Pour que la psyché collective connaisse un changement significatif, il faudrait que beaucoup plus de gens qu’il n’y en a actuellement soient capables d’intégrer leur animalité dans leur esprit conscient.
Actuellement, les femmes puissantes qui rejettent le complexe d’Ève et les mâles qui s’écartent de la misogynie tendent à déclencher ou à enflammer la misogynie de ceux qui demeurent prisonniers du complexe de Thanatos.
Il n’existe tout simplement pas de femelle ou d’objet féminin ayant un ego idéal assez puissant pour arracher les femmes aux structures patriarcales archétypales qui entretiennent la misogynie, et encore moins pour en détacher les hommes.
Le prochain mouvement de l’évolution de la psyché collective doit être un retour en spirale vers la mère archétypale.
L’espace noir, le dense semis d’étoiles. La masse immense de Jupiter, presque totalement éclairée par le soleil, sa présence surréelle à l’œil, qui se mouvait selon un mouvement phyllotaxique avec ses centaines de couleurs et ses milliers de circonvolutions…
Il était assis dans son fauteuil, dans le petit bateau spatial d’Héra, à nouveau rendu invisible – une espèce de caverne de Platon à travers laquelle le cosmos se déversait. Au-dessous et derrière eux, la boule virulente qui était Io bondit hors des ténèbres étoilées.
— Vous revoilà, nota-t-elle.
Son teletrasporta était posé par terre à côté du fauteuil de Galilée.
— Bien.
— Où allez-vous ? demanda-t-il.
— Vers Europe, évidemment.
Elle le regarda.
— Nous essayons toujours d’en chasser Ganymède et ses partisans.
— Je vois que vous avez réussi à vous sortir du sol en fusion.
— Oui. Les miens m’ont récupérée peu après votre départ. Mais vous avez bien fait de partir. C’était très limite.
— C’était il y a longtemps ?
— Je ne sais pas. Quelques heures, peut-être.
Galilée fit la moue et étouffa un sifflement.
— Peuh !
— Pardon ?
— Pour moi, ça fait quelques années.
Elle eut un rire.
— Encore une preuve du fait que le temps ne progresse pas de manière linéaire, mais qu’il fluctue et fait des tourbillons, et que nous sommes dans des canaux différents. J’espère que pour vous tout s’est bien passé ?
— Pas du tout !
— Comment cela ?
— J’ai été malade. Et je me souvenais de ce qui se passait ici, et aussi de ce qui allait m’arriver là-bas. Tout ça était en moi en même temps. Non seulement ce que vous m’aviez montré, le feu, je veux dire, mais aussi, je dois l’avouer… j’ai utilisé le didacticiel d’Aurore pour jeter un coup d’œil à ma vie, la dernière fois que je l’ai vue. Je ne savais pas que ce serait tellement… complet. Ce n’était pas comme si quelqu’un m’en avait parlé. J’y étais. Sauf que c’était tout d’un bloc.
— Ah.
— Je ne pensais pas que ça compterait, mais quand je suis rentré chez moi, j’ai eu l’impression d’être plus ou moins disloqué. Pas sur le coup, mais un peu après, ou avant. Je savais ce qui allait arriver. C’était mauvais. Insupportable. Pouvez-vous… pourriez-vous m’aider à régler ce problème, madame ?
— Peut-être.
Il frémit au souvenir de ce qu’il avait vécu, puis s’illumina.
— D’un autre côté, il y a un nouveau pape. Un homme qui a toujours été une sorte de protecteur. Je crois pouvoir obtenir de lui qu’il fasse lever l’interdiction de discuter de Copernic. Je crois même possible de le persuader d’approuver la vision copernicienne, d’en faire le point de vue de l’Église, de telle sorte que l’Église elle-même la soutienne. Ainsi je serai en sécurité.
Elle le regarda en secouant la tête.
— Vous n’avez toujours pas compris.
— Chez moi, les choses ne vont pas si bien, poursuivit Galilée, ignorant sa remarque. Mais peut-être que Sa Sainteté pourra m’aider, là aussi.
Elle eut un soupir.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, mes filles sont dans un couvent. Mais leur ordre est trop pauvre. Beaucoup d’entre elles sont malades, certaines même sont devenues folles. J’espère pouvoir obtenir du pape qu’il leur accorde quelques terres. Parce que mes filles vont mal.
— C’est vous qui les avez mises dans cette situation, non ?
— Oui, oui.
Il essaya alors de passer à autre chose :
— Que ferez-vous quand nous arriverons sur Europe ?
Elle vit clair dans son jeu.
— Vous aurez beau essayer de me faire changer de sujet, vous aurez toujours sur les bras une situation que vous ne comprenez pas.
Il n’avait rien à répondre à cela.
— Je ne pense pas être très différent de vous, objecta-t-il pourtant, lamentablement.
Elle écarta sa remarque.
— Il n’y a toujours eu qu’un pape pour vous condamner au bûcher.
Ce qui surprit Galilée.
— Certes, temporisa-t-il. Mais si je pouvais le convaincre de prendre fait et cause pour la vision copernicienne, alors, sûrement…
Elle se contenta de le regarder en ouvrant de grands yeux.
— Je pense que ça peut marcher, risqua Galilée. Et puis vous avez dit que vous m’aideriez.
Elle se contenta de secouer la tête.
Ils semblaient flotter sans bouger. La grande géante rayée se tenait d’un côté, impossible à croire. Les tourbillons et les vortex à l’intérieur de chaque bande ocre bougeaient, légèrement mais visiblement, et les frontières intriquées où se rencontraient les bandes se mouvaient encore plus vite, leurs couleurs visqueuses rampant les unes sur les autres comme des serpents. La bulle transparente qu’était le vaisseau d’Héra se contentait de se déplacer sur ce spectacle massif, exactement comme son terminateur, la frontière lisse entre l’ombre et la lumière, roulait vers l’ouest à une vitesse qu’ils pouvaient à peine suivre du regard. Au prix d’une attention soutenue, il était possible de distinguer l’illumination progressive de nouvelles broderies dans les bandes.
Mais toutes ces danses et contredanses s’accomplissaient dans un rêve sirupeux, et Galilée voyait qu’Héra était impatiente de passer à l’action. Elle pianota sur sa console à sa manière habituelle, eut plusieurs conversations tendues avec des collègues qu’il ne pouvait entendre ; et puis elle sombra dans le silence, ruminant des problèmes dont Galilée était exclu.
— Combien de temps avant que nous arrivions ? demanda-t-il.
— Des heures. Europe est malheureusement de l’autre côté de Jupiter, en ce moment.
— Je vois.
Le temps passa ; des secondes, des minutes : il devint tangible, comme une chose qu’on peut tenir dans ses mains, ou peser sur une balance. La protraction.
Finalement, elle soupira.
— Remettez le casque mnémonique. Autant continuer notre travail. Je pourrais peut-être aussi bloquer certains des souvenirs que vous avez gardés de la leçon de vie dans laquelle vous êtes entré si brutalement. Car il y a des choses qu’on a besoin d’oublier, et d’autres dont on doit se souvenir. Parce que vous ne comprenez toujours pas ce qui se trame, chez vous.
Mal à l’aise, Galilée regarda le célatone mémoriel. Il craignait ce qu’une nouvelle immersion risquait de lui révéler, tout en étant fasciné par l’expérience. Que l’esprit retienne en lui des bribes aussi vivaces du passé – il y avait une majesté là-dedans, pleine de souffrance et de remords, et un désir, malgré tout, de voir revenir, d’une façon ou d’une autre, tout le temps perdu. Je veux récupérer ma vie ! Je veux retrouver la vie. Et puis, aussi, receler tellement de souvenirs, si pleinement, dans sa tête, et être en même temps incapable de se les rappeler – qu’étaient-ils, pour être aussi bizarrement faits ? À quoi Dieu pouvait-il bien penser ?
— Où allez-vous m’envoyer ? demanda-t-il avec appréhension. Avec quelle connaissance allez-vous me flageller, cette fois ?
— Je ne sais pas. Il n’y a que l’embarras du choix. Peut-être allons-nous nous contenter de faire un peu de spéléologie. Votre cerveau est truffé de nœuds traumatiques.
Elle considéra l’écran de sa console, lequel affichait maintenant ce qui ressemblait à des cartes du cerveau de Galilée. Celui-ci y jetait de petits coups d’œil en biais. On aurait dit des arcs-en-ciel virulents, palpitants.
— Nous devrions peut-être poursuivre sur le chapitre de vos relations avec les femmes de votre vie…
— Non !
— Oh que si. Vous ne voulez pas être l’un de ces prétendus génies scientifiques qui sont, dans la vie quotidienne, un parfait mélange de crétin et d’imbécile. Il y en a déjà suffisamment, sinon trop. Ce serait une honte si le premier scientifique devait être aussi le premier de cette meute de trous du cul !
Ça, c’était une nouvelle intéressante, malgré son caractère offensant.
— J’ai fait mon devoir, objecta Galilée. Je me suis occupé de ma famille. J’ai entretenu mes sœurs, mon frère et leurs familles, et ma mère, et mes enfants, tous les domestiques, tous les artisans, tous les étudiants et les parasites – toute cette satanée ménagerie ! J’ai trimé comme une bête de somme ! J’ai gâché ma vie à payer pour ma famille de minables.
— Je vous en prie. S’apitoyer sur soi-même n’est que l’autre facette de la rodomontade, et c’est tout aussi peu convaincant. C’est une chose qu’apparemment vous ne voulez pas comprendre. Vous viviez une vie de privilégié que vous preniez pour un fait acquis. Vous avez démarré avec quelques privilèges, et avez fait en sorte d’en obtenir davantage, c’est tout.
— J’ai trimé comme une bête de somme !
— Pas vraiment. D’autres gens trimaient comme des bêtes de somme… au sens propre du terme, dans la mesure où c’étaient des portefaix qui transportaient des fardeaux pour gagner leur vie… mais vous n’étiez pas de ceux-là.
Elle lui posa sans douceur le casque sur la tête, et il ne résista pas. Où, dans sa misérable existence, allait-il retourner ?
Avec un étrange regard, peut-être de pitié, presque affectueux, une sorte d’amorevolezza indulgente, qui le touchait beaucoup chez une personne aussi amorevole, si jolie, elle tendit la main et lui effleura le côté de la tête.
C’était le milieu de l’été. Il faisait très chaud et humide, et le comte de Trente avait invité Bedini, un collègue de Galilée, dans sa villa de Costozza, parmi les collines surplombant Vincenza. Galilée, qui venait d’arriver à Padoue avec l’intégralité de ses possessions terrestres dans un unique coffre, avait été présenté à tout le monde par son ami Pinelli. Du vin avait été servi pour l’occasion dans la bibliothèque dudit Pinelli, laquelle comptait quatre-vingt mille volumes. Bedini et Pintard étaient deux de ces nouveaux amis, et maintenant, grâce au noble ami de Bedini, ils étaient partis se promener dans les collines.
À la Villa Costozza, ils rejoignirent leur hôte si convivial et firent exactement ce qu’ils auraient fait chez eux – manger et boire, en parlant et en riant, pendant que le comte ouvrait des bouteilles de vin de plus en plus grosses, des fiasques, des balthazars et de petits fûts. C’est ainsi qu’ils dévorèrent près de trois oies, accompagnées de condiments, de fruits, de fromage et d’un grand nombre de tartes. Le tout par une journée si chaude que même là, dans les collines, ils exsudaient une sueur graisseuse.
Finalement, le comte dut déclarer forfait et sortit en titubant pour vomir comme un Romain. Les jeunes professeurs gémirent à cette perspective, se sentant plus forts que ça. Il leur vint à l’idée qu’en sautant dans l’une des fontaines ou dans l’un des bassins de la villa ils pourraient s’y immerger suffisamment pour refroidir leur estomac et ralentir leur bile. Quand il revint, le comte secoua la tête, comme étourdi, en entendant cette proposition.
— J’ai quelque chose d’encore mieux, dit-il.
Il les conduisit vers une pièce du fond, au rez-de-chaussée. La villa avait été creusée à flanc de colline. Dans cette pièce, le mur de plâtre ne rencontrait pas le sol de marbre, et de la fente noire qui s’ouvrait entre le mur et le sol s’écoulait une brise fraîche, humide. Toute la pièce était une véritable glacière.
— C’est comme ça en permanence, marmonna le comte, encore hoquetant d’avoir vomi. Il y a une petite source, quelque part en dessous. Je vous en prie, mettez-vous à votre aise ! Par de telles journées, je me contente de m’allonger par terre. Regardez, il y a des oreillers, ici. Je me joindrais volontiers à vous, mais j’ai bien peur d’être obligé de me retirer à nouveau…
Et il sortit, toujours titubant.
Les trois jeunes hommes soûls se mirent à rire et à se moquer de lui, puis ils se dévêtirent en geignant, en plaisantant et en se donnant des coups de coude, après quoi ils arrangèrent les oreillers comme des couches sur lesquelles ils se laissèrent tomber avec des gémissements et des hoquets de ravissement. Là, dans ce havre de fraîcheur, après avoir glissé à même le marbre en poussant des « Oh » et des « Ah » comme des cochons dans la boue, ils s’endormirent tous les trois.
Galilée fut tiré d’un vilain rêve rouge par le comte et ses domestiques.
— Signor Galilée ! Domino Galilée ! Par pitié, réveillez-vous !
— Que… ? Que… ?
Sa bouche n’arrivait pas à former des mots. Sa vision était brouillée. Ils le traînèrent sur le sol rugueux en le tenant par les bras, et il sentit ses fesses racler les dalles, tout en entendant les gémissements de quelqu’un d’autre. Tout cela semblait se passer très loin. Il essaya de parler, mais n’y parvint pas. Les gémissements étaient les siens. En levant les yeux comme du fond d’un puits, il sentit une nausée si profonde qu’il crut qu’il allait cracher ses os s’il vomissait. Quelqu’un, tout près de lui, gémissait d’une façon proprement déchirante. Ah… c’était encore lui. Il était frigorifié…
Lorsqu’il recouvra ses esprits, le comte angoissé et sa suite l’entouraient en l’observant comme s’ils avaient regardé au fond d’une tombe.
— Signor, quelle joie de vous voir revenu parmi nous, dit solennellement le comte. Quelque chose vous a rendus très malades, tous les trois. Je n’ai pas idée de ce que ça peut être. L’air de la colline est généralement très frais, et toute la nourriture et le vin ont été vérifiés. Les domestiques les ont trouvés très bien. Je ne sais pas ce qui a pu se passer. Je suis tellement désolé !
— Bedini ? demanda Galilée. Pintard ?
— Bedini est mort. J’ai le regret de vous l’annoncer. C’est vraiment un mystère. Pintard est dans le même état que vous. Il a repris conscience à deux ou trois reprises, mais il est retombé en catalepsie. Nous le tenons au chaud et nous lui versons de l’alcool dans la bouche, comme nous l’avons fait avec vous.
Galilée ne put que hoqueter. Il aurait pu mourir, lui aussi. La mort, la nausée définitive. Il en ressentit l’horreur, puis la terreur.
Le grand visage blanc d’Héra. Elle le regardait dans les yeux.
— Vous auriez pu mourir, ce jour-là.
— J’ai bien failli. Je ne me suis plus jamais senti bien.
— Oui. Vous avez failli mourir d’un excès de privilège.
— D’un air empoisonné !
— L’air empoisonné de la villa d’un homme riche. Vous avez mangé à vous rendre malade, vous avez bu à vous plonger dans une sorte de stupeur. Et ce n’était pas la première fois, ni même la centième. Pendant que vos femmes trimaient et mouraient de faim, élevaient les enfants et faisaient tout le vrai boulot, le travail qui est du travail. Votre propre partenaire, celle avec qui vous avez eu des enfants, ne savait même pas lire. C’est bien ce que vous avez dit, non ? Qu’elle ne savait pas faire une addition ou une soustraction ? Quel genre de vie est-ce là ?
— Je ne sais pas.
— Vous le saviez.
Elle tendit la main. Lui effleura le front.
Quand Marina lui annonça qu’elle était enceinte, au début il se contenta de la regarder. De la regarder comme l’un de ces poissons, sur les étals du marché. D’un côté, il était content ; il avait trente-six ans, et il avait été avec deux cent quarante-huit femmes, s’il avait bien compté. Or aucune ne lui avait jamais dit qu’il l’avait mise enceinte. Évidemment, ils avaient leurs façons de s’y prendre, et certaines des régulières vous faisaient mettre une capote, mais il avait tout de même des raisons de se demander s’il n’était pas stérile. Il n’aurait pas été illogique qu’il soit comme une mule, puisque son père s’était accouplé avec une espèce de gorgone. Non que le manque d’enfants l’ennuyât, compte tenu des femmes et des enfants qu’il avait déjà partout dans les pattes, chez lui, et qui réclamaient tous son attention. Mais il était agréable de se savoir normal, comme n’importe quel autre animal en bonne santé, ou comme une plante ; dans son jardin, tout prospérait, et lui aussi se devait de prospérer.
Mais c’était également un petit peu embarrassant. Là, il manœuvrait pour devenir le tuteur du petit Médicis, l’une de ses meilleures chances d’améliorer son parrainage et de retourner à Florence, et pourtant il ne s’était rien passé, encore. Ça ne lui rendrait pas service si les gens disaient : « Oh, Galilée, il a mis une fille de Venise enceinte, une puttella du marché au poisson, une puttana de carnaval qui ne sait même pas lire ! » Ses belles qualités leur feraient juste hocher la tête d’un air entendu et conclure que Galilée avait perdu la raison – que sa queue menait son destin, qu’il n’était pas un vrai courtisan mais un insupportable imbécile, vaguement ivrogne de surcroît. De toute façon, ses ennemis disaient cela à chaque fois qu’ils entendaient prononcer son nom. Ce n’était pas difficile à comprendre.
Toutes ces pensées lui traversèrent l’esprit en moins d’une seconde. Il s’assit au bord du Grand Canal, sur les marches de la Riva Sette Martiri, et dit :
— Je m’occuperai de l’enfant, et de toi aussi, évidemment. La Collina sera la marraine et Mazzoleni le parrain. Et je vous installerai tous dans une maison près de la mienne, à Padoue. Vous vivrez là.
— Ah ouais.
La bouche de Marina avait pris un pli amer, une espèce de sourire à l’envers qu’il ne lui avait jamais vu. Sa bouche s’incurvait comme une aile de mouette. Il la quittait, alors elle le quittait – c’était ce que disait son regard.
Elle resta assise là, les deux mains sur le ventre. Il s’aperçut soudain que l’état de Marina commençait à se voir. Un peu pâle et en sueur, peut-être à cause des nausées matinales. Elle hocha la tête, baissa les yeux sur les détritus qui flottaient sur le canal, tournant et retournant ses propres pensées dans sa tête. Elle lui jeta encore un long regard en coulisse, aussi crissant qu’un ongle sur du verre.
Et puis elle détourna les yeux, s’ébroua. C’était une fille futée, réaliste. Elle savait comment ça marchait. Il allait les entretenir, son enfant et elle, c’était peut-être plus qu’elle n’en pouvait espérer. Sauf qu’on en espère toujours plus qu’on ne devrait, ainsi que l’expérience l’avait appris à Galilée. Et ils avaient été amoureux. Aussi éprouva-t-il un léger étourdissement en la regardant s’esquiver. Les choses ne seraient plus jamais pareilles, il le voyait déjà. Mais il n’avait pas d’autre solution. Il devait obtenir un parrainage, il devait travailler. Alors, c’était comme ça que ça devait être. Mais il faudrait qu’il la réconforte.
Ce regard pourtant… Dans son épais Catalogue de Mauvais Regards, celui-ci était peut-être le pire. Toute une vie s’arrêtait là.
— Cela aurait pu se passer de manière totalement différente, dit Héra.
Les ténèbres de l’espace, le visage blanc d’Héra, la Jupiter bilieuse qui rampait au-dessus d’eux. Les étoiles.
— Je sais, fit Galilée, vaincu.
Marina était morte, maintenant, un fantôme de son passé, et pourtant, elle était toujours là, dans les fondamente de son esprit, aussi vivace qu’Héra elle-même. D’une certaine façon, elles se ressemblaient.
— Vous avez fait de vos enfants des bâtards. Aucune perspective pour votre fils, vos filles incapables de se marier.
— Je savais que je pouvais les mettre au couvent. C’est encore là qu’elles sont le mieux.
Elle lui jeta à peine un regard.
— C’est bon, fit Galilée. Renvoyez-moi avant ça ! Vous voulez que je change le… le feu… laissez-moi changer ça aussi !
— Je ne crois pas.
— Mais vous avez besoin de ma science ! Vous ne voulez pas que je retourne changer ma vie d’une façon qui puisse nuire à mon travail. Vous voyez ? Il fallait donc que je le fasse !
— Vous auriez pu faire les deux.
Il se prit la tête entre les mains, sentit le célatone peser sur lui telle la cagoule d’un condamné.
— Alors à quoi bon tout ça ? Pourquoi me torturez-vous ainsi ?
— Vous devez comprendre.
Il haussa les épaules.
— Vous voulez dire que vous devez me mettre le nez dans mes erreurs. Je vivais avec une prostituée, ça a tout fichu en l’air. Vous faites en sorte que je me sente merdique ! En quoi cela va-t-il m’aider ?
— Il faut que vous compreniez, répéta-t-elle, aussi implacablement qu’Atropos. Regardez à nouveau. Vous devez continuer à regarder. C’est l’essence de la physique de Mnémosyne. Dans le néant qui s’étend derrière vous, les ténèbres que vous appelez le passé, il y a certains points lumineux, isolés, discrets. Des fragments de votre vie antérieure qui ont survécu à la disparition du reste. Autrement dit, derrière vous, ce n’est pas l’obscurité, mais une obscurité éclairée par les étoiles, dont la constellation recèle une signification. Sans cette constellation, il n’y a aucune chance de réalité signifiante dans votre présent. La force vivante de ces petits feux que vous découvrez fait de vous ce que vous êtes. Ils constituent une espèce de création continue de vous-même, ou de l’être que vous êtes par le biais de l’être que vous avez été. Ces moments cruciaux, inachevés en leur temps, sont intriqués dans le présent pour toujours, et quand vous vous les rappelez ils donnent naissance à quelque chose qui est alors achevé, qui est votre seule réalité. Alors regardez, maintenant. Regardez votre œuvre. D’abord, hmmm, regardons-la à la lumière de vos relations avec Marina.
Elle lui effleura la tête.
Belisario Vinta vint lui demander d’effectuer l’horoscope du grand-duc Ferdinand, qui était malade. Galilée fut à la fois heureux et nerveux. La rémunération tomberait à pic, et les Médicis étaient sa meilleure chance de parrainage. Il tenait presque la grande-duchesse Christine dans le creux de sa main, puisqu’elle lui avait demandé d’enseigner les mathématiques à son fils Cosme, l’héritier de Ferdinand. Galilée ne fut pas surpris quand Vinta lui dit qu’elle était aussi à l’origine de la nouvelle demande. Elle avait peur.
Galilée avait fait des études d’astrologie, et c’était précisément ce qui le mettait mal à l’aise. Vinta resta planté là, à le regarder, attendant sa réponse.
— Bien sûr, dit-il.
C’était une demande qu’on ne pouvait refuser, et ils le savaient tous les deux.
— Dites à Sa Sérénité le meraviglioso que je suis on ne peut plus honoré, obbligatissimo, et que je vais m’en occuper directement. Et transmettez-lui mes meilleurs vœux concernant sa santé. A-t-il envisagé de consulter Acquapendente ? J’ai été plusieurs fois guéri par ce grand médecin…
— Le grand-duc a ses propres médecins, mais merci. Quand peut-il espérer recevoir votre horoscope ?
— Oh, disons une semaine, dix jours peut-être…
Ce n’était pas le genre de chose qui devait être fait trop rapidement.
— En tout cas, aussi vite que je pourrai.
Après le départ de Vinta, sans qu’ils eussent discuté de sa rémunération, Galilée s’assit lourdement sur un banc dans son atelier.
C’était un système qui pouvait être défendu, si on acceptait ses prémisses, qui étaient probablement exactes. Tout événement était l’effet d’une cause première, tout se déplaçait dans un enchevêtrement intriqué de causes et d’effets, qui incluait évidemment les étoiles et les planètes. Mais démêler l’écheveau était très compliqué, et en ce sens l’astrologie était un projet condamné d’avance, ou en tout cas radicalement prématuré, quelle que soit son ancienneté. Mais il ne pouvait pas le dire aux Médicis. Et on pouvait toujours calculer la position des planètes au moment de la naissance du sujet. Faire ce que faisaient tous les autres.
Il poussa un gémissement et réclama un nouveau folio, des plumes, de l’encre, une vieille éphéméride poussiéreuse. Vinta lui avait laissé une épaisse liasse de papiers contenant les informations sur la naissance du grand-duc.
Galilée considéra toutes ces choses pendant un long moment. Il avait payé soixante lires pour le thème astral de chacune de ses filles, à leur naissance. Il n’en avait pas fait autant pour Vincenzio, parce qu’il ne pouvait se le permettre à l’époque. Il prit sur l’étagère poussiéreuse, au fond de l’atelier, tous les livres qui pouvaient lui servir. Le texte de base était de Ptolémée lui-même : de même que son Almagest couvrait toute l’astronomie grecque, son Tetrabiblios décrivait toute leur astrologie. Sa description des influences célestes était dérivée d’un mélange de philosophes : Zénon, Pythagore, Platon, Aristote, Plotin… Aucune mention d’Archimède. Il n’y avait pas moyen d’appliquer à ce problème la mécanique du héros de Galilée.
D’une façon plus typiquement grecque, Ptolémée et la plupart de ses sources voyaient l’idios cosmos dans le koinos kosmos, et vice versa ; ils spiritualisaient la matière, et matérialisaient l’esprit. Parfait ; c’était certainement vrai. Mais l’action à distance ! Les assertions non justifiées ! Galilée jurait tout haut en lisant. Le Tetrabiblios n’était qu’un enchaînement sans fin d’assertions. Se servir de telles choses comme bases généthliaques, la construction d’horoscopes individuels…
Enfin, Kepler l’avait fait. Et il le faisait encore. Son latin était tellement bizarre (lorsque le problème ne résidait pas dans la pensée de Kepler proprement dite) que Galilée n’était pas sûr de ce que racontaient ses livres ; il n’avait fait que les feuilleter pour essayer de trouver des passages intelligibles. Les sections sur l’astrologie étaient les pires de toutes. Là, Kepler prêtait encore plus à confusion que Ptolémée.
Pour commencer, Kepler se disait copernicien, et Galilée avait tendance à le suivre sur ce point, sauf que l’astrologie était ptolémaïque. Le fait que Kepler fût incompréhensible venait de ce qu’il essayait de faire de son astrologie quelque chose d’aussi copernicien que son astronomie, pour que là aussi, comme dans le ciel, les apparences soient sauves. Saint Augustin avait réconcilié l’astrologie et le christianisme ; peut-être Kepler pensait-il pouvoir la réconcilier avec les théories coperniciennes.
Mais il n’avait pas le temps d’explorer tout Kepler pour le découvrir. Il devait écarter le fait que les fondations fussent problématiques et se concentrer sur Ferdinand. Sa carte du ciel indiquait la situation de toutes les planètes au moment de sa naissance, en carré, en opposition, en sextile ou en conjonction. Jupiter était son ascendant – et un ascendant fort – au moment de sa naissance, Vénus en conjonction. Consulter le Tetrabiblios pour les significations principales de ces luminaires. Pour Jupiter, il y avait l’expansion, l’élargissement, les honneurs, l’avancement, la jouissance du parrainage, le profit financier, la joie, les instincts charitables, les voyages, tout ce qui était du ressort de la justice, de la religion et de la philosophie. Toutes ces qualités suggéraient que Galilée lui-même devait être jupitérien, mais il savait déjà que Jupiter n’était pas son Grand Bénéfique ;c’était plutôt Mercure. L’intermédiaire insaisissable ; ça ne semblait pas coller. Peut-être devrait-il établir, pour son propre usage, une prosthaphérèse – à savoir la correction nécessaire pour trouver la « vraie » place d’une planète, par opposition à sa place apparente ou « moyenne ».
Mais Ferdinand semblait être né sous de bons auspices. Bons, bons et plus que bons. Évidemment, presque partout dans le ciel, c’était bon. Il était clair que, quel que soit son ascendant, autrement dit sa planète bénéfique, l’astrologie se concentrait sur le bien qu’on pouvait en attendre. Ptolémée lui-même l’avait noté dans l’introduction du Tetrabiblios – On consulte les étoiles pour le bien qu’on peut y voir, avait-il écrit –, ce qui était très pratique. Jupiter était définitivement bénéfique. Le bénéfice d’un protecteur ? Le profit financier ? Qui ne voudrait être né sous Jupiter ?
D’un haussement d’épaules, il écarta ces pensées vagabondes et passa en revue les demandeurs, les aspects et les cérémonies, les conjonctions rétrogrades et indulgentes, les oppositions et les carrés, les maisons et les angles, les sextiles et les cuspides. Il appliqua des mathématiques élémentaires, si basiques qu’il se demanda s’il ne pourrait pas, par hasard, construire une boussole astrologique comme sa boussole militaire – ou si, par hasard, sa boussole militaire n’avait pas déjà la faculté de calculer les horoscopes. Il aurait raconté cette bonne blague à Marina, si elle avait été là. Encore une chose que sa boussole pouvait faire.
Il lui fallut deux jours pour venir à bout de ce travail. Par bonheur, l’horoscope prédisait vraiment à Ferdinand une longue vie et une bonne santé – celles-ci se trouvaient particulièrement dans l’ascendant, en fait, à cause de la position actuelle de Jupiter dans le zodiaque. Sa mort devait vraisemblablement survenir d’ici vingt-deux ans, une conjonction carrée de la rapide Mercure et de la morne Saturne – non que les horoscopes ordinaires cherchassent traditionnellement ce genre d’information, mais Galilée avait poussé les calculs jusqu’à la fin, par pure curiosité. L’astrologie telle qu’il la comprenait était une structure articulée d’espoir. On ne cherchait jamais la fin de la vie, alors même qu’on pouvait la calculer.
Il coucha ses résultats par écrit, en omettant le calcul final, évidemment, et fit réaliser les dessins par Arrighetti. Il emporta les jolies cartes du ciel et un bel exemplaire de ses calculs au palais et les remit en personne à Vinta, qui rompit sans cérémonie le sceau de la mallette de cuir, sur laquelle Mazzoleni avait gravé une version dorée des armoiries des Médicis. Il lut rapidement la page principale en hochant la tête.
— Jupiter, Vénus et le Soleil, tous dans l’ascendant. Parfait. Son altesse et la grande-duchesse seront très contentes, j’en suis persuadé.
Puis soudain il le foudroya du regard :
— Vous êtes sûr de ça ?
— Les signes sont très forts. Ses sujets seront heureux de savoir que leur très bienveillant grand-duc est favorisé par la Fortune et par les étoiles.
— Dieu soit loué, dit Vinta. Parce qu’il se plaint d’une douleur qui le ronge de manière lancinante.
Galilée hocha la tête ; lui aussi, il était affligé de ce genre de souffrances. Il rentra chez lui après avoir reçu une coupe d’or qui pourrait être vendue pour une honnête somme aux orfèvres.
Vingt-deux jours plus tard, Ferdinand mourait.
Galilée apprit la nouvelle, le visage brûlant. Il injuria les domestiques, qui détalèrent, fuyant sa lourde main. Il sortit de chez lui comme un vent de tempête et erra dans les rues de Padoue en imaginant sinistrement sa prochaine rencontre avec Vinta. Pendant un moment, il fut même terrifié ; et si on lui mettait ça sur le dos ?
Mais le monde étant ce qu’il était, un monde dans lequel toutes les prévisions se révélaient erronées, où la mort pouvait frapper partout, à tout moment, une telle accusation était peu probable. Il n’y avait pas de raison d’être plus qu’ennuyé. Il envoya une longue lettre de condoléances à la grande-duchesse Christine, ainsi qu’à Cosme. Il en envoya une aussi à Vinta, doublée d’une note où il disait sa stupeur – note qui suggérait même avec délicatesse la possibilité d’un empoisonnement comme explication à la disparité entre les étoiles de Ferdinand et son destin réel. Une cause vulgaire avait, d’une façon ou d’une autre, pris le pas sur l’influence céleste, écrivait-il en substance.
Et dans le tohu-bohu de la succession, personne ne parut seulement se rappeler l’horoscope on ne peut plus inexact de Galilée. C’était le genre de chose auquel les gens oubliaient de penser. Et il n’était pas moins vrai que le nouveau grand-duc, Cosme II, était l’un de ses anciens élèves. Les perspectives de parrainage étaient probablement accrues.
Et pourtant, le moment qu’il avait imaginé finit par arriver. Galilée se rendit à la cour, à Florence, pour rendre ses hommages, et fut accueilli dans la pièce par Vinta.
— J’ai été terriblement désolé d’apprendre le trépas inattendu et prématuré…, commença-t-il immédiatement.
Vinta écarta ces condoléances d’un geste de la main, comme on chasserait une mouche – et avec un regard méprisant, et même une espèce de complicité onctueuse, comme s’il détenait maintenant une vérité secrète, selon laquelle toutes les mathématiques de Galilée étaient aussi frauduleuses que l’astrologie.
Ce regard fit à Galilée l’effet du tranchant d’une lame. Il ne le quitta jamais, il était toujours présent à son esprit, accompagné du même déferlement brûlant de honte et de souillure. Il essaya de bannir ce souvenir, mais il lui arrivait même d’en rêver. Il jaillissait d’autres visages et le poignardait. L’un des Mauvais Regards de sa vie, à coup sûr ; l’un des spécimens d’une collection sans cesse croissante de regards terribles qui le hantaient pendant ses longues heures d’insomnie.
Tout le monde avait oublié l’horoscope, pour autant qu’il pouvait le dire. Telles étaient les prévisions astrologiques ; elles étaient faites pour les besoins du moment, et on n’en attendait rien de plus. Même si elles se révélaient exactes, personne n’y repensait jamais. Les gens avaient tellement peur.
Ce n’était cependant pas parce qu’un horoscope s’était trompé que toute l’astrologie avait tort ; il ne s’ensuivait pas non plus, si l’astrologie se trompait, que Ptolémée disait faux sur toute la ligne ; non plus, si Ptolémée se trompait sur toute la ligne, qu’Aristote avait complètement tort –, non plus, si Aristote avait complètement tort, que Copernic avait pour autant forcément raison. C’étaient de mauvais syllogismes ; et même les bons syllogismes n’étaient pas concluants pour Galilée.
Mais ce regard !
Après cela, il s’était efforcé de se borner à ne faire que des assertions dont il pouvait démontrer la véracité. Il essaya de ne pas parler de causes. Sans doute l’explication copernicienne était-elle juste, mais il ne voulait pas en parler. Il n’arrivait pas en voir la preuve. Kepler y croyait, mais Kepler était cinglé. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir déclaré : « L’astrologie est la prostitution des mathématiques. »
Le regard ne le quitta jamais, lui laissant l’esprit comme le visage du pauvre Fra Sarpi. Dans sa recherche d’un protecteur, il avait prostitué ses mathématiques.
— Vous saviez donc que vous étiez un hypocrite, lui dit Héra.
Sous l’affreuse lumière jaune de Jupiter, son visage large, devant lui, était aussi grand et cruel que celui d’une Parque. Mnémosyne s’était métamorphosée, comme elle le faisait souvent, en la terrible Atropos, et elle lui tailladait le cerveau avec ses ciseaux – une paire de ciseaux injectée depuis l’intérieur du casque qu’il avait sur la tête, une paire de ciseaux faite de miroirs qui réfléchissaient les images brisées du visage de Galilée en train de se regarder, avec sa vie gâchée. Il ferma les yeux, mais Mnémosyne vivait également là, derrière ses paupières.
— Vous avez refusé d’épouser la femme qui était la mère de vos trois enfants, dit-elle, précisément parce qu’elle était comme vous, dans la mesure où elle avait vendu l’accès à sa personne pour améliorer sa situation. C’est très exactement ce que vous avez fait avec l’horoscope ; et donc vous saviez que vous aviez tort à son sujet. Mais à ce moment-là il était trop tard…
— Je n’avais pas tort ! s’exclama Galilée. Et ce n’était pas seulement ça. Nous ne nous entendions pas. Il n’empêche, je l’ai installée dans une maison que je finançais, et j’ai pris soin d’elle et des enfants. Je lui ai trouvé un mari.
— Mais vous n’avez pas voulu l’épouser vous-même. C’est pour ça que vous ne vous entendiez pas, tous les deux.
— Pas du tout ! Je ne voulais pas que ça se passe ainsi. C’était une garce. Elle se moquait de mon travail et elle essayait de le détruire. Si elle n’avait pas été comme ça, je l’aurais épousée ; elle n’était guère différente des domestiques que les professeurs épousent, que les vieux veufs épousent.
— Et vous prétendiez à des choses plus élevées. Vous étiez en quête d’un protecteur, et vous pensiez qu’une femme de basse extraction ruinerait vos efforts.
— C’est vrai. Mais c’est comme ça que ça se passait. Il fallait bien que je fasse mon travail.
— Alors peut-être que vous n’auriez pas dû avoir d’associations conjugales du tout.
— Je ne suis pas un saint. J’ai juste besoin de faire mon travail.
— Votre travail… Combien de banquets par semaine ? Combien de temps chez Salviati ? Vous festoyiez pendant que les vôtres mouraient de faim.
Il poussa un gros soupir, essaya d’enlever le casque de sa tête.
— Vous me torturez, c’est tout, dit-il. Tout le monde fait des erreurs, tout le monde commet des crimes ! Pourquoi me mettez-vous le nez dedans ?
Très lentement, en accentuant chaque mot, elle dit :
— Il faut que vous connaissiez votre vie.
Elle scruta un moment son visage.
— Vous savez ce que vous avez fait qui a vraiment compté pour vous ?
— Non.
— Et vous savez ce que vous avez fait qui comptait vraiment pour nous ?
— Non !
— Regardez.
Elle l’effleura.
Mazzoleni avait aplani le bord d’une longue planche d’un bois dense dans laquelle il tailla une fine rainure, afin de leur procurer un plan euclidien et une ligne aussi parfaits que possible en ce bas monde. Il chevilla la planche sur un grand cadre de bois en forme de L, avec des trous percés à différentes hauteurs, de façon à pouvoir ajuster à volonté l’inclinaison du plan. Sur ce plan devaient rouler des balles de mousquet en fer, meulées et polies, qu’ils firent passer de façon répétée dans des trous circulaires juste assez grands pour elles, jusqu’à ce que Galilée soit convaincu qu’elles étaient aussi proches de sphères géométriques que l’être humain pouvait le concevoir. Quand ils eurent fini, ils disposaient d’un système vraiment intéressant.
Ensuite, ils passèrent des heures et des heures, tous les jours, dans l’atelier, à procéder à diverses expériences. Les balles qui étaient lâchées dans l’air tombaient trop vite pour que Galilée et Mazzoleni puissent mesurer leur chute, de sorte qu’ils inclinèrent suffisamment leur plan pour ralentir leur descente. En modifiant régulièrement l’angle de l’inclinaison, et en comparant le temps que les mêmes balles mettaient à descendre encore et encore, Galilée en arriva à la conclusion que la vitesse de la descente était proportionnelle à l’inclinaison du plan – une relation si évidente qu’il pouvait affirmer que les balles en chute libre accéléreraient dans la même proportion, en fin de compte. Et donc le plan incliné leur apprenait des choses sur la chute libre.
Malgré ce petit cadeau de temps supplémentaire, leurs horloges n’étaient pas assez précises. Galilée marmonna quelque chose au sujet d’une horloge à pendule, se rappelant l’observation de périodicité qu’il avait effectuée quand il était petit garçon ; mais il n’avait pas trouvé comment maintenir l’oscillation du pendule sans perturber ce dernier, alors que ses balles ne demandaient pas mieux que de rouler.
Finalement, il eut une illumination, juste là, dans l’atelier, alors qu’il observait le système du plan incliné.
— Maz-zo-le-niiiiii !
— Maître ?
— Nous allons peser le temps !
Mazzoleni éclata de rire.
— Vous êtes marrant, maestro !
— Non, c’est parfait. On peut peser le temps plus facilement qu’on ne peut noter son passage, en fait on peut en peser les différences avec une très grande précision ! Ha !
Il esquissa son petit entrechat, signe qu’il éprouvait le sentiment de tintement de cloche qu’il décrivait comme semblable à la jouissance venant après l’amour, en mieux.
— C’est pile ce qu’Archimède aurait fait. C’est comme son procédé de mesure de la densité, plus ou moins. Voilà comment on va faire. On va fabriquer une espèce de clepsydre. Quand les balles tombent, arrange-toi pour qu’un mécanisme ouvre aussi la bonde d’une cruche d’eau.
Mazzoleni fronça les sourcils.
— Pourquoi ne pas mettre tout simplement votre pouce sur le bouchon et le faire vous-même lorsque vous verrez la boule tomber ? suggéra-t-il. Votre œil sera toujours plus précis que n’importe quelle porte que je pourrais fabriquer. L’eau, c’est un truc glissant.
— Très bien, cela ira, et donc j’arrêterai aussi l’eau par l’œil et par le pouce. L’eau libérée coulera dans une bouteille. Ensuite, nous pourrons peser l’eau à une plume près. Une plume de temps, dans ce cas, parce que les poids seront toujours proportionnels au temps pendant lequel nous aurons laissé couler l’eau. Nous serons précis à la vitesse de nos yeux et de nos pouces, c’est-à-dire un dixième de pulsation, voire mieux !
— Bonne idée.
Le sourire édenté de Mazzoleni : c’était le sceau qui marquait cette sensation de tintement de cloche. Quand il se sentait ainsi vibrer, il voyait toujours le visage buriné de Mazzoleni. Le visage de Dieu sur la face d’un vieil homme. Ça faisait rire Galilée.
Ils se mirent donc à peser le temps, et continuèrent leurs expériences sur la chute des corps. Galilée essaya toutes sortes de choses. Il laissa tomber des balles le long d’un plan incliné et les regarda remonter en roulant sur un autre. Il découvrit que, quelle que soit l’inclinaison des branches du V formé par les deux plans, les balles remontaient toujours à une hauteur équivalente à celle d’où on les avait laissées tomber. La conservation du moment : cela correspondait bien avec les précédents travaux de Galilée sur l’équilibre et le levier. Et cela contredisait également la théorie aristotélicienne selon laquelle les choses voulaient être en un endroit ou un autre, mais il était à présent bien au-delà de la simple réfutation d’Aristote ; il y avait de nouvelles choses à découvrir. Une balle retournait à la hauteur d’où on l’avait lâchée, quelle que soit la forme du V : alors, que se passerait-il s’ils plaçaient le second plan à l’horizontale ? La boule roulerait pour toujours, apparemment, sans accélérer ni décélérer, si ce n’est que la résistance de l’air et le frottement sur le bois finiraient inévitablement par la stopper. En d’autres termes, s’il n’y avait pas la friction, elle roulerait pour l’éternité. C’est du moins ce qu’il semblait, même si c’était plutôt stupéfiant. Évidemment, on avait beau placer un plan supposé parfait sur la Terre, en réalité il occupait une partie d’une énorme sphère. Ce qui permettait d’affirmer que la tendance apparente des choses à se déplacer en cercle, comme les étoiles, se vérifiait même ici. Mais en principe, sur un vrai plan, le mouvement se poursuivait. Une fois qu’une chose avait commencé à bouger, elle continuerait à bouger jusqu’à l’intervention d’un phénomène extérieur.
Encore une fois, c’était contra Aristote, mais ce n’était phis une surprise. Et, plus important, c’était intéressant en soi.
Ce dispositif leur permettait d’étudier tellement de choses intéressantes ! Ils firent ainsi tomber des balles librement et les laissèrent heurter un plan incliné, puis un plan horizontal. D’autres fois, ils envoyèrent rouler des balles jusqu’au bout d’un plan horizontal, et les regardèrent tomber selon une rapide courbe sur un lit de sable qu’ils avaient disposé par terre, de sorte que les balles laissaient une marque qui pouvait être mesurée avec précision. Très intéressant ! Des distances différentes, des angles différents, et donc des vitesses différentes, et tout cela proportionnel, et mesuré grâce au poids de l’eau. Ces dispositifs décomposaient le mouvement en parties de différentes sortes, là où, autrefois, le mouvement était par nature un ensemble d’éléments mélangés, et donc difficile à étudier. Galilée travaillait sur ces problèmes depuis près de vingt ans et n’avait jamais pu articuler les différences comme il en était désormais capable. En manipulant les variables, on pouvait mesurer diverses choses et établir l’existence de relations – exactement comme on pouvait s’y attendre, mais sans pouvoir les créer et les mesurer jusque-là. Les relations entre vitesse passée, vitesse présente et vitesse future.
Aussi étaient-ils maintenant sûrs, enfin, après vingt années de diverses formulations qui s’étaient révélées inexactes, que l’accélération d’une balle en chute libre était proportionnelle au carré du temps qu’elle mettait à tomber. C’était aussi simple que ça.
Galilée montra les équations à Mazzoleni.
— Tu vois ? Tu vois ? L’accélération est un rapport très simple ! Et pourquoi cela devrait-il être vrai ? Pourquoi ? Parce que Dieu l’a fait comme cela, voilà pourquoi ! Dieu aime les rapports mathématiques. Forcément ! Il les place là pour que chacun les voie.
— Pour que vous les voyiez, maestro. Quelqu’un d’autre a-t-il jamais vu cela ?
— Bien sûr que non. Archimède l’aurait vu, s’il avait eu un aussi bon dispositif. Mais non. Je suis le premier au monde.
Le sourire édenté. Quand Dieu avait créé le cosmos, Il avait eu exactement le même sourire. Il l’avait placé sur Mazzoleni pour montrer à Galilée ce qu’il avait ressenti.
Les combinaisons de résultats s’accumulèrent. Quand une balle roulante tombait d’un plan horizontal dans l’air, la courbe de sa chute était un enchaînement de deux mouvements – d’abord, la vitesse uniforme du mouvement horizontal, qui ne diminuait pas du seul fait que la balle tombait de la table, et, deuxièmement, la vitesse qui allait en s’accélérant de sa chute verticale, qui était exactement la même que si elle était tombée sans mouvement horizontal –, ce qu’ils établirent par des expériences répétées. La vitesse horizontale était donc uniforme, alors que la vitesse vers le bas augmentait selon le carré du temps passé, comme déjà démontré. Et la combinaison des deux était, par définition, la moitié d’une parabole. On pouvait donc décrire le mouvement par une simple équation parabolique.
Galilée resta debout à regarder les équations qu’il venait d’écrire, puis les esquisses de schémas et les nombres qui figuraient sur les pages précédentes. Son cent seizième folio de travail était presque complètement rempli.
— MAZZ-O-LEN-IIIIIIII !
Le visage simien du vieil homme.
— Une bonne nouvelle ?
— LA PA-RA-BOOOO-LE ! Je vais te montrer. C’est quelque chose que même toi tu pourras comprendre.
Mais d’abord il devait danser autour de la table, sortir dans le jardin et rentrer à nouveau, se sentant vibrer comme une cloche. Le monde entier résonnait, le monde entier tintait en lui. Bong ! Bong ! Bong !
Le noir de l’espace ; le visage d’Héra.
— Alors. Vous voyez ce que vous avez fait ?
— Oui. Je m’en souviens.
— Vous comprenez le pouvoir de vos appareils, de vos méthodes ?
— On cherchait les mathématiques qui se trouvent au cœur de la nature, et on les trouvait.
— Oui. C’est ce que vous aimiez. C’est ce qui vous procurait de la joie.
Elle resta assise là, à le regarder attentivement.
— Le dispositif, poursuivit-elle, vous permettait de créer des événements qui étaient liés dans la nature, et de les décomposer. Vous teniez sous contrôle des variables indépendantes. Chaque expérience était unique, mais quand les variables étaient identiques les résultats étaient identiques. C’était comme si vous aviez effectué des calculs avant les mathématiques du calcul – comme si c’était de la géométrie, ou même de la sculpture mobile.
« Et les événements que vous organisiez – si quelqu’un d’autre les avait organisés de la même façon, il n’aurait pu faire autrement que d’obtenir les mêmes résultats. Vous pouviez prendre les diverses descriptions du mouvement qui étaient en concurrence à votre époque, les mettre à l’épreuve, et l’événement proprement dit déterminait laquelle des explications correspondait aux résultats. Ensuite, votre description mathématique en main, vous pouviez prédire ce qui arriverait dans des situations nouvelles. Quand vous aviez raison, c’était une chose sur laquelle personne, jamais, ne pouvait revenir. Si nous devions refaire l’expérience ici et maintenant, ce serait exactement pareil.
— Peut-être, mais ici il n’y a pas d’attraction vers le bas.
— Vous voyez ce que je veux dire.
— Oui, oui. C’était une façon de voir la vérité.
— Pas si vite. C’était une description précise des événements à cette échelle. C’était une abstraction avec un réfèrent concret, ce qui voulait dire que personne ne pouvait logiquement dire le contraire. Si quelqu’un avançait une description différente du mouvement, vous pouviez la tester et montrer qu’il avait tort et que vous aviez raison. En fait, vous pouviez vous retirer et laisser le mouvement parler pour vous. Le mouvement parlait, alors, clouant le bec à vos rivaux sans que vous ayez dit un mot.
— J’aimais ça, admit Galilée. J’aimais beaucoup ça.
— Comme tout le monde. D’ailleurs, on parle encore du mouvement galiléen. Il y a toujours des plans inclinés, en cours de physique.
— Ça aussi, ça me plaît.
— C’était votre plus grande joie.
— Eh bien, peut-être, tempéra Galilée, en pensant à toutes les autres choses qu’il avait aimées.
Il se rendit compte qu’il avait adoré sa vie.
— Non. C’était bel et bien votre plus grande joie, telle que la révèle votre propre esprit. Rappelez-vous que le casque mnémonique est un scanner cérébral qui localise vos souvenirs les plus puissants en identifiant et en stimulant les amas de coordination les plus importants de l’amygdale. Les souvenirs les plus forts font les plus gros grumeaux, et ils sont toujours associés aux émotions les plus fortes, notamment aux plaisirs et aux douleurs les plus intenses. La composante émotionnelle est déterminante pour l’intensité et la permanence de la mémoire. C’est ce qui fait que le soulagement sexuel peut être mémorable ou oubliable, selon qu’il est ou non relié à des sentiments plus complexes. À la joie, par exemple – ce sentiment que vous décrivez comme la vibration d’une cloche. Ou à la souffrance physique, toutes vos nombreuses douleurs, dont la plupart trouvaient leur origine dans la cave empoisonnée qui avait tué vos compagnons de plus faible constitution. La souffrance laisse une marque, surtout au début, quand elle est accompagnée par le désespoir et la peur. Mais la honte est beaucoup plus puissante – c’est peut-être la plus puissante des émotions négatives. Bien que la peur, l’humiliation… Enfin, nous avons une mémoire très émotionnelle. Je me suis contentée d’aller voir vos souvenirs les plus forts, c’est tout ; et c’est ce que nous trouvons parmi les plus agréables de vos souvenirs.
— Pas le télescope ?
— Bien sûr que non ! C’est juste la chose que Ganymède vous a donnée. Et en faisant cela, il a orienté toute votre vie dans une nouvelle direction, jusqu’à ce que la raison de votre martyre, ce pour quoi on se souvient de vous, se transforme en un drame qui a éclipsé votre vraie contribution, à savoir les travaux sur le plan incliné. Vos découvertes télescopiques, n’importe qui aurait pu les faire en regardant dans une lunette. Et vos théories astronomiques étaient généralement fausses.
— Que voulez-vous dire ? demanda Galilée.
— Votre explication des comètes… Votre théorie des marées…
— D’accord, mais ce n’est pas juste, objecta Galilée. La véritable explication des marées est ridicule. Que l’eau de la Terre se déplace parce que l’espace lui-même s’incurve ? C’est impardonnable.
— Mais pourtant vrai.
— Il faudrait peut-être pouvoir oublier plus de choses que ce que l’on a besoin de retenir, soupira-t-il en pensant à ce qu’elle avait dit sur les émotions, sur la honte, et à son Catalogue de Mauvais Regards.
— Il faut se rappeler ce qui peut nous aider, et oublier ce qui nous sera inutile. Et vous, vous n’y êtes pas parvenu. Cela dit, je me suis aperçue que peu de gens y arrivaient.
— J’en déduis que vous avez utilisé cette méthode sur plein de monde.
— C’était mon travail, répondit-elle en secouant la tête d’un air malheureux. C’est ce que je faisais avant que cette affaire, sur Europe, nous entraîne tous dans le maelström.
— Cette créature est donc un vrai problème ?
Elle se rembrunit.
— Le problème, c’est le débat sur ce que nous devons faire. Le problème, c’est nous. Et le problème nous déchire.
— C’est si grave que ça ?
Elle lui lança un de ses regards acérés.
— Vous savez mieux que la plupart d’entre nous à quel point les gens peuvent se battre pour une idée.
— En effet. C’est ce qu’Aurore disait aussi.
— Il n’y a pire bataille que le combat pour les idées. S’il ne s’agissait que de manger, de boire ou de se chercher un abri, nous trouverions une solution. Mais dans le royaume des idées on n’est jamais à l’abri de l’idéalisme. Et le résultat peut être mortel. La guerre de Trente Ans – ce n’est pas comme ça qu’on a appelé la guerre religieuse qui a embrasé l’Europe, à votre époque ?
— Trente ans ? s’exclama Galilée, consterné.
— C’est ce qu’il me semble, de mémoire. Et ici, maintenant, il se pourrait que ça recommence.
Pendant un moment, ils volèrent en silence vers Europe, enfermés tous les deux dans leurs pensées. L’équivalence du changement de vitesse et la sensation physique de poids étaient maintenant fermement établies dans le corps et dans l’esprit de Galilée, de sorte qu’il sortit de sa rêverie en se sentant plaqué sur son fauteuil.
— Vous accélérez ?
— Oui.
Elle avait un air sinistre.
— Apparemment, Ganymède et son groupe sont déjà là. Quatre vaisseaux sont en orbite serrée juste au-dessus de la glace. Il n’y a maintenant plus aucun bon moyen de les arrêter.
Devant eux grossissait la boule blanche d’Europe. Héra marmonna perversement dans une langue qu’il ne connaissait pas, en tapotant fortement sur son panneau de contrôle.
— Allez ! geignit-elle.
Galilée se retint de lui dire : Il faut être patient. Et se borna à demander :
— À votre avis, pourquoi Ganymède veut-il que je brûle sur le bûcher ? Qu’est-ce que ça peut changer ? N’y a-t-il pas tellement de potentialités que le fait qu’elles se produisent ou non, s’annulent les unes les autres ou non, n’a aucune importance ?
Elle le regarda avec cette expression qu’il lui avait déjà vue, et qu’il n’arrivait pas à déchiffrer. Pitié ? Affection ?
— Tous les isotopes temporels ont des effets en aval. Repensez aux canaux entrelacés d’un fleuve. Imaginez que vous donniez un coup de pied dans la berge d’un fleuve, si fort qu’elle se délite, que le fleuve use la berge jusqu’à ce qu’elle s’ouvre sur un canal voisin, et qu’ils deviennent ensemble si puissants qu’ils découpent une ligne plus droite, entraînant l’eau des autres canaux, en redirigeant encore d’autres… Eh bien, de la même façon, Ganymède pense que vous êtes à un point crucial, une inflexion majeure. Il est depuis longtemps obsédé par l’idée d’infléchir cette courbe. Il n’arrête pas d’y revenir, je crois. Et je me demande s’il ne veut pas que les changements qu’il provoque soient si profonds qu’ils puissent modifier les choses, jusqu’à notre époque. Je n’en serais pas surprise.
— Et en admettant que je sois brûlé sur le bûcher… Qu’est-ce que ça changerait ?
— Peut-être vaudrait-il mieux demander ce que ça changerait si vous ne brûliez pas ?
Elle lui jeta un coup d’œil, le sentit frémir.
— Après vous, un gouffre séparera la science et la religion. Une guerre de deux cultures, deux visions du monde. Après vous avoir fait brûler sur le bûcher pour avoir énoncé un fait physique évident, la religion s’est trouvée discréditée, et même en disgrâce. Les innovateurs intellectuels du monde se sont sécularisés, la science a pris son essor pour dominer la civilisation humaine tandis que la religion passait pour un système de pouvoir archaïque, comme l’astrologie, et était en perte de vitesse.
— Mais ce n’est pas bien. Pourquoi pourrait-on vouloir cela ? Ce n’est pas différent de ces enfoirés de prêtres qui m’attaquent !
Elle l’observa attentivement.
— C’est intéressant de voir encore une fois la structure de sentiment dans laquelle vous avez grandi. Il est absolument évident pour nous que votre religion n’était qu’une sorte d’hallucination collective au service des puissants, une justification de leur hiérarchie.
Galilée secoua la tête.
— Le monde est sacré. C’est Dieu qui l’a fait en entier, en tant qu’expression de jeu mathématique, peut-être, mais quoi qu’il en soit c’est Lui qui l’a fait.
Elle haussa les épaules, et il poursuivit :
— D’ailleurs, qu’est-ce qui vous permet de dire que la domination de la science soit une si bonne chose ? Ne m’avez-vous pas dit que votre histoire a été une succession de cauchemars, que la plupart des civilisations, à la plupart des époques, y compris la vôtre, ont toutes été plus ou moins folles ? Je ne vois pas trop quel immense avantage cela représente…
— La question, c’est de savoir si les alternatives ne sont pas pires.
Une réponse prudente, qui donnait à réfléchir. Ce que fit Galilée.
— Avez-vous un didacticiel pour l’histoire des affaires humaines entre mon époque et la vôtre, comme celui d’Aurore pour les mathématiques ?
— Évidemment, répondit Héra, toujours renfrognée. Il y en a beaucoup. Ils décrivent différentes potentialités, ou tentent de montrer la fonction d’onde. Mais nous n’avons pas le temps, là. Nous approchons d’Europe.
En effet, Europe était droit devant eux, grossissant rapidement, s’épanouissant comme une rose blanche. Sa surface craquelée rappelait la glace du Pô juste avant qu’elle se brise, au printemps. Galilée était frappé par le fait que, durant la majeure partie de leurs vols, leur objectif conservait toujours la même petite taille, avant de grandir de façon incrémentielle puis, enfin, d’atteindre la taille d’un monde entier lors de l’accélération finale.
Héra se remit à jurer.
— Qu’y a-t-il ? demanda Galilée.
— Ils se posent, répondit-elle en tendant le doigt. Juste au-dessus du pôle Nord.
Il était trop désorienté pour savoir où regarder.
— Vous les voyez ?
— Oui. Là, fit-elle en tendant à nouveau le doigt.
Galilée vit un amas de petites étoiles très près de la surface blanche d’Europe, qui descendaient en tournoyant.
— Ils atterrissent, et les Européens essaient de les en empêcher, mais…
— Ils n’ont pas de canons pour leur tirer dessus ?
— Les armes ont été interdites, je vous l’ai dit, mais il y a des choses qui peuvent servir d’armes, évidemment, des systèmes énergétiques, des outils de construction, des générateurs de champ…
Elle regarda son écran en écoutant ses interlocuteurs et secoua la tête.
— J’aimerais qu’ils génèrent au milieu d’eux un petit trou noir qui les aspirerait, les anéantissant à jamais !
Elle poussa une flopée de jurons dans sa langue, qui ne furent pas traduits.
Une traînée de lumière blanche, étincelante, jaillit du quartet de vaisseaux pareils à des lucioles près de la surface d’Europe, interrompant Héra au milieu de sa tirade.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Galilée.
— Je l’ignore. Peut-être qu’un de leurs vaisseaux est entré en collision avec la lune, comme un météorite. Cela dit, je ne vois pas comment cela a pu arriver. Avec les systèmes de pilote automatique, ce n’est pas possible, à moins qu’ils ne l’aient désactivé, ou que…
— Quoi ?
Elle siffla :
— La chose qui vient de s’écraser sur la surface, quelle qu’elle soit, vient d’exploser à nouveau. Peut-être son réacteur. Une pulsation électromagnétique a enregistré la détonation et… ah ! Vous voyez ce point blanc, brillant ?
Elle pianota rapidement, et se remit à jurer.
— Ils sont nombreux à être en difficulté, maintenant, des deux côtés. Cramponnez-vous, ordonna-t-elle. On va descendre en vitesse…
Leur vaisseau bascula vers l’avant et piqua vers la calotte glaciaire fracassée. Quelques secondes seulement avant l’impact, tel un météore, le vaisseau invisible se redressa, frémit et rugit, projetant Galilée contre les sangles qui le maintenaient sur son siège.
Et puis ils heurtèrent lourdement la glace rousse. Héra débita une longue série d’instructions au vaisseau et aux diverses intelligences artificielles de son équipage.
— Vous ne devriez pas impliquer le reste de votre Grand Conseil là-dedans ? demanda Galilée.
— Si. Mais nous allons d’abord rencontrer le Conseil d’Europe, dit-elle en le regardant.
— Oh, je vois. Très bien.
— Très mal. Nous ne sommes pas parvenus à arrêter Ganymède. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais c’était une grosse explosion. Peut-être le moteur d’un de leurs vaisseaux.
— Quand ils se sont écrasés ?
— D’ordinaire, ça n’aurait pas suffi. Les moteurs sont protégés contre presque tous les accidents. Mais avec un peu de temps et d’efforts il doit être possible de désactiver la protection.
Ils descendirent du vaisseau, et Galilée s’aperçut bientôt qu’Héra s’était posée tout à côté d’une rampe d’accès à Rhadamanthys, la Venise souterraine. Ils suivirent la longue et large descente blanche, à travers une barrière diaphane, et entrèrent dans une vaste galerie de glace, où les bleus pulsants entremêlaient leurs schémas au-dessus d’eux. Ils atteignirent bientôt le bord du canal qu’ils avaient déjà emprunté ; à côté il y avait un amphithéâtre sous l’eau où une petite foule de gens étaient réunis. Cela aussi, ça avait l’air familier. Et même s’il n’arrivait pas à se rappeler en détail les précédents incidents, il supposa qu’il y en avait eu un, là, par-delà une substance amnésiante qu’il avait ingérée. Déjà-vu…
— Il faut que vous me donniez quelque chose pour que je ne me souvienne pas d’autant de choses de ma vie, lui rappela-t-il.
— J’ai fait quelques petits essais avec le casque mnémonique, pendant que vous vous remémoriez. J’espère que certaines parties seront maintenant occultées pour vous.
Des gens, dans la foule, repérèrent Héra qui descendait les marches. Certains levèrent les mains comme pour dire « Et puis quoi encore ! » ou « Regardez ce que vous avez fait ! » ou « Comme si on n’avait pas déjà assez de problèmes ! »… Mais Galilée vit que c’était une posture ; ils avaient peur. Certains se rongeaient les jointures des mains ; d’autres pleuraient sans même s’en rendre compte. Même dans la lumière bleu-vert omniprésente de la vaste caverne articulée, la plupart étaient livides de peur.
En regardant Héra s’entretenir avec eux, Galilée entendit des bribes d’un débat sur qui avait le droit ou l’interdiction de se poser sur Europe. Il partit se promener vers le bas, où flottait le globe transparent qui imitait la lune de glace. Le noyau rocheux, gris foncé, du globe était entouré par un gel bleu transparent censé représenter l’océan, le tout étant maintenu dans une coque blanche, mince, qui nimbait les eaux, dessous, de teintes pastel rappelant un peu le ciel de la Terre. La coque extérieure était parcourue de légères lignes qui représentaient le système de failles de la surface.
Les créatures de l’océan n’étaient pas figurées à l’intérieur du globe. Mais Galilée savait que d’infimes variations de la lumière bleutée pouvaient représenter des manifestations de ces créatures. Sous leurs pieds, tout en bas – à un kilomètre, cent kilomètres de profondeur… Il aurait voulu parler à Aurore, voir si quelque chose de nouveau était sorti de la conversation mathématique avec la conscience. Les dispositifs d’écoute qu’ils avaient placés dans l’océan étaient reliés à des répétiteurs sonores à l’intérieur de ce globe flottant, supposa-t-il, car il entendait, sortant de là à un volume très réduit, le chant étrange et inquiétant dont il se souvenait si bien. Les sons les plus faibles semblaient correspondre aux petites variations de bleu dans l’océan de la maquette. Il se demanda si les changements de couleur marquaient l’origine spatiale des sons.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ? Vous avez échoué ! se plaignit à Héra l’un des autochtones. Vous deviez le garder enfermé sur Io !
— Nous avons essayé, répliqua-t-elle, contrairement à vous. Où étiez-vous ? Il n’aurait pas été inutile d’avoir un certain nombre d’hommes ici, si vous vouliez vraiment une quarantaine…
La dispute continua, s’amplifia…
C’est alors que dans la partie supérieure du globe flottant une tache bleue se mit à blanchir, sous la surface. Cela devait être le pôle Nord, sans aucun doute. Le bourgeon incandescent se propagea par vagues, qui atteignirent la masse compacte du cœur et rebondirent vers la surface. Des fils de lumière blanche traversaient l’intérieur comme des éclairs.
Le sol se mit alors à trembler sous leurs pieds, tandis qu’autour d’eux la glace gémissait, produisant un son qui ressemblait beaucoup à celui que la créature de l’intérieur avait émis au cours de leur incursion. La conscience avait peut-être appris à chanter en imitant les grincements naturels de la glace de sa lune.
Puis les sons provenant du globe changèrent. Les salves de glissandos s’amalgamèrent en un unique chœur dissonant. Le registre chuta abruptement, descendit jusqu’à un basso profundo si profond que Galilée l’entendit plus avec le ventre qu’avec l’oreille. Ça gémissait. Alors que le terrible bruit remontait dans la gamme de l’audible, il parut soulever le corps de Galilée avec lui, le lacérant avec un millier de griffes pointues comme des aiguilles, de sorte que sa peau le picota et que ses poils se dressèrent sur ses avant-bras et sur sa nuque. Il se rappela les cris qui les avaient repoussés vers les hauteurs, à travers la coque de glace de la lune, vers la sécurité de la surface. Mais c’était alors un son furieux, pareil au rugissement d’un lion.
Celui-ci était tout de douleur et de confusion. Soudain, en un bref crescendo qui lui poignarda la tête juste au-dessus des yeux, le cri se mua en peur à l’état pur.
Grâce à Dieu, cela ne dura qu’un instant, parce que tout ce que la créature ressentait, Galilée l’éprouvait. Apparemment, la machine qui transférait le son avait diminué le volume, le réduisant à un gémissement de folie. Ce qui le blessait, d’une tout autre façon – le son en était trop haut, et comme cassé. La souffrance perça Galilée jusqu’au cœur. Il la ressentait lui-même pleinement, comme une torture qu’il aurait reconnue d’une façon ou d’une autre, comme une chose qu’il avait déjà vécue…
Galilée se rendit compte qu’il avait le nez sur le globe flottant, qu’il l’étreignait et gémissait lui-même en marmonnant, lamentablement :
— Non, non, non, non, non.
La souffrance qu’il éprouvait était insupportable, comme le coup de poignard d’un cri de chagrin.
— Que s’est-il passé ? dit-il en s’essuyant le visage alors qu’Héra approchait. La créature a changé ?
— Oui.
Elle avait l’air sinistre.
— Elle a été blessée ?
— Oui. Comme vous l’entendez. Aurore me dit que ses messages ont disparu.
— Aurore ? Elle est là, dans ce quartier de la ville ? Pouvez-vous me conduire jusqu’à elle ?
Héra hocha la tête.
— Elle va envoyer un avatar.
Les gens debout dans l’amphithéâtre avaient l’air anéantis, le cœur brisé. Visiblement, les cris de souffrance affectaient tout le monde. Tout à coup, Aurore apparut en personne devant eux, tout aussi choquée, le nez collé à un écran placé devant elle. Elle pianotait sur les touches de sa tablette en marmonnant toute seule, ou à l’intention de la créature étrangère qui se trouvait en dessous d’eux.
— Que s’est-il passé ? s’exclama Galilée.
— Ici… Oooh…
— Comment ?
— Vous ne voyez pas ? Regardez, là !
Elle tapota l’écran sur lequel elle venait de pianoter, sans même bouger la tête. On aurait dit qu’elle se retenait de plonger à travers l’écran. Elle se cramponnait au bord de son bureau comme à la rambarde d’un vaisseau. Elle gémit, indifférente à ceux qui l’entouraient.
— Il articule mal, les signaux sont incohérents, murmura-t-elle. Les équations sont fausses. C’est comme s’il avait été drogué, ou…
— Ou blessé, dit Galilée. Endommagé.
— Oui. Cela doit être ça. L’explosion comprenait une énorme pulsation électromagnétique, très puissante, surtout dans la zone juste au-dessus de la secousse. Qu’ont-ils fait ? Et pourquoi ?
Galilée se détourna. Il avait rencontré, une fois, un homme qui avait reçu sur le côté gauche de la tête une poutre qui était tombée dans l’Arsenal de Venise. La poutre s’était brisée, c’était l’un des incidents qui l’avaient amené à s’intéresser à la résistance des matériaux. L’homme s’en était remis, avait retrouvé l’usage de presque tous ses sens, avait réussi à reparler, mais son langage était brouillé, et il bégayait, il s’oubliait, se répétait ;et tout ça avec un gigantesque sourire, rendu horrible par son babillage.
Derrière eux, la réunion des Européens se poursuivait, et la discussion était devenue violente ; plusieurs personnes criaient en même temps. Galilée constata une nouvelle fois que les siècles avaient beau succéder aux siècles, les gens étaient toujours aussi à vif. Héra était de ceux qui criaient.
— Je vais les tuer, insistait-elle rageusement. Le premier esprit que nous ayons jamais rencontré, et ils l’ont attaqué !
Des gémissements oscillants et des pépiements émanaient maintenant du globe. Les visages des membres du Conseil européen blanchissaient ou rougissaient, reflétant leurs humeurs. Trop de gens se criaient dessus. Dans la cacophonie, il était impossible de distinguer quoi que ce fût.
Et puis la galerie s’empourpra. Les tons d’aigue-marine transparents passèrent du bleu-vert à un pourpre crépusculaire.
Tous cessèrent de parler et regardèrent autour d’eux. Les yeux d’Héra se fixèrent sur Galilée.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.
Quelque chose en lui se réchauffa : parmi tous ceux qui se trouvaient là, c’était à lui qu’elle avait posé la question ; mais la froide menace qui pesait sur son cœur n’en fut pas affectée.
— Allons voir dehors, suggéra-t-il avec un geste vers le plafond.
Celui-ci palpitait, passait par toutes les teintes du raisin. Héra prit Galilée par la main et l’entraîna vers la large ouverture qui remontait vers la surface.
Dans la faible gravité d’Europe, elle se déplaça bientôt si vite qu’il ne pouvait la suivre. Au bout d’un moment, ils coururent côte à côte. Et puis elle lui prit à nouveau la main et il dut se concentrer sur les endroits où il mettait les pieds. Elle l’entraîna comme sa mère l’avait jadis entraîné hors de l’église, lorsqu’il s’était mis à rire en voyant une lampe qui se balançait. Ils jaillirent à travers la barrière d’air diaphane et gravirent en courant la large rampe, quittant l’abri pour sortir dans la nuit noire du monde. Au-dessus de leurs têtes était suspendue l’énorme Jupiter gibbeuse…
Mais ce n’était pas la Jupiter à laquelle il s’était habitué au cours de leurs vols parmi les Galiléennes. La Grande Tache Rouge avait été rejointe par des dizaines d’autres taches rouges qui tournoyaient dans toutes les bandes, d’un pôle à l’autre. La plupart étaient reliées horizontalement, comme les hématites d’un collier. On aurait dit que la planète avait attrapé la variole. Chacune des nouvelles taches était un ovale rouge brique, vivace, qui tournait lentement mais distinctement, en giclant comme de la peinture humide. Certaines taches chevauchaient les bandes et métamorphosaient leurs frontières contournées en geysers sauvages, en éclaboussures couleur de rouille. La couleur dominante de la planète était passée du jaune à une peste de divers rouges, du rouge brique au rouge sang. Si bien que la lumière qui baignait la ville, en dessous, avait viré du vert à des tons violacés.
À cette vue, Héra, la tête renversée en arrière, tituba et poussa les hauts cris. Elle l’attrapa par l’épaule pour ne pas tomber.
— Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle.
— C’est Jupiter, répondit stupidement Galilée, avant d’expliciter sa pensée : C’est Jupiter en personne, en train de réfléchir. Comme la chose qui se trouve sous nos pieds, vous voyez ? Les bandes et les tourbillons ont toujours été ses pensées. Et maintenant Jupiter est en colère. Ou en proie à un profond chagrin.
— Mais pourquoi ?
— Comment, pourquoi ?! fit Galilée en lui jetant un coup d’œil surpris.
Elle le regardait, les yeux hagards.
— Parce que nous avons tué sa fille, peut-être.