8 Parer à toute riposte

Espérer sans espoir, qui serait si sage, est impossible.

Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours

8.1

Personne ne comprit pourquoi le maestro se montra si angoissé et mélancolique après le soir où le cardinal Barberini lui avait rendu visite. Il est vrai qu’il avait beaucoup trop bu et mangé au banquet ; il avait mal dormi et fini par faire une de ses syncopes, dont il était sorti trop mal en point pour assister au petit déjeuner d’adieu le lendemain matin. Mais il n’y avait rien de particulièrement inhabituel pour lui dans tout cela, et la lettre extrêmement chaleureuse du cardinal aurait dû le rassurer amplement quant au fait d’avoir raté son départ. En fait, son anno mirabilis durait maintenant depuis presque trois ans et était loin d’être terminée. Il aurait dû être heureux.

Ce n’était pas le cas. Son sommeil était fréquemment interrompu par des cauchemars et, le jour, il était irritable.

« Il va y avoir du vilain, ne cessait-il de dire tout en regardant dans son télescope, tel un prophète. Quelque chose de monstrueux veut voir le jour. »

Une nuit, il appela Cartaphilus auprès de lui. Il regarda le vieil homme par-dessus une tasse de lait chaud qu’on lui avait apportée pour chasser le froid, puis lui dit tout à coup :

— Où est ton maître ?

— Vous êtes mon maître, maestro.

— Tu sais très bien de qui je veux parler !

— Il n’est pas là.

Galilée rumina un instant, le sourcil froncé, puis il finit par dire :

— Quand je voudrai le revoir, tu pourras l’appeler ?

Après un nouveau silence, le vieil homme hocha la tête.

— Tiens-toi prêt, le prévint Galilée.

Le vieil homme s’esquiva. Il savait pourquoi Galilée avait peur, il le savait mieux que Galilée lui-même. Il ployait sous ce fardeau.

Galilée écrivait souvent à Picchena pour demander à Cosme l’autorisation de se rendre à Rome. Au milieu de l’année 1613, les motifs de ces requêtes devinrent plus évidents. La véhémence de ses détracteurs avait crû proportionnellement à sa célébrité. Galilée en était le premier responsable. Beaucoup de gens le détestaient à cause de ce qu’ils appelaient son arrogance.

Pour sa maisonnée, ce n’était pas tout à fait juste. Ils passaient pas mal de temps à parler de lui, comme on le fait de tous ceux qui ont un pouvoir sur notre vie.

« Il est toujours sur la défensive, répétait la Piera. Au point d’attaquer pour se défendre, devenant, du coup, agressif. »

Pour les autres domestiques, c’était plus simple que ça : il était Polichinelle. Dans toute l’Italie, le personnage avait commencé à apparaître dans les fêtes et l’opéra bouffe, une grande gueule, stupide, et qui passait son temps à mentir, à tricher, à forniquer et à taper sur les gens – bref, l’image même d’une certaine sorte de maître que tous les serviteurs du pays reconnaissaient et regardaient en rigolant. Un jour que Galilée ronflait dans son fauteuil, vêtu d’une simple chemise blanche, quelqu’un lui avait mis un tissu noir sur la tête. Ainsi, le costume typique s’était trouvé comiquement complété. Ils étaient tous venus sur la pointe des pieds pour le regarder et chérir à tout jamais cette évidence : ils travaillaient pour le plus grand des Polichinelles.

Or voici que maintenant cette tendance à la balourdise le rattrapait. Ses ennemis devenaient remarquablement nombreux. Colombe, pour ne citer que lui, n’avait jamais cessé de le harceler. Jusque-là, tant qu’il n’avait pas de protecteur, cette bigoterie malveillante pouvait être ignorée, ou utilisée comme une diversion. Mais elle était désormais partagée par des personnages beaucoup plus haut placés, désireux de profiter du succès de sa tactique consistant à accuser Galilée de contredire les Écritures. Ces individus murmuraient aux oreilles des grands personnages que c’était au Soleil que Josué avait ordonné de s’arrêter, pas à la Terre. C’était clair comme de l’eau de roche. L’Église se devait assurément de répliquer, non ? Ils pouvaient définitivement abattre Galilée avec ce genre de bâton, parce que nul en dehors de l’Église ne devait se risquer à interpréter les Écritures.

Galilée ignora tout cela et essaya de répondre directement à ses assaillants. Il avançait qu’arrêter le Soleil dans le ciel pour Josué aurait obligé Dieu à arrêter la voûte céleste et toutes les étoiles qui vont avec, puisque Ptolémée disait qu’elles étaient liées les unes aux autres, alors que si Copernic avait raison, pour figer le Soleil dans le ciel à midi, Dieu n’avait eu qu’à stopper la rotation de la Terre, ce qui était beaucoup plus facile, ainsi qu’on pouvait aisément le voir. Le fait que l’argument soit astucieux ne l’empêchait pas d’être en même temps totalement ridicule – à tel point que certains le prirent pour une façon de ridiculiser la notion même d’explication biblique du ciel. C’était difficile à dire ; le sarcasme, l’humour pince-sans-rire étaient autant de flèches dans le carquois de Galilée. Quoi qu’il en soit, il eût été plus sage de ne point s’aventurer sur un tel territoire.

C’est pourtant ce qu’il persistait à faire. Il écrivit une longue « Lettre à la grande-duchesse Christine », lui expliquant, ainsi qu’au lectorat plus vaste de la lettre, les principes qui devaient, à son avis, régir la relation de la science et de la théologie. Pour discuter des questions philosophiques, nous devrions partir non de l’autorité de passages des Écritures, mais des expériences des sens et des démonstrations nécessaires. Nous déclarons que Dieu doit être d’abord connu par la nature et ensuite connu par la doctrine : la nature dans Ses œuvres, la doctrine par Sa parole révélée.

« Et puis Dieu ne nous mentirait pas ! »

C’est ce qu’il ne cessait de dire et de répéter depuis le début de la controverse, il l’avait crié un matin dans son atelier, en tapant sur l’enclume avec une longue paire de pinces :

« Dieu ne nous mentirait pas ! »

C’était logique et peut-être même théologiquement défendable, mais peu importait. Les attaques enflaient, et beaucoup donnaient l’impression de pouvoir être accompagnées par une dénonciation secrète au Saint-Office de l’Inquisition. Selon certaines rumeurs, cela s’était déjà produit.

Galilée continuait à se défendre, à travers ses écrits et en personne, mais il tombait de plus en plus souvent malade, souffrant de rhumatismes, de hernies accompagnées de saignements, de tremblements, de migraines aveuglantes, d’insomnie, de syncopes et de catalepsie, d’hypochondrie et de crises d’angoisse irraisonnée. Quand il allait bien, il suppliait le secrétaire de Cosme, Curzio Picchena, de l’autoriser à se rendre à Rome, afin de pouvoir se défendre. Il avait encore confiance en ses capacités à faire valoir la véracité des hypothèses coperniciennes auprès de tous ceux à qui il parlerait en personne. Picchena n’était pas seul à en douter. Le fait d’être sorti vainqueur de maints débats de banquets avait apparemment convaincu Galilée que tous les problèmes du monde pouvaient être réglés par la discussion. Malheureusement, les choses ne se passaient jamais ainsi.

De même, Galilée ne tenait aucun compte de nouvelles complications d’importance. Le général des jésuites, Claudio Aquaviva, avait ordonné à ses gens de n’enseigner que la philosophie aristotélicienne. Sans oublier qu’un exemplaire révisé de la « Lettre à Castelli » de Galilée circulait à Rome, et faisait paraître ses positions encore plus radicales qu’elles n’étaient.

Le pire, c’est qu’on disait que Bellarmino avait récemment ordonné une enquête sur la théorie de Copernic telle que Galilée la présentait. C’était une enquête secrète, mais tout le monde était au courant. Un procès avait donc commencé – un procès secret, qui n’était pas vraiment secret. Telle était l’Inquisition ; les rumeurs faisaient partie de ses méthodes, de sa terreur. Les inquisiteurs aimaient appliquer des pressions qui poussaient à la faute, par panique.

Galilée tomba à nouveau malade, très opportunément. Il passa presque tout l’hiver au lit, misérable et incapable de trouver le sommeil. À Rome, Cesi procéda à des enquêtes pour son compte auprès de Bellarmino lui-même, lui demandant ce que Son Éminence pensait que Galilée devrait faire. Bellarmino répondit que Galilée devrait s’en tenir aux mathématiques, éviter toutes les déclarations sur la nature du monde et se garder en particulier de toute interprétation des Écritures.

— Je serais ravi de le faire ! hurla Galilée d’une voix rauque depuis son lit, agitant dans son poing crispé la lettre de Cesi. Mais comment ? Comment veut-il que je m’y prenne alors que ces vipères incultes invoquent les Écritures pour m’attaquer ? Si je ne peux répondre sur le même terrain, je ne peux pas me défendre du tout !

Ce qui était bien sûr le but recherché. Ils le tenaient. Étant ainsi garrotté dans une double contrainte, il ne pouvait faire autrement que d’étouffer. De même, il commençait à avoir mal à l’estomac, qui ne gardait rien. Il dut rester alité près d’un mois. Sa peur et sa colère étaient palpables, une sueur puante emplissait la chambre. Le sol était jonché de vaisselle brisée, et on ne venait le servir que sur la pointe des pieds. La règle était d’écarter les éclats d’assiettes brisées du bout du pied et de faire comme si tout allait bien, tout en esquivant les objets qu’il vous lançait à la figure. Nous savions tous que les choses étaient loin d’aller bien.

« Il faut que j’aille à Rome, disait-il, répétait-il, comme un rosaire. Il faut que j’aille à Rome. Je dois y aller. »

La nuit, il regardait les lunes de Jupiter, prenait des notes tout en fredonnant un des vieux airs de son père, et s’endormait sur son tabouret en murmurant : « Aidez-moi, aidez-moi, aidez-moi. Faites que j’aille à Rome. »

Finalement, Cosme approuva la visite. Il écrivit à son ambassadeur à Rome pour dire que Galilée venait « se défendre contre les accusations de ses rivaux ». L’ambassadeur devait lui fournir deux chambres à la Villa Médicis, « parce que Galilée a besoin de paix et de tranquillité, à cause de sa mauvaise santé ».

Guicciardini, l’ambassadeur même qui s’était occupé du précédent séjour de Galilée à Rome, était toujours aussi peu impressionné par l’astronome. Il répondit à Cosme en ces termes : Je ne sais pas s’il a changé de théories ou de dispositions, mais ce que je sais, c’est que certains moines dominicains qui jouent un rôle majeur au Saint-Office sont mal disposés à son égard, et ils ne sont pas seuls dans ce cas. Ce n’est pas l’endroit où venir discuter de la Lune et, surtout en ce moment, où arriver avec des idées nouvelles.


C’est pourtant ce qu’il fit. Une litière ducale l’emmena au sud, vers Rome, comme la fois précédente. Au terme d’une rude semaine de voyage, il arriva dans la ville avec Federico Cesi, roulant dans les faubourgs toujours plus encombrés de la grande cité, vers la colline du Pincio, dans le quartier nord-est. La colline s’élevait au-dessus de garennes sordides, grouillantes de gens, de pauvres hères qui avaient migré vers la Cité de Dieu en espérant un secours soit surnaturel, soit profane. Avec Galilée, ça en faisait un de plus.


La Villa Médicis se dressait exactement au sommet de la colline du Pincio, également connue sous le nom de « colline des Jardins » – et à juste titre, les rares villas construites au sommet s’y dressant tels des vaisseaux sur un tumultueux océan de vignes. La Villa Médicis était la grande coque blanche plantée tout en haut, avec une façade de stuc presque dépourvue d’ornementations, tournée vers le centre de la ville. Des galeries plus récentes s’étendaient hors du corps de bâtiment principal dans les grands jardins qui l’entouraient, où l’on pouvait se promener parmi les haies et la magnifique collection d’antiquités que la famille avait rachetée aux Capranicas, à la génération précédente.

L’ambassadeur, Piero Guicciardini, accueillit Galilée sur la vaste terrasse que surplombait la villa. Cet homme élégant, à la barbe noire taillée avec soin, lui réserva un accueil plutôt frais, que Galilée lui rendit bien. Ils évacuèrent aussi rapidement que possible les obligations diplomatiques, après quoi Guicciardini le remit aux bons soins du maître de la maison, Annibale Primi. Lequel Primi était un homme chaleureux, un grand gaillard sanguin à la tête un peu en avant du corps. Il conduisit Galilée et sa suite vers les « deux bonnes chambres » que Cosme lui avait ordonné de mettre à leur disposition. Puis, quand Galilée les eut vues et eut organisé leur disposition avec Cartaphilus, Primi le conduisit à travers les jardins jusqu’au point culminant d’un grand mont de cinquante pieds de haut, érigé artificiellement.

— Ce mont est constitué d’ordures empilées sur le nymphaeum des anciens jardins de Lucullus. Il fournit exactement le surcroît de hauteur dont on a besoin pour avoir une vue sur les autres collines, vous voyez ? On dit souvent que c’est de là qu’on voit le mieux la ville.

Les six autres collines, à des distances variées, empêchaient d’avoir une vue de Rome dans son intégralité, mais la perspective donnait malgré tout une impression presque renversante de son immensité renouvelée – une province entière de toits, à ce qu’il sembla à Galilée, comme un million de plans inclinés installés pour une expérience suprêmement compliquée, entre lesquels le Tibre semait ses éclaboussures d’étain dans l’étendue sillonnée de fumées. Les autres grandes collines étaient occupées de la même façon par des villas, et apparaissaient comme des îles de verdure surgissant de vagues de tuiles, sur lesquelles les vignes et les cyprès traçaient des rayures horizontales et verticales.

— C’est magnifique, dit Galilée en se promenant à l’intérieur du mur circulaire de ce promontoire comme sur une altana vénitienne. Quelle ville ! Il va falloir faire monter un télescope.

— J’aimerais beaucoup.

Avec un large sourire, Primi tira de son sac d’épaule une grande bouteille de vin et la soumit à l’inspection de Galilée.

— Ah ha, fit Galilée en s’inclinant légèrement. Un homme comme je les aime…

— C’est bien ce que je pensais, répondit Primi. Compte tenu de ce qu’on dit de vous. Et puis, après tout, nous sommes là – sur le toit du monde. Quand on arrive à un endroit pareil, autant fêter ça.

— C’est bien vrai.

Les deux hommes s’assirent sur le muret qui entourait le sommet du mont. Primi déboucha la bouteille de vin et remplit à ras bord des quarts en métal. Ils portèrent un toast à ce jour entre tous et bavardèrent en buvant. Primi était fils d’aubergiste, et rappelait à Galilée ses artisans – un homme vif d’esprit, qui avait pas mal bourlingué et savait faire des tas de choses. Il parla à Galilée des serres et des nouvelles galeries, ils regardèrent et burent encore, toujours assis. Un bruit montait de la ville comme une fumée, une rumeur sourde, envahissante. Galilée voyait, par-delà les toits, jusqu’au Janicule où quatre ans auparavant, pas davantage, il avait triomphalement parlé au pape et présenté son télescope à toute la noblesse romaine. Tant de choses avaient changé.

— C’est une sacrée ville, dit-il en l’englobant dans un vaste geste impuissant.

Il ne pouvait s’empêcher d’avoir peur, mais le vin lui permettait de se détendre un peu, d’une manière plutôt agréable. Ainsi revigoré, il inspira et se redressa. Allez, après tout, il était là ! Au moins, maintenant, il pouvait se battre !

Primi n’arrêtait pas de parler des villas qui se dressaient sur les autres collines. À travers les fumées, le crépuscule baignait la cité ambre et orange, la muant en une créature de granit sous un ciel sans nuages.


Primi était un maître de maison très actif ; il les aidait même, chaque matin, à choisir les vestes, les pourpoints et les chausses qui convenaient le mieux aux rendez-vous que Galilée avait ce jour-là. Il mettait à sa disposition carrosses et cochers, donnant à ces derniers l’ordre de suivre tel ou tel itinéraire afin que Galilée voie de la ville les choses que Primi pensait qu’il devait voir.

Ainsi Galilée se rendait-il en ville, vêtu de ses plus beaux atours. Et les nobles et les prélats le recevaient, mais ils se montraient moins enthousiastes. Les rendez-vous duraient à peine une heure, au prétexte qu’ils étaient attendus ailleurs. Il se passait quelque chose. Ce n’était qu’une rumeur, bien entendu, mais Bellarmino avait Galilée à l’œil. Ce qui suffisait à refroidir tout le monde.

À voir son agitation brouillonne, bouillonnante, il était difficile de dire si Galilée s’en était rendu compte, mais il paraît certain qu’il devait en avoir conscience et qu’il se contentait de faire comme si tout allait bien. Ou alors, c’est qu’il était encore plus distrait qu’on ne le soupçonnait jusqu’alors. Mais le plus probable est qu’il savait. Tous les après-midi le voyaient revenir à la villa et se traîner hors du carrosse d’un air las après avoir passé la journée à proclamer la même chose à tout le monde : « Je suis un fervent catholique. Mon travail consiste à réconcilier Copernic et la Sainte Église. C’est une tentative pour aider l’Église qui, sans cela, se retrouvera bientôt en contradiction avec les faits évidents du monde de Dieu, que tous peuvent constater. Ça ne peut pas être bon pour Elle ! Notre devoir est de l’aider en cette heure où Elle en a besoin… »

Or, tous n’avaient qu’une seule chose en tête : Bellarmino. Depuis plus de vingt ans, un dicton courait en ville : « Ne sois pas là où Bellarmino regarde. » C’est pourquoi, quand Galilée regagnait la villa et que l’ambassadeur ne se voyait nulle part, l’apparition d’Annibale Primi dans la grande porte du jardin, une grosse besace sous le bras et un grand sourire sur la figure, l’amenait à s’incliner avec reconnaissance. Après avoir changé de vêtements, il gravissait le sentier de gravier qui montait en spirale vers le sommet du monticule du jardin, où il restait souvent jusqu’à ce que les étoiles scintillent au-dessus de sa tête, à boire et à manger, puis, après avoir demandé qu’on lui apporte son télescope, à regarder la ville et les étoiles. Bien des matins, après ces nuits dissolues, c’est à peine s’il arrivait à faire un geste malgré ses nombreuses obligations de la journée. Parfois, il nous fallait l’habiller comme s’il était un épouvantail ou un mannequin de tailleur.

Et puis il se remettait en route, en se flanquant de grandes gifles et en buvant des décoctions de cannelle ; il s’en allait faire ses tournées quotidiennes, tel un camelot ou un mendiant, sillonnant cette immense et brumeuse cité du monde, rencontrant tous ceux qui avaient bien voulu l’inviter ou y avaient été conviés par Cesi. Parfois, il n’avait pas beaucoup de succès. Un jour, il rencontra au palais de Cesi une poignée de nouveaux alliés et de soutiens potentiels, parmi lesquels un cardinal, récemment ordonné, le jeune Antonio Orsini, un galiléen et un allié possiblement important. Mais, la plupart du temps, les gens gardaient leurs distances. « Ne sois pas là où Bellarmino regarde. »

Aussi fut-ce un choc, mais pas vraiment une surprise, lorsqu’un messager papal se présenta une après-midi à la Villa Médicis avec un mandement. Galilée était convoqué le lendemain même au Vatican, chez le cardinal Bellarmino.

Ce soir-là, l’atmosphère fut tendue. Tout le monde avait comme un mauvais pressentiment. Galilée ne monta pas sur le monticule avec Primi, mais resta dans ses appartements. Deux fois, cette nuit-là, il appela Cartaphilus pour qu’il aille lui chercher à boire, d’abord du vin chaud, puis du lait chaud. Cartaphilus eut l’impression qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Aussi Cartaphilus ne dormit-il lui-même pas beaucoup.


Le lendemain matin, deux officiers de l’Inquisition, envoyés par Bellarmino, se présentèrent à la villa pour conduire Galilée et Cartaphilus à la maison de Bellarmino, qui se dressait sur les terrains du Vatican, au bord du fleuve. Galilée resta muet tout le long du chemin. Ce qui ne l’empêcha pas de paraître relativement chaleureux, avec son visage rougeaud et ses yeux brillants. Enfin de l’action, semblait-il dire par son attitude. Il levait fréquemment les yeux vers le ciel, qui était piqueté de petits nuages gris.

Une fois dans l’antichambre de Bellarmino, les deux inquisiteurs s’inclinèrent devant Galilée et prirent congé. Seuls restèrent, debout contre le mur, les serviteurs – ceux du cardinal et ceux de Galilée, côte à côte.

Puis le cardinal en personne entra dans la pièce. Galilée mit un genou en terre et se rendit compte qu’il était toujours, malgré cela, plus grand que Bellarmino. Ce dernier était un très petit homme.

Il avait environ soixante-dix ans. Il portait un bouc soigneusement taillé, et avait les cheveux poivre et sel. Vêtu de la pourpre cardinalice, et malgré sa petite taille qui le faisait ressembler à une statuette de pendule qui aurait pris vie, il offrait un aspect séduisant et impressionnant. Il salua Galilée d’une voix calme, urbaine.

— Levez-vous, grand astronome et parlez-moi.

Par comparaison, Galilée, avec sa voix de baryton rugueuse, paraissait gros, gueulard et, d’une certaine façon, rustique.

— Mille mercis, glorieux seigneur, éminence. Je baise votre sandale.

Il se leva maladroitement, en ahanant, puis baissa les yeux vers le petit homme, l’un des plus éminents intellectuels de ce temps. Bellarmino le considéra avec un sourire interrogateur, l’air amical. Évidemment, il devait avoir l’habitude qu’on le regarde de haut.

C’est alors que l’un des serviteurs vint les interrompre en murmurant quelque chose, puis un autre inquisiteur du Saint-Office fit irruption dans la pièce.

— Commissaire général du Saint-Office de l’Inquisition, le père Michelangelo Seghizzi, annonça le serviteur.

L’homme entra, avec quelques membres de sa suite, tous des dominicains, dont deux grands hommes que Seghizzi ne prit pas la peine de présenter.

— Nous venons assister à cette réunion en tant que notaires, déclara Seghizzi d’une voix dure, soutenant hardiment le regard de Bellarmino. Il y aura donc un compte rendu officiel, que Sa Sainteté pourra lire.

Le visage du petit cardinal s’empourpra légèrement. Ils étaient chez lui, Bellarmino, qui, s’il n’attendait pas que ces hommes se joignent à leur entretien, aurait pu y voir un affront impudent.

Mais il ne dit rien, sinon pour les inviter, Seghizzi et sa suite, à entrer dans son bureau. Le groupe franchit la grande porte à la queue leu leu et pénétra dans la pièce ensoleillée dominée par le grand bureau de Bellarmino, placé sous la fenêtre nord.

Ensuite, Bellarmino, ignorant Seghizzi, s’adressa aimablement à Galilée, sur un ton calme :

— Signor, vous devez abandonner l’erreur de l’argumentation copernicienne, si, véritablement, vous soutenez cette opinion. Le Saint-Office a déterminé qu’elle était erronée.

Galilée s’attendait à quelque chose de moins radical. Il ne répondit pas ; il devint aussi pâle que Bellarmino était rouge. On aurait dit qu’ils avaient échangé leurs carnations respectives. Il essaya de prendre la parole, une fois, deux fois, hésita, renonça. D’ordinaire, sa seule façon de répondre à l’opposition était de la flageller impitoyablement et de la forcer à se soumettre au moyen d’une argumentation péremptoire. Il ne disposait d’aucune autre sorte de réponse.

Dans l’épais silence, le commissaire Seghizzi baissa la tête comme un taureau et commença à lire à haute voix une proclamation écrite qu’il tenait à bout de bras :

— « Au nom de Sa Sainteté le Pape et de toute la congrégation du Saint-Office, nous vous ordonnons et vous enjoignons, vous, Galileo Galilei, de renier complètement l’opinion selon laquelle le Soleil est le centre du monde et immobile, autour duquel la Terre se meut. Vous ne devrez pas non plus, à partir de maintenant, la soutenir, l’enseigner ou la défendre en aucune façon, verbalement ou par écrit. Faute de quoi des mesures seront prises à votre encontre par le Saint-Office. »

Une fois encore, Galilée n’eut rien à dire. Le cardinal Bellarmino, l’air surpris, et même furieux, foudroya Seghizzi du regard aussi sévèrement que s’il s’était agi d’un homme ordinaire.

— Vous devez vous soumettre à cet ordre, dit Seghizzi à Galilée. Faute de quoi il y aura un nouvel entretien, et pas ici.

Il y eut un long silence. Et finalement :

— J’y consens, répondit Galilée d’une voix tendue. Je promets de me soumettre à l’ordre.

Bellarmino, le visage écarlate, l’air ailleurs, eut un mouvement de la main pour mettre fin à ce rendez-vous, sans ajouter un mot. Il regarda son bureau en fronçant légèrement le sourcil, jeta un coup d’œil à Seghizzi, puis regarda de nouveau son bureau.

Ainsi se conclut le premier procès de Galilée.


— Qu’est-ce que c’était que ça ? s’exclama Galilée alors qu’ils marchaient derrière le carrosse que les Médicis avaient envoyé pour les ramener à la villa.

Il était trop nerveux pour monter s’y asseoir.

C’était là une question de pure forme. En effet, il passait en revue ses souvenirs afin de confirmer son impression de ce qui venait d’être dit, mais Cartaphilus répondit prudemment :

— Le cardinal Bellarmino n’avait pas l’air de s’attendre à ce que ces dominicains se joignent au rendez-vous.

— Vraiment ? demanda Galilée en fronçant les sourcils.

— Vraiment.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je n’en sais rien, maestro.

Le vieillard secoua la tête, troublé.


Tard, cette nuit-là, Cartaphilus se glissa dans le jardin de la villa et alla jusqu’à la porte de service, au fond du verger. Là, il rencontra un de ses amis, appelé Giovanfrancesco Buonamici. Il lui raconta ce qui était arrivé, ce jour-là, au Vatican.

Buonamici pinça les lèvres. Il était grand et, sous une cape noire et volumineuse, aussi svelte qu’une belette. Il se mordilla pensivement un ongle pendant un moment.

— Ça pourrait être mauvais, dit-il. Maintenant, ils pourraient produire un témoin qui assurerait l’avoir entendu parler de Copernic après cette mise en garde. Ou bien ils pourraient utiliser contre lui tout ce qu’il a dit le mois dernier, en l’antidatant. Ou quelque chose comme ça. Ça pourrait aller vite. Je vais en toucher un mot au père, pour voir ce qu’il pense que nous devrions faire.

— Oui, très bien. Parce qu’il y avait quelque chose de bizarre aujourd’hui. Mais je ne sais pas quoi…

— Si quelqu’un le sait, ce sera lui.

— Je l’espère.


Compte tenu du pouvoir de ses ennemis, de la situation à laquelle il était confronté, et de sa propre inconséquence, Galilée avait beaucoup de chance d’avoir encore des alliés qui le soutenaient et travaillaient pour lui, et pas seulement en public, comme les Lincei de Cesi, mais aussi en coulisse – pas seulement nous, mais les Vénitiens. Venise jouissait du plus grand réseau d’espions d’Europe, avec un contingent particulièrement important à Rome – notamment au Vatican, bien sûr, mais avec des ramifications dans les cours romaines, les services de courrier, les académies, les hôtels et les bordels. Le Vatican lui-même n’avait pas des subtilités labyrinthiques des rumeurs et des machinations romaines une compréhension aussi complète que les services d’espions vénitiens.

Et donc, lorsque Cartaphilus entendit, la semaine suivante, le sifflement modulé de Buonamici, il descendit en direction du tas de fumier de la villa et bifurqua vers la porte du verger pour le rencontrer. Une fois dehors, Buonamici le conduisit au pied de la colline, dans la profusion d’habitations qui s’étendaient à l’est, puis dans la cour d’une petite église – l’une des nombreuses églises qui moisissaient dans la ville et servaient les habitants du quartier dans le plus complet anonymat. Arrivé là, Buonamici frappa à une porte latérale bien usée pendant que Cartaphilus regardait autour de lui les vieilles poules qui picoraient distraitement dans les plates-bandes du prêtre résident. La porte s’ouvrit, Buonamici dit un mot et un homme émergea, complètement dissimulé sous un habit de moine et un capuchon. Il se tourna vers Cartaphilus qui reconnut, avec un choc, le général du service d’espionnage vénitien en personne : le père Paolo Sarpi.


Sarpi était depuis plusieurs années le général secret de ce service d’espionnage, avant même le début de la guerre du verbe et des lames à laquelle se livraient Venise et Rome. C’était l’homme idéal pour cette tâche – il avait une parfaite connaissance de l’Europe, possédait un grand pouvoir analytique et une vigilance de tous les instants quand il s’agissait de Rome. Le fait que le pape Paul ait jadis essayé de le tuer était bien sûr l’un des éléments expliquant cette vigilance, mais ce n’était pas le principal. Rome avait toujours été un gros problème pour Venise ; et l’attaque de Paul n’avait fait qu’amener le vénérable servite à prendre au sérieux le danger qu’elle constituait. La vengeance que la plupart des gens auraient cherchée, Sarpi l’avait transformée en un plan mis au service d’une plus grande victoire ; non seulement la chute de Paul, mais aussi la paralysie permanente des efforts impériaux de Rome.

Et maintenant Sarpi était debout avec eux, ici même, dans une ville où il aurait pu être capturé et jeté au château Saint-Ange, la meilleure option consistant, après cela, à le faire disparaître pour toujours.

— Devriez-vous être ici, Fra Paolo ? ne put s’empêcher de demander Cartaphilus.

— Soyez béni, je suis bien caché ici. Un vieux moine est invisible dans cette ville, comme partout ailleurs. En réalité, il m’est déjà arrivé, une fois, de demeurer des mois tapi dans cette église même, quand ma présence à Rome était utile. J’ai senti que la situation était telle qu’on avait à nouveau besoin de moi, alors…

— Ça va si mal que ça ? dit Cartaphilus, se demandant ce qu’il savait.

— On m’a informé qu’il y avait une faction, ici, qui aimerait que l’on fasse taire notre astronome pour de bon. C’est un vrai danger. Aussi ai-je, dans un premier temps, besoin de savoir tout ce que vous avez vu lors de la réunion avec Bellarmino.

Il écouta attentivement Cartaphilus lui raconter ce qu’il se rappelait de la réunion.

— Et les hommes qui étaient avec Seghizzi ? demanda-t-il.

Cartaphilus lui dit tout ce dont il pouvait se souvenir. Sarpi l’écouta en fronçant les sourcils, flétrissant le côté gauche de son visage balafré. Quand Cartaphilus eut fini, il resta un moment planté là, sans rien dire.

— Je crois que Seghizzi était accompagné de Badino Nores, dit-il enfin. Et d’Agostino Mongardo, de Montepulciano. Ce sont des hommes des Borgia, comme Seghizzi. C’est pourquoi je doute fort que leur présence à cette réunion ait été prévue, ce qui veut dire que Seghizzi s’est invité à un entretien privé dans la maison même de Bellarmino. Ce que Bellarmino n’aurait jamais toléré s’il n’y avait été obligé.

— Mais c’est Son Éminence le cardinal…

— Oui. En théorie, il ne craint personne. Mais en réalité il ne peut se permettre de s’opposer aux Borgia. J’ai entendu des gens, dans d’autres parties de ce puzzle, et tout commence à se mettre en place. Je pense que l’apparition de Seghizzi était une attaque surprise. La mise en garde que Seghizzi a adressée à Galilée était peut-être plus forte que Bellarmino ou Paul ne le souhaitaient. Par conséquent, la teneur des documents relatifs à Galilée qui se trouvent maintenant dans son dossier, au Vatican, et destinés à garder une trace de cet entretien, n’est pas sans importance. Ils pourraient servir à prouver que Galilée a été averti bien plus explicitement qu’il ne l’a été en réalité, par exemple. Notre Galilée serait donc doublement abusé, si l’on peut dire, sur ce qui lui est autorisé ou interdit par le pape.

— Dangereux, commenta laconiquement Buonamici.

— En effet. Très dangereux, parce que, même quand il est pleinement sur ses gardes, notre impétueux ami n’est pas très doué pour tenir sa langue.

Les deux hommes hochèrent la tête en silence ; c’était là un euphémisme, c’est le moins que l’on pût dire.

— Bon, souffla Sarpi en secouant la tête. Essayons d’en apprendre davantage sur ce qui se trame, et puis tâchons de dénouer le nœud coulant passé autour du cou de Galilée.

Il eut à cette idée un sourire qui rendit son visage encore plus terrifiant que son froncement de sourcil.

— Peu importe ce que nous trouverons, Cartaphilus, je pense que ça nous aiderait si vous pouviez faire comprendre à Galilée qu’il devrait demander à Bellarmino une déclaration signée ; une déclaration qui nous permettrait de garder une trace écrite explicite de ce que Galilée a et n’a pas le droit de faire. Je pense que Bellarmino accédera à sa requête ; il y verra vraisemblablement une façon de rendre aux Borgia la monnaie de leur pièce pour avoir envahi son domicile. Ainsi, si notre philosophe était traîné devant l’Inquisition proprement dite, nous pourrions retourner ce petit complot contre eux.

Cartaphilus hocha sinistrement la tête.

— Je vais le faire. J’espère que ça suffira.

— Ce ne sera qu’un mouvement dans un jeu d’échecs, évidemment. Mais à ce stade nous ne pouvons faire que ce qui est en notre pouvoir, comme toujours.

Sur ce, le prêtre scientifique se glissa, avec un sourire hideux, dans la petite église délabrée qui survivait dans un coin de l’immensité complexe qu’était Rome.


Plus tard, cette nuit-là, le vieillard apporta à Galilée son lait chaud, dans sa chambre. Quand Galilée aborda, comme il le faisait tous les soirs, de façon obsessionnelle, le sujet des avertissements menaçants et contradictoires de Bellarmino et de Seghizzi, Cartaphilus sauta sur l’occasion pour dire, sur un ton hésitant :

— Maestro… il paraît que les gens prétendent maintenant que vous avez été obligé de procéder à une abjuration secrète, ou à quelque chose de ce genre.

— J’ai aussi entendu cette rumeur, grogna Galilée. Les gens m’écrivent même de Florence pour m’interroger à ce sujet.

Cartaphilus hocha la tête en regardant par terre.

— Peut-être devriez-vous demander à connaître les mises en garde formulées par Bellarmino lui-même, par écrit, et signées par lui, de façon à les garder spécifiquement énoncées dans un document que vous pourriez montrer aux gens par la suite. Au cas où on vous interrogerait un jour à ce sujet…

Galilée le foudroya du regard. Il n’aimait pas que le vieux intervienne de la sorte, d’une façon qui l’obligeait à penser à ce qu’il représentait.

— Bonne idée, dit-il lourdement.

— À votre service, maestro.

Galilée amorça le processus devant lui permettre d’obtenir un nouvel entretien avec Bellarmino. Cela devait se faire par l’intermédiaire de Guicciardini, ce qui exigeait de se montrer tenace, et quelque peu quémandeur. Tout en effectuant ce processus répugnant, Galilée passait toutes ses soirées dans des banquets. Mais il s’abstenait désormais de se livrer à ses brillants récitals en faveur de la vision copernicienne, se contentant d’être simplement convivial. Naturellement, les gens remarquèrent le changement, et des rumeurs circulèrent sur la sévérité de l’avertissement qui lui avait été adressé par le seigneur cardinal.

Galilée faisait fi de tout cela et continuait son petit bonhomme de chemin. Il découvrit que Rome avait beaucoup plus de sept collines. Il devenait de plus en plus difficile de lui nettoyer sa veste sans révéler combien elle était vieille et élimée. Tous les soirs, il mangeait trop et buvait trop de vin. Même les rares soirées où il restait à la Villa Médicis, il ne pouvait se calmer sans de copieuses libations, et il faisait presque toujours la fête, tard le soir, avec Annibale Primi, sur la colline, buvant pour se distraire à la face même de la gigantesque cité, et du pouvoir qu’elle exerçait sur tous. Lors de plus d’une de ces soirées désespérées, nous dûmes le charger dans une brouette pour le ramener au pied de la colline, puis dans son lit, où nous le déversions tel un chargement de briques, pendant qu’il ronflait, montrait les dents et marmonnait des choses au sujet des événements désastreux qui ne pouvaient manquer de se produire.


Nous en vînmes à collaborer avec le réseau romain de Sarpi, nous aventurant dans les ruelles sordides des bas-fonds près du Tibre, frappant à des portes ou rencontrant des gens dans des tavernes et à l’arrière de petites églises. Rome attirait depuis plusieurs siècles toutes sortes de gens étranges, dont les rejetons étaient encore plus étranges et plus miséreux qu’eux-mêmes lors de leur arrivée. Nous parlions à des concierges, des domestiques, des serviteurs de diplomates venus d’ailleurs, des secrétaires, des gens de loi, des cuisiniers, des gratte-papier. Certains avaient des secrets à vendre, ou connaissaient des gens qui en avaient. Nous payâmes des aubergistes, des intermédiaires, un noble désargenté, un prêtre défroqué, ainsi que moult tenancières de bordels et autres prostituées. Nous embauchâmes quelques vieux guetteurs qui dormaient dans la rue pour écouter à certaines portes, et même un monte-en-l’air professionnel qui rampait sur les toits, un homme encore plus petit que Bellarmino et disposé à essayer de se faufiler à portée de voix de certaines pièces du Vatican. Dans ce vaste et sournois réseau d’humanité, un contact menait à un autre, les serviteurs et les mendiants nous entraînant de plus en plus profondément dans le méli-mélo parasite de la bureaucratie cléricale. À ce niveau, Rome était un labyrinthe infini, un dédale de ruelles et de places aux pavés crasseux où l’on passait d’une arcade à l’autre, avec leurs boutiques ouvertes au monde, où l’air s’emplissait d’une succession abrupte d’odeurs de pain en train de cuire, de cuir que l’on tannait, de viande pourrie, de la puanteur des urinoirs. Il était difficile de distinguer le vrai du faux, l’utile du nuisible ; c’est là qu’un grand réseau comme celui des Vénitiens pouvait faire le tri parmi toutes ces informations, et espérer les confirmer ou les invalider. Ils avaient presque certainement une meilleure compréhension de la situation globale qu’aucun autre groupe à Rome, y compris des factions qui se trouvaient à l’intérieur du Vatican ; mais ça n’en restait pas moins un magma obstinément boueux. Des forces tournoyaient, partout à l’œuvre.


Buonamici apparut un jour à la porte, et quand Cartaphilus put se libérer ils descendirent à la petite église où Sarpi se cachait. Là, ils s’assirent dans la fraîcheur de l’ombre, parmi les poules. Certains gosses des rues jouaient à se lancer de l’eau en soufflant dans des roseaux.

Le maître espion lançait des graines aux maigres volatiles, tout en racontant aux deux hommes une partie de ce qu’il avait appris.

— Il y a quelques semaines, le jeune cardinal Orsini a adressé directement au pape Paul V une supplique concernant Galilée. Il lui exposait la vision de Galilée sur les choses et déclarait qu’il n’y avait pas de contradiction entre cette vision et les Écritures, mais le pape lui a dit que Galilée devait renoncer à ses théories. Comme Orsini se montrait insistant, Paul l’a interrompu en lui disant que cette affaire était justement à l’étude.

— Bellarmino, dit Buonamici.

— Oui. Paul l’a appelé et lui a ordonné de convoquer une congrégation spéciale du Saint-Office, qui devait avoir pour tâche explicite de déclarer l’opinion de Galilée erronée et hérétique. Cette congrégation s’est réunie à peine une poignée de jours plus tard – six dominicains, un jésuite et un prêtre irlandais. Ils ont rapporté au pape que l’idée que le Soleil était au centre de l’univers était « stupide et absurde ». Stultam et absurdam. Ainsi que formellement hérétique. L’idée que la Terre se mouvait était « contraire à la foi » et « en contradiction avec le sens des Saintes Écritures »…

Cartaphilus se mit la tête entre les genoux, en proie à une nausée. Même Buonamici, qui était l’homme le plus calme qui se puisse imaginer, avait pâli.

— Formellement hérétique. Ça, c’est nouveau, non ? demanda-t-il.

— Oui, répondit sèchement Sarpi. Voilà donc pourquoi Galilée a été convoqué chez Bellarmino, afin que le seigneur cardinal puisse lui ordonner d’abandonner la vision copernicienne. S’il refusait, il serait envoyé à Seghizzi, qui lui ordonnerait formellement d’abjurer ses positions. Et s’il refusait d’obéir à cet ordre, il devrait être incarcéré jusqu’à ce qu’il accepte d’obéir.

— Seghizzi a donc sauté une étape…

— Tout cela, souligna Cartaphilus d’un ton sinistre, n’est arrivé que parce que Galilée est venu à Rome pour faire valoir son cas. S’il était tranquillement resté chez lui, il ne se serait rien produit.

Sarpi haussa les épaules et regarda Cartaphilus avec curiosité.

— Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Aussi devons-nous maintenant nous occuper de cette situation.

— Oui, mon père.

— Apparemment, il semblerait aussi que Seghizzi ait déposé dans le dossier de Galilée un document indiquant qu’il a été absolument mis en garde. Ledit document se trouve à présent entre les mains des clercs, au plus profond d’une boîte, dans une étagère d’un bureau des plus reculés. Hors de portée de quiconque voudrait le modifier.

Il y eut un instant de silence, puis les doux bourdonnements de la ville dérivèrent dans l’église, au-dessus d’eux. Les gosses des rues poussaient des cris perçants.

— Nous avons encore quelques angles d’attaque à notre disposition, les rassura Sarpi. Galilée doit parler à nouveau à Bellarmino, parce que Bellarmino est en colère, et que ça peut nous aider. Et je vais voir si je peux obtenir à notre homme une nouvelle audience avec Paul. Évidemment, je devrai faire appel à un intermédiaire : je ne peux pas le lui demander directement !

Son visage hilare était à la fois monstrueux et beau.


Après son entretien avec Bellarmino, Galilée avait commencé par en parler à tout le monde, avec une fureur sans cesse croissante. Les amis qu’il avait à Rome vinrent le trouver et essayèrent de le calmer, mais cela le mettait chaque fois en rogne, et il poussait de tels hurlements que sur la colline du Pincio tout le monde pouvait l’entendre. Cesi passa, puis Antonio Orsini, puis Castelli, mais ça ne fit qu’accroître sa fureur.

De son côté, Guicciardini expédia des lettres à Picchena et Cosme, lettres que tout un chacun pouvait entendre lorsqu’elles étaient dictées, ou lire, à la simple condition de se glisser dans ses bureaux, la nuit, pour y fouiller les sacs du courrier. Une lettre de cette époque disait :

Galilée a davantage suivi ses propres idées que les conseils de ses amis. Le cardinal del Monte et moi-même, ainsi que plusieurs cardinaux du Saint-Office, avons essayé de le persuader de se tenir tranquille et de ne pas jeter d’huile sur le feu. On lui avait dit que s’il voulait se cramponner à ses idées coperniciennes, qu’il s’y tienne en silence, et qu’il ne consacre pas tant d’efforts à essayer de les faire partager par autrui. Tout le monde redoutait que sa venue ici soit préjudiciable et dangereuse, car au lieu de se justifier et de triompher de ses ennemis il risquait d’essuyer un camouflet. C’est effectivement ce qui est arrivé, mais il n’en est que plus chaudement excité par ses idées, et il a un tempérament extrêmement passionné, sans guère de patience et de prudence pour le garder sous contrôle. C’est cette irritabilité qui fait que les deux de Rome sont très dangereux pour lui. Il est passionnément impliqué dans cette querelle, comme s’il en faisait une affaire personnelle, et il ne voit pas à quoi cela pourrait le mener, de sorte qu’il va se mettre en danger, ainsi que tous ceux qui le secondent. Parce qu’il est véhément et absolument obstiné et débordant de passion, si bien qu’il est impossible, lorsqu’il est dans les parages, de lui échapper. Voici une affaire qui n’est pas une plaisanterie, mais qui pourrait avoir de grandes conséquences.

Le même jour, le 6 mars 1616, Galilée écrivait son propre rapport à Picchena, ce qu’il faisait sur une base hebdomadaire. Il s’excusait de ne pas avoir écrit la lettre de la semaine précédente, expliquant que c’était parce qu’il ne s’était rien passé.


La même semaine, on apprit que la Congrégation de l’Index avait ordonné que les livres de Copernic soient retirés de la circulation jusqu’à ce qu’il y soit ajouté des corrections exprimant clairement que son hypothèse n’était qu’une convention mathématique, et non l’affirmation d’un fait physique. Les livres coperniciens de Diego de Zuñiga et de Foscarini furent aussitôt interdits.

Cependant, Galilée n’était pas mentionné dans ce décret, et le mot hérésie n’était pas employé. On ne lui ordonnait pas non plus de paraître devant le tribunal public de l’Inquisition. La mise en garde qu’il avait reçue de Bellarmino et de Seghizzi demeurait donc une affaire privée. Bellarmino et Seghizzi n’en avaient parlé à personne, et Galilée commença, mais un peu tard, à garder pour lui les détails de cette réunion.

Cela n’empêcha pas que Rome bruissait tout entière de cette nouvelle. Les grandes lignes de l’histoire n’étaient que trop claires. Galilée était venu à Rome faire campagne pour la vision copernicienne, et au lieu de cela – en réalité, à cause de cela – sa vision avait été déclarée formellement fausse et contraire aux Écritures. Beaucoup en étaient ravis, et la rumeur se répandit qu’il avait été, en privé, l’objet d’une admonestation encore plus sévère.

Et voici que Galilée écrivait à Picchena : Je peux prouver que mon comportement dans cette affaire a été tel qu’un saint ne l’aurait pas gérée avec plus de révérence ou avec un plus grand zèle envers la Sainte Église. Mes ennemis n’ont pas été si délicats, ayant eu recours à toutes les machinations, les calomnies et les suggestions diaboliques qui se puissent imaginer.

C’était un tantinet exagéré, mais typique des diatribes acerbes de Galilée contre ses ennemis.


Puis, à la surprise générale, Galilée réussit à obtenir une nouvelle audience avec le pape en personne. C’était un véritable exploit, et compte tenu du rôle que Paul avait joué dans l’instigation des menées contre la vision copernicienne, difficile à expliquer. On disait d’ailleurs que le jeune cardinal Antonio Orsini avait intercédé en sa faveur. Le mardi 11 mars 1616, on trouva donc Galilée et le pape en train d’arpenter le jardin du Vatican, de la même façon qu’en 1611 ils s’étaient promenés dans les vignobles de la Villa Malvasia.

Ils marchaient à la tête de leur suite, mais parlaient assez librement pour que les serviteurs derrière eux puissent entendre la majeure partie de leur conversation. Galilée se plaignit ouvertement de la malignité de ses persécuteurs. Il jura qu’il était un aussi bon catholique qu’un autre, et que tout ce qu’il avait jamais dit ou fait n’avait eu pour seul but que d’éviter à l’Église une malencontreuse erreur qui l’embarrasserait par la suite.

Paul l’écoutait en hochant la tête, et répondit qu’il était bien conscient de la droiture et de la sincérité de Galilée.

Galilée s’inclina profondément, puis pressa le pas pour rejoindre l’immensément sphérique pontife.

— Merci, Votre Sainteté, merci infiniment, mais je dois dire que je suis encore inquiet de l’avenir, à cause de la crainte que j’ai d’être poursuivi par la haine implacable de mes ennemis.

Paul le réjouit brusquement :

— Vous pouvez oublier tous ces problèmes, car nous vous tenons en très haute estime, toute la congrégation et moi-même. Elle ne prêtera pas une oreille bienveillante à ces rapports calomniateurs. Vous pouvez vous sentir en sûreté tant que je serai en vie.

— Merci, Très Saint Père, répondit Galilée, saisissant abruptement la main du pontife et couvrant son anneau de nombreux baisers aussi moustachus qu’enthousiastes.

Paul se laissa faire un moment, son noble regard perdu dans le lointain, puis il indiqua qu’il était temps de prendre congé et s’en retourna vers ses appartements comme un grand vaisseau poussé par une légère brise, Galilée à la remorque lui exprimant ses remerciements dans les termes les plus fleuris. Personne n’avait jamais entendu Galilée s’exprimer avec une telle gratitude obséquieuse, à part peut-être ceux qui l’avaient vu en présence des Médicis, dans les premières années du siècle.


Après cela, Galilée retourna à la colline des Jardins dans une humeur infiniment meilleure. Il renouvela ses efforts pour être autorisé à voir Bellarmino une seconde fois, ce qui se révéla être une longue campagne. De nombreuses semaines plus tard, et encore une fois à la surprise générale, une audience lui fut accordée. Un matin, non loin de la fin du mois de mai, il retourna à la petite maison que le seigneur cardinal avait au Vatican, et l’entretint des rumeurs qui lui étaient revenues de toute l’Italie, lui expliquant combien elles nuisaient à sa réputation et à sa santé. Il ne fit aucune allusion à l’apparition inattendue de Seghizzi pendant sa dernière visite, mais assura à Bellarmino qu’il n’avait, par la suite, parlé de cette réunion à personne (un mensonge incroyable), ajoutant qu’il était sûr que Bellarmino était lui aussi resté parfaitement discret. L’implication était claire : les responsables des rumeurs devaient donc être Seghizzi et ses compagnons.

L’œil de Bellarmino scintilla quelque peu tandis qu’il écoutait tout cela. Il était évident qu’il comprenait ce que cela impliquait. Il hocha la tête, parcourant son bureau du regard comme s’il y avait égaré quelque chose ; peut-être repensait-il à l’intrusion de Seghizzi. Finalement, avec un léger sourire, il appela un secrétaire et lui dicta sur-le-champ un certificat pour Galilée.

Nous, Roberto, cardinal Bellarmino, ayant été informé qu’il était divulgué calomnieusement que le sieur Galileo Galilei avait entre nos mains abjuré, et aussi qu’il lui avait été imposé une pénitence salutaire ; et ayant été requis de proclamer la vérité à ce sujet, déclarons que ledit sieur Galilée n’a abjuré, ni entre nos mains, ni aux mains de personne d’autre ici à Rome, ni ailleurs, à ce que nous savons, aucune opinion ni doctrine soutenue par lui ; et qu’aucune pénitence salutaire ne lui a été imposée ; mais seulement que lui a été notifiée la déclaration faite par le Très Saint Père et publiée par la Sacrée Congrégation de l’Index dans laquelle il est exposé que la doctrine attribuée à Copernic, à savoir que la Terre se meut autour du Soleil et que le Soleil est immobile au centre du Monde et ne se meut pas de l’est à l’ouest, est contraire à la Sainte Écriture, et par conséquent ne doit être ni soutenue ni défendue. En foi de quoi nous avons écrit et paraphé de notre main les présentes, le 26 mai 1616.

Souriant toujours de son petit sourire ironique, Bellarmino signa le document et quand il eut été sablé et séché le donna à Galilée, hochant la tête en le regardant comme pour indiquer que c’était l’avertissement qu’il entendait exprimer depuis le début : ne pas affirmer l’opinion, ni la défendre, mais nulle interdiction de la discuter. Ce document existerait à jamais pour en attester sans ambiguïté.


Guicciardini procéda à sa révision semi-annuelle des comptes de la Villa Médicis et sauta au plafond. Hurlant de toute la force de ses poumons, il dicta une lettre à Picchena :

Étranges et scandaleux furent les agissements qui eurent lieu dans les jardins durant le long séjour de Galilée en la compagnie et sous l’administration d’Annibale Primi, qui a été renvoyé par le Cardinal. Annibale dit qu’il a eu d’énormes dépenses. Quoi qu’il en soit, n’importe qui peut voir qu’ils menaient une vie de débauche. Les comptes sont joints. J’espère que cela suffira à faire rentrer chez lui votre philosophe, afin qu’il mette fin à sa campagne visant à castrer les moines.

Oui, cela suffisait. Le même courrier rapporta à Galilée l’ordre de Cosme, à savoir regagner Florence sur-le-champ.


Pendant la semaine de voyage de retour à Florence, Galilée ne parla à personne de ce qui s’était passé. Il avait l’air songeur et épuisé. La nuit, il sortait son télescope et procédait à ses habituelles observations de Jupiter. Le jour, il ruminait en silence. Il était assez évident pour tout le monde que ses manœuvres s’étaient retournées contre lui, et qu’en allant à Rome renforcer sa position il avait provoqué la situation qui, d’une façon ou d’une autre, bloquait complètement ses travaux et l’avait en vérité amené très près du danger représenté par l’Inquisition. Et c’était loin d’être terminé. Depuis la route, il écrivit une lettre amère à Sagredo :Il n’y a pire haine que celle de l’ignorance pour la connaissance.

Il devait certainement se dire que s’il s’était contenté de rester à Florence et de poursuivre ses travaux, sans attirer l’attention dessus, la tempête des religieux aurait pu se dissiper d’elle-même. Cesi aurait pu, petit à petit, faire campagne pour lui, à Rome, auprès des cardinaux et du Collège de Rome. Cela aurait pu marcher. Au lieu de quoi, Galilée, obstiné comme il l’était, avait choisi de débattre avec le pape – de faire son siège d’une façon tellement persuasive que cet ultime arbitre de la situation aurait été convaincu de le soutenir. Il ne pouvait imaginer que les choses allaient tourner d’une autre façon.

Ou alors, comme l’avançaient certains d’entre nous lorsqu’il dormait, il avait vu un danger et foncé dessus, l’attaquant dans l’espoir de le tuer quand il était jeune encore. Il était très possible qu’il ait procédé à une estimation précise du danger, qu’il ait calculé ses chances de succès et fait de son mieux pour réussir.

Mais il avait échoué.

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