10 Le Célatone

Hélas, quel mauvais destin, quelle maléfique étoile, vous a mené dans ces ténèbres dangereuses et oppressantes, vous a cruellement exposé à plus d’une angoisse mortelle et destiné à mourir de l’appétit féroce et de la gueule violente de ce terrible dragon ?

Hélas, et si je suis avalé tout entier pour pourrir dans ses entrailles putrides, répugnantes et fécales, pour être ensuite éjecté par une issue impensable ?

Quelle mort étrange et tragique, quelle triste façon de finir ma vie !

Mais je suis là, et je sens la bête sur mon dos.

Qui a jamais vu si atroce et si monstrueux revers de fortune ?

Francesco Colonna, Songe de Poliphile

10.1

De retour de Rome, Galilée passa la majeure partie de la fin de l’année 1616 effondré dans son lit, épuisé et écœuré par le monde. Tous les maux habituels défilèrent : rhumatismes, mal au dos, dyspepsie, évanouissements, syncopes, catarrhe, cauchemars, suées nocturnes, hernies, hémorroïdes, saignements de nez et cutanés.

« Si ce n’est pas une chose, c’en est une autre », disait la Piera.

Chaque journée démarrait par le chant du coq, auquel répondaient, depuis le lit du maître, des gémissements presque aussi forts. Les serviteurs les interprétaient comme les manifestations théâtrales d’un homme atrabilaire, en proie aux affres de la plus noire mélancolie. Mais la pauvre petite Virginia en avait très peur. Elle passa plus d’une journée à faire, en courant, la navette entre la cuisine et sa chambre, le dorlotant avec ostentation.

Bien sûr, il avait toujours été sujet à des sautes d’humeur. Il s’était penché sur la question du tempérament, et en était arrivé à la conclusion que Galen était meilleur, sur ce sujet, qu’Aristote – ce qui n’était pas une surprise. À sa connaissance, Galen était le premier à avoir décrit les humeurs – assurément l’un des rares aspects de la science médicale de l’Antiquité qui demeurerait, parce qu’on en voyait des signes partout, tout le monde subissant le joug d’un type d’humeur ou d’un autre – ou plus rarement, comme avec Sarpi, dans un équilibre entre elles qui débouchait sur une humeur parfaitement égale. Quant à lui, Galileo Galilei, il semblait bien qu’il fût dominé par chacune des quatre, à des moments différents : sanguin quand son travail avançait bien, bilieux quand il était agressé ou insulté ; souvent mélancolique, comme quand il pensait à ses dettes ou qu’il rentrait chez lui en bateau, au coucher du soleil, ou insomniaque dans les heures qui précédaient l’aube ; et par-dessus tout cela, phlegmatique, dans la mesure où sa réaction typique à tous ses autres états était de les chasser d’un haussement d’épaules et de se remettre obstinément au travail. Au travail sur n’importe quoi : son incroyable ténacité était définitivement phlegmatique, bien qu’en même temps sanguine, et sujette à des accès d’irascibilité. De haut en bas, de-ci de-là, ainsi allait-il à travers le brouhaha des jours, passant d’une humeur à la suivante, se laissant complètement envahir par chacune à tour de rôle, incapable de prédire quand l’une ou l’autre frapperait – même les insomnies de minuit, qui, au contraire des mélancolies noires, pouvaient parfois être si pures et sereines.

Au fil des ans, la maisonnée avait appris à gérer ces changements rapides, paradoxaux. Mais jamais il n’y avait eu pire période que celle-ci.


En tout cas, la villa de Bellosguardo était un bon endroit pour vivre son hypocondrie. Sur la colline, avec une belle perspective sur la ville, on pouvait rester assis et se reposer en observant la vallée de toits de tuiles ainsi que le grand Duomo, qui semblait voguer vers l’est au milieu d’une flotte de vaisseaux. La villa de Segui, la Maison de la Poursuite – ou des Poursuivis. Il avait signé un bail de cinq ans pour une centaine de scudi par an. La Piera régnait sur les lieux et régentait tout à sa propre satisfaction. La maisonnée entière et elle-même appréciaient que la bâtisse ne fut pas trop pleine de courants d’air, et aussi le vaste terrain sur lequel elle était construite. C’était une bonne maison, et dedans ils vivaient en sécurité.

Giovanfrancesco Sagredo vint de Venise voir son ami malade dans la nouvelle maison qu’il ne connaissait pas, et cela fit sortir Galilée de son lit. Les deux amis se promenèrent dans les jardins, qui étaient très étendus et pas trop envahis de végétation. Sagredo se montra compatissant à propos des interdits de Bellarmino, ne lui disant pas une seule fois « Je vous l’avais bien dit », tout en le congratulant fréquemment pour la nouvelle maison et son terrain. Sagredo était un homme sanguin, une rare combinaison de joie de vivre et de sagesse. Et comme il aimait la vie ! Galilée, au cours des trois années où il avait été son professeur, à Padoue, s’était souvent rendu en barge à Venise pour venir habiter chez lui dans son palazzo rose, et il en était venu à aimer le calme enthousiasme que Francesco avait pour tout. Il buvait et mangeait de bon cœur, nageait dans le Grand Canal, menait des expériences de magnétisme et de thermométrie, s’occupait de sa ménagerie comme l’abbé d’un monastère d’animaux, et vaquait sans s’en faire aux affaires du quotidien.

— C’est un bel endroit, disait-il en cet instant. Voyez comme ces petites granges font de parfaits ateliers, d’où vous avez une sacrée vue sur la ville ! Quelle perspective ! De là, votre regard survole les gens dont vous allez changer la vie à tout jamais, grâce aux travaux menés dans votre atelier…

— Je ne sais pas, ronchonna Galilée, qui ne se sentait pas d’humeur à se réjouir.

Comme nombre de mélancoliques, Galilée pouvait singer un comportement sanguin en présence d’un sanguin, mais il se sentait suffisamment à l’aise avec Francesco pour lui confier ce qu’il éprouvait vraiment.

— J’ai la terrible impression d’être bâillonné. Je ne devrais pas me laisser obnubiler par ça, mais c’est pourtant le cas.

Après quoi, en repensant aux gémissements et aux lamentations de Galilée, Sagredo lui écrivit : Vivere et laeteri ; Hoc est enim donum Dei. Vivez et profitez ; c’est un cadeau de Dieu. Par la suite, il lui écrivit encore sur le même thème : Philosophez confortablement dans votre lit et fichez donc la paix aux étoiles. Laissez les imbéciles être des imbéciles, laissez les ignorants se targuer de leur ignorance. Pourquoi devriez-vous courtiser le martyrologue pour le plaisir de les sortir de leur folie ? Il n’est donné à personne de faire partie des élus. Je crois que l’univers a été fait pour être mis à mon service, et non moi à celui de l’univers. Vivez comme je le fais et vous serez heureux.

C’était probablement vrai, mais Galilée en était incapable. Il avait besoin de travailler ; sans travail, il devenait fou. Mais alors même que la théorie copernicienne constituait le fondement de tout ce qui l’intéressait, il n’avait pas le droit d’en parler. Or Galilée avait été le plus grand avocat du copernicianisme – en Italie, bien sûr, mais plus généralement dans toute l’Europe, Kepler étant si alambiqué. Autant dire que sans lui cela n’irait pas très loin. Tout le monde interprétait son silence sur cette affaire comme le résultat d’un avertissement précis qui lui avait été fait, quoi qu’en dise le témoignage écrit de Bellarmino. Ce n’était pas comme s’il pouvait le brandir toutes les fois qu’il rencontrait quelqu’un pour lui dire : « Je n’ai pas vraiment essuyé une rebuffade, vous voyez ? » Sans compter que la plupart de ces histoires se racontaient dans son dos, de toute façon, et cela il le savait pertinemment. Il ne pouvait même pas leur répondre parce qu’il y avait une meute d’ennemis à l’affût, prêts à sauter sur tout ce qu’il pourrait publier, écrire en privé, ou même prononcer à haute voix. En vérité, les espions étaient partout, et l’air de Florence était chargé de menace sacerdotale.

Aux yeux de tout le monde, il était évident qu’on lui tenait la bride serrée. Il ne lui était jamais rien arrivé de tel de toute sa vie. Dans le passé, l’opposition le réjouissait parce que cela annonçait des opposants piétinés à l’issue du débat, glorieusement mis en pièces par sa combinaison mortelle de raison et d’esprit. Maintenant, c’était fini.

« On m’interdit de poursuivre la vérité ! se plaignait-il pompeusement auprès de ses amis et de sa maisonnée. J’y suis empêché par les écrits, vagues, confus et complètement superflus d’une Église dont je suis un membre honorable, un vrai croyant. Et ce n’est même pas l’Église, telle qu’incarnée par le pape, qui me persécute – après tout il m’a rencontré et m’a donné sa bénédiction – mais plutôt une cabale d’ennemis secrets, menteurs et jaloux, qui nuisent encore plus à l’Église par leur poison qu’ils ne me nuisent à moi ! Il n’y a pire haine que celle de l’ignorance pour la connaissance. Parce que l’ignorant pourrait devenir lui aussi un érudit, s’il le voulait, seulement voilà : il est sacrément trop paresseux ! »

Et il continuait comme ça, récitant tout son rosaire de ressentiment, plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que la maisonnée en ait franchement assez, de tout ça et de lui aussi. D’ailleurs, il en arrivait à s’écœurer lui-même. Il voulait travailler. Il écrivit à un correspondant : La nature aime travailler, générer, produire et se dissoudre, toujours et partout. Ces métamorphoses sont ses réussites les plus élevées. Qui veut donc fixer une limite à l’esprit humain ? Qui veut affirmer que tout ce que l’on peut savoir dans le monde est déjà connu ?


Pour finir, Galilée se lassa même de sa colère et tourna son attention vers d’autres objets. Le matin, il sortait se promener dans les jardins – ce qui était toujours un signe qu’il recouvrait la santé. Il passait ses après-midi à écrire de longues lettres. Il n’observait les étoiles que par les nuits claires, comme il l’avait si religieusement fait avant son voyage à Rome. Maintenant, quand il le faisait, c’était comme en proie à une compulsion à se punir lui-même, les spectacles qu’il voyait dans le télescope ne l’amenant qu’à gémir et à maudire son destin. On aurait dit qu’il titillait une dent malade avec sa langue. Il s’asseyait sur son tabouret et regardait dans son télescope le plus récent en réfléchissant jusqu’au bout de la nuit. Une fois, il lui vint à l’esprit qu’il n’y avait pas d’équivalent longitudinal à l’équateur. Il convenait donc de désigner le méridien zéro de la Terre pour la longitude, et que celui-ci passe par l’endroit du monde le plus conscient du fait que la Terre était une planète, autrement dit sa maison, voire son télescope ou son esprit.

« Je suis le méridien zéro de ce monde, marmonnait-il avec irritation. C’est ce qui rend ces salauds si jaloux. »

Le jour, il essayait de se concentrer sur d’autres affaires. Il recevait des lettres d’anciens étudiants, qui lui soumettaient des questions et des projets à poursuivre. Alors que les mois passaient, il travaillait avec un enthousiasme plus ou moins faible sur de nombreux sujets : le magnétisme ; la condensation de l’eau ; les pierres lumineuses ; la bonne façon de fixer le prix d’un cheval ; la résistance des matériaux, un vieux sujet de préoccupation ; et les probabilités en jeu dans le lancer de dés, un nouveau sujet d’intérêt. Dans ce domaine, la rapidité de son intuition était surprenante, mais après avoir passé une journée à travailler sur la question il s’était contenté de regarder Cartaphilus en fronçant le sourcil.

« C’est un vilain sentiment, avait-il lancé sombrement, que de savoir déjà ce que l’on sait. »

Sur quoi Cartaphilus avait subrepticement détalé, tandis que Galilée se remettait au travail sur les probabilités, puis sur une nouvelle sorte d’outil servant à creuser des trous pour les poteaux. Tout sauf l’astronomie.

Les matins étaient les meilleurs moments. Il errait dans ses jardins, son verger et sa vigne nouvellement plantés, tel un professeur en retraite, en bavardant avec Virginia et en lui donnant de menues tâches à faire, comme de planter des choses, de rapporter des fruits dans la cuisine ou de s’asseoir à côté de lui pour arracher les mauvaises herbes ensemble. Livia ne sortait pas de la maison. Depuis l’arrivée de la Piera, Vincenzio était venu vivre avec eux, lui aussi, mais c’était un garçon désagréable, récalcitrant, paresseux. La mère des enfants était maintenant sortie de leur vie ; elle avait, au grand soulagement de Galilée, épousé un marchand de Padoue appelé Bartoluzzi.

Mais il avait d’autres sujets de préoccupation. Il était obsédé par les problèmes d’argent. Il cherchait toujours le moyen d’en gagner davantage. Le revenu venant de Cosme était une somme fixe de mille couronnes par an, et il était en permanence plus ou moins endetté. Il s’asseyait à une grande table, sous l’arcade de la villa, et répondait au courrier, souvent pour se lamenter auprès de vieux amis ou d’étudiants, ou auprès de ses collègues érudits de l’Académie des Lynx.

Un après-midi, on frappa à la porte, et devinez qui entra ? Marc’Antonio Mazzoleni !

— Maître, dit Mazzoleni avec son sourire édenté, et plus que jamais l’air de se fiche de la gueule du monde, j’ai besoin d’un boulot.

— Moi aussi, dit Galilée en regardant d’un air curieux le vieux mécanicien. Comment vas-tu ?

Mazzoleni haussa les épaules.

Lorsque Galilée était allé le débaucher à l’Arsenal, Mazzoleni était dans une misère noire. Tout ce qu’il possédait tenait dans un sac. Galilée avait dû payer des vêtements à sa famille, qui était vêtue de haillons. Qu’était-il devenu depuis que Galilée avait déménagé ? Galilée n’en avait aucune idée ; il avait laissé Venise et Padoue derrière lui et ne s’était pas retourné. Il avait renoncé à fabriquer ses boussoles, et Mazzoleni ne s’était jamais soucié de poursuivre l’affaire. Peut-être le vieil homme avait-il continué à polir des lentilles dans les ateliers. Quoi qu’il en soit, il était là, et il avait l’air quelque peu désespéré.

— Très bien, dit Galilée, tu es embauché.

C’était une bonne journée. Environ une semaine plus tard, Galilée ouvrait à la volée les portes de la petite grange inutilisée qui jouxtait l’écurie de la villa, et déclarait que c’était le nouvel atelier. Ils rafistolèrent le toit, une grande table de travail fut assemblée à la va-vite, d’autres tables furent fabriquées avec des planches et des tréteaux, et les boîtes bourrées à craquer de ses cahiers de travail et de ses papiers furent apportées du corps de bâtiment principal pour être disposées sur des étagères, comme auparavant. Bientôt, ses croquis et ses calculs couvrirent la table et le sol alentour. Les journées commençaient comme au bon vieux temps :

« Maz-zo-le-niiii ! »

Le maestro se remettait au travail. À Bellosguardo, tout le monde poussa des soupirs de soulagement.


Puisque le pape et son Inquisition lui avaient interdit toute discussion sur la théorie copernicienne, le premier acte public de Galilée, une fois qu’il fut remis sur pied, fut naturellement d’annoncer au monde entier comment il était possible d’utiliser les lunes de Jupiter pour déterminer la longitude. Cela n’enfreignait pas les termes de la lettre d’interdiction, tout en constituant une sorte de défi destiné à rappeler aux gens ses grandes découvertes télescopiques. Sans compter que ça pouvait offrir aux marines et aux navigateurs un système ô combien pratique. C’était également un moyen de mettre à profit les centaines de nuits qu’il avait passées à regarder Jupiter et à calculer les orbites de ses lunes. Grâce à cet effort obstiné, prolongé sur des années, il avait réussi à mesurer si précisément les orbites qu’il pouvait dresser des tables qui prédisaient leur localisation pour de nombreux mois dans l’avenir. Et grâce à ces tables, on pouvait disposer d’une sorte d’horloge visible de tous les points de la Terre, pourvu que l’on ait un télescope assez puissant. Comme avec n’importe quelle horloge que l’on estimait être précise, on pouvait dire à quelle distance de Rome on se trouvait, en longitude, en calculant la différence entre l’heure locale et l’heure à Rome telle qu’inscrite sur les éphémérides qu’il pouvait maintenant établir pour les lunes de Jupiter.

Le sourire édenté de Mazzoleni salua sa première explication.

— Je crois que je pige, dit-il.

Galilée lui flanqua une tape sur la tête.

— Mais bien sûr que tu piges ! Et si toi tu piges, tout le monde le peut !

— Vrai. Peut-être qu’une démonstration avec des petites balles, pour permettre de comprendre plus facilement…

— Bah.

Cela dit, c’est ainsi qu’il commença à penser à une espèce d’astrolabe.

Le premier client potentiel à montrer de l’intérêt pour un tel dispositif fut l’attaché militaire du roi Philippe III d’Espagne. Il arriva de Gênes, en compagnie du comte Orso d’Elci, l’ambassadeur de Toscane en Espagne, et Galilée leur décrivit avec enthousiasme le potentiel d’un tel système. Tous les gens de mer confirmèrent que la détermination de la longitude était le problème le plus important pour la navigation hauturière, et que sa résolution fournirait un service d’une valeur inestimable (ce qui n’empêcherait pas de le faire payer). Venez à Gênes, lui dit en substance l’officier espagnol, vous y ferez une démonstration à mes collègues.

Galilée prépara, comme toujours, cette réunion avec le plus grand sérieux. Elle ne devait pas être très différente de sa démonstration du télescope au Sénat vénitien. Un peu plus technique, ainsi qu’il l’admit devant Mazzoleni. Son artisan eut la prudence de ne pas souligner que les expériences que Galilée avait menées avec la boussole militaire n’avaient jamais étayé sa conviction selon laquelle un tel système de calcul pouvait rendre les gens plus intelligents qu’ils ne l’étaient en réalité. Quelque chose dans le visage de Mazzoleni dut néanmoins traduire cette pensée pour le maestro, puisque celui-ci décida qu’il faudrait faire deux modèles – dont l’un servirait surtout à rappeler aux gens comment le système de Jupiter fonctionnait, et ce que décrivaient les tables. Ils construisirent ainsi un objet que Galilée appela le « Jovilabe », qui ressemblait beaucoup à un astrolabe, dont l’utilité était depuis longtemps établie. Ce nouvel instrument, en cuivre, était fixé sur un solide et joli trépied : il maintenait un anneau plat, sur le bord duquel étaient gravés des degrés, relié par une armature élaborée à un disque plus petit qui se déplaçait à travers les signes du zodiaque et contenait des tables pour chacune des lunes de Jupiter.

C’était un objet magnifique, qui exposait tout ce que Galilée avait appris au cours de ses observations du système de Jupiter.

— Mais encore faudra-t-il que Jupiter et ses femmes soient observables, dit Mazzoleni. Depuis un vaisseau qui naviguerait en haute mer, en rebondissant sur de grosses vagues, en évitant les baleines, les boulets de canon ennemis, et Dieu sait quoi encore. Qui aura les mains libres pour procéder à l’observation ?

— Bien vu.

La solution de ce problème était tellement complexe que Galilée se rendit à Pise, dans son petit Arsenal, pour y recueillir les conseils techniques de ses anciens associés. Mais le plus gros de l’aide qu’il reçut en pratique fut finalement, comme si souvent dans le passé, fourni par l’ingénieux Mazzoleni. Ensemble, ils élaborèrent le dispositif le plus compliqué que Galilée eût jamais fait à ce jour, un objet qu’il nomma « Célatone ». Chaque fois que Mazzoleni le regardait, il ricanait. C’était un casque de bronze et de cuivre, auquel étaient attachés plusieurs télescopes, dont chacun pouvait pivoter sur des armatures afin de se retrouver devant les yeux de la personne qui portait le casque, et procurait une vision nette à diverses distances. On pouvait donc regarder ce qu’on voulait en tournant la tête, et garder les mains libres pour gouverner le navire ou faire autre chose.

Galilée montra cette merveille à la cour, à Florence, et l’un des vieux ennemis qu’il avait là, Giovanni de Médicis, fut tellement impressionné qu’il déclara que c’était une invention plus importante que le télescope même. Il affirma qu’elle pouvait être d’une aide cruciale dans les combats navals.

Ayant perfectionné ces nouveaux systèmes, Galilée se rendit à Gênes pour s’entretenir avec les officiels espagnols. Était-il ou non informé du fait que le pape Paul V s’efforçait alors, de plus en plus désespérément, de rester neutre dans la crise qui allait s’aggravant entre l’Espagne et la France ? Nul ne peut le dire. Il y avait des moments où Galilée ignorait délibérément les choses, et d’autres où il les oubliait, tout simplement.

La rencontre avec les officiels eut lieu dans la grande salle du palazzo génois que les Espagnols avaient loué. Sous les fenêtres au nord, là où la lumière était la meilleure, Galilée déroula les larges feuilles de parchemin sur lesquelles il avait dessiné quelques-uns de ses diagrammes caractéristiques, leurs cercles élégants à peine brouillés par des défauts de fonctionnement de sa plume-compas, leurs lignes convergentes bien droites, tracées à l’aide d’une règle ou d’un fil à plomb, la page entièrement couverte de son écriture bien nette, avec toutes ses abréviations incompréhensibles et ses majuscules. Les officiers espagnols se massèrent autour de la table.

— Le principe est très simple, commença Galilée, ce qui était toujours mauvais signe. Jusque-là, l’une des seules façons efficaces dont on disposait pour déterminer la longitude consistait à observer une éclipse de lune prédite dans un almanach. Dans la plupart des éphémérides, les heures des tables se règlent sur celle de Rome. On peut ensuite déterminer à quelle distance à l’est ou à l’ouest de Rome on se trouve en mesurant la différence de temps qu’il y a entre le moment où l’éclipse était prévue pour le ciel romain et celui où on l’observe à bord de son vaisseau en mer. La relation est claire, la méthode simple – mais malheureusement, les éclipses de lune sont assez rares. Et il n’est pas facile de déterminer la minute précise à laquelle une éclipse commence, ou quand elle a complètement cessé. Si bien que cette méthode théoriquement bonne se révèle difficilement applicable.

« Cependant, déclara-t-il triomphalement en levant le doigt, nous avons maintenant, grâce à la puissance d’un bon télescope que je peux fabriquer mieux que n’importe qui, une réalité nouvellement découverte qui comprend plusieurs éclipses toutes les nuits ! Il s’agit évidemment du passage des quatre lunes de Jupiter derrière leur grande planète, ou dans son ombre. Soit la planète elle-même, soit l’ombre qu’elle projette nous bouche la vue des lunes aussi nettement que quand on souffle une chandelle. Et ce moment peut être calculé à l’avance. C’est très simple si la lune passe derrière Jupiter. Et ça l’est presque autant si elle passe dans son ombre, car ladite ombre forme un cylindre qui s’étend toujours tout droit derrière elle, dans la direction opposée au soleil…

Les officiers espagnols commencèrent à échanger des regards ; et puis, ce qui était pire, à ne plus se regarder les uns les autres. Certains étudièrent les schémas de plus près, rapprochant leur visage du parchemin, comme s’ils espéraient surprendre dans les profondeurs de l’encre les secrets qui leur échappaient.

— Et qui procéderait à ces observations ? demanda l’un des hommes.

— N’importe quel officier libre de les effectuer, à l’aide du… Célatone ! répondit Galilée en indiquant le casque sophistiqué. En fait, tous ceux que vous avez déjà désignés comme responsables de la navigation pourraient porter ceci, et ils vous en seraient reconnaissants. Ils n’auraient qu’à consulter mon Jovilabe et mes éphémérides pour voir quand doit avoir lieu, une nuit donnée, l’éclipse de l’une ou l’autre des lunes joviennes, et observer Jupiter à peu près à ce moment. Notez l’instant précis où vous observez l’éclipse prévue, consultez les éphémérides et voyez quelle différence il y a entre le moment qui y est prédit et celui que vous avez noté. Entrez ce chiffre dans une simple équation, pour laquelle je peux vous fournir des tables complètes, et vous connaîtrez alors, à un degré de longitude près, votre position sur la Terre !

Son doigt était pointé vers le plafond dans sa si caractéristique attitude professorale. Mais, en parcourant la table du regard, il vit que les officiers espagnols le regardaient tous comme autant de haddocks sur un étal de poissonnerie, les yeux ronds, l’air consternés.

— Et si Jupiter n’est pas dans le ciel ?

— Alors ça ne marchera pas. Mais Jupiter est visible neuf mois sur douze.

— Et s’il y a des nuages ?

— Alors ça ne marchera pas.

Ils examinèrent les schémas, le Jovilabe, le drôle de Célatone hérissé de télescopes.

— Ça marche comment, déjà ?


Les Espagnols ne l’achetèrent pas. Galilée leur proposa même ses propres services, à deux mille couronnes par an – seulement deux fois ce que les Médicis le payaient –, mais ils ne marchèrent pas non plus. Ce qui n’était certainement pas plus mal, car il n’aurait pas supporté le voyage. En outre, le pape aurait été fort marri de voir ainsi compromis ses efforts de neutralité ; il aurait eu à répondre auprès des Français de la démarche de Galilée.

Il n’empêche : Galilée fut consterné. Il retomba malade. Il passa beaucoup de temps dans son jardin. Il reporta son intérêt sur autre chose. Il alla voir Sagredo, à Venise, festoya comme au bon vieux temps, s’enivra comme au bon vieux temps ; mais il était également plus vieux, et plus en colère. Et il buvait et mangeait plus qu’il n’en avait l’habitude, si tant est que ce fût possible.

L’une de ces saturnales dyspeptiques le rendit gravement malade. Quand il rentra chez lui, aidé par Sagredo, il sembla complètement bloqué, intérieurement. Puis il passa toute la journée suivante aux latrines, sa lamentant, en proie à ce que certains, chez lui, pensèrent être un empoisonnement alimentaire. Plus tard dans l’après-midi, il commença à pousser des hurlements de peur et de douleur. Sagredo, qui était resté dans les parages pour s’assurer que Galilée allait bien, courut aux latrines voir comment il se portait. Un moment s’écoula, au terme duquel il envoya un messager chercher Acquapendente. Lorsque le médecin arriva, Sagredo le conduisit aux latrines, et Galilée leur ronchonna dessus, étalé de tout son long sur le sol malodorant, les deux mains sur le bas-ventre.

— Je ne peux pas le croire. Il n’y a qu’à moi que ça pouvait arriver. J’avais une telle chiasse que je me suis fait un deuxième trou de balle…

Et ce n’était pas qu’une vieille blague. La partie inférieure de son intestin était bel et bien passée à travers son périnée, à mi-chemin entre l’anus et les testicules, presque jusqu’à la couche supérieure de la peau. Sagredo lui jeta un coup d’œil en biais et détourna le regard, la bouche étroitement pincée.

— On dirait que vous avez quatre couilles, maintenant, admit-il.

Acquapendente repoussa habilement l’intestin à sa place, à travers la paroi musculaire, et dans l’abdomen.

— Vous devrez rester allongé un jour ou deux, au moins.

— Un jour ou deux ! Je ne pourrai plus jamais me relever !

— Ne vous désespérez pas. Vous vous êtes déjà remis de bien pire.

— Vraiment ? Ai-je jamais guéri de quoi que ce soit, bon sang de bon Dieu ?

Ils finirent par le ramener chez lui sur un brancard, et après cela il dut faire très attention lorsqu’il allait aux latrines, avec beaucoup de rechutes de son état chaque fois qu’il avait des difficultés particulières pour déféquer. Après des semaines de souffrance et d’angoisse, il conçut et fabriqua un dispositif de contention mécanique afin de repousser ses entrailles vers le haut et de les retenir à l’intérieur – une espèce de suspensoir, ou plutôt une chose qui ressemblait aux ceintures de chasteté des femmes, ce dont naturellement tout le monde dans la maison se moqua, disant qu’il avait enfin trouvé une méthode pour réprimer ses pulsions sexuelles. Mais ils n’en parlaient que dans son dos, lorsqu’il était hors de portée de voix, parce qu’il n’avait aucun sens de l’humour à ce sujet. Il geignait dans toute la villa en boitant bien bas, généralement appuyé sur un bâton et incapable de s’asseoir ; il ne pouvait que se tenir debout ou s’allonger.

Il était dans cet état on ne peut plus irritable quand l’archiduc Léopold du Tyrol se rendit à la villa pour lui parler. Comme ce jour-là il faisait beau, Galilée ordonna qu’on prépare un festin et reçut l’archiduc sur la terrazza près de la maison. Galilée se tint debout aux côtés de l’archiduc, appuyé des deux mains sur son bâton. Léopold se montra plus doué que les Espagnols pour comprendre le Jovilabe, mais son duché n’avait aucun accès à la mer, et il n’avait pas besoin que son armée puisse déterminer une quelconque longitude. Il trouva aussi le Célatone intéressant – bien qu’en réalité, comme il le dit, pour les buts de guerre une lunette ordinaire fasse parfaitement l’affaire. Il fut néanmoins séduit et séduisant, le modèle même de ce que pouvait être un prince moderne, et Galilée fut encouragé par sa visite.

— Dieu bénisse Votre Magnificence, dit-il au moment du départ de l’archiduc. Je baise vos vêtements avec toute la révérence qui convient à Votre Compréhension.

Il fut à nouveau conforté par une gentille note que Léopold envoya par la suite, le remerciant pour le repas et lui demandant s’il n’avait pas envie de remonter un jour la vallée qui séparait le lac de Côme du Tyrol.

Malheureusement, ainsi que Galilée et le reste de la Toscane l’apprirent un mois ou deux seulement plus tard, le jour même où Léopold avait envoyé sa lettre d’invitation, des officiers protestants jetèrent deux officiels catholiques par la fenêtre d’une haute tour, à Prague. Cette défenestration était un signal : la guerre s’intensifiait d’un bout à l’autre du continent, l’Espagne et, en Allemagne, les Habsbourg se battant contre la France catholique et ses alliés protestants septentrionaux. Peu de gens savaient combien cela allait devenir sanglant, mais tout le monde vit immédiatement que c’était dangereux pour l’ensemble des individus concernés. Léopold du Tyrol, coincé au milieu de tout ça, avec des alliés chez chacun des belligérants, n’avait plus guère de temps à consacrer aux philosophes et à leurs idées.


À Bellosguardo, il était plus facile pour Galilée d’éviter sa malheureuse mère. Giulia habitait une petite maison qu’il louait pour elle en ville, juste au coin de l’endroit où ils habitaient quand il était petit garçon. Et sa mère ne fut jamais spécifiquement invitée à traverser le fleuve pour monter jusqu’à la nouvelle villa avec sa belle vue. Quand Galilée la voyait, par hasard, c’était comme si le temps n’avait pas passé. La rudesse avec laquelle elle avait traité ses enfants se reportait maintenant sur les propres enfants de Galilée, sans qu’elle remarque que les êtres avaient changé, de sorte qu’elle parlait à Galilée comme s’il était son mari et ses enfants les siens, chacune de ses paroles n’étant qu’un mélange infernal de reproches et d’insultes. Elle avait une curieuse façon d’infliger ses excoriations, comme si elle tenait une conversation ordinaire, comme si ce n’étaient en fait que des remarques neutres. Cela commençait à l’instant où il se retrouvait en sa présence et donnait à peu près ceci :

« Ah, te voilà. Je suis surprise de te voir ainsi au milieu de la journée, mais j’imagine que tu n’as rien de mieux à faire.

— Non.

— Tu as toujours été un garçon paresseux, et il est clair que tu n’as pas changé de toute ta vie.

— Désolé d’être fainéant au point de venir te voir, maman.

— Mais non. Écoute, à la porte du fond, il manque encore le gond du bas. Je ne sais pas pourquoi tu ne dis pas au concierge d’arranger ça, mais tu as toujours eu peur des gens, je ne comprends pas pourquoi, je ne vois vraiment pas pourquoi tu as toujours été lèche-cul à ce point. Pourquoi ne peux-tu te résoudre à l’affronter tout simplement ? »

Galilée avait depuis longtemps appris à ignorer ce genre de pique, mais devant ses domestiques un homme ne pouvait se permettre d’en encaisser trop, et il ripostait parfois aux agressions de sa mère, avec tout le ressentiment rentré du demi-siècle passé sous sa férule. Ce qui conduisait inévitablement à des disputes féroces, parce qu’elle ne cédait jamais. Ces combats ne lui apportaient à aucun moment la moindre satisfaction, parce que, bien qu’il puisse à présent gueuler plus fort qu’elle, il n’avait aucune chance d’en sortir avec l’impression d’être vertueux ou victorieux. Au bout du compte, la vieille gorgone avait toujours le dessus.

Ces jours-ci, les principaux reproches que sa mère avait à lui faire, en attendant les suivants, concernaient la façon dont il élevait ses trois enfants. Giulia désapprouvait sa liaison avec Marina, tout comme elle avait également désapprouvé que Galilée y mette fin.

« Et maintenant ? Tu vas en faire quoi de ces pauvres bâtardes ? demandait-elle, le foudroyant avec son œil de méduse. Personne ne voudra jamais les épouser, et quand bien même, tu ne pourrais pas payer leur dot !

— Eh bien, c’est parfait », marmonnait Galilée entre ses dents.

Il avait déployé des efforts surhumains pour faire entrer ses filles au couvent, ce qui devait régler à la fois leur problème et le sien, et paraissait, l’un dans l’autre, être la meilleure solution. Mais entrer au couvent avant l’âge de seize ans enfreignait la loi canonique. Et il fallait même attendre d’avoir treize ans pour devenir novice. Il n’était pas rare que des filles entrent au couvent avant l’âge réglementaire mais, sans surprise, la demande de dispense spéciale que Galilée avait faite lui avait été refusée, sûrement parce que le clergé de Florence avait détesté la façon dont il avait massacré Colombe.

Finalement, cependant, vint un jour où les filles furent assez grandes pour commencer leur noviciat. Entre-temps, Galilée leur avait trouvé des places dans un couvent de clarisses dont l’abbesse était la sœur de Belisario Vinta. Galilée avait encore de mauvais souvenirs de Vinta, mais celui-ci avait favorisé l’entrée de Galilée à la cour de Toscane. Aussi avaient-ils fini par se retrouver en termes amicaux. C’était donc un réel avantage que la sœur de cet homme fût en charge de ses filles, comme elle le prouva aussitôt en annulant la fête qu’elles étaient censées donner pour consacrer l’argent qu’elle aurait coûté à l’achat des habits de nonnes dont elles allaient avoir besoin, faisant ainsi économiser à Galilée une somme considérable.

Cela paraissait donc, à première vue, miraculeux, mais cela n’empêcha pas sa mère de le vilipender :

— Tu as condamné ces pauvres et douces créatures à une vie de labeur et de famine, déclara-t-elle, la lèvre supérieure retroussée, en agitant la main dans sa direction comme pour le gifler. Espèce de cochon sans cœur ! Tu ne vaux pas plus cher que ton père. Je ne sais pas pourquoi je devrais être surprise par tout ça, et pourtant je le suis.

Galilée lui tourna le dos, préférant voir le bon côté des choses. Les filles feraient des religieuses respectables et seraient casées pour la vie. Leur abbesse était une amie, et une alliée. Il lui faudrait environ une heure pour se rendre à pied, par-delà les collines, au couvent d’Arcetri, et autant à dos de mulet, ainsi que sa hernie l’y condamnait généralement ; ce qu’il pourrait faire au moins une fois par semaine. C’était une bonne chose. Elles seraient bien.

Il était vrai que l’ordre des pauvres clarisses n’avait pas usurpé son nom. L’intention déclarée de Claire, qui avait été l’élève de saint François d’Assise, était d’imiter François et de ne rien posséder sur Terre. C’était très bien pour elle, mais quand vous aviez trente femmes réunies dans une maison, censées être là pour faire la même chose, ce n’était pas pratique. Beaucoup de couvents de clarisses avaient été dotés en terre par les familles de leurs nonnes, mais pas San Matteo. Giulia brandit sous le nez de son fils une lettre que l’une des clarisses avait écrite à une autre fille de la région qui cherchait à y entrer, lettre qui avait réussi on ne sait comment à tomber entre ses mains crochues. Elle la tint devant lui et la lut à haute voix :

— « Nous portons de vils vêtements, allons toujours pieds nus, nous levons au milieu de la nuit, dormons sur de dures planches, jeûnons continuellement, et mangeons de la nourriture de carême, grossière et pauvre, et nous passons le plus clair de notre temps à réciter le Divin Office et en longues prières mentales. Toutes nos récréations, nos plaisirs et notre bonheur sont de servir, d’aimer et de complaire au bien-aimé Seigneur, tentant d’imiter ses saintes vertus, de nous mortifier et de nous avilir, de souffrir le mépris, la faim, la soif, la chaleur, le froid et d’autres brimades pour Son amour. » Ça a l’air génial, hein ? Quelle vie ! Pourquoi ne pas les tuer tout de suite, tant que tu y es ?

— Pourquoi ne pas m’arracher les yeux tout de suite, tant que tu y es ? rétorqua Galilée, la quittant sans un adieu.

Virginia comprenait les raisons de son père. C’était une bonne fille. Elle prit pour nom en religion celui de Maria Celeste, pour honorer les succès astronomiques de son père, et entra au couvent sans une plainte, en pleurant quelques heures seulement. Livia, d’un autre côté, avait trois ans de moins et n’en avait jamais fait qu’à sa tête ; elle avait hérité de la langue acérée de Marina et de la noirceur de Giulia. Lorsque le moment vint de s’installer à San Matteo, des servantes durent la maîtriser. Pour finir, elle fut emmenée au couvent dans une litière fermée, ficelée comme un cochon. Lâchée à San Matteo, elle se transforma en une boule au visage blanc, dans un coin de leur salle commune, tremblant comme un hérisson pris au piège. En regardant les pieds de Galilée, elle annonça avec dignité :

— Je ne te parlerai plus jamais.

Puis elle baissa la tête sur ses genoux, lui cachant son visage, et ne dit plus rien.

Elle tint parole au-delà de tout ce que Galilée aurait pu imaginer.


Virginia partie, la maison était beaucoup moins vivante ; Livia partie, elle fut moins tumultueuse. Vincenzio restait aussi terne qu’auparavant. Le moral de Galilée commença à chuter alors qu’il devenait clair pour lui que le Célatone serait un échec encore plus cuisant que la boussole en son temps. Personne ne voulut jamais en acheter le moindre exemplaire.

À nouveau, il tomba malade. Des mois s’écoulèrent, durant lesquels il ne quitta que rarement son lit, disant à peine un mot, comme si Livia lui avait jeté un sort. Salviati demanda à Acquapendente de venir de Padoue l’ausculter, afin de tenter d’établir un diagnostic. En vain.

— Votre ami est excessivement plein de toutes les humeurs, lui dit par la suite Acquapendente. Je l’ai un peu saigné, mais il n’aime pas ça, et de toute façon l’excès de sang n’est pas le problème. Il est de nouveau mélancolique, et quand un colérique devient mélancolique il tend à souffrir de mélancolie noire. Ces gens-là souffrent souvent grandement de peurs exagérées, et il me semble maintenant que Galilée est quasiment dans un état d’omninoïa.

— Le fait qu’il ait effectivement de véritables ennemis, qui cherchent à lui nuire, n’arrange probablement pas les choses, dit Salviati.

— En effet. Ça ne peut que le rendre plus anxieux.

De fait, il se publiait de plus en plus d’attaques contre Galilée. Il ne pouvait y répondre, et tout le monde le savait. Les jésuites ne cessaient de l’attaquer sur des questions d’astronomie. Le monde bruissait de rumeurs affirmant que Galilée y répondait violemment en privé ; et il était tout à fait vrai que ses amis les Lynx voulaient qu’il réagisse ainsi. Quand Galilée lisait leurs lettres d’encouragement, aussi bien intentionnées que remplies de mauvais conseils, il hurlait sur son lit. Il commença à boire de plus en plus. Quand il s’était suffisamment soûlé, il se mettait à délirer et à suer par tous les pores de sa peau.

« Ils veulent me brûler sur le bûcher, assurait-il aux gens avec un sérieux mortel, en les regardant dans les yeux. Ils veulent littéralement me brûler vif, comme Bruno l’hérétique. »

C’est ainsi que, lorsque trois comètes arrivèrent en même temps dans le ciel, semant au sein des affaires humaines une triple dose de l’atmosphère de malheur et de discorde qu’elles contenaient d’ordinaire, Galilée commença par se montrer irrité, puis, sembla-t-il, épouvanté. Il se réfugia dans son lit, refusant de répondre aux lettres qui abordaient ce sujet, ou de recevoir quelque visiteur que ce fût. Quand il était poussé dans ses retranchements, il racontait aux gens qu’il avait été tellement malade qu’il n’avait pu procéder aux observations du phénomène. Par bonheur, les comètes disparurent du ciel nocturne, et bien que les controverses continuassent à faire rage, avec notamment plusieurs attaques ouvertes ou voilées contre l’astronomie de Galilée, allant même jusqu’à mettre en cause sa connaissance des bases de l’optique, il refusait résolument de répondre.

— Ils ont décidé d’avoir ma peau, se plaignit-il auprès de la Piera et des autres serviteurs, balançant lettres et livres à travers la pièce. Il n’y a pas d’autre explication à des discussions aussi stupides ! Ils essaient de m’asticoter pour me pousser à m’exprimer et à écrire ces imbécillités, mais je ne suis pas dupe !

Un livre d’un certain père Grassi, un astronome jésuite, lui infligea une détresse particulièrement aiguë, car il l’accusait d’incompétence, de mendicité, d’inaptitude à comprendre les cieux, en même temps que d’enfreindre régulièrement l’interdiction de parler de Copernic. Il semblait certain que cela allait une fois de plus lancer sur lui les Chiens de Dieu.

Un jour, il craqua.

— Va me chercher Cartaphilus, dit-il à Giuseppe d’une voix râpeuse.

Quand le vieux serviteur arriva, Galilée referma la porte de sa chambre et prit le vieillard par le bras.

— Il faut que je retourne là-haut, dit-il.

Il avait perdu beaucoup de poids ; il avait les yeux injectés de sang, et ses cheveux gras pendaient par mèches collées sur son crâne.

— Je veux que tu me ramènes auprès d’Héra, tu comprends ?

— Maestro, vous savez que je ne peux plus, désormais, être sûr de qui sera à l’autre bout de la chose, l’avertit Cartaphilus à voix basse.

— Renvoie-moi là-haut quand même, ordonna Galilée en pinçant le bras du vieux comme un crabe. Quand je serai là-haut, Héra me retrouvera. Elle y arrive toujours.

— Je vais essayer, maestro. Ça prend toujours un petit peu de temps, vous le savez.

— Fais vite, cette fois. Vite.


Une nuit, peu après cela, Cartaphilus vint trouver Galilée dans sa chambre.

— Maestro, dit-il tout bas, tout est prêt pour vous.

— Quoi ?

— L’intricateur. Votre teletrasporta.

— Ah !

Galilée se leva. Une fois sur ses jambes, il avait l’air frêle et miteux. Cartaphilus l’encouragea à s’habiller, à se peigner.

— Il fait plus froid là-haut, vous vous souvenez. Vous allez sans nul doute rencontrer des étrangers.

Au bord du jardin, il avait fait placer un divan, avec des couvertures. À côté du divan, par terre, était posée une boîte en métal. On aurait dit de l’étain.

— Quoi, pas d’étranger ? Pas de télescope ?

— Non. C’est moi qui suis chargé de ce dispositif. Il n’a jamais été que votre coursier, votre guide. C’est lui qui est venu vous chercher. Mais maintenant, comme vous allez le découvrir, il s’est attiré des ennuis sur Callisto. Il semblerait que je doive vous envoyer à Aurore, qui a été chargée de cet intricateur. Elle a accepté de vous revoir.

— Bien.

— Je doute qu’Héra soit contente.

— Je m’en fiche.

— Je sais.

Cartaphilus le regarda.

— Je pense que vous avez besoin d’apprendre ce qu’Aurore a à vous enseigner. N’oubliez pas.

Et il tapota sur le côté de la boîte d’étain.

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