12 Le Carnaval sur Callisto

J’ai été saisi d’une violente fièvre accompagnée d’un froid extrême ; et rivé au lit je fus persuadé de ne pouvoir en réchapper.

La nature en moi était complètement débile et défaite ; je n’avais pas assez de force pour aller rechercher mon souffle s’il me quittait ; et pourtant mon cerveau restait aussi clair et fort qu’il l’était avant ma maladie. Néanmoins, alors que je gardais ma conscience, un terrible vieil homme s’approchait de mon lit, et faisait comme s’il voulait m’entraîner de force dans un énorme bateau qu’il avait avec lui.

Ce qui me faisait crier, et le signor Giovanni Gaddi, qui était présent, dit :

« Le pauvre hère délire, et n’a plus que quelques heures à vivre. »

Son compagnon, Mattio Franzesi, remarqua :

« Il a lu Dante, et dans la prostration de sa maladie cette apparition lui est apparue. »

Autobiographie de Benevenuto Cellini

12.1

Sur la terrasse de Bellosguardo, Galilée était étendu de tout son long sur les carreaux. Cartaphilus avait glissé des couvertures sur lui et au-dessous de lui, mais il était toujours allongé là, dans une position bizarre, l’air paralysé, la poitrine se soulevant et retombant en petites bouffées irrégulières. Il avait froid aux pieds et aux mains. La Piera surgit avec une cruche de vin chaud, épicé.

— Vous croyez pouvoir lui en faire prendre un peu ?

Cartaphilus secoua la tête.

— Il va falloir attendre.


Ils flottaient parmi les étoiles, juste Galilée et Héra, la sombre Jupiter se déroulant majestueusement à leur côté. Devant eux, une demi-lune blanche, couverte d’une craquelure noire, grossissait à vue d’œil. Galilée secoua fortement la tête, choqué par une immersion aussi vivace dans un passé dont il se souvenait rarement. Marina…

— À partir de cet instant, vous vous êtes vus aussi souvent que possible ? demanda Héra en regardant la tablette qu’elle avait sur les genoux.

— Absolument, dit-il.

— Vous aviez un arrangement ?

— Oui.

— Vous étiez amoureux…

— Je suppose.

Ce n’était pas un sentiment qu’il se rappelait très bien. Ça n’avait pas duré très longtemps. Mais à présent c’était bien là, en lui, difficile à nier.

— Oui. Mais écoutez… vous m’avez renvoyé dans mon passé, et…

Il désigna le teletrasporta par terre, entre eux.

— Où était celui d’Italie ? Où était Cartaphilus ?

Elle le regardait calmement.

— Ces expériences ne sont pas comme votre alternative du bûcher, où l’intricateur était à portée de main, et où je ne faisais que vous renvoyer vers votre personnalité de l’époque. Avec le casque mnémonique que vous portez maintenant, je ne vous renvoie pas dans le passé mais dans votre propre esprit. Nous nous souvenons toujours totalement des choses qui nous arrivent, pourvu qu’elles soient suffisamment chargées d’émotion. Mais cette capacité à conserver le souvenir de certains événements est beaucoup plus puissante que notre capacité à nous les rappeler. Le maillon faible, c’est le souvenir. Et donc, j’étais une mnémosyne, oui. C’est une espèce de docteur de l’esprit. Peut-être aussi comme ce que vos prêtres font au moyen de la confession. Une espèce de thérapeute. Avec l’aide du casque mnémonique, je peux localiser les souvenirs dans votre esprit et vous les faire verbaliser.

— Vous m’avez fait me rappeler ?

— Oui.

Il toucha son célatone.

— Toutes ces machines… Elles font de vous une sorcière.

— Le scanner cérébral et la stimulation ne sont pas si compliqués. Mais revenons à Marina. Vous avez passé dix ans avec elle et vous avez eu trois enfants ensemble, mais vous ne l’avez jamais épousée, et quand vous êtes parti vous installer à Florence, vous l’avez laissée derrière vous.

— Oui.

— Vous savez pourquoi vous avez fait ça ?

— Nous nous bagarrions.

— Vous savez pourquoi vous vous bagarriez ?

— Non.

Elle le regardait, et il détourna le regard, mal à l’aise. Il vit que l’une des lunes de Jupiter, Ganymède ou Callisto, était maintenant une grosse demi-lune.

— On dirait que nous arrivons.

— Oui. Il faut que je m’occupe du vaisseau. Ensuite, nous continuerons. C’est important. Votre esprit est divisé en de nombreux petits archipels. C’est en partie vous, en partie la structure du sentiment de votre époque. Mais il va falloir que vous vous reconstituiez, comme un puzzle, si vous voulez vivre. Ce qui veut dire qu’il va falloir que vous vous rappeliez les pièces importantes.

— Comment pourrais-je les oublier ? se lamenta Galilée. Pourquoi croyez-vous que je n’arrive pas à dormir, la nuit ?

Mais elle était à présent occupée à piloter leur appareil vers la lune qui les dominait, passant les doigts sur la tablette qu’elle avait sur les genoux.

Galilée sentit à nouveau une pression s’exercer sur lui, le plaquer contre le dossier de son siège. Devant eux, la lune grossit de plus en plus rapidement. Derrière eux et sur leur droite, l’espace se mit à briller et parut se diviser en un grand arc, comme si une lame rouge tranchait les ténèbres du firmament – un croissant d’une finesse inimaginable, mais d’une circonférence immense. La face éclairée de Jupiter revenait en vue. Le croissant grossit rapidement, révélant les bandes de latitude qui la faisaient ressembler à un morceau de brocart. L’immense sphère rétrécissait à vue d’œil, mais pas aussi vite, bien sûr, que ne grossissait la demi-lune vers laquelle ils se dirigeaient, ce qui était logique en terme de perspective.

— C’est Callisto ?

Sa lune IV lui paraissait souvent la plus brillante des quatre.

— Non, c’est Ganymède. Le foyer du Ganymède que vous connaissez, comme vous l’avez peut-être deviné. Ses séides et lui étaient originaires de la grande ville qui s’y trouve, avant d’être exilés.

La lune Ganymède s’épanouit devant eux –, ils allaient passer devant la partie éclairée.

— Cette ville, là, dans ce cratère, fit-elle en la lui indiquant. Memphis Facula. La zone sombre qui l’entoure s’appelle la Galileo Regio. Je suis sûre que vous serez heureux de l’apprendre.

Galilée se renfrogna devant cette pique même si, en réalité, il était content.

— Nous allons nous y arrêter ?

— Non, nous ne ferons que la survoler. Nous utilisons Ganymède pour nous rediriger, et profiter de l’effet de fronde. Vous voyez la grande étoile, là-bas ? C’est Callisto.

Ils filèrent au-dessus de la surface de la scintillante Ganymède. Elle était énorme et rocheuse, presque entièrement recouverte d’une craquelure orthogonale, et aussi criblée de cicatrices rondes, dues à des impacts, comme une survivante de la variole. D’énormes blocs de roche jonchaient à l’infini les plaines rayées, qui étaient par endroits très sombres, à d’autres d’un blanc étincelant, explosif, alors que le paysage paraissait fondamentalement plat. De longues bandes de différentes sortes de terrains, striés, lisses ou caillouteux, étaient étendues les unes à côté des autres ou superposées comme des tapis bigarrés.

— Les zones blanches, nous les appelons des palimpsestes, lui dit Héra. Nous sommes maintenant au-dessus d’Osiris, le grand cratère d’où irradient les marques blanches. Et maintenant, nous arrivons au-dessus de Gilgamesh.

— Pourquoi Ganymède a-t-il été exilé de son monde ? demanda Galilée.

Héra afficha une expression triste et rébarbative.

— C’est un charismatique, le chef d’une secte investie d’un grand pouvoir sur Ganymède, la lune. La secte a fait quelque chose d’interdit par le gouvernement. Aussi étrange que cela paraisse, je crois qu’ils se sont introduits dans l’océan de Ganymède. C’est la plus grande des quatre lunes, la plus grande du système solaire, en fait. Elle a aussi le plus grand océan, beaucoup plus grand que celui d’Europe. La couche de glace, ici, est également plus épaisse. Et donc il s’est passé quelque chose dans les profondeurs. À l’époque, Ganymède était le Ganymède, une sorte de chef religieux, ce qui rendait d’autant plus choquant le fait qu’il soit à l’origine d’une telle transgression.

— Vous ne savez pas ce qui s’est passé ?

— Non. Ensuite, quand son groupe et lui ont été exilés vers Io, j’ai été assignée pour être sa mnémosyne, mais après quelques sessions il a refusé de poursuivre nos séances de travail, et le jugement n’a jamais été appliqué. À cause de cela, il doit faire attention quand il se trouve en ma présence, et même faire semblant de me complaire, comme quand je me suis jointe à vous pendant l’expédition dans les profondeurs de l’océan d’Europe. Mais en vérité il garde ses distances.

Elle secoua la tête et regarda sinistrement la grosse lune alors qu’ils s’en éloignaient rapidement en suivant une trajectoire oblique pour se précipiter dans la nuit, vers Callisto.

— Peut-être qu’il a provoqué la mort de quelqu’un, en bas, ou qu’il a rencontré une chose identique à celle à laquelle nous nous sommes heurtés, à l’intérieur d’Europe. Quoi qu’il ait pu se produire, il a dû arriver à la conclusion que tenter ces incursions n’était pas une bonne idée, à en juger par la façon dont il a essayé d’empêcher les Européens de l’imiter.

— Alors vous pensez qu’il a trouvé une créature dans l’océan de Ganymède ? Compte tenu du fait qu’il y en a une à l’intérieur d’Europe, ça paraît possible.

— En effet. Mais le gouvernement de Memphis Facula dit qu’il n’y a rien dans les profondeurs. Personne, sur Ganymède, n’a jamais parlé de leur incursion. Et il a refusé de travailler avec moi, comme je l’ai dit. Ils se sont installés, ses séides et lui, sur un massif au loin sur Io.

— Qui est votre monde.

— Oui. C’est le monde des bannis.

— Alors vous ne l’avez pas guéri.

— Non. En réalité, il se peut que j’aie aggravé son état. Maintenant, il me déteste.

Pris par surprise, Galilée laissa échapper :

— Je ne vous détesterai jamais.

— Vous êtes sûr ? demanda-t-elle en lui jetant un coup d’œil. On dirait parfois que vous n’en êtes pas loin.

— Pas du tout. Se faire aider, c’est comme offrir une sorte d’amour.

Elle n’était pas d’accord.

— Ce sentiment n’est souvent que le déplacement que nous appelons transfert. Qui mène ensuite à d’autres réactions. En fin de compte, ce sera un vrai coup de chance si vous continuez à rester courtois. Ce n’est pas le propos de la thérapie mnémonique.

— Je ne peux pas le croire.

— À moins que je ne sois tout simplement pas une très bonne mnémosyne.

— Je ne peux pas croire ça non plus. Peut-être que ce sont vos clients qui ne sont pas très bons.

Ce qui déclencha chez elle un petit rire ; il insista :

— Le fait de vivre ici doit sûrement vous rendre tous un peu fous, non ? Ne jamais vous asseoir dans un jardin, ne jamais sentir le soleil sur votre cou ? Nous ne sommes pas nés pour ça, en aucun cas, fit-il avec un large geste englobant les étoiles alentour. Et c’est toujours la nuit, ici. Ne pas connaître le jour… Vous devez tous être au moins un petit peu fous.

Elle réfléchit à tout cela. Ils volaient à travers les étoiles et les ténèbres de l’espace, Ganymède reculant derrière eux, l’énorme croissant de Jupiter continuant de rapetisser, devenant aussi petit que Galilée l’avait toujours vu, peut-être dix fois seulement la taille de la lune de la Terre.

— Peut-être bien, lâcha-t-elle enfin dans un soupir. Je me suis souvent dit que les civilisations pouvaient devenir folles de la même manière que n’importe qui. Ça saute aux yeux, quand on se penche sur l’Histoire. Ce n’est peut-être qu’une analogie, mais les symptômes coïncident assez bien. La paranoïa, la catatonie, les folies suicidaires ou homicides, ou les deux à la fois – le déni, les syndromes post-traumatiques, les anachronismes –, on voit tout ça. Pour dire la vérité, l’Histoire n’est qu’un asile de fous. Peut-être sommes-nous maintenant post-traumatisés en permanence, compte tenu de tout ce qui est arrivé. Ici, dans les lunes de Jupiter, cela nous a incités pendant une longue période à nous cramponner de toutes nos forces à des modes de vie pacifiques. Mais ça pourrait s’arrêter.


Ils continuèrent leur vol, en silence. Galilée se remémora sa première nuit avec Marina. Il éprouva plusieurs piqûres de remords, et même une légère rougeur, consécutive à la jouissance sexuelle. Ils s’étaient bien amusés, autrefois.

Il trouvait choquants les pouvoirs que détenait Héra, et la facilité avec laquelle elle en disposait. Le fait qu’elle puisse lire dans ses pensées avec son célatone, qu’il se retrouve lui-même en situation de les lire, d’une façon si vivante qu’il avait l’impression de revivre sa vie, comme un retour dans le passé… Ces gens pouvaient voyager dans les étoiles, et aller et revenir dans le temps ; alors il était logique qu’ils essaient aussi de plonger en eux-mêmes, de pénétrer dans le gigantesque océan qui s’étendait sous chaque crâne. Les didacticiels d’Aurore n’étaient qu’une manifestation de ce pouvoir, une autre façon de l’utiliser.

Et ce pouvoir faisait que Galilée avait plus peur que jamais des Jupitériens. Ce qui n’avait pas vraiment de sens, il le savait. Se rappeler une chose de façon claire n’aurait pas dû être plus inquiétant que d’être transporté par-delà les siècles. Mais l’esprit était un lieu privé. Et il éprouvait une telle accumulation de sentiments. Les Jupitériens pouvaient faire tellement de choses. Cependant, qu’étaient-ils en fin de compte, avec tout leur pouvoir ? Des gens comme les autres. Sauf si, bien sûr, ils avaient d’autres facettes qu’il ne voyait pas. Ainsi, quel effet avaient sur l’esprit d’Aurore les différentes machines implantées en elle ? Se pouvait-il qu’elle prenne des accélérateurs synaptiques en permanence ? Auquel cas, quelles conséquences ? Y avait-il d’autres choses de ce genre dont on ne lui avait même pas parlé ?

Devant lui, la surface ronde de la lune IV continuait à grossir. Elle était presque complètement illuminée. Callisto, comme ils l’avaient appelée. Une autre amante de Zeus, par la suite changée en ours. Sa surface était plane mais fracassée, ce qui la faisait un peu ressembler à Europe. Elle était semée de régions noires et claires qui rappelaient à Galilée Ganymède, ou la lune de la Terre.

Et puis, sur l’horizon, il vit émerger un cratère d’impact vraiment énorme.

— Que s’est-il passé, là ? demanda-t-il.

— Comme vous pouvez le voir, Callisto est entrée en collision avec quelque chose de gros. Une petite lune ou un astéroïde, d’une taille considérable. On a calculé que s’il avait été ne serait-ce que dix pour cent plus gros, il aurait pulvérisé Callisto.

Le cratère géant était entouré de multiples anneaux – c’était la première fois que Galilée voyait une telle chose –, des anneaux concentriques qui rappelaient les rides produites à la surface d’une mare où l’on aurait jeté une pierre. Les anneaux cachaient à peu près le tiers de la moitié de la lune qu’il pouvait voir. Il en compta huit, comme dans une cible de tir à l’arc. Les crêtes et les flancs de la plupart des cratères étaient étoilés de lumière blanche, et le quatrième anneau brillait de manière si intense qu’on aurait dit un anneau de diamants.

— Ce cratère s’appelle Valhalla, dit Héra, et la ville s’appelle le Quatrième Anneau de Valhalla. C’est là que nous allons nous poser.

Comme ils descendaient, Galilée vit que chaque anneau était une chaîne de montagnes circulaire aussi haute que les Alpes, ou même que les montagnes de la Lune.

— Vous avez dit que c’était là que se réunissait le Conseil de Jupiter ?

— Oui. Le Synoekismus. L’amalgame de plusieurs communautés en une seule, dit-elle en fronçant les sourcils.

— De quoi débat-il ?

— De ce qu’il convient de faire de la chose qui est à l’intérieur d’Europe. Encore et toujours. Ganymède prétend mieux la comprendre que les Européens qui l’étudient. Ils ne sont pas d’accord, évidemment. Ils veulent procéder à une nouvelle plongée, mais c’est controversé partout ailleurs dans le système, et Ganymède et son groupe y sont radicalement opposés. Il faut comprendre que cela provoque une très grande peur.

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi avoir peur de l’autre ? répliqua-t-elle en riant. Venez à la réunion avec moi, et vous jugerez par vous-même. Moi je vous permets de le faire, mais tous les autres, ici, pensent que vous ne pourrez pas gérer ce que vous verrez.


Alors que le vaisseau effectuait sa descente finale, Galilée s’émerveilla à la vue des anneaux concentriques résultant de ce qui avait dû être un impact véritablement stupéfiant. La surface avait dû fondre pour former une mer de roche, des vagues avaient surgi du point d’impact, comme sur n’importe quelle mare, et puis le tout avait gelé sur place, gravé dans la pierre pour les éternités à venir. Il n’y avait rien de pareil sur la lune de la Terre. Du moins, pas sur la face qu’elle lui présentait.

— Ils ont donc construit leur ville dans ces anneaux ?

— Oui, ils ont fait ça à cause de la vue, répondit-elle. Parce que sinon la planète est plutôt plate. Or on apprécie toujours d’avoir quelque chose à regarder. Le fait que la plus grande partie soit située juste sous Jupiter constitue un plus. La plupart des premières colonies du système ont été bâties sur le côté des lunes qui regarde vers Jupiter, afin de pouvoir la contempler et de profiter de son surcroît de lumière.

— Il fait assez sombre ici.

— J’ai lu qu’il y avait près de treize cents fois plus de lumière qu’à la pleine lune, sur Terre. Ça fait encore des milliers de fois moins qu’en plein jour sur Terre, évidemment, mais l’œil humain peut y voir parfaitement bien. Les pupilles se dilatent, et ça va. Ce qui n’a pas empêché les premiers colons d’apprécier le supplément de lumière et la couleur projetés par Jupiter. Qui est, comme vous le savez à présent, une chose plutôt fascinante à regarder. Aussi ont-ils bâti leurs édifices sur les faces tournées vers Jupiter. Par la suite, ceux qui voulaient s’éloigner des centres originels ont émigré vers le côté non exposé à Jupiter de leur lune, de sorte que sur chaque lune on a pu voir émerger deux cultures antithétiques. Par certains aspects, toutes les faces tournées vers Jupiter se ressemblent, du moins c’est ce qu’on dit, tandis que toutes les colonies situées sur les faces opposées semblent regrouper ceux qui s’opposent aux premières colonies. Le Quatrième Anneau de Valhalla est spécial dans la mesure où il est essentiellement sous-jupitérien, mais il est tellement vaste qu’il dépasse le terminateur, et Jupiter reste en permanence à moitié visible sur le ciel à l’est. Et donc le Quatrième Anneau fait office de lieu de réunion, cosmopolite et varié, une sorte de convivencia. C’est maintenant la plus grande cité du système. Les gens des autres lunes se réunissent ici. Sa culture est très différente des autres villes de Callisto. La plupart de celles-ci servent de capitale aux petits groupes de colonies sur les lunes étrangères, parmi les astéroïdes et dans le système solaire extérieur. Le Quatrième Anneau leur sert de lieu de réunion.

Là, elle fronça les sourcils d’une façon que Galilée ne sut pas interpréter.

— Tout cela en fait un endroit plutôt sauvage.

12.2

Toutes les choses du monde, à toute époque, ont dans l’Antiquité leur exact correspondant.

Machiavel, Les Discours



Le petit vaisseau d’Héra apparut tout à coup autour d’eux, avec sa cabine. Peu après, Galilée sentit son poids revenir, et il s’enfonça dans son fauteuil. Un écran, sur le mur, faisait office de fenêtre, mais il ne s’y dessinait rien d’autre qu’une tache de ciel noir, étoilé.

Héra posa l’appareil. La porte coulissa, et ils descendirent sur une large terrasse, dont la blancheur tranchait sur le fond de roche noire de Callisto. Ils se trouvaient sur une partie aplatie de l’arête du Quatrième Anneau de Valhalla. Incrusté dans cette arête se trouvait un long bâtiment incurvé, en fait même toute une ville souterraine, qui suivait la courbe du Quatrième Anneau. L’édifice se prolongeait aussi loin que portait le regard, avant de s’infléchir derrière le Troisième Anneau : au moins trente degrés de sa circonférence, sembla-t-il à Galilée. La paroi du cratère avait été évidée pour laisser place à la ville, dont les multiples tours et créneaux saillaient de la roche noire.

Héra le conduisit vers un large escalier qui descendait dans la paroi du cratère. Les marches semblaient constituées de marbre blanc, encore que la pierre, plus lisse et plus blanche que le marbre, évoquât plutôt une sorte d’ivoire. Les marches descendaient toutes seules, si bien qu’ils n’avaient qu’à rester debout sur l’une d’elles. Ils avaient une grande distance à parcourir, et les gens, en dessous, n’étaient pas plus gros que des insectes. La galerie courbe était aussi large que haute, cernée des deux côtés par une paroi transparente. Derrière chacune de ces parois de verre incurvées, il pouvait voir les escarpements concentriques des Troisième et Cinquième Anneaux de Valhalla, le Troisième considérablement plus près d’eux que le Cinquième, ce qui était compréhensible, se dit Galilée, si on pensait à des vagues s’étalant sur une mare. Sur les deux escarpements, de longues bandes avaient été évidées et murées par du verre, de la même façon que le Quatrième Anneau, quoique de façon moins systématique.

À présent, les gens, sur le sol de la galerie étaient gros comme des chats, et il était évident qu’ils étaient, pour la plupart, nus, en dehors du gros masque qui leur couvrait la tête. À moins qu’ils ne fussent pas humains.

— Le carnaval, expliqua Héra en voyant son air surpris. Normalement, cette foule ne se trouve pas dans cette partie de la circonférence.

— Ah.

— Le Grand Conseil se réunit plus loin, sur l’arc. Ce rassemblement fait partie de la fête.

L’escalier les déposa sur le sol de la galerie. Les fêtards portaient bel et bien des masques sophistiqués et rien d’autre. De grands corps humains, mâles et femelles, bien en chair, blancs, roses, de différents tons de brun – mais toujours coiffés par des têtes d’animaux divers et variés. Certains étaient familiers à Galilée, d’autres étaient des créatures fantastiques : de grands mufles poilus, avec des cornes, des visages humains couverts de plumes, aussi larges que les épaules qui les soutenaient, des sections d’insectes. Il repéra des créatures plus familières : des renards, des loups, des lions, des léopards, des béliers, des antilopes ; là, un héron ; là, le spectacle très troublant d’une tête de singe sur un corps de femme. Juste derrière se tenait une méduse, qui le fit frissonner et l’obligea à détourner le regard. Et puis il vit un groupe de grands corps qui semblaient décapités, leurs faces velues le regardant du milieu de leur poitrine, comme dans les légendes de la Grèce antique. Ils étaient assez étranges pour que Galilée s’arrête : leurs corps étaient-ils, eux aussi, des masques ?

Mais, l’un dans l’autre, c’était un carnaval. Beaucoup de peau nue participait au méli-mélo du festival, et il se trouva souvent dérangé ou effrayé par des masques particulièrement réussis, croisés sur des piazzas brillamment illuminées ou le long de canaux crépusculaires. Là, l’exposition de chair approchait la reductio ad absurdum. Ajouté aux combinaisons de masques, cela rendait pour Galilée ce spectacle plus dérangeant qu’érotique, en dépit de l’irrépressible tendance qu’avait son regard à suivre les femmes qui s’offraient à sa vue.

Un groupe de personnes à tête de chacal se dressa devant eux, leur barrant le passage par une infatigable danse stationnaire. Des chacals, des corbeaux, un éléphant, tout cela se pressant sur eux et les entourant de manière agressive. L’un des corbeaux tendit à Héra un masque d’aigle.

— Il faut vous joindre aux réjouissances, dit le corbeau. Ici c’est le règne de Pan, et c’est le printemps. Grande Héra, voici votre masque.

Héra regarda Galilée et lui dit :

— Ce sera plus facile si nous nous exécutons. Les dionysiaques peuvent devenir assez embêtants si on ne s’associe pas à leur panique. Ça ne vous ennuie pas ?

— Ce n’est que le Carnaval, répondit sèchement Galilée, se sentant complètement désarçonné.

Sans autre forme de procès, Héra ôta ses vêtements – une sorte de maillot une pièce, apparemment, qui la laissa nue, magnifique, indifférente à son regard sidéré. Galilée se retourna, enleva ses tristes pantalon et chemise, des haillons dans ce contexte, et défit son bandage herniaire, se faisant l’impression de n’être qu’une espèce de singe blessé, velu, petit. Après avoir procédé à une franche évaluation, Héra récupéra ses vêtements, son bandage, et les tint d’une seule main avec les siens. L’un des chacals tendit à Galilée une tête de sanglier, la bouche ouverte, les défenses pointées dans une attitude meurtrière.

— Un sanglier ? protesta Galilée.

Héra le regarda alors avec une intensité vraiment dévorante.

— Vous êtes une tête de cochon, observa-t-elle.

— Faut croire que oui, répondit Galilée, après réflexion. Enfin, si je suis un sanglier, au moins je ne suis pas sans défenses.

Il coiffa son masque. Il reposait confortablement sur ses épaules, il y voyait très bien par les yeux et respirait parfaitement dessous. En vérité, son masque se fondait avec lui d’une façon qu’il ne put même pas définir, au début, et puis il réalisa qu’il sentait sa peau et ses poils, ce qui était terrifiant. D’un autre côté, il se sentait maintenant moins exposé.

Quant à Héra, bien que sa silhouette fût trop massive pour voler, la tête d’aigle était exactement ce qui lui convenait, avec son corps très féminin et en même temps très grand, musclé comme celui d’une lutteuse. Un buste de femme qui aurait fait l’admiration de Michel-Ange. En vérité, dans la galerie, on avait l’impression que le grand Buonarroti aurait pu sculpter tout le monde, créant un ensemble de silhouettes idéales, dans le style de ses mâles héroïques, avant de leur donner vie en les touchant du doigt, comme Dieu avec Adam. À côté d’eux, Galilée était bel et bien un sanglier, trapu, poilu et court sur pattes.

C’est alors qu’Héra le prit par le bras et, tenant toujours leurs vêtements et son bandage herniaire de l’autre main, le guida à travers la foule de fêtards. En regardant par les yeux du sanglier, Galilée se demanda si le masque n’était pas doté de lentilles qui amélioraient sa vision et s’il n’avait pas été, d’une façon ou d’une autre, métamorphosé en sanglier.

L’air qu’il respirait si facilement était léger et frais, peut-être un peu grisant. Il regardait les corps des femmes, ses yeux aussi incapables de leur résister que la limaille de fer en présence de magnétite. Ce n’est qu’après s’être gorgé encore et encore de leurs images qu’il remarqua enfin les hommes avec leurs sexes impressionnants, souvent circoncis, comme s’il s’était promené parmi des juifs et des mahométans.

Alors qu’Héra l’entraînait, les têtes d’animaux leur parlaient. Les gens semblaient connaître Héra et vouloir lui parler. Elle présenta Galilée comme « un ami », ce qu’ils acceptèrent sans poser de question, bien qu’il ait dû leur paraître très étrange. Ils étaient tous à l’aise et riaient fort, incluant Galilée dans leurs plaisanteries. Il commença à se détendre, à se sentir même un peu grisé et hilare, de sorte qu’il se mit presque à rire, lui aussi ;mais il craignait, s’il riait, que ses boyaux jaillissent au-dehors et pendent entre ses genoux, perspective qui suffisait à réduire très efficacement son allégresse. Malgré cela, il s’amusait beaucoup. Ici, le Carnaval avait été distillé jusqu’à son essence même, dilaté jusqu’à sa forme rêvée. L’air était plein de musique et de chants, de paroles humaines et de chœurs de cris d’animaux et d’oiseaux. Ils mangèrent et burent à des tables croulant sous les mets, ils dansèrent – ils prirent même part à une danse dans laquelle les couples s’approchaient les uns des autres, faisaient brièvement se frôler leurs parties génitales comme s’ils se saluaient d’un baiser, puis passaient à un autre partenaire et répétaient le mouvement. Beaucoup avaient attaché des petits rubans ou des fils colorés dans leur toison pubienne, les femmes s’y prenant de façon à révéler l’intérieur de leur chair, leurs parties intimes ressemblant à des orchidées ou à des iris. Quelques hommes se promenaient avec des érections vigoureuses, leurs pénis ressemblant à des fleurs d’une sorte différente – des lys ou des gueules de loup, bien qu’en réalité on eût plutôt dit les nez de chiens attentifs. En vérité, le plus remarquable était de constater à quel point tous ces organes exposés étaient révélateurs du caractère, amical ou austère, réservé ou expansif, et non un signe de virilité ou de féminité.

Apparemment, quelques femmes croyaient que leurs parties intimes n’avaient pas besoin d’être décorées pour être séduisantes – théorie à laquelle Galilée se rendit compte qu’il adhérait, si attiré que son regard fut, de prime abord, par les nids diversement enjolivés de joyaux ou les toisons tressées encadrant des lèvres intimes étonnamment révélées.

Quant aux hommes, ils étaient pour lui à la fois plus importuns et moins intéressants, compte tenu de ses inclinations naturelles. Ceux qui arboraient des érections pimpantes, priapiques, lui parurent au bout d’un certain temps particulièrement suspects, comme s’ils avaient eu recours à une sorte d’aphrodisiaque des plus efficaces. Galilée n’aimait pas non plus l’obséquiosité des chiens.

Il suivit Héra à travers la danse tout en lui jetant fréquemment des coups d’œil en coulisse. La coutume du Carnaval impliquait, par sa seule existence, qu’il se trouvait encore des concepts de décorum qui pouvaient être mis cul par-dessus tête ; c’était à cela que servaient les carnavals, à une libération de toute contrainte, un bouleversement, un chaos, un surgissement de tout ce qui était réprimé au quotidien. Mais Héra n’avait pas l’air plus gênée par sa propre nudité que par celle de Galilée, ou par celle de qui que ce soit d’ailleurs. Elle parlait avec des connaissances, présentait Galilée à certains mais pas à d’autres, tout en arborant son comportement habituel, grave mais attentif. Que cela puisse se voir jusque sur un visage d’aigle était révélateur d’une certaine qualité de sa nature. Derrière elle, hors des longues vitres incurvées qui les maintenaient dans leur orbite, les Troisième et Cinquième Anneaux de Valhalla s’infléchissaient vers l’horizon rapproché comme s’ils le regardaient. Considéré dans son ensemble, tout cela composait un étrange spectacle.

— Ce carnaval est-il suivi d’un carême ?

— Une période de pénitence, vous voulez dire ? Non, je ne pense pas.

Et puis, alors qu’ils poursuivaient leur promenade parmi ces parfaits êtres humains à tête d’animaux, Galilée repéra un vrai tigre, ce qui le fit vivement sursauter. Personne n’y prêtait spécialement attention, et le tigre n’avait pas l’air de remarquer les humains. Peu après, Galilée repéra un trio d’ours à fourrure blanche, terribles à contempler, puis une troupe de babouins. Un cerf, un glouton… Toutes ces créatures étaient calmes et indifférentes, comme si les gens qui se trouvaient là n’étaient qu’une autre espèce animale dans un royaume paisible, où tout le monde allait son petit bonhomme de chemin parmi autrui, et où les humains, avec leur peau si lumineuse, leurs longs muscles lisses, les courbes des femmes, constituaient une sorte de royauté naturelle, même parmi une si magnifique horde de bêtes. Il nota que les femmes de ce monde n’avaient rien à voir avec celles de son temps ou avec les silhouettes féminines des statues grecques et romaines ; elles avaient les membres plus longs, les épaules plus larges. L’humanité avait changé au fil des siècles. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Près de quatre mille ans s’étaient écoulés depuis les Grecs ; ils arpentaient une des lunes de Jupiter, après tout.

Galilée remarqua bientôt qu’autour d’eux l’air devenait bleu et semblait humide.

— Votre tête vous permettra de respirer dans tous les milieux, lui dit Héra. Apprêtez-vous à nager.

De fait, sans qu’il y eût aucune paroi ou autre transition visible, ils se retrouvèrent en train de nager, et tout au fond de l’eau qui plus est. Devant eux, tout un chacun se déplaçait à l’horizontale, planant ou nageant comme un poisson dans la mer. L’eau semblait s’être coagulée autour de lui, couvrant son masque porcin et lui emplissant les narines. Paniqué, il fit de grandes brasses vers le haut, espérant rejoindre la surface.

— Je vous ai dit que vous pouviez respirer, répéta Héra, son phrasé toscan, rustique, très net à ses oreilles. Votre masque vous aide. Contentez-vous de respirer, tout ira bien.

Galilée tenta de répondre, mais il avait trop peur pour desserrer les dents. Finalement, désespérément avide d’air, il respira sous l’eau. Et ne se noya pas. Il avait l’impression d’avoir de l’air dans les poumons. Il essaya encore une fois. C’était bien ça. Il respirait de l’air.

À présent, Héra s’était allongée à l’horizontale, et nageait vers l’avant, le laissant sur place. Il se débattit pour la suivre, mais il n’avait jamais appris à nager. Tout ce qu’il pouvait faire, dans le liquide bleu qui emplissait la galerie depuis le sol jusqu’au plafond, c’était battre des bras tout en serrant les fesses pour que ses boyaux ne s’échappent pas par sa hernie.

— À l’aide ! glapit-il entre ses dents.

Héra l’entendit et revint gracieusement vers lui, tenant toujours dans une seule main leurs vêtements, à présent trempés. Elle lui montra comment bouger les bras, d’abord réunis et tendus devant lui, puis écartés et ramenés vers l’arrière, comme une tortue. Ça marchait assez bien. De toute façon, comme il pouvait respirer l’eau, il n’avait pas besoin de se dépêcher. Il la suivit maladroitement et ne put faire autrement que de remarquer que quand elle faisait la grenouille elle exposait brièvement son sexe d’une façon surprenante, comme une jument palpitante de chaleur. Il aurait été incapable de l’imiter sans évacuer ses intestins.

Autour de lui, aussi bien à droite qu’à gauche, il n’y avait pas que des gens qui nageaient avec leur masque, dont les plumes ou les poils flottaient, trempés ; il y avait aussi une espèce d’oiseau noir, rond, qui filait à grande vitesse. Ainsi que des gigantesques poissons tronqués, qui ressemblaient à une tête sans corps ; et des dauphins, sinueux et d’une grâce suprême ; et quelque chose de gris et de rond comme une grosse femme ; et puis tout un groupe d’énormes baleines, noires et lisses, dont les longues nageoires pagayaient paresseusement. Leurs yeux étaient aussi grands que des assiettes à soupe, et paraissaient considérer la scène qui les entourait avec une curiosité intelligente. Peu après que Galilée les eut remarquées, un son vibra à son oreille, un glissando croissant qui monta au point de devenir inaudible à son ouïe, puis replongea et sombra dans un basso profundo si grave que son estomac fut parcouru de vibrations inconfortables. Les sourdes vibrations étaient comme le son du plancher de l’univers, faisant vibrer son continuo sous tous les autres bruits.

Avec un effort, il rattrapa Héra et se maintint à sa hauteur.

— C’est le même cri que nous avons entendu à l’intérieur d’Europe, parvint-il à articuler.

Même le fait de parler ne paraissait pas le faire couler. Il prit encore quelques inspirations et réessaya.

— Vous ne pensez pas ?

Elle eut un mouvement de tête en direction des baleines.

— Ce sont des baleines à bosse, dit-elle. Elles sont connues pour leur chant, qu’elles entonnent parfois pendant des heures. Elles peuvent le répéter presque note par note. Bizarrement, leur chant n’a cessé de devenir de plus en plus grave depuis que les êtres humains ont commencé à l’enregistrer. Personne ne sait pourquoi.

— Se pourrait-il que… je ne sais pas, qu’elles communiquent avec la chose qui se trouve à l’intérieur d’Europe ?

— Comment savoir ? Tout est intriqué, à ce qu’on dit. Que vous apprennent les leçons de physique d’Aurore ?

Et d’une forte traction elle le distança.

Il la suivit en esquivant tant bien que mal les baleines, en observant la danse aquatique des animaux et des humains à tête d’animaux. Respirant avec plus de confiance, il commença à s’amuser. Il était frappé par l’élégance avec laquelle toutes les créatures se déplaçaient – toutes sauf lui, force lui était de l’admettre. Les oiseaux également savaient nager – et de façon plus naturelle que les gens, ainsi qu’il put le constater très vite. Même si ceux qui l’entouraient nageaient vraiment bien. Il s’efforça de les imiter de son mieux, tout en refusant de battre des jambes. Ici, nager à la manière des dauphins semblait donner de bons résultats.

Au bout d’un moment, Héra se tourna vers lui et dit :

— Nous allons bientôt retrouver l’air libre. Attention.

C’était bien joli, mais à quoi devait-il faire attention ? Il n’en avait aucune idée. Soudain, en un éclair, il eut l’impression de tomber, de glisser, et jaillit tout dégoulinant sur le sol humide de la galerie, cherchant sa respiration, hoquetant comme un poisson échoué. Héra, debout sur ses deux pieds, se séchait devant un souffle d’air chaud, tenant leurs vêtements devant elle. Galilée se dressa à côté d’elle et sentit son corps sécher de la même façon dans l’air chaud qui se déversait sur eux. Il s’était déjà un peu habitué à sa tête d’aigle et à son corps blanc, sculptural. Ils étaient comme ils étaient. Cela dit, elle était agréable à regarder. En sa présence, on avait du mal à imaginer ce qu’on aurait pu regarder sinon elle.

Une personne s’approcha d’eux avec la grâce d’une danseuse. Elle avait les seins plus petits que la plupart des femmes, ses organes génitaux étaient un mélange d’homme et de femme, et elle portait un masque en forme de tête de buse, fripé, à la lippe boudeuse. Galilée ne put s’empêcher de reculer la tête, et la buse se mit à rire, d’un rire crépitant, aigu.

— C’est le Galilée ? demanda-t-elle à Héra dans une langue qu’il reconnut comme du latin.

— Je suis Galilée, répondit-il sèchement. Je peux parler pour moi.

— En effet ! Vous devez être très fier.

Galilée baissa les yeux sur ses étranges parties génitales, colorées en magenta, comme avec du rouge à lèvres.

— Tout comme vous, rétorqua-t-il.

La buse ignora sa réplique.

— Que pensez-vous de cette créature à l’intérieur d’Europe ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

Quelque chose dans la façon dont Héra se tenait debout à côté de lui confirmait sa première impression : il ne fallait pas lui faire confiance. Ne vous fiez jamais à une buse. Ça paraissait idiot, même si l’on pouvait dire que, à sa façon, une buse annonçait toujours la couleur.

— Venez écouter ce que les autres en disent, reprit-elle. Il le faut vraiment.

— Nous y allons justement, dit Héra. Venez, fit-elle en prenant Galilée par le bras.

Derrière eux, il entendit le vautour hermaphrodite dire :

— Je dois reconnaître, s’il s’agit là du personnage le plus brillant de son époque, qu’il n’est pas étonnant qu’ils aient tellement d’ennuis.

— Ils ? releva une voix.

Galilée se retourna et regarda. C’était Ganymède, qui enlevait un masque de lion de sa tête étroite et secouait ses cheveux noirs. Son corps était long et très blanc, lisse comme une liane. Derrière lui, Galilée aperçut un groupe de gens à tête de chacal qui embrochaient avec de longues lances l’un des véritables animaux, une espèce de bœuf. Il détourna les yeux, choqué par le sang rouge vif.


Ils arrivèrent à un mur rougeâtre, translucide, et Galilée se surprit à redouter qu’ils le traversent, se mettent à flotter dans le feu et puissent le respirer aussi ; ça, il pensait ne pas arriver à le supporter. Dans ce mur s’ouvraient plusieurs arches ; ils passèrent sous l’une d’elles. Héra tendit à Galilée ses vêtements et son bandage herniaire, parfaitement secs et prêts à l’usage. Elle secoua son maillot, passa une jambe dedans et se retrouva habillée en un clin d’œil, après quoi elle enleva son masque d’aigle. Galilée en fit autant et boucla son bandage herniaire en soupirant. Autour d’eux, d’autres personnes entraient dans la salle et se rhabillaient, enlevaient leur masque et secouaient leur chevelure. Galilée ôta son masque de sanglier et considéra son visage porcin, puis le plaça avec les autres, sur une longue table croulant sous des piles de masques – une vision épouvantable, comme si les chacals avaient investi l’arche de Noé et décapité toutes les créatures qui y vivaient.

Dans la pièce suivante de la galerie, qui se poursuivait sans obstacle aussi loin que portait le regard, Galilée et Héra rejoignirent une collection de gens qui formaient des groupes de cinq ou six personnes. Après leur traversée du carnaval, Galilée trouvait tous ces visages à découvert un peu choquants ; l’inversion de l’inversion avait produit son si typique effet d’étrangeté : en l’espace d’un instant, ce qui était normal devenait bizarre. Il se dit alors que, si cela n’avait pas des conséquences aussi sexuelles, il serait plus approprié de dissimuler les visages plutôt que les corps. Ces âmes vivantes, avec leur front, leurs joues, leurs sourcils, leurs cheveux, leur menton, leur bouche, étaient à la fois plus sauvages et beaucoup plus expressives que des sexes, plus suggestives, plus révélatrices. Il jeta un coup d’œil timide à Héra, qui remarqua son regard et le lui rendit, intriguée, se demandant ce qu’il voulait dire. Leurs yeux se croisèrent ainsi une seconde – et voilà, elle était là, ils étaient là. Regarder quelqu’un dans les yeux, mon Dieu, quel choc ! Les yeux étaient bel et bien des fenêtres, comme disaient les Grecs ; et les bouches, oh bon sang, des bouches qui souriaient, se pinçaient, faisaient la moue, parlaient. Partager un regard était une espèce de rapport sexuel. De nouvelles âmes étaient engendrées non pas en baisant, mais en se regardant. À vrai dire, il dut détacher son regard de celui d’Héra pour ne pas être submergé, pour éviter de faire quelque chose de nouveau, là, tout de suite.


Ils poursuivirent leur chemin le long de la courbe du Quatrième Anneau de Valhalla, passèrent sous une arche qui donnait sur un segment de la galerie entièrement occupé par des Galilées. Il y en avait peut-être une centaine. À cette vision, Galilée s’arrêta net.

— Oh, pardon, fit Héra en le prenant par la main et en l’entraînant vers l’avant. Ce n’est qu’un jeu auquel les gens s’amusent. Il doit s’agir d’un groupe de fêtards venus pour le Carnaval, probablement des Lunes Galiléennes. Personne ne saura que vous êtes l’original.

La horde de Galilées costumés était diversement vêtue d’accoutrements appartenant, plus ou moins, à son époque, en tout cas vus d’une certaine distance. De près, Galilée vit à quel point les tissus et les coupes étaient bizarres. Les têtes et les corps étaient toutes les versions possibles de sa personne. Cela allait d’hommes ressemblant à des copies conformes de l’image qu’il voyait dans le miroir jusqu’à des parodies grotesques de son anatomie. Il y avait même des femmes déguisées en lui, et portant une fausse barbe. Toutes les barbes étaient grises.

— Pourquoi ont-ils l’air si vieux ? se lamenta Galilée.

— À mon avis, probablement parce qu’il existe un célèbre portrait de vous, dit-elle. Et c’est lui que la plupart des gens ont en tête quand ils pensent à vous.

— Horrible, répondit Galilée.

En effet, certains d’entre eux étaient particulièrement gênants – comme lui, et en même temps pas comme lui, comme s’il avait été déformé, comme la petite image que l’on voit dans la courbe convexe d’une cuillère, ou dans certains cauchemars. C’étaient de loin les plus choquants à voir. Il essaya de traduire cette réaction à Héra, qui hocha la tête sans surprise.

— Vous n’aurez pas mis longtemps à découvrir la vallée dérangeante, lui dit-elle. On s’est aperçu, il y a de cela de nombreuses années, lorsqu’on a commencé à développer des machines intelligentes, que les gens étaient prêts à entendre parler de vulgaires boîtes, voire même des êtres métalliques, mais que quand on essayait de créer des simulacres humains parfaits on n’y arrivait pas suffisamment bien pour tromper l’œil, et qu’il s’agissait là des orateurs les plus profondément perturbants. L’identité ou la différence sont toutes les deux acceptables, mais entre elles s’étend une vallée dérangeante où la ressemblance partielle crée une discordance.

— S’il vous plaît, faites-moi sortir de cette vallée dérangeante, l’implora Galilée en évitant son regard.

Certains de ces pseudo-Galilées étaient vraiment horribles, d’une laideur qui le rendait malade. Il baissa les yeux alors qu’elle le conduisait vers l’arche suivante.

— Vous voyez pourquoi nous avons continué à cantonner nos machines intelligentes aux boîtes, aux bureaux, aux secrétaires et ainsi de suite, dit-elle alors qu’ils s’éloignaient. Personne ne pouvait supporter les simulacres. Je me dis parfois que cette façon d’agir nous trompe d’une façon différente : nous sommes incapables d’imaginer que de simples boîtes puissent être devenues aussi intelligentes qu’elles semblent l’être. Nous ne remarquons pas combien elles sont devenues puissantes – probablement plus intelligentes que nous, à bien des égards. À ce stade, presque toutes nos technologies, y compris celles qui ont sur nous les impacts les plus étranges, ont été inventées par des machines.

— C’est ce que je me demandais, convint Galilée. Raison pour laquelle vous ne comprenez rien à votre monde.

— À vrai dire, le monde n’a plus aucun sens depuis 1927. Cela ne nous a pas empêchés d’aller de l’avant comme si nous le comprenions.

— Oui, c’est ce que je vois, fit Galilée, qui résista à la tentation de regarder par-dessus son épaule, en pensant à la femme de Lot. Enfin, peu importe, pourvu que je n’éprouve plus jamais ce que j’ai ressenti là-bas, fit-il avec un geste derrière son dos. C’était vraiment horrible.

— Je pensais que ça vous aurait plu, dit-elle. C’était pourtant l’un de vos rêves, d’être l’un des personnages les plus célèbres de l’Histoire ?

Galilée haussa les épaules.

— Tout ce que cela prouve, c’est que quand tous vos souhaits se réalisent, vous vous rendez compte à quel point vous avez été idiot de les faire.

Elle rit et lui fit franchir une autre arche, qui donnait sur une nouvelle salle. Ils arrivaient enfin à la réunion du Grand Conseil des lunes de Jupiter, le Synoekismus. Il était constitué des représentants de toutes les colonies du système jovien, lui dit Héra, et comptait donc, théoriquement, des centaines de membres. Galilée constata qu’une centaine de personnes seulement étaient présentes. Derrière eux, Ganymède entrait lui aussi dans la pièce, avec un groupe de dix ou douze de ses comparses.

À cet endroit de sa courbe, le Quatrième Anneau de Valhalla se trouvait plus haut que les Troisième et Cinquième Anneaux. Derrière les parois latérales transparentes de la haute galerie, le regard portait très loin dans toutes les directions. Les bâtiments jaillissaient de l’intérieur du Troisième Anneau telles de grandes dents ; des crocs et des molaires entre lesquels Galilée entrevoyait des segments du Deuxième Anneau, qui paraissait, lui aussi, abriter des bâtiments. Les Cinquième et Sixième Anneaux étaient à la fois plus bas et plus éloignés, et la cinquième rangée de collines était moins évidée et occupée, à ce qu’il semblait. Cela dit, des courbures étincelantes de vitres indiquaient que cette chaîne abritait également des galeries. Au-dessus d’une partie du Cinquième Anneau, une portion éclairée de Jupiter apparaissait à l’horizon : l’épaisse moitié supérieure d’un croissant, un peu incliné sur le côté, et plus grand dans le ciel que ne l’était la lune de la Terre, mais pas énorme non plus.

La partie courbe de cette longue galerie était presque vide, avec à l’autre extrémité plusieurs chaises, disposées face à une estrade. Cela dit, l’ordre impliqué par les meubles n’était apparemment pas considéré comme contraignant par les gens qui assistaient à la réunion, car ils se déplaçaient d’une façon qui rappelait le carnaval qui s’était déroulé plus en amont, dans l’arc, ou celle de n’importe quelle cour, d’ailleurs, tout le monde se mélangeant et bavardant, jusqu’à ce que quelqu’un lance « Un peu d’ordre, s’il vous plaît ! » et que l’assistance finisse par former deux groupes bruyants devant l’estrade. Le paysage, de l’autre côté des parois vitrées, avec ses crêtes concentriques et le croissant rayé qui poignardait la nuit, était oublié.

Les membres de chacun des deux groupes commencèrent à s’engueuler par-dessus une ligne de séparation formée par un groupe de très grandes femmes – des gardes chargées de maintenir l’ordre, apparemment. Quelques hommes furieux s’approchèrent d’elles pour insulter l’autre camp avec une véhémence accrue, mais nul ne fit de tentative sérieuse pour franchir la ligne et se jeter sur ses contradicteurs. Pour Galilée, tout cela ressemblait à une espèce de mascarade, guère différente de certains débats d’après dîner auxquels il avait participé, en un peu plus frénétique dès le départ, et voilà tout.

Et puis, comme cela se produisait parfois chez lui, ce qui était au départ un débat classique bascula par-dessus une falaise invisible dans la colère à l’état pur. Peut-être, se dit Galilée, ces grands et beaux Jupitériens, privés de l’ancre de la terre, du vent et du soleil, étaient-ils plus colériques que les gens de la Terre – au contraire de ce qu’il avait d’abord pensé, compte tenu de leur apparence angélique. Ils criaient, le visage écarlate – Galilée saisissait des bribes de latin et même de toscan, mais le traducteur qu’il avait dans l’oreille ne gérait pas toutes ces conversations entremêlées, et pour lui ce n’était qu’un magma de voix. Qu’y avait-il de si important pour que ces gens se mettent à ce point en colère, bichonnés comme ils l’étaient ? Enfin, peut-être que tout cela s’expliquait par le bichonnage, justement ; peut-être étaient-ils possédés par cette même chose qui possédait la noblesse italienne de son époque – l’honneur, l’orgueil dû à une certaine position, le parrainage ou la perte du parrainage. Le pouvoir. Il n’était pas impossible que, même lorsque tout le monde était nourri et habillé, ces soucis de hiérarchie et de pouvoir ne disparaissent pas, si bien que les gens étaient toujours en colère.

Galilée murmura certaines de ces pensées à Héra, et lui parla du problème de traduction. Elle l’emmena plus loin dans la salle, à un endroit où il entendrait mieux, et la cacophonie se réduisit à l’étrange latin que Galilée avait entendu pour la première fois à Venise, il y avait si longtemps, dans la bouche de Ganymède.

En fait, c’était Ganymède lui-même qui parlait à présent, debout au milieu de sa meute de supporters, aussi grand et tout en bec que d’habitude. Ses cheveux aile de corbeau étaient dressés sur sa tête, et son visage saturnin, en lame de couteau, était rouge d’indignation.

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, disait-il d’une voix râpeuse, dégoûtée. Vous n’avez pas l’imagination nécessaire pour vous en représenter les conséquences. Nous avons procédé à une analyse complète. Nous sommes loin des petits bonjours dans lesquels vous êtes embourbés. Il y a autre chose, derrière tout ça, que le contact auquel les Européens ont procédé lors de leur incursion.

Il s’adressait maintenant à un groupe vêtu de bleu pâle, peut-être la légation européenne.

— Vous avez effleuré la moustache de la bête, leur dit Ganymède. Et maintenant, vous pensez connaître toute l’affaire. Mais ce n’est pas le cas. Il y a en réalité bien plus de choses que ce que vous avez vu. Je vous ai dit en privé le danger qu’il y avait, et je ne veux pas en parler en public, parce que cela ne ferait que l’aggraver. Mais il est très réel.

Une femme aux cheveux blancs écarta son argument d’un geste.

— Ne nous en veuillez pas d’agir comme si ce qui se passait dans une variété détectée par vous n’était pas une raison suffisante pour que nous modifiions notre façon de faire.

— Non, fit Ganymède d’un ton sinistre. C’est différent. Vous ignorez les effets potentiels d’une interaction. C’est toujours pareil, avec les gens comme vous. Vous vous bouchez les yeux, vous n’apprenez jamais rien, vous prétendez que de nouvelles choses apporteront de nouvelles choses et vous êtes toujours surpris quand les événements coïncident aux schémas dont nous sommes dérivés. Vous ne voyez jamais le danger et vous ne prenez jamais en compte le risque. Et s’il se révèle que vous avez tort ? Vous ne pouvez même pas l’imaginer, tellement vous êtes imbus de vous-mêmes, convaincus d’être tabula rasa. Mais cette fois, de cette rencontre – la rencontre de l’humanité et d’une entité consciente qui ne peut pas être appréhendée, dirons-nous –, il ne peut sortir aucune sorte de bien pour l’humanité. En revanche, le mal pourrait tuer l’espèce. Il serait donc légitime de faire attention ! Parce que le risque est absolu. Vous vous comportez comme ces hommes qui ont fait sauter la première bombe atomique tout en se demandant si l’explosion n’allait pas embraser la totalité de l’atmosphère terrestre. Ou ceux qui ont lancé un collisionneur de particules sans s’assurer qu’ils n’allaient pas produire un trou noir qui allait aspirer la Terre entière. Comme eux, vous risqueriez tout – pour rien. Nous ne vous laisserons pas courir le risque ! conclut-il.

— Je ne vois pas en quoi votre position diffère de la couardise, dit la femme aux cheveux blancs. Vous avez, tout simplement, peur du futur.

Ganymède s’apprêtait à répliquer, puis il s’interrompit, les yeux exorbités. Finalement, il lança :

— C’est ce que disaient les gens qui ont fait exploser la bombe atomique, j’en suis sûr.

Avec une expression de dégoût extrême, il gesticula sauvagement en direction de sa suite et quitta la salle comme un vent de tempête, ses séides sur les talons, échangeant furieusement, certains hurlant des jurons définitifs.


— Vous ne pourriez pas effectuer une prolepse, demanda tout bas Galilée à Héra, afin de voir si ses craintes sont fondées ?

— Non, répondit Héra. En théorie, la prolepse serait possible, mais elle requiert plus d’énergie que nous ne pouvons en fournir. Renvoyer les intricateurs de façon analeptique nous coûte des planètes entières, et la prolepse exige apparemment beaucoup plus d’énergie encore.

— Je vois. Alors… vous pensez que Ganymède a raison d’avoir si peur ?

— Je ne sais pas. Il n’est que l’un des nombreux courants en concurrence pour comprendre ce qui se passe à l’intérieur d’Europe ; mais d’après les physiciens à qui j’ai parlé, son groupe a fait des études très avancées. Même exilés sur Io, ils ont accompli des progrès que les autres n’ont pas faits. Et ils prétendent qu’Europe n’est pas seule à être impliquée.

— Il y a donc différentes écoles de compréhension ? Des factions diverses ?

— Il y a toujours des factions.

Galilée hocha la tête ; c’était assurément vrai en Italie.

— Alors, poursuivit Héra, je ne sais pas. Je travaillais avec Ganymède et je le combattais, comme vous l’avez vu. Il y a des précédents qui vont dans le sens de ce qu’il dit. Les humains n’ont généralement pas bien réagi aux rencontres avec les civilisations supérieures. Des effondrements se sont produits.

Galilée haussa les épaules.

— Je ne vois pas quelle importance cela pourrait avoir.

— Nous pourrions découvrir que nous ne sommes que des bactéries échouées sur le sol d’un monde de dieux ?

— Quand en a-t-il jamais été autrement ?

Cela la fit rire. Il lui jeta un coup d’œil et vit que son regard avait changé, comme si elle se rendait compte qu’elle avait affaire à quelqu’un de plus intéressant qu’elle n’aurait cru. En ce qui le concernait, il était temps.

— J’imagine que vous pourriez constituer un sérieux exemple de réponse à une rencontre avec une civilisation plus avancée, dit-elle avec un petit sourire.

— Je ne vois pas pourquoi, répliqua-t-il. Je ne suis pas sûr d’en avoir fait l’expérience.

Elle rit à nouveau et le conduisit vers un escalier mobile, qui les fit monter à travers le plafond de la galerie sur l’épine dorsale du Quatrième Anneau. Là, ils retrouvèrent le vaisseau spatial d’Héra, qui avait apparemment été déplacé à sa convenance. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre vaisseau, identique au sien. En tout cas, des serviteurs les attendaient, prêts à les faire partir.

Au-dessus d’eux, un vif éclair de lumière blessa les yeux de Galilée. L’un des vaisseaux spatiaux jupitériens fusait dans le ciel noir, étoilé, en direction de Jupiter.

Héra se rembrunit.

— C’était Ganymède, dit-elle avec un geste en direction des étoiles. Ils sont partis, ses gens et lui, pour faire encore des histoires. Il va falloir que nous nous occupions de lui. Il n’y a plus de forces de police, ni d’armes, dans le système jovien, pour des questions de principe. Et les situations de ce genre sont difficiles à gérer. Mais il faut faire quelque chose. Il est déterminé à stopper les Européens. Il croit détenir la vérité. Nul n’est plus dangereux qu’un idéaliste persuadé d’avoir raison.

— Il m’arrive de penser que j’ai raison, dit Galilée.

— Oui, je l’ai remarqué.

— Et parfois j’ai raison. Si vous faites rouler une balle par-delà le bord d’une table, elle tombera selon une demi-parabole. De cela, je suis sûr.

— Et en cela, marmonna-t-elle, vous êtes dangereux.


Elle l’emmena dans son vaisseau spatial. Ils allaient suivre Ganymède vers Io, dit-elle, où il se rendait, apparemment. L’idée, c’était de l’empêcher d’inciter ses partisans à foncer tête baissée. À ce sujet, elle semblait prête à contraindre les partisans de Ganymède avec l’aide de ses compagnons ioniens. Elle passa la première heure de leur vol à s’entretenir de cette affaire avec plusieurs voix qui parlaient depuis la tablette qu’elle avait sur les genoux.

À un moment, durant cette heure, Galilée s’endormit. Combien de temps ? Lui-même ne le savait pas. Lorsqu’il se réveilla, c’était Héra qui dormait, ses yeux s’agitant sous ses paupières fermées. Il s’écoula un long moment durant lequel il dénicha un petit réduit occupé par une chaise percée où il tenta d’effectuer ses pénibles ablutions. Au milieu de ses efforts, le réduit se remplit d’eau chaude jusqu’à sa taille, elle se réchauffa et gronda au rythme de vibrations qui semblaient suivre les mouvements péristaltiques de son intestin, alors que ses excréments paraissaient être extraits de lui. Après cela, l’eau fut évacuée, il fut séché dans un tourbillon d’air chaud et se retrouva aussi propre que s’il avait pris un bain.

— Seigneur…, dit-il.

Il rouvrit la porte et regarda Héra, qui s’était réveillée.

— Vous ne pouvez même pas chier de façon naturelle, vous autres ! Vous avez besoin d’automates pour accoucher de votre merde !

— Quel mal y a-t-il à cela ? demanda-t-elle.

Galilée dut réfléchir à la question, et ne répondit pas. Elle passa devant lui et alla dans le petit placard elle-même, et quand elle en ressortit elle partagea avec lui un repas composé d’une chose qui ressemblait à du pain compressé, sucré, bien réel, et d’eau pure.

— Vous rêviez en dormant, nota Galilée.

— Oui.

Elle fronça les sourcils, songeuse.

— Les rêves sont aussi des intrications ? demanda Galilée en pensant aux leçons d’Aurore.

— Oui, bien sûr, répondit-elle. La conscience est toujours intriquée, mais quand nous sommes réveillés notre moment présent submerge le reste. Quand vous dormez, alors tous les moments intriqués deviennent plus évidents.

— Et nous sommes intriqués avec… ?

— Eh bien, d’autres moments de notre vie, d’avant, ou d’après. Et avec les vies d’autres gens, aussi. Des moments différents, des esprits différents, des schémas de phase différents. Tous exprimés plutôt faiblement dans la chimie du cerveau, et que nous percevons par conséquent de façon surréelle dans le manque d’entrées sensorielles du sommeil.

— Les rêves ressemblent à des rêves, acquiesça Galilée. Et de quoi rêviez-vous à l’instant ?

— À l’époque où ma famille s’est installée sur Io, quand j’étais petite fille. Sauf que dans le rêve Io était déjà occupée par des animaux que nous tuions, pour nous nourrir. Je suppose que c’est le résidu de notre sursaut de panique du jour. Les expériences récentes sont parfois incluses dans les rêves, et se confondent avec d’autres moments intriqués.

— Je vois. Alors vous êtes arrivée sur Io quand vous étiez une petite fille ?

— Oui. Ma mère avait été exilée de Callisto pour s’être battue. La technologie de la bulle qui nous permet de vivre sur Io avait été mise au point depuis peu, et les gens convaincus de crimes majeurs venaient juste d’y être envoyés. Nous sommes arrivés avec elle, mon père et moi. Nous étions dans l’un des premiers groupes d’arrivants et j’aimais accueillir les nouveaux venus.

— Et vous êtes devenue une mnémosyne, suggéra Galilée. Vous avez appris à aimer prendre en charge les gens mal en point, et à les guérir.

— Peut-être. Sommes-nous vraiment si simples ?

— C’est possible, en effet.

Elle secoua la tête.

— Les gens aimaient me voir les accueillir, je pense.

Après quoi elle resta assise là à se tortiller, mal à l’aise. Jupiter grossissait ; il semblait que, cette fois, ils allaient passer devant le côté éclairé. Galilée posa ce qu’il croyait être une question innocente au sujet de la durée du trajet nécessaire pour rallier Io depuis Callisto ; elle lui balança que c’était différent pour chaque voyage, ce qui n’était pas une vraie réponse. Quelques instants plus tard, elle dit, en le regardant d’un œil noir :

— Nous y serons bientôt. En attendant, nous devrions en profiter pour parfaire la connaissance que vous avez de vous-même. Ça nous sera utile à tous, au bout du compte.

— Je préfère ma propre connaissance de moi-même, insista Galilée. Vous pouvez renoncer aux ambitions que vous aviez, étant petite fille, de sauver les gens.

Elle le foudroya du regard.

— Vous avez envie de vivre ?

— Oui, en effet.

— Eh bien, mettez ça.

Elle lui mit brusquement son célatone sur la tête, et il ne tiqua pas.

— Vous savez vers quoi vous me renvoyez ? demanda-t-il.

— Pas précisément. Mais les différentes sortes d’expériences sont conservées dans différentes zones du cerveau, localisées par l’émotion qui les a fixées. Je vais chercher des nœuds dans les zones associées à la gêne.

— Non, gémit Galilée, qui tiqua lorsqu’elle effleura le casque.


Son horrible mère était tombée sur sa terrible maîtresse, là, dans la maison de la Via Vignali. Galilée n’avait même pas eu le temps de s’apercevoir que la vieille gorgone était là que les deux femmes se criaient déjà dessus, dans la cuisine. Ce n’était pas inhabituel, et Galilée sortit de son atelier au trot en maudissant cette perturbation, mais pas exagérément préoccupé. Il les trouva plongées dans une vraie bagarre, en train de se griffer, de se tirer les cheveux et de se flanquer des coups de pied et de poing. Marina réussit même à atteindre sa mère d’un de ses fameux crochets du droit, coup que Galilée avait pris plus d’une fois sur sa propre oreille. Tout ça sous les yeux des enfants et des domestiques réunis dans la pièce, et qui contemplaient le spectacle, ravis et scandalisés, piaulant et criant.

Galilée, les oreilles en feu, suprêmement furieux contre elles deux, se jeta dans la mêlée, empoigna Marina plus brutalement que nécessaire et la tira en arrière – si rudement que sa mère s’arrêta de hurler pour lui reprocher sa brutalité, tout en sautant sur l’occasion pour foncer à nouveau sur Marina, de sorte qu’il dut s’interposer à nouveau entre elles. Et voilà, il était là, coincé entre ces deux femmes devant le monde entier et Dieu, les maintenant l’une et l’autre à bout de bras par les cheveux, alors qu’elles balançaient des coups de poing dans le vide en hurlant. Galilée fut obligé de réfléchir un peu à une façon de s’esquiver qui lui permettrait de conserver un semblant de dignité. Par bonheur, il avait une veste, de sorte qu’il n’avait pas les bras griffés.

— Espèce de putain !

— Bougre de salope !

Du calme ! implora-t-il.

Il ne voulait pas que la maisonnée remarquât à quel point les insultes des deux femmes étaient appropriées. Ç’aurait pu être drôle, mais il y avait belle lurette qu’elles ne l’amusaient plus. En dehors de leur sale caractère, le fardeau financier qu’elles représentaient était considérable. Peut-être que s’il les lâchait toutes les deux brusquement elles se rentreraient dedans tête baissée et se tueraient. Deux dettes supprimées en une seule collision ! Une solution élégante, à tout prendre. Marina, étant la plus légère des deux, rebondirait plus loin, comme le lui avaient appris ses expériences avec des balles attachées à des ficelles, sans parler de leurs propres bagarres…

— Assez ! ordonna-t-il d’un ton impérieux. Gardez ces conneries pour le théâtre de Polichinelle. Si vous ne vous arrêtez pas, j’appelle la garde de nuit, et je vous fais foutre à la porte toutes les deux !

Elles pleuraient de colère et de douleur, car il leur tirait sur les cheveux. Au moment où elles s’y attendaient le moins, il les lâcha et se tourna vers sa mère.

— Rentre chez toi, lui ordonna-t-il avec lassitude. Reviens plus tard.

— Je ne partirai pas ! Et je ne reviendrai pas !

Elle finit quand même par s’en aller, déversant sur eux un torrent de terrifiantes imprécations auxquelles Galilée ne pouvait réagir autrement que par sa défense habituelle, en lui tournant le dos et en attendant qu’elle ait fichu le camp.

Marina était plus conciliante – encore furieuse, bien sûr, mais embarrassée, aussi.

— Il fallait bien que je me défende.

— Elle a près de soixante ans, pour l’amour du ciel !

— Et alors ? Elle est dingue, tu le sais bien.

Et puis elle céda. Elle avait besoin que Galilée lui paie sa maison, au coin de la rue. Alors elle quitta la pièce sans autre débordement. Galilée retourna lourdement vers l’atelier et y resta planté, regardant sans la voir la totale cipollata qu’était devenue sa vie…


… qui se transforma soudain en noirceur de l’espace, étoiles et grand globe jaune, rayé, tournoyant. Assise en face de lui, Héra le regardait attentivement.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Je les ai séparées. Je les ai empêchées de se battre.

— Et pourquoi se battaient-elles ? Pourquoi étaient-elles en colère ?

— Parce qu’elles sont colériques. Tellement pleines de bile que si vous les aviez pincées vos doigts seraient devenus tout jaunes.

— Absurde, dit Héra. Vous le savez pertinemment. C’étaient des êtres humains comme vous. Sauf qu’il n’y eut pas un seul jour de leur vie où leur esprit n’ait été étouffé, inhibé. Être femme dans une société patriarcale, quel destin ! Vous savez ce que j’aurais fait à leur place ? Je vous aurais tué. Je vous aurais empoisonné, ou je vous aurais coupé le cou avec un couteau de cuisine !

— Bigre, fit Galilée en la regardant, mal à l’aise.

Elle se dressa de toute sa hauteur au-dessus de lui, et ses bras massifs étaient comme de l’ivoire sculpté.

— Vous avez dit que notre façon d’être dépendait beaucoup de la structure de sentiment d’une époque. Vous auriez peut-être ressenti les choses différemment.

— Les êtres humains ont tous une même fierté, dit-elle. Peu importe la façon dont elle est écrasée, piétinée.

— Je ne sais pas si c’est vrai. L’orgueil ne fait-il pas partie d’une structure de sentiment ?

— Non. Il fait partie de l’intégrité de l’organisme, de la pulsion vitale. Nul doute que c’est cellulaire.

— Cellulaire, peut-être. Mais tous les individus sont différents.

— Pas de ce point de vue.

Elle baissa les yeux sur l’écran de sa tablette, sur ses genoux.

— Il y a un autre nœud de traumatisme à cet endroit. Cette zone de votre amygdale est très encombrée.

— On dirait que Io n’est plus loin, fit-il remarquer, plein d’espoir.

Héra leva les yeux.

— C’est vrai, reconnut-elle.

Elle lui enleva le célatone, ce qui lui ôta un grand poids des épaules. Elle lui tapota le bras, comme pour lui faire comprendre qu’elle l’aimait encore, malgré son mode de vie et ses instincts primitifs. Elle lui indiqua même diverses caractéristiques de sa lune natale alors qu’elle grossissait, devenait une boule jaune, tachetée, farouche, qui flottait devant l’énorme face éclairée de Jupiter. Les deux sphères offraient des aspects bigarrés, mais de tonalités différentes et très diversement mêlées sur leur surface. Jupiter était tout en bandes pastel, ses tourbillons visqueux festonnant les frontières de ces bandes de circonvolutions magnifiques, comme un chou vu en coupe ; alors que Io était une boule jaune sulfureuse, intense, tavelée çà et là d’éclaboussures – principalement noires, blanches ou rouges, mais comprenant un large anneau orange autour d’un monticule blanchâtre. Un volcan massif, appelé Pele Ra, lui apprit Héra. Elle lui indiqua l’ombre de Io sur la face de Jupiter, si ronde et noire qu’elle avait l’air artificielle, comme un grain de beauté qu’on aurait collé sur sa face.

Alors qu’ils approchaient de la petite boule infernale qui était le foyer natal d’Héra, une aura bleue commença à vaciller autour d’eux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Galilée.

— Nous approchons de Jupiter, ce qui génère des champs magnétiques et des radiations d’une puissance infinie. Nous devons créer des champs pour les contrer afin qu’elles ne nous tuent pas instantanément. En nous déplaçant rapidement, nous faisons interagir les deux champs, créant l’aura que vous voyez.

Galilée hocha prudemment la tête. Grâce au didacticiel de mathématiques d’Aurore, il était à peu près sûr de comprendre le phénomène au moins aussi bien qu’Héra elle-même. Mieux valait probablement ne pas le lui faire remarquer. Mais le fait qu’elle n’en ait pas conscience le mettait de mauvais poil.

— Comme une boule de feu, dit-il.

— D’une certaine façon.

— Comme les étincelles qu’on provoque en frottant deux morceaux d’ambre l’un contre l’autre.

Elle lui jeta un coup d’œil.

— Laissez tomber.


Ils firent du rase-mottes au-dessus de la surface torturée de la lune, passèrent devant le continent volcanique Ra Patera, où elle l’avait emmené lors de sa visite précédente. Des anneaux rouges entouraient plusieurs des volcans ; Héra lui expliqua que c’étaient les dépôts de leurs éjectas.

— Il y a près de quatre cents volcans en activité.

Ils laissèrent Ra derrière eux, continuèrent à descendre vers les plaines stériles qui formaient la principale couleur de Io – un soufre brûlé, verdi par endroits comme du vieux bronze, et criblé partout par des volcans pareils à des furoncles. Certains étaient de grands cônes élevés, d’autres de longues fissures ; certains étaient blancs comme neige, d’autres d’un noir de poix. Il n’y avait pas de corrélation entre la morphologie et la couleur, ce qui rendait la topologie du terrain impossible à comprendre. Un cratère d’impact occasionnel ajoutait à la confusion topographique, jusqu’à ce que, dans de nombreuses zones, Galilée ait du mal à distinguer le haut du bas. Les différents minéraux que les volcans rejetaient, en panaches de fumée, ou en fleuves de différentes épaisseurs et viscosités, expliquaient, lui dit Héra, leur variété déconcertante et hideuse. La majeure partie de la surface de la lune était trop chaude et trop visqueuse pour qu’on bâtisse dessus, ou même pour qu’on y marche.

— En beaucoup d’endroits, si on essayait de marcher, on s’enfoncerait droit dans le sol.

Seuls les hauts massifs de volcans géants, endormis, se dressaient suffisamment au-dessus de la chaleur du magma pour se refroidir, et servir d’îlots rocheux dans un océan de lave croûteuse.

Lorsqu’ils arrivèrent du côté de la lune situé à l’opposé de Jupiter, Héra amorça la manœuvre de descente de son vaisseau. Elle ralentit jusqu’à ce qu’elle puisse laisser tomber l’appareil à la verticale au milieu d’un cratère petit mais profond, plein d’un lac de lave orange, liquide. Alors qu’ils descendaient en dérivant, à la hauteur du bord du cratère, Galilée eut une vue rapprochée de la surface de la lune qui s’élevait derrière. Une lune inconcevablement bosselée. La ressemblance du paysage avec l’idée qu’il se faisait de l’enfer était stupéfiante. Il se souvenait, maintenant ; c’était le paysage dans lequel il avait vu son alter ego dans les flammes. De jaunes panaches de soufre surgis de failles orange bouillonnantes s’élevaient vers le ciel, décrivaient des courbes sur le fond noir, étoilé, et retombaient en lents rideaux d’écume. Il avait entendu dire que le cratère intérieur de l’Etna était ainsi, son plancher un lac de lave orange, furieux, encroûté d’excroissances noires ratatinées sous les vapeurs toxiques, fumantes. Dans L’Enfer, Virgile conduisait Dante aux Enfers en passant par l’Etna, empruntant des grottes et des tunnels qui n’étaient pas remplis de lave. Maintenant, sa propre Virgile stupéfiante l’y conduisait pour de vrai. Leur petit vaisseau, transparent pour eux, les maintenait en vol stationnaire au-dessus du lac de feu.

— Qu’allez-vous faire là ? demanda-t-il.

— Me cacher, en attendant mes amis de Ra. Nous avons résolu d’arrêter Ganymède et ses partisans. Leur base est située sur Loki Patera, et nous aurons du mal à nous en approcher sans qu’ils nous voient et prennent la fuite.

— Vous devez les prendre par surprise.

— Oui.

— Parce que vous avez l’intention de les emprisonner ?

— Eh bien, au moins de les retenir sur Io. De les priver de la possibilité de repartir. Le Synoekismus nous y a autorisés à cause des menaces de Ganymède. En réalité, on nous a demandé de le faire. Comme les Ganymédiens ont fondé une base sur Io, le Conseil peut faire comme si c’était notre problème. Nous laissant imaginer la façon d’opérer. Cela provoque un certain désaccord tactique en ce moment, même parmi mes partisans.

— Ce Loki Patera, c’est un volcan actif, avec un lac de roche fondue dans son cratère ?

— Oui, en vérité. C’est l’une des plus grandes de toutes les calderas, et ces temps-ci elle projette un sacré panache de soufre.

— Et vous avez dit que l’intérieur de Io était complètement en fusion ?

— Oui, c’est vrai, à la base. Cela dit, la pression fait du noyau une espèce de solide, évidemment.

— Si je comprends bien, ces chambres de roche liquide se rejoignent sous la surface pour se mêler les unes aux autres ?

— Je pense. Je ne sais pas très bien quelle connaissance on a au juste de l’intérieur.

— On l’a exploré ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vos vaisseaux, là, sont étanches, n’est-ce pas ? Il est clair qu’ils supportent aussi bien le vide de l’espace que l’océan d’Europe. La lave de Io est-elle différente, d’une façon qui affecterait votre vaisseau ?

— Elle est plus chaude !

— Mais est-ce que ça a de l’importance ? Votre vaisseau ne supporterait-il pas la chaleur et la pression ?

— Je ne sais pas.

— Vous pourriez demander à votre pilote mécanique, il devrait le savoir, lui. Et votre vaisseau doit avoir des systèmes de localisation, pour se repérer dans l’espace, non ?

— Si je comprends ce que vous dites, oui.

Elle pianotait maintenant frénétiquement sur sa tablette, la tête inclinée comme pour écouter une chose que Galilée n’entendait pas.

— Alors, continua-t-il, rien ne nous empêcherait de plonger dans les chambres de lave, dans les profondeurs d’un volcan près de Loki, d’emprunter les canaux qui se trouvent au fond et de ressortir du cratère de Loki en éruption, surprenant Ganymède dans son refuge ?

Héra eut un rire bref, et lui jeta un regard qui semblait receler une impression nouvelle.

— Ces leçons de maths vous ont rendu ingénieux !

— J’ai toujours été ingénieux, rétorqua-t-il, piqué au vif.

— Assurément. Mais dans ce cas je ne suis pas sûre que ça puisse marcher.

— Votre pilote mécanique saura calculer ces choses, j’en suis sûr.

Elle eut un sourire.

— Je pensais que vous n’appréciiez pas la façon dont nous dépendions de nos machines.

— Certes, mais c’est le cas, que ça me plaise ou non. Et peu importe où vous allez. De toute façon, comme vous disiez, vous les avez solidement construits. Assez, peut-être, pour l’intérieur de Io.

— Peut-être.

Elle se remit à pianoter, tout en parlant à des interlocuteurs situés ailleurs. Une voix murmurait dans une langue que Galilée ne reconnut pas.

Pour finir, elle aboya un rire bref. Elle fit descendre le vaisseau vers le lac en fusion, se posa avec un petit redressement final vers l’arrière, comme une oie ou un cygne.

— Alors j’avais raison ? Le vaisseau ne va pas brûler ?

— Oui. Non.

Elle tapota sur sa tablette, qui lui rappelait le clavier d’une épinette. Leur vaisseau s’enfonça dans le lac de feu. Après avoir été un vaisseau spatial et un submersible, c’était maintenant un vaisseau intra-lithique, un vaisseau sub-sulfureux.

— La chaleur n’est pas aussi extrême qu’elle en a l’air, dit Héra, comme pour rassurer Galilée. Le soufre en fusion n’est pas aussi chaud que le basalte qu’on trouve plus bas, dans les profondeurs. Le vaisseau a calculé que les protections requises ne sont pas supérieures à celles qu’impliquent les radiations de Jupiter. Vous devez comprendre, fit-elle en secouant la tête. Les gens n’ont commencé à habiter Io que quand j’étais jeune. Avant ça, les contre-champs n’étaient pas assez efficaces. Ce qui explique que personne n’ait eu l’idée de plonger dans la lune. Bien qu’apparemment des vaisseaux de recherche robotisés y soient déjà descendus, afin de cartographier les schémas des courants intérieurs. Nous allons donc utiliser ce qu’ils ont trouvé.

— Pouvez-vous encore faire ressembler toute cette pièce à une fenêtre ?

Elle secoua à nouveau la tête, essayant de prendre un air amusé.

— Si vous voulez.

Tout à coup, il comprit ; elle pensait qu’il était trop ignorant pour avoir peur, alors qu’elle, qui en savait tellement plus, était ébranlée par leur situation. Faire ressembler leur vaisseau à une bulle transparente alors qu’ils naviguaient dans le magma sulfureux ne lui calmerait pas les nerfs. Les Ioniens avaient peur de Io. Pour de bonnes raisons, sans aucun doute. Mais il avait la conviction de se souvenir suffisamment bien des leçons d’Aurore pour apprécier mieux qu’Héra s’ils étaient en sécurité ou non. Les champs et les matériaux avaient atteint un tel niveau de puissance que la roche fondue n’était pas un habitat difficile.

Elle changea les murs de leur chambre en un écran continu, et ils eurent alors l’impression de flotter comme une bulle de savon dans un mélange liquide de rouges, de jaunes et d’orangés – les fausses couleurs destinées à figurer la chaleur d’une façon immédiatement compréhensible. Des flaques rouge vif filaient le long de l’espace de leur bulle ovoïde, assombrissant les orangés les plus furieux, ombrant les jaunes les plus violents. En théorie, il n’aurait pas dû être plus inquiétant de descendre dans la roche fondue que dans la glace compacte. Et pourtant, ça l’était.

— Votre vaisseau va donc suivre les canaux vers les entrailles de Loki, qui nous recrachera dans l’un de ses panaches de soufre ?

— Oui.

— Et ensuite ?

— Nous désactiverons la centrale énergétique de leur base. Ça les forcera à utiliser leur vaisseau pour alimenter leur colonie en énergie, contraignant leurs vaisseaux à rester sur Io.

— Vous avez l’intention de désactiver leur centrale énergétique ? C’est tout ?

Elle parut penser que c’était un sarcasme.

— Ils s’en sortiront. Leurs vaisseaux leur serviront de centrale d’urgence. Ils n’en souffriront pas, mais leurs engins devront rester dans leur base.

— Vous ne pourriez pas les désactiver directement ?

La lumière qui les entourait varia sur toute la portion farouche du spectre, lavant de toute couleur le visage d’Héra et donnant l’impression qu’elle grimaçait, se renfrognait puis ruminait tour à tour.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle enfin. À aucun moment leurs vaisseaux ne seront tous à la base, et je veux créer une situation où ceux qui s’y trouveront devront y rester.

— Mais ceux qui sont au loin seront toujours au loin.

— Nous pensons que la plupart seront là. Et Ganymède y est, lui.

Le vaisseau frémit sous leurs pieds, s’inclina sur le côté. Les rubans de couleur qui coulaient sur l’écran évoquaient un courant au sein duquel leur vaisseau se démenait pour se frayer un chemin vers le haut. Mais l’impression de mouvement, entièrement créée par de minuscules oscillations, sous leurs pieds, était maintenant une trépidation chaotique qui ne donnait pas l’image d’une progression cohérente dans une direction donnée. Galilée devina qu’ils avaient d’abord dû tomber vers le centre de la lune, puis qu’ils rebondissaient maintenant visqueusement vers l’avant, remontant péniblement le courant. Bientôt il lui sembla qu’ils montaient comme une bulle dans l’eau, oscillant d’un côté à l’autre alors que les résistances différentielles provoquaient de petits glissements horizontaux. Il posa la main sur son fauteuil, se sentant déstabilisé, à la limite de la nausée.

— On monte ? demanda-t-il.

— On monte. Et je me suis arrangée pour que certains des miens nous retrouvent ici, dans les profondeurs. Nous remonterons tous ensemble.

L’attraction vers le bas se corréla avec une accélération du flux jaune qui les entourait. Héra passa le doigt sur sa console tout en observant attentivement le courant autour d’eux.

— Cramponnez-vous, dit-elle.

Galilée se cramponna.

— Ils ne risquent pas de nous repérer ?

— Ils doivent supposer qu’on ne peut les approcher que de manière visible, dit Héra. Et certains de nos collègues procèdent à une approche via l’espace, en guise de diversion. Il n’y a pas d’armes à proprement parler dans le système jovien, comme je vous l’ai dit, mais évidemment divers lasers et explosifs peuvent être utilisés en ce sens. Nous espérons que ça ne se passera pas trop mal pour nos leurres, et qu’ils les prendront à revers. Ce sera bien la première fois qu’ils se feront attaquer depuis le panache d’un volcan !

Elle se mit à rire.

Il se retrouva alors projeté sur le sol et comprit qu’ils montaient en accélérant. Autour d’eux, les courants s’étaient stabilisés. Ils étaient d’un jaune pur. C’était comme s’ils s’étaient retrouvés dans un bouton d’or, se dit Galilée ; sans doute se déplaçaient-ils maintenant avec le courant où ils se trouvaient, alors que le magma proprement dit accélérait dans son canal tout en approchant de sa libération dans l’espace. La poussée vers le bas s’accroissait proportionnellement avec leur vitesse vers le haut, il en aurait été à peu près sûr même sans les connaissances qu’Aurore lui avait données. L’espace d’un instant, il fut distrait alors qu’il essayait d’associer à cette sensation ce qu’il avait appris durant la leçon chimiquement accélérée.

La pression vers le bas devint plus forte. Il éprouva d’abord une impression de familiarité viscérale, et il se rendit compte qu’ils subissaient une attraction exactement égale à celle de la Terre, et qu’il retrouvait son vrai poids. Mais très vite il s’alourdit – à tel point qu’il reposa sa tête sur le dossier de son fauteuil pour éviter de se faire mal au cou. Héra rendit aux parois leur couleur grise normale, et les tons du courant qui les environnait regagnèrent les écrans, dont certains étaient pleins de couleurs, d’autres de cascades de chiffres, aucun n’ayant de sens pour lui. Il n’avait plus aucune idée de ce qui se passait.

— Vous ne pourriez pas afficher une sorte de carte qui nous indiquerait où nous sommes ? demanda-t-il.

— Oh, pardon. Bien sûr.

Elle pianota sur sa console, et l’écran placé devant Galilée prit soudain l’aspect d’un petit placard qui aurait contenu une Io miniature. Un fil vert lumineux, palpitant, courait de l’intérieur vers la surface au sein d’un entrelacs d’intestins orange. Tout à coup, l’écran changea et afficha une vue en coupe de la lune faisant apparaître la cheminée de leur canal volcanique, et son élargissement au niveau de la gorge. Au milieu, un petit amas de points verts phosphorescents s’élevait rapidement.

— Vos collègues nous ont rejoints ?

— Certains.

L’attraction vers le bas cessa, et Galilée eut même l’impression qu’il allait décoller de son fauteuil et flotter vers le haut comme quand ils étaient entre les lunes. Il y eut une nouvelle poussée venue d’en bas, très légère, puis plus rien ; et enfin une légère poussée venue d’en haut. Héra pianota rapidement, et tout à coup les parois du vaisseau se changèrent à nouveau en écrans transparents, leur offrant une vue comme s’ils volaient librement dans l’espace. Ils grimpaient à toute allure, de nombreux milles au-dessus de Io, déjà. Puis ils décrivirent une courbe au-dessus des fluxions cuivrées de la surface. Loki Patera était à côté et en dessous d’eux, et le brouillard de soufre qui les entourait était piqueté des carapaces argentées, ovoïdes, des autres vaisseaux de la flotte d’Héra, qui descendaient en planant comme les spores d’un champignon qui aurait explosé.

La flotte resta dans le sillage de soufre visqueux et, tout en descendant, se mit en formation. La phalange ainsi créée plongea de manière synchrone avec un panache de soufre particulier. Puis, dans la chute finale d’une scorie couleur bouton d’or sur la paroi inférieure de Loki, toute la flottille fila latéralement hors de la pluie de soufre, avec une rapidité surprenante, et en quelques battements de cœur se posa sur le pourtour d’un petit amas de bâtiments : apparemment, la base ionienne de Ganymède. Certains des vaisseaux s’embrasèrent en touchant le sol, heurtant les bâtiments de la base et provoquant de brèves explosions qui semblaient aussi minuscules que des étincelles sur le panache stupéfiant du volcan.

Galilée regardait tout cela avec une telle intensité que la secousse marquant l’arrêt de leur descente lui fit un choc et le plaqua sur son fauteuil.

— On est posés, dit Héra. Venez.

— Où ça ? demanda-t-il en la suivant.

— Vers leur centrale énergétique. C’est toujours le vrai siège du gouvernement.

Le ton sinistre sur lequel elle dit cela donna à Galilée l’impression qu’elle avait appris cette vérité d’une façon désastreuse pour elle. Mais il n’avait pas le temps de se renseigner. Elle fourra la boîte en étain du teletrasporta dans une espèce de sac à dos, à l’arrière de son scaphandre spatial, puis ils revêtirent leurs combinaisons et passèrent dans l’antichambre du vaisseau, où ils enfilèrent leurs casques spatiaux, qui rappelèrent brièvement à Galilée le célatone mémoriel d’Héra. Enfin, ils se retrouvèrent sur la surface jaune dévastée du flanc de la montagne ionienne.


Hors du vaisseau, debout sur le sol, Galilée regarda autour de lui. Un grésil jaune criblait le lit de scories, à quelques milles de là, rejaillissant et provoquant des éclaboussures qui retombaient en pluie. Vingt autres objets ovoïdes, argentés et effilés, jaillirent hors de cette fontaine et filèrent latéralement à une vitesse onirique. L’un de ces vaisseaux essaya de se poser pile entre deux bâtiments trapus de la colonie ;mais une grille se referma sur lui, et le vaisseau se cabra comme s’il avait été capturé. Voyant cela, Héra se mit à hurler :

— Coupez-leur le courant ! lança-t-elle hargneusement, rappelant à Galilée sa propre mère.

Elle le mettait mal à l’aise, lui donnant l’impression d’être un général conduisant un siège ; jamais aucun des officiers militaires qu’il avait rencontrés ne lui avait procuré un frisson de peur tel que celui qu’il éprouvait à présent en la regardant. Imaginez Giulia en général ! Le carnage aurait été universel.

— Allez, grinça-t-elle par-dessus son épaule.

Elle s’élança en courant à travers la plaine rocailleuse. La base semblait entourée d’une sorte d’enceinte extérieure en pierre, à moins qu’elle ne fût tout simplement construite sur un large plateau bas. Galilée lui emboîta le pas en s’efforçant de rester à sa hauteur. Héra était grande, et il était incapable de suivre son allure rapide, compte tenu de la faible pesanteur de cette lune. Il rebondissait en l’air et vers l’avant à chaque pas, puis retombait craintivement, mais en douceur, de sorte qu’il pouvait enchaîner les sauts entre chaque équilibre instable, gardant les yeux fixés sur Héra. Cela l’aidait à conserver son équilibre.

La plaine scoriacée de la paroi du volcan était plus vaste qu’elle n’en avait l’air. Dans le ciel noir, les vaisseaux d’argent continuaient de descendre, telles des étoiles. Derrière eux, le panache jaune, monumental, du volcan retombait en pluie, éclaboussant le crachin précédent. Des silhouettes casquées, qui rappelaient la Garde suisse, émergeaient des portes de la ville en les montrant du doigt. Des images résiduelles, rouges, s’entrecroisèrent soudain dans le champ visuel de Galilée, sans qu’il ait rien vu qui ait pu les provoquer. Héra s’arrêta et leva le poing, lui faisant signe de s’arrêter. Dans l’immense silence sifflant, qui était peut-être l’impact à venir du futur panache grondant sous ses pieds, il n’entendait pas la voix d’Héra. Il voyait qu’elle lui parlait, et qu’elle pensait qu’il l’entendait, mais quelque chose devait être détraqué dans son casque parce que le seul son qui lui parvenait était le sifflement de fond.

Tout à coup, elle repartit. Galilée se précipita derrière elle, craignant de la perdre, et donc de s’égarer.

Apparemment, ils approchaient du village de bâtiments argentés selon un angle inattendu, car les défenseurs étaient tous concentrés sur une attaque venant de la direction opposée. Héra se contenta de bondir sur deux d’entre eux, volant sur vingt ou trente pieds avant de s’écraser sur eux comme si elle avait été projetée par une catapulte. Ils s’écroulèrent tandis qu’elle rebondissait et d’un coup féroce dans le ventre en étalait un troisième. Galilée la suivit aussi vite qu’il put, mais elle avait vraiment fichu le camp, et il n’arrivait pas à la rattraper malgré tous ses efforts. Il rebondissait toujours dans l’espace, et alors qu’il franchissait une porte ouverte dans un mur, entre deux grands bâtiments, il s’écrasa contre l’arche qui surmontait la porte, retomba lourdement sur le dos, le souffle coupé, les intestins ressortant de sa hernie. Il se releva tant bien que mal, appuya avec ses doigts entre ses jambes et repoussa son bandage herniaire vers le haut afin de remettre ses boyaux en place. Après quoi il renonça à se déplacer normalement et fit des bonds maladroits, pénibles, comme un crapaud ou une sauterelle, tout cela sans cesser de suffoquer.

Son entrejambe lui faisait particulièrement mal, mais il continuait d’avancer. Héra n’était pas très loin devant lui. Il était au milieu d’un bond quand il la vit se figer et regarder sur sa gauche. Il eut beau essayer de se tortiller en plein vol pour l’éviter, cela n’y changea évidemment rien, et il lui rentra en plein dans le dos. Autant heurter à toute allure un mur à peine rembourré. En tombant par terre, Galilée repensa à l’impression que venait de lui procurer ce contact, les côtes d’Héra, dures comme de la pierre, les muscles durs de ses fesses, couche de douceur sur des briques. Il s’écrasa sur le dos et resta couché par terre, aux pieds d’Héra, ses intestins ressortant une nouvelle fois de son péritoine. Le choc avait propulsé Héra en avant de deux ou trois pas, et c’est alors qu’un éclair, entre eux, les projeta dans une cécité rouge. En clignant des yeux pour chasser ses larmes et l’efflorescence rouge emplie d’images rémanentes, bondissantes, il vit Héra aboyer des ordres sans s’occuper de lui, comme s’il avait été son chien et qu’il lui était rentré dans les mollets alors qu’elle était occupée à autre chose.

Le temps que Galilée remette ses boyaux en place et se relève, leur petit problème semblait s’être réglé conformément à ses désirs : leurs adversaires se tortillaient par terre, sur une piazza, pareils à des poissons sur un étal de marché.

Héra prit Galilée par le bras, et il lui fit comprendre qu’il n’entendait pas ce qu’elle disait. Elle leva la main et tourna quelque chose sur son casque, sous son oreille droite.

— Restez tranquille, lui dit-elle sèchement.

— Mais j’essaie ! répondit-il. En tout cas, maintenant, je vous entends.

Il s’arracha à sa poigne, qui lui rappelait trop celle de sa mère ; la vieille sorcière avait exactement la même serre implacable. Il se redressa en titubant et se tint debout au prix d’un effort désespéré de tout le corps, en la foudroyant du regard. Elle le regarda aussi ; leurs deux visages étaient derrière des visières transparentes dans les coins desquelles brillaient des chiffres rouges, lumineux, et des schémas. Et puis la peau autour de ses yeux se plissa ; pour une raison ou une autre, elle se moquait de lui.

— Votre maladresse m’a sauvé les fesses, dit-elle.

Galilée supposa qu’elle voulait parler de l’éclair qui l’avait aveuglé.

— J’aime bien vos fesses, lâcha-t-il sans réfléchir.

Elle haussa les sourcils. Mais il continuait de l’amuser.

Elle retourna aux affaires en cours. Ses ordres étaient encore abrupts, néanmoins le ton sur lequel elle s’exprimait avait perdu de son tranchant. Apparemment, la situation était sous contrôle. La centrale énergétique était occupée, lui annonça-t-elle. Le village ganymédien se trouvait donc entre leurs mains.

Et puis, en écoutant des voix que Galilée n’entendait pas, son expression s’assombrit à nouveau. Elle jura et lança une rapide série d’ordres, dans un souffle.

— Nous ne les avons pas isolés assez vite, dit-elle à Galilée d’un ton sombre. Ganymède et ses partisans les plus proches se sont enfuis. Six vaisseaux. Certains d’entre eux reviennent nous attaquer, sûrement pour lui permettre de prendre de la distance. Nous devons regagner notre appareil.

— Après vous, dit Galilée.

La suivant bravement hors de la ville, il demanda :

— Vous savez où il va ?

— Vers Europe, je suppose.

— Et qui nous attaque maintenant ?

— Certains de ses gens. Nous devons retourner au vaisseau aussi vite que possible.

À l’extérieur de la colonie, le ciel noir, étoilé, regardait cette scène de toute sa hauteur, dans un silence inquiétant. À l’est, le panache jaune avait l’air plus haut qu’un nuage d’orage en été. Une explosion se traduisit par un éclair blanc et démolit l’un des bâtiments derrière eux, mais il n’y eut pas un bruit, juste un tremblement sous leurs pieds. Galilée n’entendit rien, que son propre soupir étouffé, qui semblait venir de l’extérieur de son casque, comme si le cosmos lui-même haletait, terrifié.

Tandis qu’ils couraient vers le vaisseau d’Héra, le sol, sous leurs pieds, commença à devenir collant. Ça se mit à ressembler à une course sur une boue visqueuse.

— Et merde ! fit Héra. Apparemment, ils viennent de déclencher des explosions souterraines. Énormes. L’un de mes hommes dit que c’est la défense suisse. Toute la base va s’enfoncer dans le sol. Une chambre magmatique a été rompue, et elle chauffe le sol de la zone par en dessous…

— Le sol fond ?

— Oui. Il faut nous dépêcher.

— Je fais de mon mieux.

Mais ils s’enfonçaient de plus en plus dans le sol au fur et à mesure de leur progression, comme s’ils traversaient une boue qui se ramollissait, s’approfondissait. Une boue drôlement collante, d’ailleurs. Ils virent enfin, à l’horizon, le vaisseau d’Héra, mais ils ne pouvaient plus courir. Ils devaient tirer très fort, à chaque pas, pour libérer leurs pieds de la surface visqueuse, puis faire un pas en avant et recommencer. Le sol jaune, qui avait l’air granuleux et grumeleux, frémissait et tremblait, maintenant, palpitant en dessous d’eux comme une chose vivante. Bientôt, ils se débattirent dans la boue qui leur arrivait aux genoux. Embourbés jusqu’aux genoux dans la surface en fusion de Io !

— On s’enfonce de plus en plus profondément… remarqua Galilée.

— Avancez, c’est tout !

— C’est ce que je fais, bien sûr, mais vous voyez ce qui se passe.

— Commencez par envoyer les jambes loin vers l’avant, et elles se déplaceront plus facilement après.

— Nos combinaisons vont fondre ?

— Non. Mais on doit rester au-dessus de la surface.

— Je m’en doutais un peu…

Elle ne l’écoutait pas. Ils progressaient en pataugeant à travers la surface fondue qui leur arrivait maintenant aux cuisses, et devaient faire de gros efforts. Le vaisseau d’Héra était encore loin.

Finalement, elle stoppa, tira quelque chose de son scaphandre et regarda autour d’elle.

— Arrêtez, dit-elle. J’ai là une couverture sur laquelle je peux m’asseoir, et qui me maintiendra à la surface assez longtemps pour que mes amis viennent me récupérer. Mais je ne sais pas si elle nous soutiendra assez longtemps tous les deux, alors je vais utiliser l’intricateur pour vous renvoyer à votre époque.

— Mais… et vous ?

— Je vais faire la planche sur la couverture, comme je disais. Nous ne sommes pas beaucoup plus denses que le soufre.

— Vous êtes sûre ? s’exclama Galilée, en se demandant si elle ne se préparait pas à mourir.

— Sûre et certaine.

Elle étala une fine feuille argentée sur la lave et ils rampèrent dessus, roulant rapidement vers le milieu pour éviter que le bord de la feuille ne s’enfonce trop profondément dans la roche en fusion. Ils se blottirent au centre, et Galilée s’aperçut que la friction de la feuille étalée sur la roche les supporterait à la surface, pour un moment du moins.

Elle tapota la feuille devant elle.

— Mettez-vous dans le champ de l’intricateur, dit-elle en tirant la boîte de l’espèce de sac à dos intégré à son scaphandre.

Ils s’assirent en tailleur, les genoux se frôlant, s’enfonçant assez lentement dans la couverture. Elle posa la boîte carrée, plate, entre eux et pianota sur la surface. Finalement, elle releva les yeux et ils se regardèrent à travers leurs visières.

— Vous devriez peut-être venir avec moi, dit Galilée.

— Il faut que je reste ici. Je dois m’occuper de tout ça. La situation nous échappe totalement, comme vous pouvez le voir.

— Vous êtes sûre que ça va aller pour vous ?

— Oui. Les miens sont en route. Ils mettront un petit moment à arriver, mais ils arriveront à temps, si vous ne m’entraînez pas vers le bas avec votre poids. Maintenant, préparez-vous à repartir. Je n’ai pas de substance amnésiante avec moi, alors vous vous rappellerez tout ça. Ce sera bizarre. Il se pourrait que ce soit pénible, mais…

Elle haussa les épaules. Il n’y avait pas d’alternative.

— Vous me ferez revenir quand vous pourrez ?

Encore un bref instant, un regard échangé…

— Oui. Maintenant, ajouta-t-elle en pianotant sur le teletrasporta. Allez-y.

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