15 Les deux mondes

Les dés sont jetés, et j’écris un livre qui sera lu par mes contemporains ou par la postérité, peu importe.

Il peut bien attendre son lecteur cent ans, puisque Dieu lui-même a attendu six mille ans son contemplateur.

Johannes Kepler, L’Harmonie du monde

15.1

Il se réveilla si raide qu’il n’arrivait pas à bouger, avec la sensation d’avoir les boyaux et la vessie sur le point d’éclater, comme s’ils se bagarraient pour se frayer un chemin par son deuxième anus. Il était au lit. Cartaphilus avait les yeux fixés sur lui, avec cette expression particulière – un air entendu, ou d’intense curiosité, Galilée n’aurait su le dire.

— Quoi ? coassa Galilée.

— Vous avez été intriqué, maestro.

— Oui.

Il réfléchit à cela tout en faisant l’effort de rouler sur le côté pour se redresser en position assise.

— Tu sais ce qui m’arrive quand je suis parti, pas vrai, Cartaphilus ?

— Oui. Je le vois là-dedans, fit-il en désignant son instrument.

— Alors tu as vu ?

Cartaphilus hocha la tête d’un air malheureux.

— C’est de pire en pire. Ça a dû faire un sacré chambard. À la fin, tout le monde était en larmes et geignait. Ça allait si mal que j’ai décidé de vous ramener. J’espère que j’ai bien fait.

— Je ne sais pas.

Galilée essaya de se concentrer sur ce qui s’était passé. L’existence vue à travers une succession d’éclairs.

— Il faut que j’y retourne, je crois.

Et puis la Piera arriva avec un panier de pain et de cédrats, Giuseppe et Salvadore sur les talons. Les deux garçons transportaient un chaudron de vin chaud, épicé, parfumé à la grenadine. Ils étaient eux-mêmes suivis par des filles de cuisine chargées de bols, de tasses, d’assiettes, de couverts et de vases de fleurs. Au terme d’une succession de mouvements lents et décomposés, qui suscitèrent tous force gémissements, Galilée se leva. Il regarda les visages qui l’entouraient comme s’il ne les avait jamais vus. Cette fois, lui dit la Piera, la syncope avait duré deux jours. Il devait mourir de faim.

— Mais avant, aidez-moi à aller aux latrines, ordonna-t-il aux garçons. Si je veux remanger, je dois d’abord faire de la place. Dieu m’aide à ne pas chier mes boyaux.


Les jours suivants, il fut très en retrait.

— Les choses ne sont pas claires, se lamenta-t-il auprès de Cartaphilus. Je ne me rappelle que des bribes éparses. Héra a dû faire quelque chose à mon esprit. Je n’arrive pas à voir l’image d’ensemble.

Il écrivit pourtant un dernier passage à ajouter à Il Saggiatore avant de l’envoyer à Rome pour publication. Le texte en question était une chose curieuse, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait écrit jusque-là :

Il était une fois, en un lieu très solitaire, un homme que la nature avait doté d’un esprit très perspicace et d’une curiosité extraordinaire. Pour se distraire, il élevait divers oiseaux. Il appréciait énormément leurs chants et observait avec émerveillement l’art admirable qui leur permettait de transformer à volonté l’air même qu’ils respiraient en une variété de chants mélodieux.

Une nuit, cet homme eut la chance d’entendre près de sa maison un chant délicat ; ne pouvant imaginer que ce fût autre chose qu’un petit oiseau, il sortit pour l’attraper. Parvenu à une route, il rencontra un jeune pâtre qui soufflait dans une tige de bois percée sur laquelle il faisait courir ses doigts, créant ces divers chants semblables à ceux d’un oiseau, mais d’une manière très différente. Stupéfait, mais poussé par sa curiosité naturelle, l’homme donna un veau au berger pour avoir ce pipeau et revint à sa solitude.

Le jour d’après, passant près d’une petite chaumière, il entendit résonner à l’intérieur un chant analogue. Pour savoir s’il venait d’un pipeau ou d’un merle, il décida d’y entrer. Là, il trouva un enfant tenant dans sa main droite un archet qu’il faisait courir au-dessus de nerfs tendus sur une pièce de bois creuse dont il tirait des chants divers et très doux sans qu’il eût besoin de souffler. Vous pouvez à présent, vous qui partagez l’intelligence et la curiosité de cet homme, juger de son étonnement. Voyant deux nouveaux moyens si imprévus de former des sons et des mélodies, il se prit à croire qu’il pouvait bien en exister d’autres.

Son émerveillement s’accrut encore lorsque, entrant dans un temple, il entendit un son et qu’ayant regardé derrière la porte il s’aperçut qu’il provenait de l’huis quand il l’avait ouvert. Une autre fois, poussé par la curiosité, il entra dans une auberge en s’attendant à y trouver un homme effleurant les cordes d’un violon par touches légères de l’archet, et vit à la place quelqu’un frotter du bout du doigt le bord d’un verre et en tirer un son très doux. Puis il se rendit compte que les guêpes, les moustiques et les bourdons ne produisaient pas de sons discontinus à l’aide de leur souffle, comme les oiseaux, mais formaient un son continu par le battement rapide de leurs ailes. Et comme sa stupeur s’accroissait, en même temps diminuait sa certitude de comprendre comment les sons étaient produits.

Mais alors que cet homme croyait désormais avoir tout vu, et qu’il n’existait pas d’autres façons de former des sons, il se retrouva plus que jamais plongé dans l’ignorance et la stupeur. Car, ayant capturé une cigale dans sa main, il ne réussit pas à diminuer sa clameur stridente en lui fermant la bouche ou en lui bloquant les ailes, et il ne lui voyait bouger ni les écailles ni aucune autre partie de son corps. Finalement, ayant soulevé l’armure qui lui couvrait la poitrine, il aperçut quelques cartilages, fins et durs, qui couraient au-dessous. Pensant que le crissement venait de leur vibration, il résolut de les rompre pour le faire cesser. Mais il ne se passa rien jusqu’à ce que son aiguille s’enfonce trop profondément et transperce la créature, lui ôtant la vie en même temps que la voix, si bien qu’il n’était pas plus capable de déterminer si le chant provenait de ces ligaments. Et par cette expérience sa connaissance fut réduite à l’ignorance complète, de sorte que lorsqu’on lui demanda comment les sons étaient produits, il répondit en tremblant que s’il connaissait certains moyens de les créer, il était sûr qu’il en existait bien d’autres qui n’étaient pas seulement inconnus mais aussi inimaginables.

Je pourrais illustrer par de nombreux exemples la générosité de la Nature à produire ses effets, car elle emploie des moyens auxquels nous ne pourrions jamais songer si nous n’avions nos sens et nos expériences pour nous les enseigner – et encore ceux-ci sont-ils parfois insuffisants à remédier à notre absence de compréhension. La difficulté à comprendre comment la cigale forme son chant, même quand nous la voyons chanter entre nos mains, devrait être une raison plus que suffisante pour que nous refusions de déclarer comment les comètes se forment ou quoi que ce soit d’autre.

Lorsque Cesi lut cette addition au nouveau livre, il fut intrigué et écrivit aussitôt à Galilée pour lui demander ce qu’elle signifiait. Était-ce une façon de dire que la théorie copernicienne n’expliquait pas de façon correcte le mouvement des planètes, finalement – le chant de la cigale représentant donc quelque chose comme la musique des sphères ?

Galilée fit une réponse laconique : Je sais certaines choses qui n’ont été observées que par moi-même et nul autre. À partir de ces choses, dans les limites de ma sagesse humaine, la justesse du système copernicien paraît incontestable.


Que Maffeo Barberini soit devenu pape était un miracle ; qu’il ait promulgué son neveu Francesco cardinal seulement trois jours après que celui-ci eut rejoint l’Académie des Lynx en était un autre. L’année précédente, Galilée avait aidé Francesco à obtenir son doctorat de l’université de Pise, faveur pour laquelle son oncle, le nouveau pape, avait envoyé à Galilée une gracieuse lettre de remerciement. Et maintenant Francesco était l’un des conseillers et des confidents les plus proches d’Urbain.

Ensuite, un autre des disciples de Galilée, et l’un de ses soutiens les plus enthousiastes, un jeune homme appelé Giovanni Ciampoli, fut nommé au puissant poste de secrétaire du pape. Ce qui défiait presque l’entendement, compte tenu de l’écart entre les prétentions immenses de Ciampoli et ses réussites et sa position actuelles. En réalité, c’était un coq. Pourtant, il était désormais gardien de la porte du pape, qu’il voyait tous les jours – pour le conseiller, lui faire la conversation, et même la lecture à haute voix pendant qu’il prenait ses repas. En fait, Ciampoli lui lut Il Saggiatore, après quoi il écrivit à Galilée et aux Lynx pour leur dire qu’Urbain avait souvent ri à haute voix en l’écoutant.

Et non seulement le pape lisait Il Saggiatore, à ce qu’il semblait, mais tout le monde à Rome – les lettrés, les virtuoses, les philosophes, les jésuites et tous ceux qui s’intéressaient aux affaires intellectuelles. C’était le livre à la mode ; il avait complètement transcendé la question originelle des comètes, ou n’importe laquelle des controverses scientifiques dans lesquelles Galilée s’était trouvé embringué. C’était une arme dont les gens se servaient pour briser le conformisme lourd, somnolent, vindicatif, des années du règne de Paul. Quelqu’un parlait enfin librement, et dans la langue vulgaire, de toutes les nouvelles découvertes. La haute culture barbérinienne était née, émergeant telle Athéna. Galilée n’était plus tout seul, ou membre d’une faction, mais le chef d’un mouvement. Avec Urbain VIII sur le trône de Pierre, tout était possible.


Encore une fois, cependant, le voyage de Galilée à Rome fut retardé par des maladies, et pas seulement les siennes. Urbain VIII était sorti si épuisé de son intense campagne pour la papauté qu’il s’était retiré au Vatican depuis plus de deux mois. Le temps qu’il soit suffisamment remis pour recevoir les quémandeurs et les visiteurs, et que Galilée ait recouvré la force nécessaire pour pouvoir voyager, c’était le printemps de 1624.

Finalement, le moment arriva. Lors de son dernier jour à Bellosguardo, Galilée partit à dos de mule jusqu’à San Matteo pour dire au revoir à Maria Celeste.

Elle savait parfaitement bien pourquoi il devait partir. Elle croyait que ce nouveau pontife était une réponse directe à ses prières, une intercession de Dieu en leur faveur ; c’est elle qui avait, la première, parlé de « conjonction miraculeuse », fournissant à Galilée à la fois l’idée et l’expression. Dans les lettres qu’elle lui écrivait, elle avait révélé son ignorance du protocole de la cour en exprimant l’espoir qu’il écrirait à Urbain VIII pour le féliciter de son ascension, ne comprenant pas qu’un individu du statut de Galilée ne pouvait s’adresser directement à un si haut personnage, mais devait se contenter d’exprimer ses remerciements et ses meilleurs vœux par le truchement d’un intermédiaire, ce que Galilée avait fait, évidemment, utilisant dans ce but le cardinal Francesco Barberini, ainsi qu’il l’avait expliqué à Maria Celeste par retour de courrier.

Et maintenant Maria Celeste se cramponnait à lui, essayant de ne pas pleurer. À la façon dont elle le serrait contre elle, il sentit que personne ne l’avait jamais aimé aussi fort. Et puis, bien sûr, elle détestait toujours quand il s’en allait.

— Tu ne veux vraiment pas que je demande à Sa Sainteté de vous donner quelques terres ? demanda-t-il, essayant de lui changer les idées.

À quoi Maria Celeste répondit :

— Ce dont nous avons besoin, c’est de meilleurs guides spirituels ! Ces prétendus prêtres qu’ils nous ont infligés, eh bien… Vous savez ce qu’ils ont fait. C’en est vraiment trop. Si seulement nous pouvions avoir un prêtre honnête, un vrai prêtre…

— Oui, oui, répondit Galilée. Mais peut-être aussi une terre que vous pourriez louer ? Ou une annuité ?

Maria Celeste eut un rapide froncement de sourcils, si caractéristique. Ce n’était pas le genre de chose qu’on demandait au pape, disait son expression.

— J’en parlerai à l’abbesse, temporisa-t-elle.

Il était de retour à Bellosguardo et procédait à ses derniers préparatifs lorsque le domestique du couvent, Geppo, lui apporta une lettre de sa fille. S’il vous plaît, demandez à Urbain un vrai prêtre, répétait-elle en substance. Quelqu’un de cultivé, ou en tout cas quelqu’un qui ait l’esprit pur.

Galilée jura en lisant cela. Là, sur la page, s’inclinait la belle écriture italique de sa fille, ses grandes boucles orientées selon des diagonales parfaites vers le nord-est et le nord-ouest, si cela avait été une carte ; une véritable œuvre d’art, comme toujours, écrite à la chandelle au milieu de la nuit, une fois les corvées de la journées dûment effectuées. Plus d’une fois, elle s’était excusée de s’être endormie pendant qu’elle écrivait, et il lui fallait souvent plusieurs soirées pour composer une seule de ces belles lettres. Elle le priait généralement de bien vouloir lui pardonner d’avoir évoqué les besoins physiques les plus pressants du moment, de lui avoir réclamé une couverture, ou sa plus vieille poule pour épaissir leur brouet. Et voilà que maintenant elle le suppliait de demander au nouveau pape un meilleur conseiller spirituel…

— Je vois ce que c’est, dit-il d’un ton sinistre, les yeux rivés à sa lettre. Pour être une pauvre Clarisse sans devenir folle, il faut croire à tout, jusqu’au bout, jusqu’au fond de son âme. Sans cela, le désespoir les noierait.

Comme il avait noyé Arcangela et plusieurs autres des sœurs, y compris la pauvre mère supérieure. On pouvait peut-être même dire que la plupart d’entre elles étaient plongées dans le désespoir, écrasées par la faim, le froid et la maladie, tandis que Maria Celeste restait à flot grâce à sa foi, et soutenait les autres avec sa bonté surnaturelle. Galilée marmonna des jurons sulfureux en réfléchissant à ses deux filles, coincées dans la même situation et illustrant ainsi une authentique réponse aristotélicienne « ou bien-ou bien » au problème. Aucune des deux n’était tout à fait saine d’esprit ; mais Maria Celeste était belle. Une sainte.

Plus tard, à Rome, lorsqu’il transmit sa requête, il demanda aussi pour son fils Vincenzio une sinécure, combinée avec une indulgence papale afin de légitimer sa naissance. Ce qui lui fut accordé. La sinécure garantissait au jeune homme soixante couronnes par an, mais comme elle était assortie de l’exigence qu’il se plie à certains exercices religieux il refusa de l’accepter. À cette nouvelle, Galilée leva les bras au ciel.

— J’ai fait mon devoir auprès de ces gens ! rugit-il. Ils ne recevront plus un scudi de moi, plus un quattrini ! La famille, quelle escroquerie ! Le sang n’est pas plus épais que l’eau, comme on peut le constater quand on se coupe !

— Il s’épaissit quand il gèle, fit remarquer Cartaphilus.

— Oui, et il te colle au doigt quand il sèche. Autrement dit, la famille, c’est la croûte sur la plaie. J’en ai marre. J’y renonce !

Cartaphilus ignora ces propos, sachant que ce n’étaient que des paroles en l’air. Et à ce moment-là, il y avait des problèmes plus pressants.


Malheureusement, la grande-duchesse Christine n’était pas convaincue de la nécessité de ce voyage à Rome, et n’avait pas envie de le financer. Le nouvel ambassadeur des Médicis à Rome, un certain Francesco Niccolini, cousin de l’avant-dernier ambassadeur, fut informé par une lettre du jeune grand-duc Ferdinand II que Galilée n’était invité ni à rester à l’ambassade, ni à la Villa Médicis. À Galilée, donc, de prendre ses dispositions pour loger chez son ex-étudiant Mario Guiducci, qui vivait près de l’église Santa Maria Maddalena.

C’était le premier signe que la mirabile congiunture n’était pas tout à fait aussi miraculeuse qu’il semblait – ou qu’elle disjonctait déjà, sous la forme de nombreuses conjonctions astrologiques aussi brèves que spectaculaires.

Le second signe de disjonction fut bien pire. Galilée était encore sur le chemin pour Rome, il était descendu dans la villa de Cesi à Acquasparta, quand leur parvint la nouvelle que Virgilio Cesarini, ce brillant et mélancolique jeune cardinal, était mort.

C’était un coup très rude, parce que Cesarini était probablement la figure maîtresse de tous les cercles intellectuels concurrents de la ville – connu de tout le monde, très bien placé au Vatican, et en même temps un vrai Lynx, un vrai galiléen. Personne ne s’attendait à sa mort, malgré sa frêle constitution ; mais c’étaient des choses qui arrivaient.

Le poste qu’il laissait vacant au Saint-Office fut rapidement donné au gigantesquement gras Fra Niccolo Riccardi – un prêtre qui semblait avoir de la sympathie pour les Lynx, et qui aimait le nouveau livre de Galilée, mais qui était aussi avide de plaire à tout le monde. Il ne leur serait pas d’une grande aide.

Conjonctions et disjonctions ;il n’y avait rien d’autre à faire que de se rendre le plus vite possible à Rome, et d’agir au mieux. Il reprit donc la litière, endurant à nouveau les cahots et les grincements des routes dévastées du printemps.


Le jour de son arrivée dans la gigantesque cité enfumée, Galilée veilla tard avec son hôte, Guiducci, et fut mis au courant de la situation. Comme il avait pu le constater dans les étroites rues encombrées, le nouvel ordre des choses avait plongé la capitale du monde dans une vive excitation. Pour la première fois depuis des décennies, le trône de Pierre était occupé par un pape ambitieux, qui lançait de nouveaux projets de construction, dégageait des quartiers entiers de la ville, organisait des fêtes gigantesques pour la population et encourageait les sociétés littéraires et les nouvelles associations comme les Lynx. Personne ne se souvenait d’une époque pareille ; les Lynx n’étaient pas les seuls à constater le miracle. Voir les Borgia (et les Médicis) éloignés du pouvoir et remplacés par un intellectuel curieux, vigoureux – c’était le printemps pour tout le monde.

Le lendemain matin, donc, Galilée sentit renaître tous ses espoirs lorsqu’il alla au Vatican présenter ses respects. Les bâtiments familiers venaient d’être lavés. Ils avaient l’air plus grands, plus imposants, et les jardins étaient plus luxuriants et plus beaux que jamais. Un Giovanni Ciampoli radieux, rayonnant, le conduisit à travers le foyer papal et les salons extérieurs vers le jardin intérieur, qui croulait maintenant sous les fleurs. Et là, en train de se promener avec son frère le cardinal Antonio Barberini, se trouvait le nouveau pape, l’envoyé de Dieu sur Terre.

Dès la première seconde de l’audience, Galilée vit que Maffeo Barberini n’était plus le même homme. Ce n’était pas seulement la robe blanche, le surplis, le vêtement rouge sur les épaules encadrant son élégante tête ornée d’un bouc, le chapeau rouge bordé d’hermine, ni les serviteurs respectueux de tous les côtés, et le Vatican proprement dit, même si toutes ces choses étaient évidemment nouvelles. C’était l’expression de son regard. La lueur de malice dont Galilée se souvenait si bien avait disparu en même temps que l’air d’admiration ouverte pour les réussites de Galilée. Urbain VIII n’était plus présent de la même façon. Il avait la peau lisse et rose, le front bombé et un long nez brillant. Ses yeux, ronds plus qu’ovales, étaient maintenant pareils à des petites pierres noires, attentives, vivantes, et pourtant ils évitaient le regard de Galilée comme s’ils contemplaient autre chose. Le nouveau pape s’attendait à de l’obéissance, voire à de l’obédience, et s’était déjà habitué à les recevoir. Il n’imaginait même pas ne point les recevoir.

Et bien sûr Galilée lui sortit le grand jeu, s’agenouillant, s’inclinant pour embrasser les pieds chaussés de sandales, parfaitement blancs et propres.

— Levez-vous, mon Galilée. Parlez-nous debout.

Tout en faisant cela, Galilée se mordait la langue, passant en revue les félicitations qu’il avait préparées. Il n’était plus question, maintenant, de suggérer que quoi que ce fût avait été gagné, ou que l’affaire aurait pu tourner d’une autre façon ; il fallait agir comme si les choses avaient toujours été telles qu’elles étaient. Faire allusion au passé aurait été un faux pas, sinon une impertinence. En silence, Galilée baisa le gros anneau sur la main tendue du pontife. Urbain hocha froidement la tête. Il laissa Ciampoli parler pour lui, se contentant d’opiner du chef pour marquer son approbation, murmurant occasionnellement des choses que Galilée pouvait à peine entendre. Il lui lança un regard curieux, acéré, puis retourna à la contemplation de quelque paysage intérieur. Même pour Galilée, son savant préféré, il n’allait pas se donner la peine d’être totalement présent. C’était comme si la carapace de pouvoir qu’il portait maintenant était si lourde qu’il avait besoin de s’en occuper continuellement, et si épaisse qu’il la croyait impénétrable par quiconque. Désormais, il vivait seul, en tout temps et en tous lieux. Même son frère Antonio le regardait comme s’il observait une nouvelle connaissance.

Ciampoli – qui avait toujours été l’un des avocats les plus singuliers de Galilée, l’un de ceux qui l’avaient aidé le moins efficacement, un homme d’un enthousiasme illimité mais chancelant dans tous les autres domaines – parlait maintenant avidement des réussites de Galilée, sur un ton qui les plaçait sur un piédestal trop élevé, et qui amena le regard qu’Urbain portait sur les fleurs à retrouver son acuité pendant une seconde tandis qu’il inclinait la tête pour écouter. Barberini connaissait déjà l’histoire de Galilée, et il était clair que ce n’était pas le moment de la lui répéter. Pour quelles raisons Ciampoli avait-il été nommé secrétaire d’Urbain ? Galilée eût été bien incapable de le dire.

Puis Urbain leva la main et Ciampoli vit, bien après Galilée, que l’entretien était terminé. Nerveusement, Ciampoli remercia Galilée d’être venu, parlant pour Urbain exactement comme il avait, un moment plus tôt, parlé pour Galilée. Il avait à lui seul fourni toutes les répliques ! Ensuite, il raccompagna Galilée jusqu’à la sortie. Il ne s’était pas écoulé plus de cinq minutes.

Dehors, dans la vaste antichambre, Ciampoli répéta ce qu’il avait déjà écrit dans ses lettres, qu’il avait lu Il Saggiatore à haute voix au pape pendant ses repas, et qu’Urbain avait ri.

— Je suis sûr que vous êtes maintenant libre d’écrire tout ce que vous voulez, sur l’astronomie ou n’importe quel sujet.

Ciampoli était un imbécile. Il avait raconté à haute voix qu’il était la réincarnation de Virgile, voire d’Ovide. Il écrivait dans le dos d’Urbain des vers dans lesquels il se moquait de lui, puis les distribuait à des amis tels que Cesi, Galilée et d’autres, comme si les poèmes ne finiraient pas par circuler et atterrir dans les mains de ses ennemis – et, plus important, entre les mains des ennemis de Galilée.

C’est pourquoi Galilée lui adressait présentement à peine quelques hochements de tête en murmurant des sons approbateurs, profondément irrité et mal à l’aise. Penser que son audience avec Urbain s’était plus mal passée que celles qu’il avait eues avec Paul ! C’était stupéfiant, dérangeant – difficile à croire.

En réfléchissant intensément à tout cela, lors des jours suivants, il finit par se dire que les vieux amis et les favoris étaient précisément ceux qu’un nouveau pape devait remettre à leur place, qui était à la même distance que tous les autres : en bas. Très loin en bas.

Il était clair qu’il aurait besoin de rencontrer à nouveau Urbain, sans Ciampoli pour se mettre dans leurs pattes. Mais y parvenir n’était pas évident. Peut-être que personne ne voyait jamais ce pape en privé.


Le lendemain matin, il rendit visite au cardinal Francesco Barberini. Ils se rencontrèrent dans la petite cour qui se trouvait entre les murs de la Villa Barberini, surplombant le Tibre brun.

On pourrait dire, honnêtement, qu’à ce stade Galilée avait davantage aidé Francesco que Francesco ne l’avait aidé. Celui-ci paraissait tout disposé à en convenir ; il était affable, il était reconnaissant, il n’éprouvait pas le moindre soupçon de ce ressentiment que la gratitude recèle si souvent. C’étaient des retrouvailles vraiment agréables, pleines de rire et de souvenirs communs, et pas un faux-semblant. Francesco était plus grand qu’Urbain, et plus séduisant, sanguin, amène, avec une grosse tête, comme une statue romaine. Sa robe de cardinal et ses atours venaient de Paris, où il avait vécu plusieurs années. Le fait qu’il ait été l’un des diplomates les moins efficaces de l’histoire du Vatican n’était pas très connu.

Il parut encourageant quand Galilée aborda avec circonspection le sujet de la théorie copernicienne :

— Mon oncle m’a dit une fois que si cela n’avait tenu qu’à lui, en 1616, on ne vous aurait pas interdit d’écrire sur le sujet. Tout ça, c’était à cause de Paul, ou de Bellarmino.

Galilée hocha pensivement la tête.

— Probablement, dit-il en déballant un microscope qu’il avait apporté pour le lui montrer – une espèce de télescope à l’envers, qui procurait aux observateurs des visions nouvelles et stupéfiantes des détails et des articulations des plus petites choses que personne ne soupçonnait, notamment les mouches et les papillons, ainsi que, désormais, les abeilles, parce que l’emblème de la famille Barberini était constitué d’un trio d’abeilles.

Francesco regarda dans l’oculaire et eut un grand sourire.

— L’aiguillon ressemble à une petite épée ! Et ces yeux !

Il prit Galilée par l’épaule.

— Vous avez toujours quelque chose de nouveau. Sa Sainteté mon oncle apprécie cela. Vous devriez le lui montrer.

— Je le ferai si je peux. Vous pourriez peut-être m’y aider ?

Mais, avant de rencontrer à nouveau le pape, Galilée donna l’instrument au cardinal Frederick Eutel von Zollem, dans l’espoir d’obtenir un plus grand soutien des catholiques du nord des Alpes. La première rencontre avec Urbain l’avait désarçonné. Il se plaignit de l’interminable procession de rencontres et de banquets, et écrivit à Florence qu’être un courtisan devrait être une activité réservée aux jeunes hommes.

En réalité, dans sa concentration monomaniaque sur sa situation personnelle, il ne semblait même pas remarquer l’affaire qui embrasait Rome à l’époque, à savoir la guerre qui opposait la France catholique à l’Espagne catholique. Ce conflit menaçait de se propager à toute l’Europe, sans issue en vue. Les Barberini étaient étroitement associés à la cour de France, l’histoire de Francesco le disait clairement ; mais la France avait récemment renforcé ses alliances avec les protestants. Leurs ennemis, les Habsbourg d’Espagne, contrôlaient encore à la fois Naples et plusieurs duchés du nord de l’Italie, prenant Rome en tenaille. Ils avaient également un lien direct avec le pouvoir à Rome, étant le principal soutien financier de l’Église. Ainsi, malgré ses sympathies françaises, Urbain ne pouvait s’opposer ouvertement aux Espagnols. En théorie, en tant que pape, il pouvait dicter leur comportement à toutes les couronnes catholiques, mais en pratique il y avait plusieurs siècles que cela n’était pas arrivé, si cela avait jamais été le cas. Maintenant, les deux pays catholiques se battaient sans se soucier du pape – ou pire, en le menaçant parce qu’il n’avait pas pris leur parti. Malgré sa fortune et l’autorité de saint Pierre, Urbain s’apercevait qu’il devait en matière de relations étrangères marcher sur une corde encore plus fine que celle sur laquelle Paul était resté en équilibre : une espèce de fil tendu sur l’abîme, et s’il tombait, c’était la guerre qui l’attendait.


Cela faisait environ un mois que Galilée se trouvait à Rome quand le père Riccardi, que Philippe III d’Espagne avait depuis longtemps surnommé le Père Monstre, accepta de le rencontrer pour discuter de la censure du Saint-Office et de l’interdiction de 1616. Cette rencontre était cruciale pour Galilée. Aussi se réjouit-il. Tous les espoirs étaient permis.

Mais, au cours de la réunion proprement dite, Riccardi se montra on ne peut plus clair et précis. Son point de vue n’était jamais que celui d’Urbain, dit-il, et le pape voulait que les idées coperniciennes demeurent à l’état de théorie, sans qu’il fût jamais suggéré qu’elles puissent avoir le moindre rapport avec la réalité.

— En ce qui me concerne, je suis sûr que ce sont les anges qui font se mouvoir les corps célestes, ajouta Riccardi à la fin de son avertissement. Qui d’autre pourrait provoquer cela, compte tenu du fait que ces choses sont aux cieux ?

Galilée hocha la tête, malheureux.

— Ne vous mettez pas martel en tête, lui conseilla Riccardi. Nous tenons seulement la théorie copernicienne pour une ânerie, et non pour une hérésie ou quelque chose de pervers. Mais le fond des choses, c’est que ce n’est pas le moment de faire des âneries.

— Croyez-vous possible que le pape autorise qu’on discute de cette théorie comme d’une simple construction mathématique hypothétique, ex suppositione ?

— Peut-être. Je vais le lui demander.


Galilée s’installa chez Guiducci, à Rome. Il avait commencé à comprendre que sa visite devait être une campagne. Les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Urbain accepta de le voir plusieurs fois, mais ce furent le plus souvent des entrevues très formelles et très brèves, et ils n’étaient jamais seuls. À aucun moment Urbain ne croisa son regard.

C’est seulement lors de la dernière audience qui devait lui être accordée au cours de son séjour que la question de Copernic fut abordée ; et même alors, ce ne fut que fortuitement. Ciampoli avait mis la question sur le tapis, profitant d’un moment de silence dans leur conversation pour faire remarquer :

— La fable du signor Galilée sur la cigale et les diverses origines de la musique était à la fois spirituelle et profonde, ne trouvez-vous pas ? Je me rappelle vous avoir entendu dire que c’était votre passage préféré quand je vous l’ai lu…

Le rouge aux joues, Galilée regarda attentivement le pape. Urbain continuait à contempler un parterre de fleurs, apparemment absorbé. Durant les quelques mois du séjour de Galilée, la carapace de pouvoir papal s’était encore durcie sur lui. Il avait les yeux vitreux ; il regardait parfois Galilée comme s’il essayait de se rappeler qui il était.

Et puis il dit sur un ton ferme, comme s’il se réveillait :

— Oui.

Il porta son regard absent sur Galilée, établit, l’espace d’une seconde, le contact visuel avec lui et ramena ses yeux sur les fleurs.

— Oui, cela paraît faire référence à ce dont nous avons parlé précédemment. Une parabole sur l’omnipotence de Dieu, qui est parfois passée sous silence lors des discussions philosophiques, nous semble-t-il, bien que nous en voyions la puissance partout. Comme vous en conviendrez, nous en sommes sûr.

— Évidemment, Très Sainte Sainteté, fit Galilée avec un geste impuissant englobant le jardin. Tout l’illustre.

— Oui. Et parce que Dieu est omniprésent, l’humanité n’a aucun moyen d’être certaine de la cause physique de quoi que ce soit. N’est-ce pas ?

— Oui.

Mais Galilée avait penché la tête sur le côté, malgré ses efforts pour rester immobile et déférent.

— Bien qu’il faille se rappeler que Dieu a créé la logique, aussi, ajouta-t-il. Et il est clair qu’il est logique.

— Mais Il n’est pas restreint par la logique, parce qu’il est omnipotent. Alors, qu’une explication physique soit logique ou non, qu’elle en conserve les apparences de près ou de loin, ou même absolument, tout cela ne fait aucune différence quand il s’agit de déterminer la portée réelle de cette explication dans le monde physique. Parce que si Dieu voulait qu’il en soit autrement, Il le ferait. S’il voulait le faire d’une certaine façon tout en le faisant paraître d’une autre façon, Il pourrait le faire aussi.

— Je ne peux imaginer que Dieu veuille tromper son…

— Pas tromper ! Dieu ne trompe pas. Cela reviendrait à dire que Dieu ment. Ce sont les hommes qui s’abusent eux-mêmes, en pensant qu’ils peuvent comprendre le travail de Dieu par leur propre raisonnement.

Un autre regard, pénétrant et dangereux.

— Si Dieu avait voulu construire un monde qui donnait l’impression de courir dans une direction alors qu’en fait il courait dans une autre direction, même si c’était une direction impossible, alors ce serait parfaitement dans Ses moyens. Et nous n’avons pas la capacité de juger de Ses intentions ou de Ses désirs. Le fait qu’un mortel prétende autre chose serait une tentative de restriction de l’omnipotence de Dieu. C’est pourquoi, chaque fois que nous affirmons qu’un phénomène n’a qu’une seule cause, nous L’offensons. Comme votre belle et curieuse fable le dit si clairement, de façon si éloquente.

— Oui, dit Galilée en réfléchissant intensément.

Il pensa à nouveau, tout en se gardant bien de le dire : Mais pourquoi Dieu nous mentirait-Il ?

Il devait trouver autre chose.

— Nous voyons au travers d’un miroir, obscurément, admit-il.

— En effet.

— Cette ligne d’argumentation suggère donc que l’on peut tout supposer ? risqua Galilée. Les théories, ou simplement les schémas entrevus, et seulement exprimés ex suppositione ?

— Je suis sûr que vous continuerez toujours, dans vos études et vos écrits, à aller dans le sens de ce que nous affirmons quant à l’omnipotence. C’est la tâche que Dieu vous a assignée. Quand vous aurez clairement exprimé ce dernier point, alors toute votre philosophie sera bénie. Il n’y a pas de contradiction dans notre enseignement.

— Oui, Sanctissimus.

Escortant Galilée hors du Vatican après l’audience, Ciampoli était extatique.

— Voilà que Sa Sainteté vous expliquait comment procéder ! Il a dit que si vous intégriez son argument, alors vous pouviez discuter de toute théorie qui vous plairait ! Il vous a donné la permission d’écrire sur Copernic, vous comprenez ?

— Oui, répondit laconiquement Galilée.

Il n’avait aucune certitude quant à ce qu’Urbain avait voulu dire. Barberini avait changé.

15.2

Même avec son télescope l’astrologue à l’œil de lynx ne peut regarder dans les pensées intérieures de l’esprit.

Fra Orazio Grassi


Galilée retourna donc à Florence, désireux de croire qu’Urbain lui avait donné la permission d’évoquer la théorie copernicienne en tant que construction théorique – une abstraction mathématique susceptible d’expliquer les mouvements planétaires observés. Et s’il faisait en sorte que la supposition fut assez convaincante, le pape pourrait alors donner son approbation, comme il avait approuvé les diverses argumentations contenues dans Il Saggiatore. Et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Au cours des quelques années suivantes, il écrivit donc son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, que tout le monde dans la maison appelait le Dialogo. Il y travailla par à-coups, entre toutes les interruptions provoquées par le grand-duc, par sa situation de famille ou par la maladie ; mais il s’y tint, d’une façon ou d’une autre, comme en proie à une sorte de compulsion.

Chaque jour, la première question qui se posait était de savoir si Galilée se sentirait assez bien pour se lever. Lorsqu’il était malade, cela pouvait n’être qu’une febbre efimera, une fièvre d’un jour, ou alors quelque chose qui le clouait au lit pour un mois ou deux. Tout le monde redoutait ses maladies comme autant de petites catastrophes dans la routine de la maisonnée ; et puis, évidemment, il y avait la peste, au-dehors. Aussi ses gémissements pouvaient-ils être annonciateurs de quelque chose de bien pire. Un jour, l’un des souffleurs de verre de l’atelier mourut de la peste, ce qui les plongea tous dans l’effroi. Galilée ferma l’atelier, et les artisans se retrouvèrent désœuvrés ; ils furent réaffectés aux champs, à la grange et à la graineterie, à la vigne et au cellier.

Bellosguardo servait maintenant de ferme au couvent de San Matteo, ce qui demandait beaucoup de travail. Et il était vrai qu’à l’extérieur, au grand air, la peste semblait beaucoup moins dangereuse. Sous le ciel, d’énormes nuages bouillonnaient au-dessus des collines vertes – ça avait l’air plus sûr.

Mais tous n’arrivaient pas à surmonter leur crainte de la peste. Vincenzio, le fils de Galilée, et sa jeune épouse Sestilia, une femme merveilleuse, quittèrent Florence pendant un certain temps, abandonnant leur enfant aux bons soins de la Piera et d’une nourrice. Pourquoi avaient-ils laissé le bébé derrière eux, personne ne le savait ; tout le monde supposait que c’était encore une bassesse de cet invertébré de Vincenzio. Personne ne comprenait pourquoi Sestilia Buonarotti l’avait épousé. Ce qui donnait lieu à de nombreux commérages. À l’époque, la maisonnée de Galilée comportait une cinquantaine de personnes, dont la famille de son frère Michelangelo, qui continuait à jouer de la musique à Munich. À propos de Sestilia, les diverses explications se partageaient entre l’idée que Galilée l’avait trouvée à Venise et payée pour qu’elle épouse son fils, ou que Dieu avait remarqué la visite inaccoutumée que Galilée avait rendue à la maison de la Vierge Marie à Loreto, le mois précédant l’apparition de Sestilia dans leurs vies, et qu’il l’avait récompensé pour sa dévotion. Cette maison sacrée de la Vierge Marie, la Casa Santa, s’était retrouvée à Loreto pendant les Croisades, après avoir traversé la Méditerranée en volant depuis la Terre Sainte afin d’échapper à la destruction par les Sarrasins. On avait entendu Galilée, au retour de son pèlerinage, faire remarquer que l’endroit avait des fondations bien solides, tout bien considéré ; mais Dieu avait pu ignorer son impertinence et bénir quand même sa famille. Il devait y avoir une explication au fait qu’une fille aussi bien que Sestilia ait choisi un mollusque comme Vincenzio.


Tous les matins, qu’il pleuve ou qu’il vente, étaient ponctués par les bruits horribles du maestro à son réveil. Peu importait comment il se sentait, il gémissait. Puis il jurait, avant de hurler pour réclamer son petit déjeuner, du vin, de l’aide pour sortir de son lit.

« Quelqu’un ! aboyait-il. Il faut que je tape sur quelqu’un ! »

Après avoir bu plusieurs tasses de thé ou de vin allongé d’eau, il se levait, s’habillait et sortait faire le tour de son jardin en clopinant. Là, il inspectait les nombreuses variétés de cédrats qu’il avait plantées dans de grands pots de terre cuite tout en descendant se soulager aux latrines. Il remontait en traînant la patte, se lamentant de plus belle, et s’arrêtait souvent dans les champs de haricots et de blé, pour palper les tiges et les feuilles.

Lorsqu’il rentrait à la maison, ils voyaient tout de suite s’il se sentait en forme ou non ce jour-là. S’il allait bien, alors, tout allait bien. La maisonnée commençait à bourdonner du travail de la journée. Sinon, il se traînait jusqu’à son lit et appelait d’une voix rauque la Piera, la seule qui pouvait s’occuper de lui pendant ces crises :

« Pii-eee-raaa ! »

Le silence retombait sur nous tous, et une ombre planait sur les lieux tandis que nous nous préparions à une nouvelle période de maladie. Il y en avait tellement.

Mais s’il se sentait bien, il se dirigeait vers une grande table à dessus de marbre qu’il avait fait installer sous les arches, sur le devant de la villa, à l’ombre et au frais, à l’abri de la pluie mais à l’air libre, et il y avait là toute la lumière dont il avait besoin. Il s’asseyait à sa table, dans un fauteuil capitonné, spécialement ouvragé pour supporter sa hernie, ce qui lui permettait d’enlever son bandage herniaire de fer. Ses carnets de note de Padoue et les belles copies faites par Guiducci et Arrighetti étaient empilés sur sa table, selon un système que les serviteurs devaient respecter sans erreur, faute de quoi ils s’exposaient à une grêle de coups de poing, de pied et de jurons. Au fur et à mesure que le matin avançait, Galilée feuilletait ces volumes pensivement, les étudiant comme s’ils avaient été écrits par quelqu’un d’autre ; et puis, en laissant un ou deux ouverts, il prenait des feuilles de parchemin vierge, sa plume, son encrier, et commençait à écrire. D’abord une heure, deux au maximum – ricanant ou jurant tout bas, poussant de gros soupirs ou lisant des phrases tout haut. Il les modifiait, essayait diverses versions et rédigeait des brouillons sur des feuilles blanches détachées, ou au dos de pages de carnet qui n’avaient pas été remplies. Par la suite, il retranscrirait ce qui lui plaisait sur de nouvelles pages blanches, et, quand elles seraient pleines, il les classerait avec les autres pages terminées dans un casier particulier d’un cabinet disposé sur le bureau. Parfois, vers la fin de sa journée, il mélangeait les pages pour que sa pile paraisse plus haute. Certains jours, il écrivait une page ou deux, d’autres jours, vingt ou trente.

Alors, avec un ultime gémissement, il se relevait, s’étirait comme un chat et réclamait du vin. Il vidait les coupes en quelques gorgées, remettait son bandage herniaire et retournait se promener dans ses jardins. S’il était assez tard pour qu’il y ait suffisamment d’ombre, il emportait un tabouret et parcourait les rangées de légumes en arrachant les mauvaises herbes avec une petite truelle. Il prenait une grande satisfaction à tuer les mauvaises herbes, et il en remplissait des seaux pour le tas de compost, à côté des latrines. Il revenait parfois précipitamment à la villa pour noter une bonne idée qui lui était venue dans le jardin, la déclamant en chemin pour ne pas l’oublier.

— Oh, l’inexprimable bassesse des esprits abjects ! brailla-t-il un soir, en gravissant la colline tout en clopinant. Qui acceptent d’être des esclaves ! Ils se disent convaincus par des arguments si puissants qu’ils ne peuvent même pas dire en quoi ils consistent. Qu’est-ce sinon faire d’une bûche un oracle et courir lui demander des réponses ! Trembler devant ! Redouter un livre ! Un bout de bois !

Une autre fois, toujours remontant précipitamment la colline de sa démarche claudicante :

— Pour chaque effet dans la nature, il y a un idiot pour affirmer le comprendre complètement ! Cette vaine présomption de tout comprendre ne peut avoir d’autre origine que celle de ne jamais rien comprendre. Parce que quiconque a fait l’expérience juste une fois de la compréhension d’une unique chose, goûtant ainsi véritablement comment la compréhension s’accomplit, reconnaîtrait alors qu’à l’infinité d’autres vérités il ne comprend rien.

Et cela hurlé de toute la force de ses poumons à Florence, à la face du monde. Avant de le coucher par écrit tout en continuant de se le répéter à haute voix. Aller et retour, du bureau au jardin, du jardin au bureau.

En fin d’après-midi, s’il faisait beau, il restait généralement sous l’arcade jusqu’au coucher du soleil, écrivant plus frénétiquement que jamais, ou relisant ses carnets de notes tout en buvant du vin. Parfois il contemplait le soleil qui descendait vers la ligne d’horizon, et en ces rares moments il paraissait heureux. Il dessinait les nuages s’il y en avait. Le bleu du ciel était une chose dont il ne se lassait jamais.

« C’est aussi beau que les couleurs de l’arc-en-ciel, insistait-il. En vérité, je dis que le ciel lui-même est la huitième couleur de l’arc-en-ciel, étalée sur le ciel entier pour nous, tout le temps. »

Il n’était pas rare, l’après-midi, de voir arriver une lettre de Maria Celeste. Ses lettres, il les ouvrait et les lisait toujours immédiatement, fronçant au début le sourcil d’un air préoccupé, avant, le plus souvent, de rire et même parfois d’éclater de rire. Il aimait ces lettres et les fruits confits qui les accompagnaient habituellement, fourrés dans un panier qu’il lui renvoyait ensuite plein de nourriture. La plupart du temps, il lui répondait sur-le-champ, tout en se régalant de fruits confits. Après quoi il appelait la Piera afin qu’elle prépare le panier qui devait repartir le jour même.

Il aimait écrire ; et quand il écrivait, à Bellosguardo, la vie était belle. Certaines heures, il restait simplement assis là, l’air content, le regard dans le vide, grattare il corpo, comme on dit, à se gratter le ventre au soleil – chose très rare pour Galilée. Il se retirait du monde au sens large et ignorait même les questions dont il aurait dû s’occuper. Il négligeait ses devoirs de cour, ne s’intéressait pas à la situation générale en Europe, ni d’ailleurs à quoi que ce soit qui ne concernât la villa en dehors de sa correspondance scientifique, toujours aussi volumineuse. La maisonnée était heureuse.


Mais ignorer la situation européenne était une erreur. Et il aurait dû prêter plus d’attention à ce que l’on apprenait sur le pape Urbain VIII alors que les mois et les années passaient. Parce que les gens, à Rome, racontaient des histoires. On disait, par exemple, que Galilée avait été à nouveau dénoncé à l’Inquisition. La dénonciation était anonyme, mais on racontait qu’elle avait été faite par un de ses ennemis parmi les jésuites, peut-être même Grassi, dont il s’était si bien moqué dans Il Saggiatore. Grassi étant dissimulé derrière le pseudonyme de Sarsi, Galilée s’était senti libre de flageller impitoyablement son adversaire. Les répliques consécutives de Sarsi avaient été tout aussi violentes ; il faisait allusion à Il Saggiatore en l’appelant L’Assagiatore, « le tastevin », ce qui faisait rire tout le monde, sauf Galilée.

Mais ce n’était qu’une blague. Une dénonciation de la Congrégation du Saint-Office était une tout autre paire de manches. D’après une rumeur, la dénonciation n’avait rien à voir avec l’interdiction de traiter du système copernicien du monde mais plutôt avec la vision atomiste des Grecs. Bruno avait défendu l’atomisme ; la guerre avec les pays protestants du nord de l’Europe était prétendument livrée au nom de l’atomisme, à cause des conséquences de cette théorie en matière de transsubstantiation. Aussi était-il potentiellement encore plus dangereux d’en discuter que de débattre des systèmes du monde. Pourtant, Galilée ne se rendait même pas compte que cela constituait un problème.

Et puis il y avait d’autres signes de trouble, plus publics. Urbain commençait à tester ses pouvoirs papaux, à se lancer avec enthousiasme dans la tâche traditionnelle consistant à rebâtir Rome. Il décida de construire au-dessus de l’autel de Saint-Pierre une arche sous laquelle lui seul serait autorisé à dire la messe. Et comme les pentes déboisées des Apennins ne pouvaient fournir de poutres assez longues pour couvrir la longueur de l’autel, ses architectes firent main basse sur le Panthéon et s’emparèrent de presque tous les bois de construction, démolissant pratiquement l’antique monument.

« Ce que les barbares n’avaient pas réussi à faire, Barberini l’a fait », disait le peuple, commentant ce vandalisme.

Les slogans de ce genre n’étaient que la partie émergée d’un mécontentement croissant envers le nouveau pape.

« En s’élevant, les abeilles se sont changées en taons », disait-on aussi.

Les Avvisi commencèrent à publier des attaques en vers contre le pape, et des horoscopes alarmants prédisant sa mort imminente. Urbain avait une passion pour l’astrologie, maintenant plutôt passée de mode ; et ces sombres et calomnieux horoscopes le dérangeaient tant qu’il décréta que prédire la mort d’un pape était un crime capital. Après cela, il n’en fut plus publié. Mais la parole s’était libérée, le mécontentement se généralisait. Les papes étaient nommés à un âge avancé pour une bonne raison : bons ou mauvais, ils ne duraient pas longtemps, et la succession rapide de vieillards dodelinants contribuait à faire bouillir la marmite du parrainage. Or Urbain était un quinquagénaire en parfaite santé, et plein d’une énergie colérique et nerveuse.

Ses ambitions et ses problèmes s’étendaient évidemment bien au-delà de Rome. Dans la guerre qui les opposait, il continuait à privilégier les Français plutôt que les Espagnols, et en venait donc à craindre les espions espagnols au Vatican. À juste raison, parce qu’ils étaient nombreux. Il n’avait pas été heureux, disait-on, d’apprendre la tentative de Galilée de vendre le Célatone et le Jovilabe à l’armée espagnole. Et quand il n’était pas content, les conséquences pouvaient être fâcheuses. Une fois, quelqu’un avait éternué pendant une messe qu’il disait à Saint-Pierre ; après quoi Urbain avait décrété que quiconque priserait à l’église serait excommunié. Encore plus parlante était sa décision de condamner au bûcher, pour hérésie, l’archevêque Marc-Antoine de Dominis. Dominis était déjà mort depuis trois mois quand cela s’était produit, car il avait expiré au château Saint-Ange après avoir été passé à la question par l’Inquisition, mais peu importait ; lors du jeûne de saint Thomas le Dubitatif, son corps avait été exhumé et transporté sur le Campo dei Fiori pour y être brûlé sur le bûcher. Après quoi ses cendres avaient été jetées dans le Tibre. L’offense qui avait outragé le pontife à un tel degré incluait notamment le fait d’avoir parlé précisément de l’affaire de l’atomisme et de la transsubstantiation pour laquelle Galilée avait été secrètement dénoncé.

Mais les hérétiques étaient les hérétiques, et tout pouvait leur arriver. Les domestiques de toute l’Italie furent beaucoup plus choqués par une autre histoire, qui se répandit à la vitesse de l’étonnement. Urbain, sous la pression de ses soucis, avait du mal à dormir, la nuit. Comme il croyait que c’étaient les pépiements et les chants des oiseaux des jardins du Vatican qui l’empêchaient de trouver le sommeil, il avait ordonné qu’on les fasse tous tuer.

« Il a ordonné à ses jardiniers de tuer les oiseaux du Vatican ! disaient les gens. Tout ça pour faire la grasse matinée ! »

Voilà l’homme avec qui Galilée essayait de raisonner.


Il soupirait souvent en écrivant. Tant de gens étaient morts. Ses parents, Marina, Sarpi, Sagredo, Salviati, Cesarini et Cosme… Le monde de sa jeunesse et de ses années à Padoue semblait avoir disparu dans les ténèbres d’une époque révolue. Il vivait maintenant des temps plus troublés. Quand il était malade, la maisonnée avait l’impression que c’était le chagrin qui lui faisait garder le lit plutôt que les souffrances de la chair.

Pour se réconforter de deux de ces pertes, Galilée structura son nouveau traité comme une série de dialogues entre Filippo Salviati, Giovanfrancesco Sagredo et un troisième personnage, appelé Simplicio. Salviati exprimerait les idées que Galilée lui-même s’efforçait de défendre, même si Salviati faisait parfois référence à un « Académicien » qui était clairement, d’après le contexte, Galilée lui-même. Sagredo, l’homme dont Galilée avait fait le panégyrique, l’appelant « mon idole », était donc la voix d’un courtisan de l’époque, intelligent, curieux et à l’esprit ouvert. Un homme désireux de recevoir l’enseignement de Salviati. Cela reflétait on ne peut mieux ce qu’ils avaient été dans la vraie vie – non seulement les protecteurs de Galilée, mais des amis, des professeurs, des frères, comme les frères aînés qu’il n’avait jamais eus et qu’il aurait tellement aimé avoir. Tout le monde avait besoin de quelqu’un auprès de qui se vanter, quelqu’un qui aurait été ravi de vous entendre le faire et s’en serait montré fier ; tout le monde avait besoin, aussi, de têtes plus sages pour s’occuper de soi. Il écrivit, le cœur lourd et la gorge serrée :

Maintenant que la mort acerbe a privé Venise et Florence de ces deux grands luminaires dans le midi de leurs années, j’ai décidé de faire vivre leur célébrité sur ces pages, pour autant que mes pauvres facultés le permettront, en les présentant comme des interlocuteurs dans la présente dispute. Puissent ces deux grandes âmes, que mon cœur chérira à jamais, accepter ce monument public de mon amour éternel. Et puisse le souvenir de leur éloquence m’assister dans la délivrance à la postérité des réflexions promises.

Le personnage de Simplicio, quant à lui, était un simple d’esprit, comme le suggérait son nom – bien qu’il y ait eu un philosophe romain ainsi nommé, des siècles auparavant. Mais sa signification était évidente. Il incarnait tous les ennemis avec lesquels Galilée avait croisé le fer au fil des ans, toute cette foule dans son ensemble, non seulement ceux, nombreux, qui l’avaient dénoncé ouvertement, mais aussi tous les autres, encore plus nombreux, qui avaient parlé en privé, ou lors de conférences ou de sermons dans toute l’Italie. Les pauvres arguments de Simplicio illustreraient les erreurs logiques et les incompréhensions délibérées, les exagérations et les faux syllogismes, les incohérences, la stupidité bornée auxquels Galilée avait été confronté pendant toutes ces années. En écrivant, il riait souvent tout haut – non de son sourd « Huh, huh, huh » sincèrement amusé, mais en émettant l’aboiement solitaire qui signait son rire sarcastique.

Le livre était structuré en quatre jours de dialogue entre les trois hommes, qui se retrouvaient à Venise pour parler, au palais de Sagredo, cette arche rose où Galilée avait passé tant de nuits magnifiquement exaltantes. La discussion du premier jour portait sur ses propres découvertes astronomiques, y compris les nombreuses nouvelles observations de la Lune qu’il avait effectuées depuis la publication du Sidereus Nuncius. Au fil du texte, il plaçait des plaisanteries, des jeux de mots et d’étranges petites observations qui même pour lui étaient mystérieuses :

Les archives les plus anciennes nous apprennent sans doute possible que, au détroit de Gibraltar, Abila et Calpe se sont agrégées à des montagnes moins élevées qui tenaient l’océan à distance ; mais ces montagnes étant séparées par une cause inconnue, l’ouverture laissa entrer la mer, qui se déversa, formant la Méditerranée. Compte tenu de l’immensité de ce…

Oui, bien sûr ; mais cet événement s’était produit un million d’années auparavant et les « plus anciennes archives » dont il parlait n’existaient pas. Comment Galilée le savait-il ? Il n’en était pas complètement sûr lui-même. Ses vieux rêves revenaient le hanter ; leurs détails fluctuants lui apparaissaient, il lui arrivait même de rêver qu’il était à nouveau dans l’espace. Il savait avec certitude qu’il avait laissé là-bas une tâche inachevée, mais il était de moins en moins sûr de sa nature. Il savait qu’on avait fricoté avec son esprit, qu’on l’avait plus d’une fois dominé.

Aussi faisait-il demander à son Sagredo, alors qu’ils parlaient du télescope : Les nouvelles observations et découvertes effectuées avec cet admirable instrument ne cesseront-elles donc jamais ?

Et son Salviati répondait : Si ses progrès suivent le cours d’autres grandes inventions, on peut espérer qu’avec le temps d’autres choses, que nous ne pouvons même pas imaginer maintenant, seront vues.

En effet.

Plus tard, dans ce Premier Jour, il écrivit : Mais nous ne tenons plus le compte du passage du temps… la mémoire d’une personne se trouble tellement à cause d’une multitude de choses.

Tellement vrai.

Plus loin encore, il écrivit : Mais surpassant toutes les inventions stupéfiantes, quelle sublimité de l’esprit était donc la sienne pour rêver de trouver des moyens de communiquer ses pensées les plus profondes à autrui, alors qu’il s’en trouve éloigné par de puissants intervalles d’espace et de temps ! De s’adresser à ceux qui se trouvent en Inde ; de s’adresser à ceux qui ne sont pas encore nés et ne naîtront pas avant mille ou dix mille ans…

Quelle sublimité de l’esprit, en effet ! Si les gens savaient !

Il réécrivit ce passage de telle sorte qu’il paraisse se référer au langage et à l’écriture ; mais pour lui il faisait également allusion à quelque chose d’autrement plus immédiat et mystérieux. Parler avec des gens qui ne naîtraient pas avant mille ans…

Le Deuxième Jour de ses dialogues concernait le mouvement de la Terre – son évidence, et les raisons pour lesquelles il n’était pas immédiatement évident pour ceux qui se tenaient à sa surface mouvante. Cela exigea une description détaillée de certaines parties de ses études sur le mouvement, et Galilée ne put s’empêcher de faire dire à Salviati, à ce propos : Combien de propositions ai-je notées chez Aristote (toujours au sujet de sa science) qui sont non seulement erronées, mais si fausses que ce qui leur est diamétralement opposé est la vérité !

Ha ! Mais Simplicio était un personnage aussi têtu dans le livre que dans le monde. Sagredo tentait de lui expliquer les concepts de mouvement relatif. De multiples façons. Il utilisait, par exemple, l’effet rétro sur des balles ; il proposait même une expérience astucieuse mettant en scène des carreaux d’arbalète décochés vers l’arrière ou l’avant d’une voiture en mouvement, pour voir si les carreaux parcouraient des distances plus ou moins longues lorsqu’ils étaient tirés dans le sens du mouvement de la voiture, ou dans le sens contraire. Il fit remarquer, presque gentiment, après l’échec d’une de ces leçons socratiques, que Simplicio ne libérait pas suffisamment son esprit de ses préjugés pour se livrer à une expérience compliquée. Rien de tout cela ne faisait la moindre différence pour Simplicio, et le deuxième jour arriva à sa fin sans qu’il fut illuminé par une nouvelle compréhension.

Le Troisième Jour consista en une discussion technique portant sur des problèmes astronomiques, que Galilée enrichit par de nombreuses petites lignes géométriques, pour expliquer plus clairement son propos sur le mouvement de la Terre. Cela comprenait certaines données de Tycho, ainsi qu’une discussion serrée sur tous les travaux que Galilée avait menés avec son télescope : la tentative de trouver des parallaxes, les phases de Vénus, les étranges déplacements de Mars, la difficulté de voir Mercure. Ce dialogue devait être le plus long des quatre, et inévitablement, à ce qu’il semblait, le moins distrayant.

Le Quatrième Jour était une révision de l’ancien traité de Galilée sur les marées, et de la façon dont elles prouvaient la rotation de la Terre. Cela signifiait que les cinquante dernières pages de son chef-d’œuvre étaient consacrées à une argumentation fallacieuse. Galilée en avait obscurément conscience, mais il écrivit quand même le chapitre, en suivant le plan qu’il avait établi des années auparavant – parce que, entre autres raisons, il lui semblait que sa compréhension jovienne de la cause des marées était trop insensée pour être vraie, et tout aussi impossible à décrire.

— Je n’aime pas ça, grommela-t-il un soir à Cartaphilus. J’ai de nouveau cette impression. De n’avoir fait que ce que j’ai toujours fait.

— Eh bien, changez les choses, maestro.

— Les changements aussi se sont déjà produits, grommela Galilée. Le destin change, pas nous.

Il plongeait sa plume dans l’encrier, et il continuait. C’était le livre de sa vie ; il devait le finir avec panache. Mais cela suffirait-il à amener Urbain VIII à partager son point de vue ?


À ce stade de son existence, Galilée s’était fait trois sortes d’ennemis. D’abord, il y avait les dominicains, les Chiens de Dieu, ces cani Domini qui, depuis le concile de Trente, se servaient de l’Inquisition pour écraser toutes les remises en cause de l’orthodoxie. Ensuite, il y avait les aristotéliciens séculiers, les professeurs, les philosophes et les vulgaires qui suivaient la philosophie des péripatéticiens. Enfin, alors qu’ils avaient soutenu Galilée lors de ses premiers voyages à Rome, il y avait maintenant les jésuites, qui s’étaient eux aussi retournés contre lui, peut-être à cause de son attaque contre Sarsi. Personne n’en était tout à fait sûr, mais ils lui étaient maintenant hostiles. Cela commençait à faire pas mal de monde. Son personnage, Simplicio, offenserait assurément des dizaines, voire des centaines de gens. C’était peut-être par ironie que Galilée faisait dire à Simplicio, à la fin du Deuxième Jour : Plus ça va, plus je suis troublé, à quoi Sagredo répondait : C’est le signe que les arguments commencent à changer votre façon de voir.

À moins que ce ne fût le signe que Galilée n’avait pas encore compris que les arguments ne faisaient jamais changer la façon de voir de qui que ce soit.


Un jour, il rentrait seul du couvent de San Matteo, lorsque Cremonini, sa mule, effrayée par un lapin surpris, fit un écart, faisant mordre la poussière à Galilée, qui n’avait rien vu venir. Trop meurtri pour remonter en selle, il fut obligé de rentrer chez lui en boitant.

— Nous sommes trop loin, déclara-t-il en arrivant. Il faut nous installer plus près de San Matteo.

Il l’avait déjà dit, et souvent, mais à présent il le pensait.

Ce qui, à Bellosguardo, ne fit plaisir à personne. Arcetri, où se trouvait San Matteo, était un village dans les collines, à l’ouest de la ville. Florence était moins facile d’accès à partir de là qu’à partir de Bellosguardo. Par ailleurs, Bellosguardo était une vraiment grande demeure ; les villas d’Arcetri seraient fatalement plus petites et n’exigeraient pas un personnel aussi important.

N’empêche, cela devint un nouveau projet pour Galilée. Le Dialogo était presque achevé, aussi pouvait-il se consacrer à cette affaire, quand il ne s’attachait à régler celle de la publication de son ouvrage. Et puis Maria Celeste était heureuse d’aider à l’organisation d’une chasse à la maison, à Arcetri. En vérité, elle excella même tellement à cet exercice, industrieuse et pleine de ressources comme elle l’était, que Galilée commença à espérer à haute voix qu’elle pourrait s’occuper aussi de la publication de son livre. Puis Vincenzio et sa douce femme Sestilia revinrent à Bellosguardo, et la quête de la nouvelle maison devint une activité commune, une sorte de sortie en famille, un plaisir partagé par tous.


Les choses auraient pu se passer tout aussi bien en ce qui concernait la publication du Dialogo, si Federico Cesi n’était pas mort. Encore un grand et jeune personnage, partisan de Galilée, mort dans la force de l’âge, bien avant son heure. C’était un schéma de malchance derrière lequel certains commençaient à voir la main de la providence, ou du diable, et à s’en inquiéter.

Cette fois, le désastre fut pire que tout ce que Galilée avait imaginé. Cesi était le seul de ses protecteurs disposant d’un pouvoir suffisant pour faire publier le Dialogo sans s’attirer d’ennuis. Avec son départ, son Académie des Lynx s’effondra immédiatement. Alors seulement il devint évident que cela avait été un club privé depuis le début.

Cesi disparu, Galilée allait devoir chercher un éditeur à Florence, ce qui impliquait d’y obtenir l’accord formel de la censure, aussi bien que celui du Père Monstre à Rome. Or, à Florence, la forte probabilité que la publication provoque des troubles politiques gênait les Médicis. Le jeune Ferdinand avait maintenant pleinement hérité de la couronne, et il était soucieux de consolider son pouvoir. La dernière chose qu’il voulait, c’était que le vieil astronome de la cour de son père leur attire les foudres de l’Inquisition. Il y avait donc des factions florentines à ajouter aux coteries romaines opposées à la publication. En vérité, depuis la disparition du seul parti qui avait été en sa faveur, seule une bande diffuse de Galiléens éparpillés un peu partout en Italie continuait à espérer son succès.


En 1629, la situation du livre était devenue tellement compliquée que Galilée décida que le moment était venu de faire un nouveau voyage à Rome, afin d’obtenir la permission de le publier. Il y alla en 1630, après moult dérangement et force dépenses, et contre la volonté des Médicis.

À Rome, tout semblait avoir encore changé, comme lors de ses précédents voyages. C’était comme si, à chaque fois qu’il s’y rendait, c’était la ville d’un univers légèrement différent.

Urbain n’accepta qu’une seule rencontre, et cela seulement après un important effort diplomatique de la part de l’ambassadeur Niccolini, qui fit cette démarche de son propre chef, probablement parce qu’il appréciait Galilée.

Ce matin-là, Galilée se réveilla à l’ambassade que les Médicis avaient à Rome, soigneusement vêtu de ses plus beaux atours élimés, se rappelant toutes les fois où cela s’était déjà produit. Il fut emmené au Vatican dans une litière de l’ambassade, répétant mentalement ses arguments, et si intensément curieux de ce qu’il y trouverait qu’il ne vit rien des étroites ruelles et des larges strada de l’immense ville aux sept collines.

Urbain était d’un calme officiel. N’ayant pas été invité à se relever, Galilée resta à genoux et parla dans cette posture.

La carapace de pouvoir d’Urbain était maintenant renforcée par une couche de chair compacte. Il était plus volubile que précédemment. Il parla de son jardin, de sa famille florentine, de l’état médiocre des routes. Il fit clairement comprendre qu’il ne voulait pas que le sujet de l’astronomie fut abordé – pas encore, en tout cas. Il laissa dans le vague son intention de le voir jamais abordé. Galilée sentait ses genoux commencer à se fendre sous son poids alors qu’il effectuait sa part de la conversation ; de cette perspective, il voyait un homme différent. Ce n’était pas seulement que le visage de Barberini s’était épaissi, que sa mâchoire était devenue plus massive, ses petits yeux plus petits, sa peau plus pâle et plus rugueuse ; ce n’était pas seulement que son bouc était teint en brun, un brun qui ne correspondait pas tout à fait à celui de ses cheveux. Son regard tombait sur Galilée comme depuis une distance énorme, évidemment, mais aussi comme s’il savait sur lui des choses que, d’après lui, Galilée aurait dû savoir mais ignorait. Ce qui était bel et bien le cas, à cause de la dénonciation secrète d’Il Saggiatore. Des espions avaient récemment fait savoir qu’Urbain avait demandé qu’une enquête soit ouverte à son sujet, mais personne n’avait eu connaissance du résultat. Il y avait parfois des moments où le Vatican était comme une boîte noire sans couvercle, et c’était l’un de ceux-là.


Le silence sur ce sujet faisait paraître plausible qu’Urbain ait écarté la question, au moins pour le moment. Et les développements de la situation plus vaste, en Europe, étaient tels qu’ils mettaient bizarrement Galilée à l’abri d’Urbain. Traîner en justice pour hérésie son scientifique jusque-là préféré n’aiderait pas Urbain dans ses démêlés avec les Espagnols, mais serait plutôt pris par eux pour un signe de faiblesse, comme s’il leur offrait sa gorge à nu. Urbain n’avait vraiment pas envie de cela.

Son regard suggérait à présent qu’il n’avait pas oublié la dénonciation, qu’il savait pouvoir l’utiliser s’il le souhaitait. Mais Galilée n’en savait pas assez long pour déchiffrer ce regard. Il n’avait d’yeux que pour une chose et, sentant qu’un moment de calme venait sur eux, il sauta sur ce qu’il pensait être une occasion et demanda :

— Votre Sainteté, j’aimerais savoir si vous accepteriez de m’accorder votre opinion sur les systèmes du monde exposés dans mon livre, que j’ai continué à écrire et que je suis prêt à soumettre à l’approbation de Fra Riccardi…

Le front d’Urbain se plissa et son regard s’assombrit.

— Si notre Commissaire est prêt à l’approuver, pourquoi nous interrogeriez-vous ? Pensez-vous que nous désavouerions celui que nous avons nous-même appointé à la Congrégation du Saint-Office ?

— Pas du tout, Votre Sainteté. C’est juste que votre parole est un tout en soi, pour moi.

— Vous avez clairement dit dans votre livre que Dieu pouvait faire tout ce qui Lui plaisait, exact ?

— Tout à fait, Votre Sainteté. C’est le sujet du livre.

Au fond du jardin du Vatican, Cartaphilus trembla en entendant cela. Il était impossible de dire, à partir de l’expression de Galilée, s’il savait ou non qu’il mentait.

Pendant un long moment, Urbain le regarda attentivement lui aussi. Le vieil astronome agenouillé ressemblait à une barrique habillée, surmontée par une tête dressée, son visage rouge, barbu, ouvert et sincère. Finalement, le pape hocha la tête, un unique, profond, lent hochement de tête – une bénédiction en soi.

— Vous pouvez aller avec notre bénédiction, signor Galileo Galilei.

Ces paroles surprirent nombre de ceux qui les entendirent. Le son de la sentence planait dans l’air –, l’espoir lui-même parut relever Galilée, comme s’il était un homme beaucoup plus jeune que celui qui s’était agenouillé.


Francesco Niccolini mit à sa disposition une pièce de l’ambassade romaine de Ferdinand, afin que pendant les deux mois suivants Galilée fut à son aise lorsqu’il sortirait tous les jours dans le cadre de ses efforts pour aligner le reste des forces présentes à Rome comme Cesi l’aurait fait. Il avait reçu l’approbation privée d’Urbain, mais il était clair qu’il y avait encore des démarches diplomatiques à entreprendre pour assurer le projet. Or Galilée n’avait jamais été un grand diplomate. Il avait passé sa vie à flatter excessivement ses supérieurs tout en présumant en même temps en savoir beaucoup plus qu’eux. Ce n’était pas une bonne combinaison. Pis encore, il avait toujours la langue aussi acérée, aussi prompte à lancer une réplique sarcastique lorsque quelqu’un n’était pas d’accord avec lui. Ce ne fut donc pas un hasard si après cinq visites il s’était fait plus d’ennemis que d’amis à Rome. Et comme la rumeur du but de sa visite dans la capitale s’était répandue, ils étaient maintenant nombreux à vouloir le faire échouer.

Ils furent efficaces. Au bout des deux mois, il n’avait réussi qu’à s’assurer la permission partielle de Riccardi de publier, permission conditionnée à l’approbation du texte complet, qui ne serait obtenue qu’après révision de tous les passages considérés comme problématiques.

En vérité, compte tenu de la situation d’ensemble, il ne pouvait guère espérer plus. Les paroles d’Urbain étaient celles qu’il voulait le plus entendre, de toute façon.

Il retourna donc à Florence. Il commençait à détester ces voyages à Rome, même si, bien sûr, ils n’avaient été que des pique-niques de printemps en comparaison de celui qui restait à venir.

Pendant son absence, Maria Celeste avait trouvé à Arcetri une villa convenable, appelée Il Gioello, le Joyau. Le loyer n’était que de trente-cinq scudi par an – beaucoup moins que les cent que coûtait Bellosguardo, parce que c’était beaucoup plus petit, et situé dans un endroit beaucoup moins pratique d’accès. Galilée déclara que malgré la diminution de taille il conserverait tout son personnel, et tout le monde se réjouit. Ils quittèrent Bellosguardo, où ils avaient vécu pendant quatorze ans, sans un regard en arrière.

Galilée était particulièrement heureux de la nouvelle maison. De la fenêtre de sa chambre au deuxième étage, il dominait la pelouse et voyait le coin du couvent de San Matteo. Il pouvait s’y rendre tous les jours, ce qu’il faisait. Là, les règles de la maison s’étaient relâchées au point qu’il était libre d’entrer dans le hall central et d’aider les femmes à leurs travaux domestiques. Il faisait de la menuiserie, il réparait leur horloge. Il leur écrivait de petites pièces qu’elles jouaient, et même de la musique, qu’elles pouvaient chanter. Une fois, il entremêla toutes les mélodies de son père qu’il préférait en un chœur polyphonique, qui lui fit monter les larmes aux yeux. Il leur jouait du luth.

Maria Celeste était dans son propre paradis personnel. Arcangela, quant à elle, ne voulait toujours pas lui parler. En fait, elle avait complètement cessé de parler ; ainsi que de se laver et de se brosser les cheveux. On aurait dit une folle, ce qui était de circonstance ; elle était folle. Ils devaient l’empêcher d’aller dans la cave à vin, et même dans la cuisine. Maria Celeste lui donnait à manger à la cuillère. Sans cela, sa sœur serait morte de faim. Mais ils faisaient avec.


La maisonnée comprenait toujours la famille de sa sœur, la famille de son frère, Vincenzio, Sestilia et leur enfant, les domestiques, et un certain nombre d’artisans, dont Mazzoleni et sa famille, maintenant entassés dans une remise à l’écart de la plus grande remise où ils avaient installé le nouvel atelier. Malgré tous les efforts de la Piera aux cuisines, c’était le chaos en permanence. Galilée n’y prenait pas garde et persistait à vouloir faire publier le Dialogo, maintenant par un nouvel éditeur à Florence. Ce qui voulait dire qu’il pouvait travailler directement avec les imprimeurs dans leur atelier. Cela avançait très lentement, mais le moment de soumettre l’ouvrage à Riccardi afin d’obtenir son accord, si possible, finit par arriver.

À ce stade, Galilée avait obtenu l’autorisation de publier du vicaire épiscopal des Médicis, de l’inquisiteur de Florence et de la censure du grand-duc. Riccardi avait lu certains chapitres et discuté de leur contenu avec Urbain, soutenait-il, mais il disait maintenant à Galilée qu’il devait lire tout le manuscrit sous sa forme finale. C’était déjà mauvais en soi, mais il fallait aussi compter avec la peste, qui avait imposé la quarantaine à tout ce qui allait et venait dans la péninsule. Il était donc peu probable qu’un manuscrit aussi volumineux réussisse à la traverser de part en part. Galilée proposa d’envoyer la préface et la conclusion, où était abordé ce qui était susceptible de poser problème, disait-il, le corps principal du livre pouvant être révisé et corrigé sur place, à Florence, par un homme choisi par Riccardi. Lequel Riccardi accepta, et désigna comme réviseur Fra Giacinto Stefani, qui lut le texte principal avec un grand soin du détail, et fut conquis par ce qu’il y découvrit.

En attendant, Riccardi prenait tout son temps pour venir à bout de la préface et de la conclusion. Lorsqu’il en eut fini, il n’y changea pour ainsi dire rien et se contenta d’ordonner que Galilée ajoute un dernier paragraphe, comme un chœur à la fin d’une coda, une sorte d’amen, qui dirait clairement que les spéculations du livre ne constituaient pas une argumentation physique sur le monde réel mais des concepts mathématiques utilisés afin de contribuer à d’éventuelles prédictions et ainsi de suite. L’angelica dottrina serait ainsi affirmée.

Galilée se plia à ces exigences, en tant que dernier argument du livre, qu’il plaça dans la bouche de Simplicio :

J’admets que vos pensées me paraissent plus ingénieuses que bien d’autres que j’ai entendues. Je ne les considère cependant ni comme véritables, ni comme conclusives ; en vérité, ayant toujours en tête une doctrine des plus sérieuses que j’ai jadis entendue d’un personnage éminent et fort érudit, et devant lequel on ne peut que conserver le silence, je sais que si je demandais si Dieu, dans Son infinie puissance et toute Sa sagesse, avait pu conférer à l’élément aqueux le mouvement réciproque que nous avons observé chez lui à l’aide d’autres moyens qu’en déplaçant les récipients qui le contenaient, vous auriez tous les deux répondu qu’il l’aurait pu, et qu’il aurait su comment le faire par toutes sortes de moyens impensables à notre esprit. De cela je conclus que, les choses étant ce qu’elles sont, ce serait une arrogance excessive pour quiconque que de limiter et restreindre la sagesse et le pouvoir divins à une fantaisie particulière personnelle.

À quoi Galilée faisait répondre par Salviati :

Une doctrine admirable et angélique, et bien en accord avec une autre, aussi Divine, qui, tout en nous accordant le droit de discuter de la constitution de l’univers (peut-être afin que le fonctionnement de l’esprit humain ne soit ni écourté ni rendu paresseux), ajoute que nous ne pouvons découvrir l’œuvre de Ses mains. Exerçons donc les activités qui nous sont permises et ordonnées par Dieu, afin que nous puissions reconnaître et donc admirer d’autant plus Sa grandeur.

Ce qui était très joliment exprimé, pensait Galilée – à la fois pour affirmer l’angelica dottrina d’Urbain et en même temps proclamer la liberté qui avait été accordée à Galilée de discuter des choses ex suppositione.

Riccardi approuva le livre sans l’avoir lu dans son intégralité. Avec un nombre infini de petits problèmes et de contretemps, l’éditeur à Florence commença à en imprimer un millier d’exemplaires.


Maintenant que le Dialogo était achevé et en cours de publication, c’est avec joie que Galilée vit arriver une invitation de la grande-duchesse Christine à venir à un banquet. Elle lui en envoyait moins souvent qu’avant, et quand il en recevait il était trop épuisé pour s’en réjouir. À présent, il était heureux d’accepter et de s’y rendre.

Dans l’antichambre de la grande salle à manger du palais des Médicis, Galilée se fraya un chemin parmi une horde de courtisans en direction des tables couvertes de boissons, et se fit donner un grand gobelet d’or rempli de vin nouveau. Il salua Picchena et toutes ses autres connaissances à la cour, et il circulait en bavardant avec tout le monde quand la grande-duchesse Christine, toujours aussi distinguée et royale, l’appela à franchir les doubles portes à la française qui donnaient sur la terrasse et le jardin ornementé.

— Seigneur Galilée, veuillez venir par ici. Je voudrais vous présenter une de mes nouvelles amies.

Héra.

La Héra de Io, de Jupiter.

Galilée se frappa la poitrine des deux mains ; par bonheur, ce geste ressemblait suffisamment à ses manières de cour, toujours flamboyantes, et ne parut pas trop bizarre. Mais il n’avait pu le retenir – il fallait qu’il appuie sur son cœur battant la chamade pour qu’il ne lui rompe les côtes et s’échappe. C’était bel et bien elle, tout droit sortie de ses rêves : une femme assez grande, mais en dehors de cela relativement ordinaire, aux cheveux blonds et aux traits fins, vêtue avec soin, dans le style de la cour, un peu engoncée dans ses atours. Elle avait toujours la même lueur d’intelligence dans le regard, maintenant curieuse d’observer sa réaction en sa présence, à la fois intéressée et amusée – une expression très familière.

— Ravi de vous rencontrer, réussit-il à coasser en reprenant ses esprits.

Il baisa sa main tendue. Elle était glacée.

— Tout l’honneur est pour moi, dit-elle. J’ai lu votre Sidereus Nuncius quand j’étais jeune, et l’ai trouvé très intéressant.

Ici, en Italie, elle se faisait appeler la comtesse Alessandra Bocchineri Buonamici. Elle était la sœur aînée, depuis longtemps perdue de vue, de Sestilia Galilei, dit-elle, et la femme du diplomate Giovanfrancesco Buonamici. Elle parlait le toscan avec la fluidité d’une Florentine, d’une voix plus riche et plus vibrante que celle du traducteur interne. Galilée articula quelques-unes des banalités typiques du courtisan, sentant l’œil de Christine posé sur eux. Consciente de son trouble, Alessandra fit presque toute la conversation. Il apprit qu’elle parlait français et latin, jouait de l’épinette, écrivait des poèmes et correspondait avec ses amis à Paris et à Londres. Le comte Buonamici était son troisième mari ; les deux premiers étaient morts alors qu’elle était sensiblement plus jeune. Galilée se contentait de hocher la tête. C’était une histoire banale : au cours de la dernière décennie, la peste avait tué la moitié des habitants de Milan et presque autant partout ailleurs. Ici, les gens mouraient. Mais pas sur Jupiter…

— Je vais vous faire asseoir à côté l’un de l’autre, au banquet, déclara Christine, ravie de voir qu’ils s’entendaient si bien.

— Merci beaucoup, Votre Magnifique Grandeur, répondit Galilée en s’inclinant.

Lorsque Christine les eut laissés seuls dans l’ouverture de la porte, Galilée déglutit péniblement et dit :

— On ne se serait pas déjà vus ?

Les coins de ses yeux noisette se plissèrent.

— Je crois que oui, dit-elle. Vous pourriez peut-être m’escorter vers la terrasse. J’aimerais prendre l’air avant de dîner.

— Bien sûr.

Galilée sentait un étrange plaisir croître en lui, effrayant mais romantique, étrange et en même temps familier. Savoir qu’elle était bien réelle… Il en avait des frissons.

Sur la terrasse, il y avait d’autres couples, et ils parlèrent tous les deux de manière à la fois distraite et sans trop de cohérence, de Florence et de Venise, du Tasse et de l’Arioste. Il vanta la chaleur de l’Arioste alors qu’elle défendait la profondeur du Tasse, et ils ne furent pas surpris de découvrir qu’ils se situaient sur des versants opposés de la question. Son mari venait d’être nommé à un poste en Allemagne, dit-elle ; elle serait bientôt obligée de repartir.

— Je comprends, dit-il d’un ton incertain.

Elle lui posa des questions sur son travail, et Galilée décrivit les problèmes que lui posait la publication de son livre.

— Vous pourriez peut-être envisager d’en retarder la publication ? demanda-t-elle. Juste d’un an ou deux, le temps que les choses se calment ?

— Non, répondit Galilée. On a déjà commencé à l’imprimer. Et il faut que je publie. Le plus tôt sera le mieux, en ce qui me concerne. J’ai déjà attendu quatorze ans, voire quarante.

— Oui, dit-elle. Cependant…

Un pli se forma entre ses sourcils alors qu’elle l’observait. Elle le prit par la main et le conduisit derrière un coin du palais, vers un long banc placé le long du mur, dans le noir. Elle lui demanda de s’asseoir puis elle tendit la main et le toucha.

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