retournant contre lui, c’était un grand réconfort de savoir que Fra Paolo Sarpi restait, comme toujours, un ami et un soutien fidèle. Galilée l’appelait depuis de nombreuses années, dans ses lettres, « père et maître ». Avoir Sarpi de son côté était important.

Un jour, celui-ci passa par Padoue et se rendit Via Vignali voir comment allait Galilée, son flamboyant ami. Il lui apportait une lettre de leur ami commun Sagredo, qui revenait de Syrie et avait appris par le courrier que Galilée s’installait à Florence. Sagredo, inquiet, avait écrit : Qui pourrait inventer un visorio capable de distinguer le fou du sain d’esprit, le bon voisin du mauvais ?

Très vite, il apparut que Sarpi était à peu près dans le même état d’esprit. Galilée s’assit avec lui sur la terrasse de derrière, qui surplombait le jardin, à côté d’une table sur laquelle se trouvaient des fruits et des carafes de vin nouveau. Par le passé, ils s’étaient bien souvent reposés dans ce petit havre de paix, au milieu de la ville, sous les murs de stuc qui les entouraient. Sarpi n’était pas un mentor pastoral ordinaire. Comme Galilée, c’était un philosophe, et il avait poursuivi ses propres recherches pendant les mêmes années où Galilée travaillait sur la mécanique. Il avait découvert des choses comme les petites valves à l’intérieur des veines humaines, les oscillations de la pupille, l’attraction polaire des aimants. Galilée l’avait aidé pour ces dernières recherches, et Sarpi avait assisté Galilée dans la mise au point de sa boussole militaire, et même des lois des mouvements.

Pour lors, le grand servite buvait à longs traits. Il posa ses pieds sur la table et soupira.

— Je suis vraiment navré de vous voir partir. Les choses ne seront plus jamais pareilles ici, et c’est la vérité. Tous mes vœux vous accompagnent, mais, comme Francesco, je m’inquiète pour votre bien-être à long terme. À Venise, vous auriez toujours eu la protection de Rome.

Galilée haussa les épaules.

— J’ai besoin de pouvoir travailler, expliqua-t-il.

Pourtant l’argument de Sarpi le mettait mal à l’aise. Personne n’avait de meilleures raisons que Sarpi de s’inquiéter de la protection de Rome ; on en lisait la preuve sur son visage horriblement couturé de cicatrices. Il effleura ses propres blessures et sourit de son sourire défiguré.

— Vous connaissez ma plaisanterie, rappela-t-il à Galilée. Je reconnais le style de la curie.

Le style, ou stylet, était aussi une espèce de dague.

Tout cela faisait partie de la guerre que se livraient Venise et le Vatican, qui était à certains égards une guerre publique, à coups de mots – une affaire de jurons et d’imprécations si furieuses qu’à un moment le pape Paul V avait excommunié toute la population de la Sérénissime –, mais aussi, et en même temps, une guerre nocturne silencieuse, une affaire vicieuse de couteaux et de noyades. Leonardo Dona avait été élu doge précisément pour son opposition à Rome, et Dona avait choisi Sarpi comme principal conseiller. Puis Sarpi avait annoncé au monde son intention d’écrire une histoire complète du concile de Trente, utilisant comme source les dossiers secrets des représentants vénitiens au Conseil, qui contenaient assurément nombre de vilaines révélations sur la campagne désespérée menée par le Vatican au cours du siècle précédent afin d’endiguer la marée de protestantisme. Bref, une diatribe. En apprenant le projet de Sarpi, Paul V avait été tellement alarmé et outragé qu’il avait autorisé son assassinat. Des tueurs avaient été envoyés à Venise, mais le gouvernement vénitien avait de nombreux espions à Rome, et ceux-ci avaient eu vent de l’arrivée des assassins, certains d’entre eux étant même identifiés nommément. Les autorités vénitiennes les avaient fait arrêter dès qu’ils avaient posé le pied sur les quais, et jeter en prison.

Après cela, Sarpi avait accepté un garde du corps, un homme qui devait rester avec lui à tout moment, et dormait en travers de sa porte.

Certains des protagonistes de l’affaire n’étaient pas convaincus qu’un unique garde du corps fût suffisant. Ils estimaient qu’il en faudrait davantage pour le protéger, parce que Sarpi était plus important qu’il ne le pensait lui-même ;de nombreuses choses dépendaient de lui. Il apparut vite que ces gens avaient raison.


Il fut agressé pendant la nuit du 7 octobre 1607. Un incendie avait éclaté près de Santa Maria Formosa, la grande église qui se trouvait juste au nord de Saint-Marc. Que le sinistre ait été provoqué dans ce but ou non, cet imbécile de garde du corps de Sarpi quitta son poste à la Signoria pour aller observer l’embrasement. Lorsque Sarpi eut fini ce qu’il avait à faire, il attendit l’homme un moment, puis, ne le voyant pas revenir, repartit pour le monastère servite accompagné en tout et pour tout d’un seul serviteur et d’un sénateur vénitien, tous les deux très âgés. Il prit le même chemin que d’habitude, chemin que n’importe qui pouvait connaître au terme d’une petite semaine d’observation : vers le nord, en empruntant la Merceria, puis, laissant le Rialto et le Palazzo Sagredo derrière lui, il se dirigea vers le Campo di Santa Fosca et reprit vers le nord en gravissant les marches du Ponte della Pugna, le pont des lutteurs, un pont étroit qui enjambait le Rio de’ Servi, près du monastère servite, où Sarpi occupait une simple cellule de moine.

Ils se jetèrent sur lui dès qu’il eut franchi le pont, cinq hommes, qui poignardèrent d’abord ses compagnons, puis poursuivirent Sarpi dans la Calle Zancani. Ils le rattrapèrent, le firent tomber à terre et le poignardèrent – par la suite, on compta quinze coups de poignard, mais cela ne prit que quelques secondes –, puis ils disparurent dans la nuit.

Comme nous le suivions à distance respectueuse, nous n’avions pu que pousser des cris, nous précipiter sur le pont et nous agenouiller auprès du vieil homme, en appuyant sur les plaies à mesure que nous les découvrions à la lumière vacillante des torches. Le stylet enfoncé dans sa tempe droite s’était apparemment replié sur le maxillaire supérieur avant de ressortir par la joue droite. Cette seule blessure paraissait fatale.

Pour l’heure, il était toujours en vie, le souffle, rapide et court, diminuant sensiblement. Depuis les fenêtres qui surplombaient le pont, des femmes poussaient des cris, hurlaient dans quelle direction les assassins avaient fui. Très vite, nous fûmes rejoints par d’autres personnes ;des gens étaient sur le pont et appelaient des renforts. Malgré les torches, il faisait très noir, de sorte que nous dûmes lui administrer des antibiotiques et refermer, en la collant, une veine ouverte dans l’aine qui l’aurait assurément tué. Ensuite, tout ce que nous pûmes faire fut d’aider à le soulever et à l’emporter le plus délicatement possible vers son monastère.

Là, dans la pierre nue de sa chambre, il resta entre la vie et la mort non seulement cette nuit-là mais pendant les trois semaines suivantes. Acquapendente vint de Padoue et le veilla nuit et jour ; nous ne pouvions lui administrer des antibiotiques que quand le grand docteur somnolait. Il craignait que le stylet n’ait été empoisonné, ce qu’il essaya de déterminer en l’enfonçant d’abord dans un poulet, puis dans un chien. Les animaux survécurent ; Sarpi également. Et chacun de nous reprit son rôle.


Aussi Sarpi pouvait-il maintenant s’asseoir avec Galilée, et le mettre en garde avec un sourire dont l’ironie se doublait d’un pli supplémentaire grâce à ses cicatrices :

— Rome peut être dangereuse.

— Certes, certes, répondit Galilée en hochant la tête d’un air malheureux.

Il était allé maintes fois voir Sarpi lorsque celui-ci se trouvait entre la vie et la mort. Il avait même aidé Acquapendente à lui retirer le stylet. Les cicatrices étaient encore violacées. Ils savaient tous les deux que le pape Paul avait accordé une pension aux assaillants pour les récompenser, alors même qu’ils avaient échoué, ce que Galilée et Sarpi avaient trouvé drôle. De toute évidence, la remarque de Sarpi était amplement justifiée : Florence était sous la férule de Rome comme Venise ne l’avait jamais été. Si jamais Galilée offensait l’Église, ce qui semblait tout à fait probable, compte tenu de ses nouvelles découvertes astronomiques et des objections cléricales qu’elles avaient suscitées, sans parler des délires de Kepler, alors il n’était pas impossible que Florence ne fût pas suffisamment hors de portée des Chiens de Dieu, qui avaient le bras long.

Mais Galilée s’était déjà engagé à partir, et l’exemple de Sarpi était à double tranchant, si l’on peut dire. Florence était une alliée de Rome, Venise une farouche opposante, excommuniée en masse. Le fait de s’installer à Florence pouvait lui procurer une couverture.

Sarpi parut lire ces pensées sur ses traits.

— Un patronage n’est jamais aussi sûr qu’un contrat avec le Sénat, dit-il. Vous savez ce qui arrive toujours aux favoris d’un protecteur : ils tombent en disgrâce. Tôt ou tard, c’est inévitable.

— Certes, certes.

Ils avaient tous les deux lu leur Machiavel et leur Castiglione, et la chute du favori était un thème rebattu en chansons et dans la poésie. C’était ainsi, entre autres, que les protecteurs affirmaient leur pouvoir ; ça secouait le panier, et ça redonnait de l’espoir à ceux qui étaient en cours d’ascension.

— Encore une raison pour laquelle votre sécurité sera moins assurée…

— Je sais cela. Mais il faut que je puisse travailler. Il faut que j’arrive à joindre les deux bouts. Aucune de ces deux choses n’a été possible pour moi à Padoue. Le Sénat aurait pu faire en sorte que j’y parvienne, mais il ne l’a pas fait. Ils me payaient mal, la charge de travail était excessive. Et jamais ils ne m’auraient payé pour me permettre de faire mon propre travail.

— Certes, acquiesça Sarpi avec un sourire affectueux. Si vous voulez pouvoir faire vos recherches, il vous faut un protecteur.

— Mais je travaille dur !

— Je le sais.

— Et ce sera un travail utile, pour Cosme et pour tout le monde.

— Je le sais bien. Je souhaite que vous puissiez poursuivre vos recherches, vous le savez. Dieu vous bénisse pour cela, et je suis sûr qu’il le fera. Mais vous devrez faire attention à ce que vous direz.

— Je sais.

Galilée n’avait pas envie d’être d’accord. Il ne voulait jamais être d’accord ; être d’accord, c’était pour les autres, c’était aux autres d’être d’accord avec lui, après ne pas avoir été d’accord. Les gens se rendaient toujours à sa logique supérieure et à son intense façon de débattre. Dans le débat, il était outrecuidant et sarcastique, drôle et intelligent, vraiment intelligent dans la mesure où il n’était pas seulement rapide mais aussi pénétrant. Personne n’aimait débattre avec Galilée.

Avec Sarpi, ce n’était pas pareil. Jusqu’à ce jour, dans la vie de Galilée, Sarpi avait été une sorte de protecteur, et bien davantage encore : un mentor, un confesseur, un scientifique comme lui, une figure paternelle. Et encore maintenant, alors que Galilée quittait la Venise bien-aimée de Sarpi, un ami proche. Son visage balafré, massacré par les fonctionnaires meurtriers du pape, exprimait en cet instant une sincère préoccupation en même temps que de l’amour et une indulgente affection – amorevolezza. Il n’était pas d’accord avec Galilée, mais il était fier de lui. C’était la figure que vous vouliez que votre père fasse en vous regardant. C’était indéniable. Galilée ne pouvait qu’incliner la tête et étancher ses larmes. Parce qu’il était obligé de partir.

Or donc, après des mois de préparation, Galilée partit s’installer à Florence, laissant derrière lui non seulement Marina et le petit Vincenzio, mais aussi tous ses étudiants, ainsi que la plupart de ses serviteurs et artisans, y compris Mazzoleni et sa famille.

— Je n’aurai plus besoin d’atelier, expliqua sèchement Galilée. Je suis un philosophe, maintenant.

Cela semblait tellement ridicule qu’il ajouta :

— Les mécaniciens du grand-duc seront à ma disposition si j’ai besoin de quelque chose.

En d’autres termes, plus de boussoles. Plus de Padoue. Il disait au revoir à son passé, et ne voulait rien emporter avec lui.

— Vous pourrez continuer à fabriquer les boussoles ici, dit-il à Mazzoleni, avant de tourner les talons et de quitter l’atelier.

À l’origine, c’était pour cela que Mazzoleni avait été embauché. Évidemment, les boussoles ne se vendraient pas très bien sans le cours que Galilée donnait pour les utiliser, mais il restait quelques manuels d’instruction ; c’était toujours mieux que rien. Et puis il y avait du travail partout dans Padoue pour les artisans.

La grande maison de la Via Vignali fut donc vidée, ses occupants dispersés. Un jour, en automne, elle fut restituée à son propriétaire, et tout ce petit univers disparut à jamais.


À Florence, Galilée avait loué en hâte une maison qui se dressait un peu trop près de l’Arno mais qui possédait un petit toit en terrasse pour ses observations nocturnes – ce que les Vénitiens appelaient une altana. Il se disait qu’il pourrait toujours trouver un meilleur endroit par la suite. Qui plus est, une de ses nouvelles connaissances, un jeune et beau noble florentin appelé Filippo Salviati, lui assura qu’il pourrait passer tout le temps qu’il voudrait au palais Salviati, en ville, et dans sa villa, la Villa delle Selve, située dans les collines à l’ouest de Florence. Galilée en fut heureux. Dans son quartier, il trouvait désagréables les effluves du fleuve et la proximité de sa mère. Depuis la mort de son père, il entretenait la vieille harpie dans une maison qu’il louait dans un quartier pauvre de la ville, mais il ne lui rendait jamais visite et ne comptait pas davantage le faire maintenant. Il emploierait mieux son temps chez Salviati, à écrire des livres et à discuter de questions philosophiques avec son nouvel ami et le cercle de relations de ce dernier – des hommes de grande qualité. Quand Cosme aurait besoin de lui, il pourrait se rendre en ville rapidement, sans avoir à s’efforcer d’éviter sa mère, ni à craindre de tomber sur elle par hasard.

Fra Paolo, qui était au courant de cette crainte, avait suggéré que Galilée tente de se réconcilier avec elle, mais il ne connaissait pas la moitié de l’histoire. En vérité, il n’en connaissait pas le centième. Galilée avait récemment reçu de sa mère une lettre lui souhaitant un bon retour dans sa « ville natale », et lui demandant de passer la voir, car il lui manquait cruellement. Galilée tiqua en lisant ces lignes ; c’était un élément nouveau à ajouter à tout le reste de ce qui lui collait à la mémoire, dans le coussin à épingles qui lui servait de cerveau. Lors de leur départ de la Via Vignali, la cuisinière avait trouvé une lettre oubliée par un serviteur qu’elle avait flanqué à la porte, un certain Alessandro Piersanti, qui avait naguère travaillé à Florence pour la vieille carne. Giulia lui avait écrit :

Puisque votre maître se montre si ingrat avec vous comme avec tout le monde et qu’il a tellement de lunettes, vous pourriez très facilement lui en prendre trois ou quatre, les mettre au fond d’une petite boîte, la remplir avec des pilules d’Acquapendente, et m’envoyer tout cela.

Après quoi, poursuivait-elle, elle les vendrait et partagerait le butin avec lui.

« Jésus Christ ! s’était écrié Galilée. Sur la croix, les larrons ! »

Il avait jeté la lettre, dégoûté. Et puis il l’avait ramassée et rangée dans ses dossiers, au cas où elle pourrait lui être utile un jour. Elle était datée du 9 janvier de cette année-là – c’est-à-dire que, la semaine même où Galilée découvrait les Étoiles Médicéennes et changeait les cieux pour toujours, sa propre mère conspirait de lui voler les lentilles de son télescope, chez lui, dans sa maison, et de les vendre pour son propre compte !

« Jésus fils de Marie ! Et pourquoi ne pas tout simplement m’arracher les yeux de la tête ? »

Telle était, en effet, sa mère. Giulia Galilei, suborneuse de serviteurs, voleuse du cœur de son travail. Il résiderait à la villa de Salviati dans toute la mesure du possible.


Bien qu’épuisé par son déménagement et les nombreuses nuits blanches qu’il avait passées cette année-là, il restait dehors toutes les nuits où le ciel était dégagé, pour regarder les étoiles et suivre la trace des quatre lunes de Jupiter. Les nuits florentines furent tout d’abord plus brumeuses qu’à Padoue, puis, alors que l’automne de son anno mirabilis se changeait en hiver, elles devinrent assez froides pour que le ciel s’éclaircisse. En décembre, Benedetto Castelli, un de ses anciens étudiants devenu prêtre, lui écrivit pour suggérer que si les explications coperniciennes étaient avérées, alors Vénus tournait aussi autour du Soleil, selon une orbite plus proche du Soleil que la Terre, auquel cas on devait pouvoir, avec un occhialino, la voir passer par des phases similaires à celles de la Lune, puisqu’on en verrait soit la face exposée au soleil, soit la face obscure, soit un état intermédiaire.

Cette pensée avait déjà effleuré Galilée, et il s’en voulut d’avoir oublié de la noter dans son Sidereus Nuncius. Puis il se souvint : Vénus était derrière le soleil, l’hiver précédent, quand il écrivait le livre, et, n’ayant pas pu vérifier la justesse de cette hypothèse, il s’était dit qu’il valait mieux la garder pour lui.

Mais à présent il orientait son meilleur occhialino vers Vénus lorsqu’elle apparaissait dans le ciel, après le coucher du soleil. Pendant les premières nuits d’observation, elle était très bas sur l’horizon, un petit disque plein. Et puis, alors que les semaines s’écoulaient, elle monta plus haut dans le ciel et se mit à grossir, déformée – peut-être gibbeuse. Finalement, la lunette révéla qu’elle avait la forme d’une petite demi-lune, et Galilée écrivit à Castelli pour l’en informer. Ensuite, lorsqu’elle commença à replonger vers l’horizon au cours de sa première apparition, au crépuscule, il était clair qu’elle était cornue. L’objectif de la dernière lunette de Galilée était une très bonne lentille, qu’il avait polie lui-même, et dans l’oculaire l’image de Vénus brillait, un croissant très net, une miniature de la nouvelle lune qui venait de se coucher une heure plus tôt.

Se relevant tout droit, alors qu’il regardait le petit point brillant, blanc, sentant que, juste au-dessous de l’horizon, la Lune continuait à projeter sa lumière dans l’air nocturne, Galilée vit tout se mettre en place dans son esprit. La sphère de Vénus et la sphère de la Terre tournaient toutes les deux autour du Soleil ; la sphère de la Lune tournait autour de la Terre ; les sphères des quatre lunes de Jupiter tournaient autour de la sphère de Jupiter, qui tournait lentement autour du Soleil. Saturne, qui était plus loin, était plus lente ; Mercure, la plus rapide de toutes, était là, à l’intérieur de l’orbite de Vénus, où elle était difficile à repérer. Peut-être qu’avec une assez bonne lunette on verrait aussi ses cornes, parce qu’elle aussi, certainement, devait traverser des phases. Si proche du Soleil, quand elle était visible, elle ne devait pas être loin de son premier quartier. Plus loin de la Terre, Mars orbitait entre la Terre et Jupiter, suffisamment proche toutefois de la Terre pour justifier son étrange mouvement d’aller et retour, un changement de perspective créé par les deux orbites.

Tout le système se réduisait à une affaire de cercles tournant dans d’autres cercles. Copernic avait vu juste. Son système impliquait que Vénus connaisse des phases, et c’était bien le cas ; alors que la théorie de Ptolémée, dont les péripatéticiens se faisaient les avocats, rejetait précisément ces phases, puisque Vénus était censée tourner autour de la Terre, comme le Soleil, et tous les autres corps célestes. Les phases de Vénus étaient une sorte de preuve, ou du moins un indice particulièrement parlant. La formulation ébouriffante et malcommode de Tycho Brahe, selon laquelle les planètes tournaient autour du Soleil tandis que le Soleil tournait autour de la Terre, faisait également état de ces apparitions particulières, mais c’était une explication ridicule à tous les autres points de vue, notamment au regard du principe d’économie. Non, c’était Copernic qui expliquait le mieux les phases de Vénus. Elles étaient le signe le plus criant que Galilée ait jamais vu – pas précisément une preuve, mais un point incroyablement convaincant. Toutes ces années à Padoue, il avait enseigné Aristote et Copernic, et même Tycho, en pensant qu’ils se contentaient tous de tourner autour du pot sans expliquer en aucune façon ce qui se passait. La vision copernicienne exigeait que la Terre fut en mouvement, ce qui paraissait faux. Et le plus virulent avocat de Copernic, Kepler, tenait des propos tellement alambiqués et tirés par les cheveux qu’il ne pouvait espérer convaincre personne. Et pourtant c’était là, les faits dans toute leur réalité – le cosmos révélé d’un seul coup comme étant d’une façon plutôt que d’une autre. La Terre sous ses pieds tournait sur elle-même, et elle était en orbite autour du Soleil. Des cercles dans des cercles.

Galilée vibrait comme une cloche. Sa chair bourdonnait comme le bronze, ses cheveux se dressaient sur sa tête. La manière dont l’univers marchait… ça devait être ça ; et il vibrait. Il dansait. Il faisait des tours autour de son occhialino comme la Terre tournait autour du Soleil, virevoltant en un lent pas de quatre alors qu’il décrivait sa petite orbite sur l’altana, les bras tournoyant, les doigts dirigeant la musique des sphères, qui, malgré la folie de Kepler, paraissait tout à coup plausible. En vérité, un chœur audible tintait maintenant en silence dans ses oreilles.

C’est alors qu’on frappa à la porte, juste en dessous. Il interrompit sa danse dans un brusque sursaut et regarda au pied de l’escalier qui courait à l’extérieur de la maison.

Cartaphilus se tenait devant la grille d’entrée, une lanterne sourde à la main, les yeux rivés sur Galilée. Celui-ci dévala vivement les marches et leva le poing comme pour le frapper.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’une voix furieuse, retenue. Il est revenu ?

Cartaphilus hocha la tête.

— Il est là.

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