11 La Structure du Temps

L’imagination crée les événements.

Giovanfrancesco Sagredo, Lettre à Galilée (1612)

11.1

Il se tenait debout près du fauteuil incliné où il avait reçu son enseignement, dans les hauteurs de Rhadamanthys Linea, la Venise d’Europe. Aurore était bel et bien là pour l’accueillir.

— Vous n’avez pas l’air bien, dit-elle en le regardant avec curiosité.

— Je vais bien, madame, merci, répondit Galilée. Je vous en prie, pouvons-nous continuer votre enseignement là où nous l’avons arrêté ? J’ai besoin de mieux comprendre comment marchent les choses afin de modifier ma vie et d’éviter une issue désastreuse. Vous avez dit, la dernière fois que nous nous sommes quittés, que je n’étais qu’au début de votre science. Qu’il existait une sorte de réconciliation apte à résoudre les paradoxes dans lesquels nous étions englués. Dans lesquels je suis englué.

Aurore sourit. Elle avait dans le regard la sorte de lueur que Galilée s’attendait à trouver chez une personne ainsi nommée, alors qu’elle était visiblement âgée.

— Il y a une réconciliation, confirma-t-elle. Mais elle exigera que vous alliez beaucoup plus loin que nous ne sommes allés la dernière fois. Comme je vous l’ai dit, cette session vous a fait parcourir quatre siècles. Pour arriver à la théorie de la variété de variétés, vous devrez parcourir mille années de plus. Et les progrès mathématiques se sont souvent accélérés, à cette époque. Il existe d’ailleurs un siècle que nous avons baptisé l’Accelerando.

— J’aime l’accelerando en musique, fit Galilée en s’installant dans le fauteuil d’enseignement. A-t-il été suivi par un ritardo ?

— En effet.

Elle eut un sourire pour le vieil homme, comme en aurait eu l’Aurore du mythe pour Tithonus.

— Ça fait peut-être partie de ce qui définit un accelerando.

Réconforté par son regard, attendant avec plaisir un nouveau survol en sa compagnie de l’avenir des mathématiques, Galilée dit, à leur surprise à tous deux :

— Je n’ai jamais connu de mathématicienne.

— Non, ça, j’imagine. La structure du pouvoir, à votre époque, n’était pas favorable aux femmes.

— La structure du pouvoir ?

— Le patriarcat. Un système de domination. Une structure de sentiment. Nous sommes des créatures culturelles, et ce que nous prenons pour des émotions spontanées et naturelles est en réalité formé par un système culturel qui évolue avec le temps. C’est ainsi que des mariages arrangés on passe à l’amour romantique, ou de la vengeance à la justice. Il y a évidemment des différences hormonales qui subsistent dans le cerveau, mais elles sont mineures. N’importe quel mélange hormonal peut donner quelqu’un de bon en maths. Tout le monde est mathématicien.

— Dans votre monde, peut-être, répondit Galilée en repensant avec un léger froncement de sourcil à certains de ses étudiants pour qui tout espoir était perdu. Mais je vous en prie, donnez-moi la préparation, et allons-y. Et je crois aussi que ça pourrait mieux se passer pour moi si vous pouviez aider la machine plus souvent que la dernière fois.

Aurore le regarda d’un air amusé à l’idée qu’il puisse s’imaginer qu’elle était à son service. Mais il avait trop faim de connaissance pour se montrer courtois, ce qu’elle sentit peut-être.

— Je resterai attentive à ce qui se déroulera, dit-elle. Et si je sens que je peux vous aider, j’interviendrai.

Ses assistants apportèrent à Galilée le casque de fil métallique et la préparation alchimique.


Les êtres humains ne percevaient qu’une petite partie de la réalité. Ils n’étaient que des vers, bien au chaud dans la terre. Si Dieu ne les avait dotés de raison, ils n’auraient jamais connu, par leurs seuls sens, qu’une infime partie de tout ce qui existe, et encore.

Cela dit, les choses étant ce qu’elles étaient, grâce au travail cumulé de milliers de gens, l’humanité avait, lentement, péniblement, élaboré une image du cosmos qui allait au-delà de ce qu’elle pouvait voir. Ensuite, elle avait trouvé des moyens d’utiliser cette connaissance et de se déplacer dans le cosmos.

Galilée survola l’espace des idées comme à travers une mosaïque de nuages blancs, suivant pas à pas, au fil des siècles, la construction du monumental édifice des mathématiques. Il leur était reconnaissant de lui avoir administré l’accélérateur synaptique, parce qu’il avait besoin de comprendre rapidement ce que la machine lui disait et ce qu’Aurore ajoutait à son discours. Cet entendement exacerbé l’emmena à toute allure au-delà de la pensée telle qu’il y était accoutumé, dans un plus vaste royaume de compréhension, plein de sensations et de mouvements, une sorte de musique corporelle. Il ne se contentait pas de voir ou de chanter la musique, il la devenait. Les maths étaient son corps. Les mots, les symboles, les images, tout cela se formait au sein des énormes et vagues nuages qui se trouvaient à l’intérieur de lui, évoluant en une danse ininterrompue d’équations et de formules, d’opérations et d’algorithmes, se fondant tous ensemble en un chorus polyphonique permanent. Il chantait et il était chanté. Ce qui impliquait d’accepter certaines choses sur la base de la foi uniquement, en espérant que la façon dont il les interpréterait lui montrerait le chemin d’une compréhension future, plus solide, qui croîtrait et perdurerait.

Là, Aurore l’aida à élaguer pour s’en tenir à la ligne principale, le rassurant, lui disant qu’il s’y prenait comme ils l’avaient tous fait à un moment ou à un autre, en proie à toutes sortes de confusions lorsqu’il s’agissait de suivre une ligne distincte au milieu de tout cela.

— Personne ne peut tout savoir, dit-elle.

Galilée avait du mal à l’accepter, mais afin de continuer à voler il ignora le goût amer de son ignorance, de sa foi dans les choses qu’il n’avait pas maîtrisées. Il y avait actuellement des questions plus pressantes que sa compréhension de la totalité. Apparemment, personne ne pouvait y prétendre, sinon Dieu.

Aussi continua-t-il à voler, à travers les nouveaux champs et méthodes, les théories de jauge, la chromoélectrodynamique, la symétrie et la supersymétrie, la topologie multidimensionnelle, les variétés, et ainsi de suite, du plus petit au plus grand, du plus complexe au plus simple – et après une protraction étendue de son esprit il trouva la réconciliation, que l’on cherchait depuis longtemps, de la mécanique quantique et de la physique gravitationnelle. Ça n’arrivait que très tard dans l’Histoire, alors qu’ils plongeaient au plus profond des choses, prenant en considération des objets d’une taille si petite que Galilée s’émerveillait qu’on puisse seulement les connaître. Et pourtant, apparemment, c’était arrivé.

Tandis que les générations de scientifiques se succédaient, chaque étape de compréhension avait servi d’échafaudage sur lequel s’était dressé et érigé le niveau suivant. Pas une étape du parcours où la mécanique quantique ne se soit révélée à la fois juste et utile. Par exemple, l’un de ses aspects, le principe d’exclusion de Pauli, pouvait être combiné à la vitesse de la lumière pour établir des longueurs et des temps minimaux : et c’étaient là les vrais minima, parce qu’une division supplémentaire viendrait enfreindre soit la vitesse de la lumière, soit le principe d’exclusion. La largeur minimale établie par ce principe se révéla être de 10-34 mètre. En voyageant à la vitesse de la lumière, un photon franchissait cette distance en 10-43 seconde – la seconde étant l’équivalent d’une pulsation, que Galilée mesurait comme la vitesse à laquelle son cœur battait quand il était calme. En d’autres termes, l’unité minimale de temps faisait à peu près un milliardième de milliardième de milliardième de battement de cœur. C’était très bref ! En vérité, l’univers était d’une extrême finesse. Rien que d’y penser, Galilée en avait des frissons. Il était stupéfiant de sentir en lui cette finesse de grain, la dense texture du plénum étincelant – et de sentir aussi, dans cette densité, le sens artistique de Dieu. Sa méticulosité – sa pulitezza. Son amour des maths.

Il poursuivait son vol, s’efforçant de suivre Aurore, qui allait de l’avant comme si les unités minimales n’étaient pas stupéfiantes, d’une petitesse inimaginable. Elle s’était faite à leur idée et abordait maintenant cette question : comment les physiciens avaient intégré la notion selon laquelle tout l’espace et le temps pouvaient être créés par la vibration d’objets de la taille et de la durée minimales absolues. Leurs machines d’expérimentation les plus puissantes devraient être 1020 fois plus puissantes qu’elles ne l’étaient pour pouvoir étudier ces particules ou ces événements minimaux ; en d’autres termes, un anneau d’accélérateur assez grand pour créer les énergies requises devrait avoir un périmètre de la taille de la galaxie. Les particules qu’ils cherchaient étaient si petites que si l’une d’elles avait été agrandie à la taille de la Terre le noyau d’un atome, pour rester proportionnel, aurait dû faire dix fois la taille de l’univers.

Cette idée fit rire Galilée.

— Alors, c’est la fin de la physique, dit-il.

Car cela signifiait qu’un abîme stupéfiant séparait l’humanité de la réalité fondamentale permettant d’expliquer les choses à plus grande échelle. Ils ne pouvaient franchir cet abîme. La physique était dans une impasse.

Et de fait, pendant longtemps, la physique et la cosmologie mathématiques ricochèrent à la surface du problème sans paraître avancer, alors que les physiciens s’efforçaient de concocter des échafaudages qu’ils pourraient jeter tout du long à travers l’abîme d’un seul jet – dont la nature même les amènerait à poser des questions.

— Dans une certaine mesure, nous en sommes toujours là, dit Aurore. Mais une mathématicienne appelée Bao a jeté un pont qui semble avoir tenu, et nous a permis d’établir de nouvelles fondations. Allons-y maintenant.

Galilée vit qu’avant l’époque de Bao, qui marquait précisément le début de la période qu’on nommerait plus tard l’Accelerando, le but des physiciens était de tout expliquer. Il reconnaissait cela ; c’était la reductio ad absurdum de la science : tout savoir. Le désir non dit de cette pulsion était l’espoir que, sachant tout, l’humanité saurait aussi quoi faire. Le sentiment d’avoir un grand vide là où elle aurait dû avoir un but se trouverait peut-être ainsi comblé.

Mais vouloir tout savoir était trop en demander.

— Ils veulent être comme Dieu ! dit Galilée.

— Peut-être Dieu n’est-il qu’une prolepse, avança Aurore. Notre image de ce que nous pourrions être, imaginée en contemplant notre avenir.

— Ce qui en ferait une analepse, non ?

Elle eut un rire.

— Vous aimez les paradoxes, dit-elle, mais celui-ci n’est évidemment, encore une fois, qu’une suite d’intrications. Nous sommes extensifs dans le temps. Continuez votre survol et vous verrez.

Aussi reprirent-ils leur vol. Les progrès en physique se poursuivaient tant bien que mal. Des théories portant sur ce qui se produisait au minimum et dans les extradimensions postulées étaient élaborées, étudiées, battues en brèche, peaufinées. On faisait des prédictions qui pouvaient parfois être comparées à l’observation, ou qui impliquaient des découvertes situées juste au-delà du royaume de l’observation courante. Les idées engendraient donc des technologies. Lentement, des progrès s’accomplissaient. Mais l’infranchissable abîme reléguait toutes les théories au rang de spéculations. Le vent produit par le vol de Galilée aurait pu renverser certains de ces châteaux de cartes, et c’était d’ailleurs peut-être ainsi qu’avaient été jetées à bas certaines des théories qu’il survolait – par la remarque, faite en passant, d’une observatrice comme Bao, qui voyait tout le paysage dans son ensemble et jetait dessus un regard complètement neuf.

Ce ne fut pas avant le vingt-huitième siècle qu’une structure théorique accomplit une partie substantielle de ce qui avait été commencé il y avait si longtemps. C’était une physique basée sur le pont que Bao avait jeté vers les minimas, et sur des expérimentations qui englobaient le système solaire – des expériences controversées qui avaient impliqué des portions significatives de l’énergie potentielle totale du système. Les travaux de Bao avaient clarifié la théorie de la variété de variétés à dix dimensions qui avait déjà été avancée à l’époque de Kaluza et de Klein. Sa version avait provoqué de nombreuses questions et des prédictions cosmologiques et subatomiques qui leur avaient fourni toutes sortes d’expériences auxquelles procéder, d’observations à effectuer, dont le résultat avait entraîné des corrections et des surprises, mais surtout des confirmations, le sentiment qu’ils étaient enfin sur la bonne voie – et que, d’un certain point de vue, ils s’y trouvaient depuis le début, si l’on ne tenait pas compte des inévitables turbulences et cul-de-sac. Chaque génération avait servi d’échafaudage aux générations suivantes, et le travail s’était poursuivi comme de lui-même à travers les effondrements et les retours en arrière.

— C’est comme si on regardait des fourmis bâtir une fourmilière, observa Galilée alors qu’il traversait les élaborations. La masse continue à trimer.

— Oui, bien que ce soit une remarque étrange pour un processus qui a exigé autant d’énergie cérébrale.

— Dites-m’en plus sur les dix dimensions, demanda Galilée. Quelque chose de plus que leurs équations. Que veulent-elles dire ? Que peuvent-elles vouloir dire ?

Aurore s’approcha de lui en volant, si près qu’il eut l’impression qu’ils s’entremêlaient. Il plongea et tourna, chuta ou prit son essor, s’abaissa ou entra en rotation, s’efforçant de rester à côté d’elle, et il s’aperçut qu’elle pouvait donner à l’écriture la forme de nuages, ou de lingots rouges dans le vide, devant lui. Le corps de Galilée était un agrégat de pensées flottant comme des bannières autour d’Aurore, en une sorte de danse. Au-dessous d’eux, le paysage était une chaîne de montagnes constituée de symboles et de nombres empilés les uns sur les autres, tectoniquement convulsés.

— Rappelez-vous l’espace euclidien que vous connaissez et ressentez, lui dit-elle, avec ses trois dimensions, la longueur, la largeur et la hauteur. Avec Newton, nous avons ajouté une autre dimension, le temps…

— Mais c’est moi qui l’ai fait ! objecta Galilée. Les choses qui tombent accélèrent proportionnellement au carré du temps ! Ça, je l’avais découvert, et ça voulait dire que le temps et l’espace étaient liés, d’une certaine façon…

Cela dit, se remémora-t-il, mal à l’aise, cette découverte n’avait pas été publiée ; elle était restée enfouie dans ses papiers, au fond de l’atelier.

— D’accord, appelons-le l’espace galiléen, dit Aurore avec légèreté. Quel que soit le nom que vous lui donnez, ces quatre dimensions étaient comprises comme étant l’absolu, une grille invisible, sous-jacente, dans laquelle évoluaient les phénomènes physiques. C’est là que Laplace a déclaré qu’avec une physique et des bases de données suffisantes on pourrait prédire tout le passé et tout l’avenir de l’univers rien qu’en entrant les nombres du moment présent, et en les faisant passer par les équations en avant ou en arrière, comme dans un astrolabe. Cependant, cette expérience ne s’effectuait qu’en pensée, car personne n’aurait jamais l’ensemble des données nécessaires pour y arriver. Mais l’implication était que Dieu, ou quelque chose comme ça, pourrait le faire.

— Oui, je comprends.

— Ce qui impliquait un univers prédéterminé, qui marchait comme une horloge, que beaucoup trouvaient désespérant de contempler. Nous ne choisissions pas vraiment de faire quoi que ce soit.

— Oui. Mais votre mécanique quantique a détruit tout ça.

— Précisément.

— Ou imprécisément.

— Oui, certes. Grâce à la relativité et à la mécanique quantique nous avons compris que les quatre dimensions que nous percevons ne sont que des artéfacts de notre perception de dimensions beaucoup plus nombreuses que nous ne l’imaginions. Nous avons commencé à voir des choses qui disaient clairement que les quatre dimensions ne suffisaient pas à expliquer les faits que nous observions. Les baryons pivotaient de sept cent vingt degrés avant de revenir à leur position de départ. Les particules et les ondes se voyaient les unes comme les autres confirmées alors même que, à en croire nos sens et notre raison, elles se contredisaient, en tant qu’explications. Dans certains cas, nos observations semblaient nécessaires rien que pour que les choses existent. Et quelque chose d’autrement indécelable exerçait des effets gravitationnels très marqués, qui, s’ils avaient été causés par une masse, auraient excédé dix fois la matière visible de l’univers. Sans compter qu’il semblait également y avoir une sorte d’effet de gravité inverse, une expansion de l’espace en accélération inexplicable. Les gens parlaient de matière noire et d’énergie noire, mais ce n’étaient que des mots – des noms qui laissaient les mystères intacts. Ceux-ci s’expliquaient mieux par l’existence de dimensions supplémentaires, suggérées pour la première fois par Kaluza et Klein, et utilisées ensuite par Bao.

— Expliquez-les-moi, demanda Galilée.

Il se sentit lui-même devenir équations à l’intérieur des nuages qui évoluaient en lui. Des formules décrivaient les mouvements des minima, vibrant à la longueur et au temps de Planck – donc d’une petitesse et d’une brièveté indicibles –, et dans dix dimensions différentes, qui se combinaient en ce que Bao appelait des variétés, chacune avec ses qualités propres et ses actions caractéristiques.

— La recherche a maintenant la preuve qu’il y a bien dix dimensions, dit Aurore. On en a la confirmation. La meilleure façon de conceptualiser certaines de ces dimensions supplémentaires est de les imaginer repliées ou impliquées dans les dimensions que nous percevons.

Une longue feuille rouge, plane, apparut devant lui ; elle s’enroula dans le sens de la longueur en un long et mince tube.

— Vu en deux dimensions, on dirait un ruban, mais dans les trois dimensions, c’est visiblement un tube. C’est comme ça dans toutes les variétés. L’interaction de la matière noire devait être très faible et se faire en même temps sentir sur le plan gravitationnel à dix fois la masse de toute la matière visible. C’était une étrange combinaison, mais Bao l’a considérée comme une dimension dont nous ne voyions qu’une partie, une hyper-dimension de variétés englobant toutes nos dimensions. Il se trouve que cette variété se contracte, pourrait-on dire, ce qui produit l’effet d’extra-gravité que nous détectons dans notre univers perceptible. Voilà pour la dimension numéro quatre.

— Je croyais que vous aviez dit que la quatrième dimension, c’était le temps…, dit Galilée.

— Non. Pour commencer, ce que nous appelons le temps se révèle être non pas une dimension mais une variété, un vecteur composé de trois dimensions différentes. Mais mettez ça de côté pendant un instant et finissons-en avec la variété spatiale. La quatrième dimension, nous l’appelons encore la matière noire, en hommage à la première intuition que nous en avons eue.

— Quatre, répéta Galilée.

— Oui. Et la dimension numéro cinq contrebalance, d’une certaine façon, l’action de la quatrième, dans la mesure où il s’agit de l’expansion en accélération de l’espace-temps que nous percevons. Des aspects de cette dimension ont été appelés l’énergie noire.

— Alors ces dimensions passent les unes à travers les autres ?

— Diriez-vous que la longueur, la largeur et l’épaisseur passent les unes au travers des autres ?

— Je ne sais pas. Peut-être.

— Peut-être qu’ainsi formulée cette question n’a pas de réponse. À moins que la réponse ne soit tout simplement oui. La réalité est constituée de toutes les dimensions, ou variétés, composées ou coexistant dans le même univers.

— Très bien.

— Maintenant, venons-en au temps. Mystérieux depuis le début, il semble, pour l’essentiel, absent de notre perception mais néanmoins crucial. Le passé, le présent et l’avenir sont les aspects du temps dont on parle communément, tel que perçu par nous. Mais, de même que d’autres phénomènes, il ne s’agit là que du résultat de diverses impressions sensorielles compilées par le fait que nous existons dans trois dimensions temporelles différentes, qui constituent, ensemble, la variété ; de la même façon que notre impression de l’espace est une variété. Les trois dimensions temporelles ont un impact sur nous alors que nous avons surtout une très forte impression d’aller vers l’avant, dans une variété donnée, si bien que nous ne pouvons nous rappeler que le passé, et seulement anticiper l’avenir, les deux demeurant inaccessibles à nos sens. Lesquels sens sont bloqués dans le présent, qui paraît se déplacer dans une seule direction – vers l’avenir, qui n’existe pas encore, laissant le passé en arrière, qui n’existe que dans la mémoire, mais pas en réalité.

« Mais ce moment présent : quelle est sa durée, en quoi consiste-t-il ? Comment peut-il être aussi bref qu’un unique intervalle de Planck, 10-43 seconde, alors que même le plus bref des phénomènes dont nous avons conscience prend beaucoup plus longtemps à se produire que le minima théorique ? Que peut être le présent ? S’agit-il d’une succession ou d’une poignée d’intervalles de Planck ? Est-il seulement réel ?

— Dieu seul le sait, répondit Galilée. Je le compte en battements de cœur. Le battement du moment est mon présent, je dirais.

— C’est une longue durée, en réalité. Eh bien, regardez les équations temporelles de Bao, et vous verrez à quel point tout ce que nous ressentons comme étant le présent – pour vous le temps d’un battement de cœur – s’explique avec clarté.

Ils volèrent dans une chose qui ressemblait à une cathédrale, ou un immense flocon de neige, fait de nombres et de figures s’entrecroisant : une dentelle d’équations, dont les détails échappaient maintenant complètement à Galilée. Il essaya de se cramponner aux formes architecturales qu’elles constituaient, mais il n’arrivait plus à les calculer.

— Les équations de Bao postulent une variété temporelle constituée de trois dimensions, de sorte que ce que nous percevons comme étant le passage du temps, ce que nous appelons le temps, est un composé constitué d’un vecteur fait des trois temporalités. Nous pouvons le voir ici, dans ce qui ressemble à l’un des diagrammes par lesquels Feynmann représente les particules élémentaires. En vérité, nous pouvons voler dans le diagramme, vous voyez ? La première temporalité se déplace très vite – à la vitesse de la lumière, en fait. Ça explique la vitesse de la lumière, qui est simplement le facteur de mouvement dans cette dimension, si vous la considérez comme un espace. Et donc nous appelons ce temps le temps de la vitesse de la lumière, ou le temps c, selon l’ancienne notation de la vitesse de la lumière.

— C’est quelle vitesse, déjà ?

— Trois cent mille kilomètres à la seconde.

— C’est rapide.

— Oui. Cette composante du temps est rapide. Le temps file ! La seconde dimension temporelle est comparativement très lente. Tellement lente que la plupart des phénomènes y paraissent suspendus, presque comme si c’était la grille absolue de l’espace newtonien – je veux dire galiléen. Nous appelons ce temps-ci le temps latéral ou éternel, autrement dit le temps e. Et nous avons découvert qu’il vibrait lentement, d’avant en arrière, comme si l’univers lui-même était une unique ficelle ou une bille, qui vibrait ou respirait. Un changement systolique diastolique accompagne cette vibration, mais celle-ci a une interaction faible avec nous, et son amplitude semble être limitée.

— Tout reste entre les mains de Dieu, dit Galilée, repensant à une prière qu’il avait jadis apprise, enfant, alors qu’il effectuait un court séjour au petit séminaire.

— Oui. Bien que ce soit encore une temporalité, une espèce de temps dans lequel nous évoluons. Nous vibrons d’avant en arrière dans ce temps.

— Je crois que je comprends.

— Et enfin, poursuivit-elle, la troisième dimension temporelle, nous l’appelons antichronos parce qu’elle se déplace dans le sens inverse du temps c, tout en interagissant avec le temps e. Les trois temporalités coulent les unes à travers les autres et entrent en résonance, de même qu’elles puisent selon des vibrations qui leur sont propres. Nous expérimentons donc les trois comme étant une seule, comme une sorte de vecteur fluctuant, avec des effets de résonance, quand les pulsations des trois se superposent de différentes façons. Ensemble, toutes ces actions créent le temps perçu par la conscience humaine. Le présent est un schéma d’interférence à trois directions.

— Comme des éclats de soleil sur l’eau. Il y en a beaucoup en même temps, ou presque en même temps.

— Oui. Des moments potentiels qui prennent vie en un clin d’œil quand trois ondes forment un pic. La nature vectorielle de la variété explique nombre des effets temporels que nous observons, comme l’entropie, l’action à distance, les ondes temporelles avec leurs effets de résonance et d’interférence, et évidemment l’intrication quantique et la bilocalisation, que vous expérimentez vous-même, grâce à la technologie développée pour se déplacer de façon épileptique. Pour parler de ce que nous ressentons, les fluctuations de cette variété expliquent aussi la plupart de nos rêves, ainsi que des sensations moins communes que nous appelons mémoire involontaire, prescience, déjà-vu, presque-vu, jamais-vu, nostalgie, précognition, Rückgriffe, Schwanung, retour en arrière, union mystique avec l’Éternel ou l’Unique, et ainsi de suite.

— J’ai éprouvé tant de ces choses, fit Galilée, ballotté alors qu’il survolait plusieurs souvenirs de son temps perdu, ses temps secrets. Pendant les heures sans sommeil de la nuit, allongé dans mon lit, j’éprouve souvent ces phénomènes.

— Oui, et parfois dans la pleine lumière du jour aussi ! La complexité de la variété explique notre perception de la nature à la fois transitoire et permanente de toute chose, cette sensation d’être et de devenir. Ces phénomènes expliquent ce sentiment paradoxal, que j’ai souvent éprouvé, que n’importe quel moment de mon passé s’est produit il y a très peu de temps, tout en étant séparé de moi par un immense abîme de temps. Les deux sont vrais ;ce sont des perceptions subconscientes d’un temps e et d’un temps c séparés en lamelles.

— Et l’impression d’éternité qui nous frappe parfois ? Lorsqu’on sonne comme une cloche ?

— C’est probablement une perception, puissamment isolée, de temps e, qui vibre en effet comme une cloche. Et puis, d’une façon différente, l’impression de dissolution inexorable ou de rupture que nous appelons parfois l’entropie, et aussi le sentiment appelé nostalgie, tout cela résulte de perceptions d’antichronos qui traversent à l’envers le temps c et le temps e. De fait, les travaux de Bao conduisent à une description mathématique de l’entropie comme une sorte de friction entre l’antichronos et le temps c se frottant l’un à la peau de l’autre, si l’on peut dire. Une interaction.

— Les choses s’érodent, acquiesça Galilée. Nos corps. Nos vies.

— C’est dû au fait d’habiter une variété constituée de trois mouvements différents.

— C’est difficile à se le représenter.

— Naturellement. Nous appréhendons principalement le temps comme un vecteur unifié, à peu près comme nous appréhendons l’espace comme un plénum. On n’appréhende généralement pas le plénum en termes de longueur, de largeur et de hauteur, on se contente d’expérimenter l’espace. Le temps est une trinité, mais entière.

— Comme les marées dans l’embouchure d’un fleuve, risqua Galilée.

Une fois, quand il était garçonnet, il avait observé les algues charriées dans un sens puis dans l’autre. Et au moment du changement de marée :

— Parfois, il y a un courant dans les deux sens, et le choc de l’interférence peut être soit marqué, soit subtil. Mais il y a toujours de l’eau.

— Il y a des schémas d’interférence, oui. Certains évoquent à ce propos le métier à tisser de Pénélope, faisant allusion à la manière dont nous avons tous notre place dans la tapisserie en cours d’élaboration, et comment, maintenant, les analeptes font des bonds en arrière et re-brodent certaines parties. De toute façon, le temps n’est pas laminaire. Il varie et coule, s’interrompt et produit des tourbillons, s’exsude et résonne.

— Et vous avez appris à voyager sur ces courants.

— Oui, un petit peu. Nous avons appris à former une charge afin de créer un tourbillon d’antichronos, et à pousser quelque chose dedans, et quand le tourbillon entre à nouveau en contact avec le temps c, une potentialité complémentaire est créée. Cela suffisait pour effectuer une sorte de voyage dans le temps limité. Nous pouvions effectuer des analepses à certaines intrications de résonance dans la variété. Mais le premier saut en arrière dans le temps produit par l’instrument de transfèrement exigeait d’immenses dépenses d’énergie. Les énergies requises étaient si énormes que nous ne pouvions déplacer que quelques intricateur pour bilocaliser des potentialités passées. Pour chaque intricateur envoyé dans le passé, des trous noirs aspiraient de vastes fractions du gaz des géantes gazeuses extérieures. Après cela, ils étaient en place et pouvaient être utilisés comme portails pour des intrications de conscience. Ces intrications exigent des énergies beaucoup plus faibles, étant une sorte de champ de rêve induit ou potentiel. Les intrications créent un temps potentiel complémentaire avec chaque analepse et prolepse, et pour cette raison et d’autres, le processus entier est resté controversé pendant tout le temps où il a été activement mis en œuvre. Déplacer dix ou douze intricateurs a exigé le sacrifice complet des deux géantes gazeuses les plus extérieures. On s’est dit que cela suffisait, ou que c’était trop. En réalité, c’était plutôt une technologie du siècle dernier : les analeptes retournaient alors souvent en arrière, et se battaient pour leur changement, comme Ganymède l’a fait, plus que n’importe qui d’autre. Tout cela a été reconsidéré depuis. Tout le monde ne s’accorde pas à penser que c’était une bonne idée.

— J’imagine que non, dit Galilée. Pourquoi l’ont-ils fait, au départ ?

— Certains voulaient rétrojecter la science de façon analeptique plus tôt qu’elle n’était apparue naturellement, dans l’espoir de rendre l’histoire humaine un peu moins sinistre.

— À quoi bon, maintenant que vous êtes là ?

— Les années intermédiaires ont été plus terribles que vous ne l’imaginez. Et nous ne sommes pas seulement ici ; nous sommes là-bas aussi. Vous ne comprenez pas vraiment ce que je vous ai dit. Nous sommes tous connectés et vivants dans la variété de variétés.

Galilée haussa les épaules.

— Les choses paraissent toujours se produire les unes à la suite des autres.

Elle secoua la tête.

— De toute façon, ce que vous voyez ici est une humanité traumatisée, meurtrie. On a cru, pendant un moment, que le fait de retravailler le passé pouvait y remédier. Une espèce de rédemption.

— Je vois… Enfin, je crois. Mais, à propos de ce que vous m’avez enseigné… ça ne fait que huit dimensions, si j’ai bien suivi. Cinq spatiales, trois temporelles.

— Oui.

— Et les deux autres ?

— L’une est une micro-dimension véritablement impliquée à l’intérieur de tout le reste. Chaque minima contient un univers dans cette dimension. Et puis ceux-ci, et les nôtres aussi, existent à l’intérieur de ce qu’on pourrait appeler une macro-variété. Cette macro-variété contient une multiplicité d’univers – une espèce d’hyperespace de potentialités, bien au-delà de ce que l’être humain peut percevoir, même s’il peut le comprendre en observant les hautes énergies cosmiques et la radiation de fond. On dit que dans cette variété il y a autant d’univers existants ou potentiels qu’il y a d’atomes dans l’univers concerné. Certains parlent même d’un ordre de grandeur d’une plus grande amplitude que ça, du genre dix à la puissance trois mille.

— Ça fait beaucoup, dit Galilée.

— Oui, mais ce n’est pas encore l’infini.

Galilée soupira. Il s’aperçut qu’ils avaient arrêté de voler et se trouvaient dans une pièce de la taille d’une salle de conférence de Padoue.

Aurore pouvait tendre le doigt vers un mur et faire comme si elle écrivait pour que des équations apparaissent sur le mur qui leur faisait face. Elle l’accompagna le long des mathématiques mises en œuvre par la dixième dimension, la variété de variétés ;et Galilée, tout en s’efforçant de la suivre, fut réconforté par l’idée que le travail d’Aurore était encore une espèce de géométrie spatiale, avec des choses mises en relation et dotées de proportions, exactement comme toujours. C’était peut-être pour son bénéfice, mais tout coïncidait. Tout pouvait être expliqué : les paradoxes bizarres de la mécanique quantique, l’étrange tourbillonnement de l’univers issu d’un seul point qui n’avait jamais été nulle part. Toutes les lois de la nature, toutes les forces et les particules, toutes les constantes et les diverses manifestations du temps, de l’être et du devenir, leur voyage suprachronologique à travers le temps, la bizarre réalité géante de l’intrication universelle, tout cela s’expliquait. C’était un tout, un univers frémissant, et Dieu était bel et bien mathématicien – un mathématicien d’une complexité, d’une subtilité et d’une élégance tellement surprenantes que la simple expérience de Le contempler était inhumaine, au-delà de tout ce que pouvait englober la perception humaine.

— J’ai mal à la tête, avoua Galilée.

— Eh bien, rentrons, dit Aurore.


Alors qu’elle le ramenait, en volant, dans le monde, Galilée éprouva un moment de curiosité égoïste. Lors de sa première leçon, il avait eu un aperçu de son héros, Archimède, aussi clair que s’il avait utilisé le teletrasporta pour se retrouver face à face avec le Grec, ou que s’il avait vécu sa vie. Quelqu’un avait mentionné quelque chose à propos de la visite de Ganymède à Archimède avant qu’il aille voir Galilée ; ceci expliquait peut-être cela. À présent, tandis qu’Aurore était absorbée dans une conversation privée avec ses assistants, Galilée demanda tout bas à la machine à enseigner de lui montrer l’arrière-plan historique de l’astronome Galileo Galilei.

Il fut alors projeté dans un espace identique à celui qui avait entouré Archimède ; pas un moment, mais une vie – sa vie. Instantanément, il fut empli de sa propre existence à Florence, Pise, Padoue et Bellosguardo, puis dans une plus petite maison qu’il ne reconnut pas, dans un village. Tout cela l’emplit aussitôt, et avec une précision voisine de la minute. Effrayé, il s’écria :

— Stop ! Arrêtez, faites disparaître tout ça !

Aurore était maintenant debout devant lui, l’air surprise.

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Je voulais savoir.

— C’est ce que vous croyez. Maintenant, il va falloir que vous oubliiez.

— J’aimerais pouvoir ! Mais je suppose que vous pourrez me donner un produit amnésiant qui m’aidera à gérer ça ?

— Non, dit-elle en le regardant, intriguée. Je ne peux pas. Ça, c’est un truc d’Héra. Vous devrez faire avec ce que vous venez d’apprendre.

Galilée poussa un gémissement. Il se leva tant bien que mal de son grand fauteuil incliné, le casque d’Aurore sur la tête. Il se sentait vidé, terrifié. La sensation de compréhension, aussi instantanée que puissante, était encore en lui. Mais, à présent, tout cela était lié à sa vie. Son passé – le moment présent…

Des gens parlaient. Aurore et ses assistants. Il perdit le contact. Des pensées formulées par un langage, telle la voix qui parlait en lui ; c’étaient des choses si simples, comme un pépiement d’oiseau. Joli, parfois même beau, mais absolument pas aussi expressif que les mathématiques. Alors il essaya très fort de se souvenir, il essaya très fort d’oublier ; une partie était là et une partie s’en était allée, mais pas comme il l’aurait espéré. Rien à faire. Il avait subi l’effet du didacticiel, il en portait les stigmates ; ça resterait quelque part en lui, dans ce qu’ils appelaient le temps e, ou dans ce présent évanescent qui s’épanouissait toujours à la limite de c. Ou repartait en arrière dans l’antichronos, en remontant jusqu’au garçon curieux qui regardait la lampe se balancer dans la cathédrale. La mémoire comme une espèce de précognition.

Il regarda Aurore avec un regard neuf. Une femme ancienne, qui avait, il le savait maintenant, une connaissance des mathématiques et de l’univers physique qui allait très très très au-delà de la sienne. C’était plutôt stupéfiant. Il n’aurait jamais pensé qu’une telle personne pouvait exister.

— Vous croyez en Dieu ? lui demanda-t-il.

— Je ne pense pas. Je ne suis pas sûre de saisir le concept.

Elle hésita.

— On peut faire venir quelque chose à manger. Vous avez faim ? Parce que moi, oui.


Ils étaient assis devant une table basse, près de la rambarde du fond. C’était une altana, apparemment ; les gens ici vivaient sur le toit de leurs maisons, comme à Venise. Galilée regardait cette Venise sous son ciel bleu-vert pulsatile. Sur la table, entre eux, il y avait des plats de petits cubes et de tranches d’une substance végétale inconnue de Galilée. Les mets sentaient le gingembre, l’ail ou diverses épices poivrées qu’il ne connaissait pas, qui pétillaient sur sa langue et lui faisaient couler le nez. L’eau avait une saveur de baies ; il but longuement, se sentant soudain très assoiffé. Il observait les bâtiments vagues, turquoise et cobalt, en dessous d’eux. Europe était un monde de glace, Io un monde de feu. Ganymède et Callisto étaient-elles la terre et l’air ?

— Vous avez eu d’autres conversations avec la chose qui est en dessous de nous, sous la glace ? demanda-t-il à Aurore. Vous m’en avez parlé, la dernière fois. Elle semblait bien connaître la gravité, m’avez-vous dit ?

— Oui.

— Et quid de la temporalité composée, ce vecteur de trois temps ?

— Ça a été difficile à déterminer.

— Montrez-moi vos échanges avec elle.

Aurore eut un sourire.

— Il y a onze ans que la glace a été percée, ce que l’intelligence a confirmé. La plupart des interactions ont abouti à des impasses. Mais on peut en trouver un résumé ici.

Elle tendit le doigt vers leur table, où Galilée vit de longues chaînes de symboles mathématiques et d’informations traduites en graphiques. Dans sa tête, le didacticiel puisait à la manière d’une migraine. Il essaya de diriger cette connaissance vers ce nouveau problème.

— Intéressant, dit-il enfin. Vous savez ce qui constitue physiquement cette intelligence ? Avez-vous localisé l’origine corporelle de son esprit ?

— Cela remplit l’océan qui s’étend au-dessous de nous, mais ce n’est pas l’océan. Ces choses, comme ces poissons que vous avez vus vous-même, je crois…

— J’ai vu des spirales de lumière bleue qui ressemblaient plus à des anguilles qu’à des poissons.

— Oui, eh bien, elles proviennent de parties d’un tout plus vaste. Comme les cellules cérébrales d’une intelligence distribuée à l’échelle d’un groupe. Quoi qu’il en soit, ça ne ressemble pas à la conscience telle que nous l’entendons. Il y a une espèce d’absence dans sa cognition, tout ce qui est lié à la conscience de soi et de l’autre. C’est cette absence qui en amène certains à soupçonner que ce avec quoi nous conversons fait partie d’un tout plus vaste.

— Et ce serait quoi ?

— Nous ne le savons pas, mais il y a des gens qui veulent le découvrir.

— Vous ne le voulez pas tous ?

— Oh non, loin de là. Il y a un… un désaccord. Un désaccord philosophique ou religieux très basique. Un désaccord dangereux.

— Dangereux ? demanda Galilée, plein d’appréhension. J’aurais pensé que vous auriez tous surmonté ce genre de chose, depuis le temps.

Elle secoua la tête.

— Nous sommes humains, alors nous débattons. Et il s’agit là d’un genre de débat qui peut déboucher sur la violence.

Une dissension parmi les Galiléens. Bon, ça il le savait déjà. Héra l’avait enlevé, et Ganymède avait éperonné les Européens avec son embarcation ; il n’aurait pas dû être surpris. Le plus surprenant eût été que les gens changent de nature.

— Des vraies violences ?

— Les gens sont beaucoup plus enclins à s’entretuer pour des idées que pour se nourrir, répondit-elle. L’Histoire le démontre avec clarté ;c’est une réalité statistique.

— Peut-être, risqua Galilée, quand on est assuré d’avoir de quoi se nourrir, l’avidité de certitude se déplace-t-elle ailleurs.

— La certitude ! pouffa-t-elle. Dans la variété de variétés !

Elle éclata de rire.


Comme pour illustrer ces propos, Héra en personne émergea de l’antichambre de verre, resplendissante. Elle était suivie par ce qu’on pourrait appeler sa Garde suisse, une dizaine de gros bras encore plus grands qu’elle.

Elle s’approcha de Galilée en secouant la tête comme devant un enfant qui n’aurait pas compris qu’il avait désobéi.

— Encore vous ! dit-il sèchement, rendu furieux par son attitude. Qu’y a-t-il, cette fois ?

C’est alors qu’un groupe bruyant se déversa de l’autre antichambre. Héra les vit et dit :

— Cette racaille essaie de nous empêcher de vous rejoindre ici, dans un espace public. Un instant…

Avec sa bande, elle fonça sur les Européens, déclenchant une empoignade. À Venise, une telle chose aurait été dangereuse ; on aurait vu des couteaux sortir des manches. Ici, ce n’étaient que cris et bousculades, agrémentés, parfois, d’un coup de pied furtif.

Héra hurla :

— Vous serez accusés d’agression ! J’espère que vous serez exilés !

— C’est vous qui avez provoqué l’agression ! hurla l’un d’eux, qui en appela à Aurore : Nous avons fait de notre mieux. Rien ne l’arrête…

La mathématicienne les regarda d’un œil atone.

— Eh bien, laissez-la parler.

Héra retourna auprès de Galilée.

— Prenez l’intricateur, dit-elle à sa bande en faisant un geste en direction de la boîte en étain.

Et à Aurore :

— C’est moi qui devrais l’avoir, et vous le savez.

L’un des gardes d’Héra s’approcha de la boîte et la ramassa. Soudain, sans avertissement, Héra prit Galilée par le bras, le souleva du sol et l’entraîna vers les armoires de verre, laissant un garde derrière eux, pour protéger sa retraite.

— Un nouvel enlèvement ? demanda Galilée d’un ton caustique, se débattant pour s’arracher à son étreinte.

Il n’arrivait même pas à la ralentir et trouvait cela exaspérant. Elle leva les yeux au ciel en le reposant à terre et l’entraîna avec elle, l’obligeant à presser le pas.

— Ces drogues et ces leçons qu’Aurore vous donne, dit-elle avec emphase, elles ne se contentent pas de vous enseigner les mathématiques. Elles vous changent. Quand ce sera terminé, vous ne vous souviendrez pas de ce que je vous aurai montré avant ! Vous l’avez déjà oublié ? Vous souvenez-vous de la façon dont ils vous ont brûlé ?

— Bien sûr que oui ! Je ne suis pas près d’oublier ça. Comment le fait d’améliorer ses connaissances en mathématique pourrait-il effacer un tel souvenir chez qui que ce soit ?

— En vous changeant de telle façon que même si vous arriviez à vous en souvenir, vous n’arriveriez plus à comprendre pour quelles raisons c’est arrivé.

— Je n’ai jamais su pourquoi c’était arrivé ! hurla Galilée, soudain furieux.

Il lui envoya un coup de poing, qu’elle esquiva aisément.

— J’essaie encore de le comprendre !

Il lui balança un nouveau coup de poing et la toucha au bras, mais ce fut comme s’il avait cogné un arbre.

— Tout ce que j’ai fait depuis que vous me l’avez montré n’a fait que m’en rapprocher. J’ai été détruit. Et ça peut encore empirer. C’est précisément l’une des raisons pour lesquelles je veux en apprendre davantage !

Il s’arracha à la poigne d’Héra.

Mais elle le rattrapa, dans une étreinte pareille à la serre d’un aigle.

— Vous ne comprenez pas. Votre destin n’a rien à voir avec les équations et les théories de la physique. Il découle de la situation, chez vous, et de vous-même – votre nature, la manière dont vous réagissez. Le genre de conclusions que vous tirez, et vos réactions en cas de crise. Vous êtes votre propre problème.

Elle l’entraîna dans l’armoire de verre et le lâcha. Folle de rage, elle pressa les boutons d’un panneau, près de la porte.

— J’imagine qu’il va falloir que je vous enseigne cette partie-là, exactement comme Aurore vous a appris la physique.

— Mais nous travaillions, là. Ils font une tentative pour contacter la chose à l’intérieur d’Europe et je les aidais…

— Ce n’est pas votre affaire. Et il y a des gens qui pensent déjà comprendre la chose. Dont Ganymède, en fait. Lui et sa clique. C’est eux qui provoquent les problèmes.

— Comment ça ?

— Ils considèrent que la chose d’Europe est un danger pour nous, un danger mortel.

— Mais pourquoi ? Comment serait-ce possible ?

— C’est sans importance.

— Mais bien sûr que c’est important !

— Pas pour vous, non. Ce qui compte pour vous, c’est de faire ce que vous faisiez à votre époque sans que cela vous conduise au bûcher. Vous voulez finir brûlé ?

— Non ! C’est juste que je ne vois pas en quoi le fait d’en savoir davantage pourrait changer quoi que ce soit.

Elle secoua la tête, les joues rouges, haletante, abaissant sur lui un regard sinistre. Comme ils quittaient l’armoire mouvante qui était arrivée au niveau du sol, elle dit :

— Vous ne comprenez rien. Surtout pas vous-même. Toute cette fameuse activité incessante qui est la vôtre, effectuée dans l’ignorance…

— J’en sais autant que n’importe qui ! En vérité, plus que la plupart. C’est vous qui en savez moins que moi sur la façon dont le monde marche, même avec vos quatorze siècles d’avance. Vous n’avez rien à m’apprendre.

— Il n’y a pire haine que celle de l’ignorance pour la connaissance, dit-elle, citant sardoniquement ses paroles. Surtout pour la connaissance de soi. Vous voulez finir sur le bûcher ou non ?

— Non.

— Alors venez.

Elle adressa un signe rapide à un autre groupe de ses assistants, qui attendaient à côté d’un long bateau bas sur l’eau, pareil à une gondole.

Le garde qui portait le teletrasporta surgit derrière eux et courut le placer à côté d’Héra.

— J’ai besoin de rejoindre le grand Conseil, sur Callisto, annonça Héra à Galilée en indiquant la gondole. Le transit prendra plusieurs heures. Vous allez m’accompagner, comme ça nous pourrons parler. Il y a des choses que vous avez besoin de voir dans votre vie.

— Épargnez-moi ça ! dit-il.

Elle fit volte-face et le foudroya du regard, son visage à quelques pouces du sien.

— Je ne vous épargnerai pas ! Je vous ferai parcourir votre vie autant de fois qu’il le faudra.

— Qu’il le faudra pour quoi ?

— Pour que vous la remettiez sur le bon chemin.

Ça se présentait mal.

11.2

Car qu’a-t-on été sinon ce que l’on a senti, et comment le connaître si on ne le sent de nouveau ?

Georges Poulet


Les assistants d’Héra aidèrent Galilée à prendre place dans la gondole, où il s’assit à côté du teletrasporta. Héra monta à la poupe, puis, après une accélération tellement soudaine que la proue se souleva hors de l’eau, ils se mirent à louvoyer entre des embarcations plus lentes. Finalement, ils bifurquèrent dans un canal latéral qui se terminait en cul-de-sac et heurtèrent le quai avec un choc sourd. Là, une autre armoire mouvante les souleva, ainsi que leur boîte, jusqu’au plafond de glace, qu’elle leur fit traverser (dans un bref jaillissement de pure aigue-marine) pour ressortir à la surface d’Europe, sous l’énorme sphère à rayures jaune vif de Jupiter. Puis Héra récupéra l’intricateur et conduisit Galilée vers un engin en forme de graine, pas plus gros que ne l’était leur gondole, mais fermé. Elle lui dit de s’attacher dans un grand fauteuil rembourré, l’aidant à boucler certaines de ses sangles, puis s’attachant à son tour de la même façon.

— Un instant ! dit-elle brusquement.

Il fut alors plaqué dans son fauteuil, et ils se mirent à vibrer légèrement. En regardant par une petite vitre ménagée dans la paroi de l’appareil, il vit qu’ils montaient dans l’espace.

— Où allons-nous ?

— Sur Callisto, comme je vous l’ai dit. Je dois assister à la réunion du Conseil sur la créature d’Europe, alors je n’ai pas vraiment le temps de m’occuper de vous, mais quand j’ai appris ce que vous étiez en train de fabriquer ici, il m’a semblé que vous étiez à deux doigts de fiche votre vie en l’air. Et avec, pas mal de choses qui en dépendent. Autant vous dire que là, c’est la guerre sur de multiples fronts.

Elle pianota un moment sur sa console, et soudain leur vaisseau disparut. Ce fut comme s’ils étaient assis dans des fauteuils, posés sur un petit plancher qui flottait librement dans l’espace. Ils volaient à grande vitesse, à en juger par la façon dont Jupiter et les étoiles bougeaient, bien qu’il n’y ait pas d’autre sensation de mouvement. Galilée, surpris par ce qu’il voyait, observait la grande géante gazeuse. Grâce au nouvel ensemble d’outils mathématiques dont son esprit s’était enrichi, il distinguait le riche déroulement phyllotaxique des convolutions aux limites des bandes. On aurait dit des représentations de la dynamique des fluides en cinq dimensions au moins, ce qui faisait paraître plus texturée que jamais la vaste surface de la boule.

Héra la contemplait aussi. Cette vision parut l’apaiser. Sa respiration se ralentit, ses joues et le haut de ses bras perdirent de leur rougeur. Galilée, qui la regardait en même temps que le système de Jupiter et les étoiles, réfléchit à ce qu’il avait appris pendant le cours de maths.

Il la vit s’endormir. Elle somnola un moment, assise. C’était la première fois que Galilée voyait dormir l’un des Jupitériens, et il observa son visage amolli avec la même grande attention qu’il avait consacrée au didacticiel de maths. C’était un visage humain, et c’est en cela qu’il était fascinant. Il n’est pas impossible qu’il se soit également assoupi, car juste après il la vit pianoter sur sa console tandis que toutes les bandes de la grande planète avaient changé d’aspect. La partie éclairée avait désormais la forme d’un croissant. Le terminateur dessinait une ligne incurvée, bien nette, et la partie gibbeuse, dans l’ombre, était d’un noir d’encre. Ils s’en trouvaient plus près que Galilée ne se rappelait l’avoir jamais été, de sorte qu’elle occupait l’espace d’une centaine, peut-être, de lunes terrestres, emplissant une grande partie du ciel. Le croissant éclairé, un arc stupéfiant de bandes orange onctueuses, semblait émerger dans le ciel noir d’un univers plus vivace.

— Nous sommes près de Callisto ? demanda-t-il en scrutant du regard la nuit noire, étoilée.

Aucune des lunes ne lui était familière.

— Non, dit-elle. Elle est encore à une grande distance. Quelques heures.

Le croissant devenait visiblement plus mince. Ils devaient se déplacer très vite.

— Comment se fait-il que votre vaisseau soit invisible ?

— Il ne l’est pas. Les parois peuvent être changées en écrans sur lesquels est projetée l’image de ce que vous verriez si vous regardiez au-dehors, à travers le vaisseau.

Rectification : très, très grande vitesse. Le croissant devint semblable à un immense arc d’à peu près deux fois la taille de celui dont Orion aurait eu besoin, étroit et richement coloré, stratifié dans la mauvaise direction, fortement arqué, comme pour décocher une flèche. Il s’étrécissait vers les ténèbres, dans le sens de la hauteur. Avec un clin d’œil final, il disparut. Le Soleil était maintenant complètement éclipsé, et ils regardaient la face de Jupiter qui se trouvait dans l’ombre. Aucune des quatre Galiléennes n’était visible ; probablement parce que la face obscure de la grande planète n’était éclairée que par les étoiles et peut-être par Saturne – si elle était là-haut, parmi les étoiles visibles. En tout cas, c’était une lumière atténuée, mais ce n’était pas le noir complet, pas les ténèbres. Galilée distinguait encore les bandes latitudinales, et jusqu’à la moire de leurs limites. Dans cette lumière à présent si subtile, il voyait que la surface de la planète n’était pas un liquide pâteux, comme la peinture à l’huile, mais plutôt semblable au sommet d’une couche de nuages, d’une opacité ou d’une transparence en constante évolution, ombrée de mille combinaisons différentes de soufre et d’orange, de crème et de brique. Çà et là, la surface cannelée rappelait le ventre d’un nuage lors de certains jours de vent ; partout ailleurs, des geysers jaillissaient dans l’espace par-delà les nuages, formant des lignes de fumée parallèles aux bandes et qui étaient chassées ensuite vers l’est ou l’ouest. Galilée crut même distinguer le mouvement des nuages, les puissants vents de Jupiter.

Héra bâilla. Elle avait déjà vu cette merveille.

— Nous avons le temps de travailler sur vous et sur votre existence italienne. Autant le mettre à profit.

— Je ne vois pas pourquoi, objecta Galilée, mal à l’aise. Vous ne vouliez pas que j’approfondisse mes connaissances en mathématique.

— Non, mais maintenant que c’est fait, il faut que vous compreniez le contexte. Que vous connaissiez votre vie. Elle ne disparaîtra pas, alors soit vous la comprenez, soit vous restez handicapé par l’oubli et le refoulement.

— Autrement dit, vous êtes Mnémosyne, dit Galilée. La muse de la mémoire.

— J’étais une mnémosyne.

Elle lui donna un casque métallique qui ressemblait à celui d’Aurore, voire à son propre célatone.

— Tenez, dit-elle. Mettez ça.

Il le posa sur son crâne, pour voir.

— Qu’est-ce que ça fait ?

— Ça vous aide à revenir en arrière. Attention !

Elle lui flanqua une tape sur la tête.


Sa mère hurlait sur son père. Dimanche matin, alors qu’ils se préparaient à aller à l’église – un moment où elle avait l’habitude de crier. La tête de Galilée disparaissait sous sa chemise du dimanche, qu’il était en train d’enfiler. Il ne tira pas dessus, resta dessous, couvert, à l’abri.

— Comment ça, que je me taise ? reprit-elle. Comment pourrais-je me taire alors que je dois aller quémander encore un crédit auprès du propriétaire, de l’épicier et de tous les autres ? Comment aurions-nous encore un toit au-dessus de notre tête si je ne passais pas toutes mes journées à filer, à carder et à coudre à m’en crever les yeux pendant que tu fais mumuse avec ton luth ?

— Je gagne notre vie, protesta Vincenzio.

Sa défense était faible tant elle était éculée :

— J’ai eu un rendez-vous à la cour, et j’en aurai peut-être un autre, bientôt. Je donne des cours, j’ai des étudiants privés, des commandes, des articles, des chansons…

— Des chansons ? Tu parles ! Pendant que monsieur joue du luth, moi je paye les factures. Je travaille pour que monsieur puisse jouer du luth dans la cour tout en rêvant d’en jouer à la cour ! Tu rêvasses, et ça nous fait souffrir. Cinq enfants qui errent dans les rues, en haillons, et toi tu restes là à jouer du luth ! Je ne supporte plus de l’entendre !

— C’est comme ça que je gagne ma vie ! Quoi, tu veux me voler ma vie ? Tu me volerais mes mains, ma langue ?

— Tu appelles ça gagner ta vie ? Oh sta cheto, soddomitaccio !

Vincenzio soupira. Il se tourna, impuissant, vers ses enfants qui observaient la scène les yeux ronds, comme toujours.

— Allons-y, implora-t-il. Nous allons être en retard à la messe.

Dans l’église, Galilée regarda autour de lui. Ils avaient l’air un peu plus miteux que les autres membres de l’assistance. Son oncle, qui était un marchand de textile comme tant d’autres à Florence, confiait du travail à sa mère, ou lui donnait à reprendre ce que ses ouvriers avaient mal fait. Pendant que le prêtre chantait les parties du service accompagnées de musique, sa mère jeta à son père un regard noir que Vincenzio essaya d’ignorer. Il n’était pas rare qu’elle lâche une obscénité virulente assez fort pour qu’on l’entende dans toute l’église.

L’un des acolytes alluma une lanterne suspendue aux poutres, au-dessus de leurs têtes, et la lanterne se balança légèrement au bout de sa chaîne. Aller, retour, aller, retour. En la regardant attentivement, Galilée eut l’impression que quel que soit l’arc, grand ou petit, décrit par la lanterne elle mettait le même temps pour le parcourir. Et alors que l’amplitude des oscillations diminuait, elles semblaient aussi ralentir. Galilée posa son pouce droit sur son poignet gauche et compta ses pulsations pour voir. Oui ;quelle que soit la longueur de l’arc, la lanterne mettait le même temps pour le décrire.

C’était intéressant. Il y eut là-dedans comme un petit ping qui lui fit oublier tout le reste.


Il était dans l’espace et il volait à quelque distance de la balle sombre, rayée, qui était la face plongée dans la nuit de Jupiter. Il frémit, complètement désorienté.

Apparemment, Héra avait étudié sa console. Observant ses pensées.

— Vous savez ce qui arrive à un garçon qui voit son père se faire en permanence injurier par sa mère ? demanda-t-elle.

Galilée ne put s’empêcher de rire.

— Oui, je crois.

— Je ne vous demande pas si vous avez connu ça. Il est évident que c’est le cas. Je veux dire, vous êtes-vous jamais demandé ce que ça avait pu vous faire ? Quel impact cela avait eu sur vos relations ultérieures ?

— Je ne sais pas.

Galilée tourna la tête pour ne plus la voir. Le casque pesait sur son crâne, et le picotait en plusieurs endroits.

— Qui peut le dire ? Ce que je sais, c’est que je n’ai jamais aimé ma mère. Elle était méchante avec nous tous.

— Ce n’est pas sans conséquences, évidemment. Dans une société patriarcale, une femme qui domine un homme n’est pas quelque chose de naturel. Au mieux, c’est une blague. Au pire, un crime. Ainsi, vous détestiez et craigniez votre mère, en même temps que vous n’aviez plus de respect pour votre père. Vous vous êtes juré que ça ne vous arriverait jamais. Il se pourrait même que vous ayez cherché à vous venger. Tout le reste de votre vie s’en est trouvé affecté. Vous étiez déterminé à être plus fort que tout le monde. À éviter les femmes, voire même à leur faire du mal si vous le pouviez.

— J’ai eu beaucoup de femmes.

— Vous voulez dire que vous avez eu des relations sexuelles avec des tas de femmes. Ce n’est pas de ça que je vous parle. Le sexe peut être considéré comme un acte d’hostilité. Avec combien de femmes avez-vous eu des relations sexuelles ?

— Deux cent quarante-huit.

— Grâce à quoi vous pensiez avoir des relations hétérosexuelles sans entraves. C’était un comportement habituel, facile à constater et à comprendre. Mais la psychologie de votre époque était encore plus primitive que votre physique. Les tempéraments, les quatre humeurs…

— Qui sont évidentes, objecta Galilée. Il n’y a qu’à regarder les gens.

— En effet. Vous étiez souvent mélancolique ?

— Je ressentais avec intensité toute la gamme des humeurs. Parfois trop intensément. L’équilibre ballottait, selon les circonstances. Avec pour résultat que je dormais souvent mal. Parfois pas du tout. Le manque de sommeil était mon principal problème.

— Et vous étiez parfois mélancolique.

— Oui, parfois. Une mélancolie noire. J’ai une grande force vitale, et il m’arrive de produire trop d’humeurs, dont une partie se consume et remonte vers le cerveau sous forme de vapeur, au lieu de rester à l’état liquide, comme il se devrait. Ces catarrhes mènent à des états d’âme anormaux. Surtout la bile noire brûlée, c’est le catarrhe qui mène à une tristesse mélancolique.

— Oui.

Elle le regarda.

— Mais ça n’a rien à voir avec votre mère.

— Non.

— Rien à voir avec votre peur des femmes.

— Pas du tout ! J’adorais les femmes !

— Vous aviez des relations sexuelles avec les femmes. Ce n’est pas la même chose.

— Il y a eu Marina, dit Galilée, puis, en hésitant : J’aimais Marina. Au début, en tout cas.

— Voyons un peu ça. Voyons comment ça a commencé et comment ça a fini.

— Non…

Elle effleura le casque.


Il se trouvait au palazzo de Sagredo, sur le Grand Canal, attendant que les filles de la fête se montrent. Sagredo en invitait toujours. Galilée aimait toutes les sortes de filles. Leur variété était devenue une chose après laquelle il courait – le fait que telle fût grande ou petite, blonde ou brune, délurée ou réservée… mais surtout juste différente. Et comme la différence était ce qu’il avait, la différence était ce qu’il aimait ; parce que, en matière de sexe, les gens apprenaient à aimer ce qu’ils avaient. Il en gardait le compte dans sa tête et se les rappelait toutes. Il y avait tellement de sortes de beauté. Et maintenant, il écoutait Valerio jouer du luth, le ventre plein du vin et de la nourriture du festin offert par Sagredo, et il attendait de voir ce que le monde lui apporterait.

Sous l’arche de la porte principale passa une fille aux cheveux noirs. Dès les premières secondes de son apparition, à la lumière des chandelles, Galilée fut comme envoûté.

Elle ne le remarqua pas tout de suite. Elle riait d’une chose que l’une des autres filles lui avait dite.

Ce que Galilée cherchait dans la compagnie des femmes, au-delà de la pure différence, était une sorte de vivacité. Il aimait rire. Certaines d’entres elles se montraient particulièrement gaies pendant l’acte sexuel. Elles en faisaient une sorte de jeu d’enfant, une danse entre amis, qui les faisait autant rire que jouir – l’acte avait quelque chose de fougueux, qui faisait valser la poussière dans le sang, étinceler les lanternes, resplendir les dorures et briller le monde entier comme s’il était mouillé.

La fille qu’il venait d’apercevoir lui faisait cette impression. Elle avait cette étincelle. Ses traits n’étaient pas réguliers, elle avait les cheveux noir aile de corbeau et la silhouette classique des Vénitiennes, nourries au poisson et au luxe, les jambes longues et fortes. Elle riait avec son amie alors que Galilée traversait la pièce pour s’approcher d’elle. Elle avait des sourcils épais qui se rencontraient presque au-dessus du nez. Ses yeux étaient d’un marron chaud, étoilé de lignes radiales, noires, comme des pierres. Une grâce féline, l’esprit enjoué, et aussi les épaules larges, un beau cou et de jolies clavicules, de beaux seins, une peau mate, parfaite, des bras forts. Ses mouvements étaient fluides, elle traversait la pièce en dansant.

Il entra dans son orbite, évoluant parmi certaines de ses amies qu’il avait rencontrées lors de fêtes précédentes. Il était prêt et attendait leurs plaisanteries sur le professeur dingue. Alors qu’il lançait ses saillies sur ses amies, elle vit le regard qu’il lui portait et sourit. Puis elle inversa le cours de son mouvement dans la pièce, et se retrouva rapidement auprès de lui, où ils purent parler, leur conversation couverte par le brouhaha général. Marina Gamba, dit-elle. Fille d’un marchand qui travaillait sur le Riva de’ Sette Martiri. Un marchand de poissons, se dit Galilée. Elle avait moult frères et sœurs, et ne s’entendait pas avec sa mère, de sorte qu’elle vivait avec des cousins près de chez ses parents, sur la Calle Pedrocchi, et aimait passer les soirées dehors. Galilée connaissait bien le genre – marchande de poissons au marché le jour, fille de joie la nuit. Sans doute illettrée, peut-être même incapable de faire une addition ; même s’il n’était pas impossible qu’elle ait appris à les faire, étant donné qu’elle donnait un coup de main au marché. Mais elle avait un regard en coulisse, à la fois timide et rusé, qui suggérait un esprit acéré quoique dénué de méchanceté. Parfait. Il la voulait.

Le temps que la fête remonte vers l’altana du palazzo, elle était derrière lui et le poussait dans l’escalier avec des petits coups familiers sur les fesses. Puis, à un tournant de l’escalier, comme ils se trouvaient au niveau d’une longue embrasure de fenêtre surplombant le canal, il recula et l’attira vers lui. Ils se heurtèrent en une étreinte rapide, frénétique. Elle avait toute la hardiesse désirable, et ils n’arrivèrent jamais en haut des marches, suivant en pointillés la longue galerie qui donnait sur le Grand Canal, au deuxième étage, se faufilant vers un canapé plus ou moins privé, tout au bout, un canapé que Galilée connaissait bien pour l’avoir déjà utilisé dans des circonstances similaires. Et peut-être elle aussi. Là, ils purent s’allonger tous les deux, s’embrasser, se caresser sous leurs vêtements, qui s’écartaient ou tombaient fort commodément. Le canapé n’était pas tout à fait assez long, mais on pouvait lancer les coussins dans le coin, derrière, ce qu’ils firent, et ils roulèrent dessus en s’entremêlant sauvagement. Elle excellait dans cet art, et riait de voir pétiller dans ses yeux une lueur farouche.

Ainsi, tout était bien et mieux que bien. Elle était à califourchon sur ses genoux, nue et en transe, lorsque, en se vautrant sur l’un des énormes coussins de Sagredo, il rencontra l’une des nombreuses créatures de la maison – quelque chose de petit et de velu, avec des dents comme des aiguilles, qu’il avait arraché à son sommeil et qui lui mordit l’oreille gauche ; il rugit le plus doucement possible et essaya d’arracher la chose sans perdre son oreille ni le rythme auquel il faisait l’amour à Marina, laquelle lui semblait avoir fermé les yeux sur sa détresse pour se concentrer sur son plaisir, visiblement dans son accelerando final. Du coin de l’œil gauche, Galilée s’efforçait en vain de distinguer le genre de créature dont il s’agissait au juste – peut-être une belette, un renard ou un bébé hérisson. Par chance il ne semblait pas s’agir d’un rat, mais de toute façon peu lui importait. Il tourna la tête et enfouit la créature entre les seins de Marina, qui se soulevaient et retombaient d’une façon si théâtrale qu’il espérait que la bête s’y intéresserait suffisamment pour y transférer l’étau de ses dents. Sentant la créature, Marina ouvrit les yeux et jappa, puis se mit à rire et chercha à lui flanquer une claque mais atteignit à la place Galilée au visage. Il lui attrapa un sein et la tira vers lui, pendant que de l’autre main il empoignait le corps de la bestiole en train de se convulser. Tous les trois roulèrent à bas des coussins sur le sol, mais Marina ne perdit pas le rythme et redoubla même d’ardeur. Ils jouirent ensemble, au sein de cet instant sauvage durant lequel Galilée hurla :

— Giovan ! Cesco ! Venez me sauver de votre maudite ménagerie !

Il tenta de se détacher de l’animal en l’attrapant par le museau. Sous cette emprise, la bête se contorsionna pour se libérer et disparut instantanément ; et les deux amants restèrent là, dans les dernières lueurs sanglantes de leur étreinte.

— Giovanni ! Francesco ! Laissez tomber !

Ils restèrent allongés sur le sol. D’un coup de langue rapide, elle lécha le sang qui coulait sur le cou de Galilée. Elle le taquina, lui rappela le surnom dont elles l’affublaient toutes, « le professeur fou », et puis, quand ils recommencèrent à faire l’amour, elle ajouta une blague sur le fait qu’il pourrait utiliser sa boussole militaire pour calculer les angles les plus agréables que leurs corps pourraient former ensemble, ce qui le fit hurler de rire.

— Eh bien, pourquoi pas ? ajouta-t-elle en riant. On dit que tu en as fait une machine si compliquée qu’elle peut tout calculer. Trop de choses.

— Comment ça, trop de choses ? Que veux-tu dire ?

— C’est ce qu’on dit, que tu l’as engraissée, comme ton gros ventre, là. Du coup, plus personne n’y comprend rien…

— Quoi ?!

— C’est ce qu’on dit ! Que personne n’arrive jamais à la comprendre, qu’il faut suivre un cours pendant un an à l’université pour apprendre à s’en servir, et que même après on n’y comprend toujours rien…

— C’est un mensonge ! Qui raconte ces fadaises ?

— Tout le monde, bien sûr. On dit que c’est tellement compliqué que sur un champ de bataille on aurait plus vite fait de calculer une distance en la parcourant à pied plutôt qu’à l’aide de ton truc. On dit que pour l’utiliser il faut être plus intelligent que Galilée lui-même, et que donc, ça ne sert absolument à rien !

Et elle hurla de rire en voyant son expression, qui combinait consternation et fierté.

— Absurde, protesta Galilée même s’il trouvait plaisante l’idée que les gens disent de lui qu’il était trop intelligent pour quelque chose, même si c’était pour faire preuve de bon sens.

Il était aussi charmé par son insolence que par la connaissance qu’elle avait de lui et de ses affaires. Sans parler de ses seins et de ses dehors souriants.

Aussi firent-il l’amour en riant, la plus belle combinaison d’émotions qui soit. Tout cela sans s’être concertés : juste en riant. Ça se passait comme ça, avec un certain type de Vénitiennes.

À un moment donné, alors qu’il l’embrassait dans l’oreille, Galilée se dit : C’est le numéro deux cent quarante-huit, si je n’ai pas perdu le compte. Peut-être que c’est un bon numéro pour s’arrêter…

L’aube les trouva allongés dans l’embrasure de la fenêtre, regardant au-dehors le Grand Canal qui s’embrumait légèrement, sa surface calme comme un miroir, seulement troublée par le sillage d’une unique gondole ; le monde d’un bleu encore crépusculaire en dessous d’eux se teintait de rose au-dessus. Marina était ravissante, échevelée, son corps alangui collé contre le sien, comme celui d’un chat. Jeune, mais pas trop.

— Vingt et un ans, lui dit-elle quand il lui posa la question.

Certainement moins de vingt-cinq, en tout cas. Peut-être même aussi jeune qu’elle le prétendait.

— J’ai faim, dit-elle. Pas toi ?

— Pas encore.

— À te voir, on dirait que tu dois avoir faim tout le temps, fit-elle en lui collant sa hanche contre le ventre. Tu es comme un ours.

— Les ours ont tout le temps faim ?

— Selon moi, oui.

Lorsqu’ils rejoignirent ceux qui descendaient pour prendre leur petit déjeuner, il enfonça une petite bourse de scudi dans son corsage et l’embrassa brièvement en disant :

— Un cadeau, en attendant de te revoir.

C’était l’une de ses répliques habituelles.

— Merci, maestro, lui dit-elle avec un autre petit coup de hanche et une inclination de la tête traduisant le plaisir qu’elle avait eu.

Sur la barge qui le ramenait à Padoue, Sagredo et Mercuriale se moquèrent de lui. Sagredo, qui venait chez lui pour y habiter une semaine, dit :

— Elle est jolie.

Galilée envoya promener le sujet d’un haussement d’épaules. C’était une fille de joie de Venise, une fille de rien ; comme on était à Venise, il s’agissait moins d’une forme de prostitution que d’une façon de prolonger le Carnaval. Qui aurait pu trouver à y redire ? La prochaine fois qu’il serait en ville, il se rendrait dans son quartier pour voir s’il l’y trouvait. Ça pourrait même se faire assez rapidement. Il y retournerait avec Sagredo, que cela avait l’air d’amuser – ravi pour lui, ravi pour le monde entier et ses conjonctions. Sensible aux regards, Galilée s’en remémorait maintenant plusieurs que Marina lui avait adressés ce soir-là, du premier coup d’œil qu’elle lui avait jeté jusqu’à celui de leur séparation – doux et entendu, intelligent et gentil, en passant par son rire stupéfait devant la petite bête qui les avait attaqués. C’est alors qu’il se passa en lui quelque chose, quelque chose d’étrange et de nouveau, qui ne lui était pas familier. L’amour lui était tombé dessus comme un mur.

Sagredo éclata de rire : il l’avait vu venir.

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