7 L’Autre Galilée

Une lumière vous est donnée pour connaître le bien du mal, Et le libre arbitre, s’il résiste sans faiblir À sa première bataille contre le Ciel immobile, Si l’on y accorde foi, triomphera de tout ensuite.

Et si le monde aujourd’hui dévie de sa course, La cause est en vous, cherchez-la en vous-même.

Dante, Le Purgatoire, Chant XVI[2]

7.1

— Oui, je suis prêt, répondit Galilée.

Le sang rugissait dans ses veines, faisant palpiter le bout de ses doigts. Il avait peur. Mais il était également curieux. Il dit à l’étranger :

— Montons sur l’altana.

Cartaphilus porta l’énorme télescope au sommet de l’escalier extérieur, en ployant sous le fardeau.

— La gravité locale t’accablerait-elle enfin ? demanda l’étranger sur un ton acerbe.

— Il faut bien que quelqu’un se charge du fardeau, marmonna Cartaphilus en toscan. Tout le monde ne peut pas être un virtuoso comme vous, signor, et s’enfuir à tire-d’aile quand le temps se gâte. Détaler comme un putain de dilettante.

L’étranger l’ignora. Sur l’altana, la petite terrasse du toit, une fois le télescope installé sur son trépied, il effleura l’oculaire du doigt et le fit pivoter dans l’alignement de Jupiter ;il s’immobilisa avec une délicatesse qui lui paraissait propre. Galilée eut à nouveau la sensation électrisante que tout cela s’était déjà produit – ce que les Français appelleraient plus tard une sensation de déjà-vu.

Et en vérité, le télescope s’était miraculeusement aligné. L’étranger esquissa un geste dans sa direction. Galilée rapprocha son tabouret, s’assit et regarda dans l’oculaire.

À peu près au centre de la lunette, Jupiter était une grosse boule couverte de bandes, d’une beauté frappante, colorée dans une étroite gamme de tons. Au milieu de l’hémisphère sud, une tache rouge ovale s’enroulait sur elle-même, comme un tourbillon dans un fleuve. Une Charybde jupitérienne – était-ce là qu’il rencontrerait sa propre Scylla ? Pendant un long moment, il regarda la grosse planète, si pleine, si ronde, si nettement striée. Elle projetait son influence sur lui, comme n’importe quel astrologue pouvait s’y attendre.

Mais il ne se passa rien d’autre. Il se redressa, regarda l’étranger.

Qui fronçait les sourcils.

— Laissez-moi vérifier…

Il inspecta le côté du télescope, cligna plusieurs fois des yeux. Et jeta un coup d’œil à Cartaphilus, qui haussa les épaules.

— Pas bon, dit celui-ci.

— C’est peut-être Héra, dit l’étranger d’un ton lugubre.

Une fois encore, Cartaphilus haussa les épaules. Apparemment, c’était le problème de l’étranger.

Ils restèrent debout là en silence. La soirée était fraîche. De longues minutes s’écoulèrent. Galilée se pencha à nouveau et regarda Jupiter. Elle était toujours au milieu de la lentille. Il déglutit péniblement. C’était plus étrange que de rêver.

— Ce n’est pas un simple telescopio, dit-il alors que les souvenirs commençaient à lui revenir. Les gens bleus, les anges… C’est une espèce de… de tele-avanzare. Un teletrasporta.

L’étranger et Cartaphilus échangèrent un regard. Cartaphilus dit :

— Il est impossible de totalement inhiber l’amygdale. D’ailleurs, pourquoi ne devrait-il pas savoir ?

L’étranger réexamina le dispositif. Cartaphilus s’assit par terre, à côté, stoïque.

— Ah. Essayez encore, fit l’étranger, sa voix prenant une nouvelle intonation. Jetez un autre coup d’œil.

Galilée regarda. La lune I s’écartait à peine de Jupiter, sur son bord ouest. III et IV étaient plus loin, vers l’est. Une heure avait dû s’écouler depuis l’arrivée des deux visiteurs.

La lune I quitta Jupiter. Elle brillait d’un éclat vif et fixe sur le fond noir. Parfois, elle paraissait plus brillante que les trois autres. Leur luminosité variait sans cesse. La lune I sembla prendre une teinte jaune. Elle scintillait dans la lunette, et à cet instant Galilée vit qu’elle devenait de plus en plus grosse et distincte, et qu’elle était tachetée de jaune, d’orange et de noir – c’est du moins l’impression qu’il eut – parce que, au même moment, il vit qu’il flottait vers elle, tombant telle une oie se posant à terre, selon le même angle, tant et si bien qu’il écarta les bras et tendit les pieds droit devant lui pour ralentir sa chute.

La courbure de la lune I se révéla bientôt être un horrible paysage, très différent des vagues souvenirs qu’il conservait de la lune II, d’une pureté de glace : I était une dévastation de scories jaunes accumulées, creusées de cratères et de volcans. Un monde couvert d’Etna. Comme il descendait vers la surface, le jaune prit toutes les teintes d’un carnaval infernal de tons de soufre brûlé – d’ambre, d’ocre, de terre de Sienne brûlée, de topaze, de bronze et de chamois, de tournesol, de brique et de goudron, mâtinés de noir de carbone et de noir de jais, de terre cuite et de rouge sang, et d’un éventail digne d’un coucher de soleil d’orange, de jaune citron, de doré, d’étain –, tous entassés, une couleur coulant sur les autres pour disparaître à son tour sous un dépotoir de gravats immondes. Dante aurait reconnu là l’image même des cercles de feu de son Enfer.

La superposition de tant de couleurs interdisait de sonder le terrain. Ce qu’il avait pris pour un gigantesque cratère s’ouvrit d’un coup et se renversa, se révélant comme le sommet d’un tas visqueux plus gros que l’Etna, plus grand que la Sicile même.

Il descendit en vol plané vers la cime de cette large montagne. Là, au bord du cratère qui occupait le sommet, s’étalait une zone plate, sur laquelle se dressait un temple rond, aux colonnes jaunes, ouvert sur le paysage à la manière des temples de Delphes.

Il dériva vers le sol jaune de ce temple, se posa en douceur. Une boîte carrée, faite de quelque chose qui ressemblait à du plomb ou à de l’étain, était posée sur le sol, à côté de lui. Son corps ne pesait presque rien, comme s’il avait été debout dans l’eau. Au-dessus de lui, Jupiter était une masse gigantesque flottant dans le ciel noir, étoilé, dont chaque bande, chaque tourbillon tortueux, s’offrait distinctement au regard. À sa vue, Galilée frémit comme un cheval effrayé, choqué.

De l’autre côté de la boîte se tenait un groupe d’une dizaine de personnes, qui toutes le regardaient. L’étranger était maintenant debout derrière lui.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama l’étranger, furieux.

— Vous le savez très bien, Ganymède, répondit une femme en sortant du groupe.

Sa voix, basse et menaçante, parvint à Galilée dans une langue qui rappelait le toscan, mais un toscan rustique, ancien. Elle s’approcha d’une démarche majestueuse, et Galilée s’inclina machinalement. Elle hocha la tête à son intention et lui dit :

— Bienvenue sur Io. Vous êtes ici notre invité. Nous nous sommes déjà rencontrés, bien que vous ne vous en souveniez peut-être pas très bien. Je m’appelle Héra. Je vous prie de m’accorder un instant, le temps que je m’entretienne avec vos compagnons de voyage.

Elle s’arrêta devant l’étranger, Ganymède, et le regarda comme si elle se demandait jusqu’où il tomberait quand elle le jetterait à terre. Elle était plus grande que Galilée et paraissait dotée d’une force immense. Ses formes rappelaient les hommes de Michel-Ange : elle avait les épaules larges et des bras musculeux qui jaillissaient d’une blouse sans manches, jaune pâle, coupée dans un tissu pareil à de la soie. Un pantalon du même matériau couvrait ses hanches larges, ses jambes longues, fortes. Elle avait l’air à la fois jeune et âgée, mâle et femelle, un mélange qui troublait Galilée. Son regard, qui se posait tantôt sur l’étranger, tantôt sur Galilée, était impérieux, et il pensa à la déesse Héra telle que décrite par Homère ou Virgile.

— Vous avez volé notre intricateur ! lança Ganymède d’un ton accusateur.

Sa voix revêtait aux oreilles de Galilée les accents d’une sorte de latin bizarre. Les lèvres des Jupitériens bougeaient d’une façon qui ne correspondait pas tout à fait à ce que Galilée entendait, et il supposa qu’il bénéficiait de traducteurs invisibles et très rapides.

— Que cherchez-vous ? La guerre ?

Héra le foudroya du regard.

— Comme si vous ne l’aviez pas déjà commencée ! Vous avez attaqué les Européens dans leur propre océan. Maintenant, l’autorité du Conseil est ébranlée, et les factions se jettent à la gorge les unes des autres…

— Je n’y suis pour rien, répliqua froidement Ganymède.

Alors que Galilée les écoutait s’accuser mutuellement, de petits éclairs d’images évoquèrent chez lui l’idée d’un voyage dans l’océan qui s’étendait sous les glaces d’Europe. Il se demanda ce qui s’était passé, et quelle était, là-bas, la situation. Dans son indignation, Ganymède, qui était trop sur la défensive pour ne pas paraître suspect à Galilée, projetait son étroite mâchoire sur le côté, faisant ressembler son visage au soc incurvé d’une charrue.

— Ça n’a rien de drôle ! C’est Galilée que vous enlevez !

— C’est vous qui l’enlevez ! rétorqua Héra. Je le sauve de vous. Franchement, votre fixation sur cette analepse particulière devient un peu excessive. Galilée, entre tous les hommes, n’est pas quelqu’un avec qui on peut s’amuser. Et pourtant vous vous servez de lui dans le seul but d’effrayer le Conseil par votre inconcevable imprudence.

Ganymède porta la main à sa mâchoire et la redressa au prix d’un effort visible. Il avait le visage d’un vilain rouge sombre.

— Nous parlerons de tout ça plus tard.

— Assurément. Mais pour le moment je veux que vous nous laissiez tranquilles. Je vais expliquer certaines choses à notre visiteur ici présent…

— Non !

Les gens qui se tenaient derrière Héra s’avancèrent alors d’un seul bloc. Ils portaient le même genre de vêtements qu’elle, étaient tout aussi grands et forts, et leur façon de bouger rappelait à Galilée l’escorte de Cosme, les gardes suisses, lorsqu’ils montraient leurs muscles pour maintenir la paix ou chasser quelqu’un qui n’avait plus les faveurs de leur chef.

Héra leur fit signe et dit à Ganymède :

— Restez ici avec mes amis. Vous connaissez Bia et Nike, si je ne me trompe.

— C’est inacceptable !

— Je me fiche que vous l’acceptiez ou non. Vous n’avez aucune autorité sur Io. C’est notre monde.

— Ce monde n’est à personne ! C’est un monde d’exilés et de renégats, comme vous le savez pertinemment puisque vous êtes à leur tête. Mon propre groupe y a trouvé refuge.

— Nous laissons vivre ici ceux qui le souhaitent, répondit Héra. Mais nous y sommes depuis plus longtemps, c’est pourquoi nous avons le droit de décider ce qui s’y passe.

Elle s’approcha de Galilée, et ses amis se déplacèrent comme un seul homme pour se dresser entre eux deux et l’étranger.

— Bienvenue sur Io, dit Héra à Galilée. J’étais avec vous lors de la plongée dans l’océan d’Europe. Vous vous rappelez ?

— Pas vraiment, répondit Galilée d’un ton incertain.

Des profondeurs bleues… un bruit qui ressemblait à un cri…

Avec un regard dégoûté en direction de Ganymède, elle reprit :

— Ganymède fait un usage assez brutal des substances amnésiantes, ce qui n’est pas pour m’étonner. Je pourrai peut-être vous rendre une partie de vos souvenirs, plus tard. Mais je pense qu’il vaut peut-être mieux vous expliquer d’abord un peu la situation. Ganymède ne vous a pas raconté toute l’histoire. Et une partie de ce qu’il vous a dit n’est pas vraie.

Elle ramassa la boîte d’étain posée sur le sol et la garda dans ses bras tout en éloignant Galilée de Ganymède, qui protestait avec véhémence. Malgré les objections de Ganymède, Galilée la suivit, curieux d’entendre ce qu’elle pouvait avoir à raconter. Il savait déjà qu’elle parviendrait de toute façon à son but. Les femmes volontaires, il connaissait.


Elle faisait au moins une main de plus que lui, peut-être une tête. Marchant à côté d’elle d’un pas incertain, rebondissant comme un bouchon, il se tint d’abord fermement à son bras pour ne pas tomber. Il la lâcha lorsqu’il sentit le sol sous ses pieds, mais faillit tomber et se rattrapa à elle. Après cela, il se cramponna à son bras comme au tronc d’une vigne. Elle ne parut pas s’en formaliser, et cela l’aida à rester à sa hauteur. Au bout d’un moment, il se rendit compte qu’il ne pouvait s’empêcher d’élaborer toutes sortes de scénarios érotiques, en rapport avec sa force manifeste (la boîte qu’elle portait avait l’air lourde) – scénarios qui lui faisaient ouvrir de grands yeux et battre le cœur contre les côtes. Il était un peu difficile de croire qu’elle était humaine.

— Vous méritez bien votre nom, murmura-t-il.

— Merci, répondit-elle. Nous prenons notre nom quand nous sommes jeunes, lors de notre rite de passage. C’était il y a longtemps.

Lorsqu’ils arrivèrent à l’arc opposé du petit temple, elle s’arrêta. Il lui lâcha le bras. De là où ils étaient, leur regard plongeait dans les profondeurs des parois sulfureuses, fracassées, du grand volcan sur lequel ils se tenaient – une vision d’une immensité impressionnante, si vaste que Galilée voyait distinctement la courbure de l’horizon, ainsi qu’une dizaine, au moins, de volcans plus petits, dont certains crachaient de la vapeur et d’autres de grands geysers blancs dans le ciel noir.

Héra engloba dans un geste de propriétaire cet impressionnant panorama.

— Voici Ra Patera, le plus grand massif d’Io. Io est ce que vous appelez la lune Un, la plus intérieure des quatre grandes. L’altitude de Ra Patera est bien supérieure à celle des plus hautes montagnes de la Terre, supérieure même à celle de la plus haute montagne de Mars. Nous surplombons le flanc est, qui descend vers Mazda Catena, la faille qui crache de la vapeur sur le côté du bouclier.

Elle lui indiqua l’endroit.

— Ra était l’ancien dieu égyptien du Soleil, et Mazda son équivalent babylonien.

Galilée se rappela la surface tachetée du soleil qu’il avait observée sur le papier placé sous l’oculaire du télescope.

— On dirait que tout est brûlé par le soleil, alors que nous en sommes très loin. Aussi chaud que l’Enfer.

— C’est chaud. En bien des endroits, si vous marchiez à la surface, vous vous enfonceriez tout droit dans la roche. Mais la chaleur vient de l’intérieur, pas du soleil. Toute la lune se déforme sous l’effet des forces de marée qui s’exercent entre Jupiter et Europe.

— Des marées ? répéta Galilée, croyant avoir mal compris. Mais il ne saurait y avoir d’océans, ici…

— Par marée, nous entendons la traction qu’un corps exerce sur tous ceux qui l’entourent. Toute masse attire vers elle ce qui l’environne, c’est comme ça. Plus importante est la masse, plus importante est la traction. C’est ainsi que Jupiter nous attire d’un côté, et les lunes d’un autre. Nous sommes pris entre Jupiter et Europe, ajouta-t-elle avec une grimace expressive. Et toutes ces tractions se combinent pour déformer continuellement Io, d’abord dans un sens puis dans l’autre. Nous sommes donc un monde chaud. Trente fois plus chaud que la Terre, à ce que j’ai entendu dire, et presque entièrement en fusion, à l’exception d’une peau très fine, et des îles plus épaisses de magma durci, comme celle sur laquelle nous nous tenons. La masse entière de Io a plusieurs fois fondu et refait éruption à sa surface.

Galilée dut faire un effort pour imaginer un monde qui se régurgitait lui-même, un monde de roche en fusion coulant de l’intérieur vers l’extérieur, puis s’enfonçant à nouveau pour refondre et être vomi à nouveau.

— Il ne reste pas une seule goutte d’eau, poursuivit Héra. Non plus qu’aucun des autres éléments légers et volatiles que vous connaissez sur Terre.

— Alors, de quoi est-elle constituée ?

— De silice, surtout. Une espèce de roche, principalement en fusion. Et beaucoup de soufre. C’est l’élément le plus léger qui n’ait pas brûlé et, étant le plus léger, au lieu de s’enfoncer, il a tendance à mousser à la surface, comme vous le voyez.

— Oui, on dirait du soufre brûlé.

Il avait vu des pots de cette matière bouillonner dans un alambic. Il renifla, mais ne sentit rien.

— Du soufre ou des sels de soufre et des oxydes de soufre. Ici, nous sommes près du point triple du soufre, si bien qu’il se vaporise au moment même de l’éruption, et qu’il explose littéralement lorsqu’il est exposé au vide. Il peut jaillir d’un geyser et retomber à plus de cinquante milles de distance, voire davantage.

— Je ne comprends pas, avoua Galilée.

— Je sais.

Elle lui adressa un regard et dit :

— Vous avez le courage de l’admettre. Cela dit, il faut bien reconnaître que très peu de personnes comprennent vraiment ce phénomène.

— C’est ce que j’avais remarqué.

— Oui. Eh bien, ce n’est pas moi qui vous parlerai en détail de la physique et de la chimie impliquées. Mais je peux vous en dire davantage sur ce que vous avez vu ici, et sur la personne qui vous y a amené. Et pourquoi ils agissent comme ils le font, son groupe et lui.

— J’apprécierais beaucoup, répondit poliment Galilée.

Il était toujours bon d’avoir plusieurs sources de parrainage potentielles ; ça permettait de faire appel tantôt à l’une, tantôt à l’autre, ou de les jouer l’une contre l’autre, voire de les utiliser comme bras de levier pour en tirer un avantage différentiel.

— Vous avez dit qu’ils m’avaient fait venir sur Europe, puis que nous étions descendus dans l’océan qui s’y trouve – pour moi, ce doit être un monde très différent de celui-ci ! Ils espéraient empêcher les autres d’y aller parce que c’est un endroit interdit. Mais nous avons provoqué quelque chose. Une sorte de rencontre. Je m’en souviens presque ; c’était comme un rêve éveillé. J’ai l’impression de me rappeler que nous avons été plus ou moins… appelés. Par une chose qui vivait dans l’océan. Il y avait un bruit, aussi, comme des hurlements de loups…

— En effet. Très bien. Je ne suis pas surprise que vous vous en souveniez, malgré les produits amnésiants qu’ils vous ont donnés. Les abréactions fusent à travers les zones bloquées sous forme de souvenirs similaires, et le fait de vous trouver là vous aide à vous rappeler vos visites précédentes.

— Visites ?

— Ce qui m’étonne, c’est que Ganymède vous ait emmené pour cette incursion. Il se peut qu’il n’ait pas eu connaissance du moment où les Européens comptaient effectuer leur descente, et qu’il ait été obligé de vous faire participer à quelque chose qui ne vous était pas destiné.

— Ah.

— Je sais qu’il vous a raconté que son groupe vous avait fait venir à notre époque pour les conseiller sur une affaire d’une importance fondamentale.

— C’est une idée étrange, fit Galilée, s’efforçant, de manière peu convaincante, de faire preuve de modestie.

Elle eut un rapide sourire.

— D’après Ganymède, vous êtes le premier scientifique, et en tant que tel l’un des personnages les plus importants de l’Histoire. Néanmoins, s’il vous a fait venir ici, ce n’était pas pour vous demander votre avis.

— En ce cas, c’était pour quoi ?

Elle eut un haussement d’épaules éloquent, comme aurait pu en avoir une Toscane.

— Il s’était peut-être dit que votre présence l’aiderait à justifier ses actions sur Europe. Aucun autre membre du Conseil ne voulait prendre la responsabilité d’interférer avec les Européens. Ganymède prétendait que ce qu’ils se proposaient de faire contaminerait dangereusement une zone d’étude cruciale, si bien que le mieux sur le plan scientifique, et le plus sûr pour l’humanité, était de les en empêcher. Il vous a projeté dans le futur, à l’aide d’une prolepse dont il espérait qu’elle appuierait sa position.

— En quoi ma présence avait-elle une importance ? s’étonna Galilée.

— Je ne sais pas, admit-elle en lui jetant un regard de sous ses sourcils froncés. Il a créé tellement plus d’analepses que n’importe qui d’autre qu’il est difficile de dire avec précision où il en est. Je me demande s’il ne vous a pas amené ici surtout pour vous changer, vous. Pour vous faire faire ce qu’il veut que vous fassiez, à votre époque. Malgré le blocage amnésique de votre mémoire consciente, vous subissez tout de même des changements, ici. Et puis, encore une fois, par votre présence en cet endroit il démontre l’usage imprudent qu’il fait de l’intricateur, espérant ainsi effrayer le Conseil. À moins qu’il ne pense que vous renforcerez son autorité, en tant que premier scientifique. On pourrait dire que vous êtes le saint patron des scientifiques. En tout cas, Ganymède vous voue un culte.

— Si vous voulez mon avis, le premier scientifique, c’était Archimède.

— Peut-être bien, répondit-elle en fronçant les sourcils. En fait, il y a également eu des intrusions analeptiques dans les parages d’Archimède. Mais vous êtes le premier scientifique moderne, le grand martyr de la science, celui que tout le monde connaît et dont on se souvient.

— Les gens ne se souviennent pas d’Archimède ? demanda Galilée, incrédule.

Martyr ? Cela éveilla comme un écho en lui…

Elle se rembrunit.

— Les historiens, si, j’en suis sûre. En tout cas, vous avez raison de mettre en doute les prétendues raisons de Ganymède. Il est possible qu’il ait besoin de votre effet à partir d’ici, dans une prolepse. À moins qu’il ne façonne son analepse à travers ce à quoi il vous expose à notre époque.

Galilée rumina ces termes qui, pour lui, étaient issus de la rhétorique.

— Un déplacement vers l’arrière ?

— Oui.

— Alors, en quelle année sommes-nous, ici ?

— Nous sommes en 3020.

— En 3020 ? De notre ère ?

— Oui.

Galilée ne put s’empêcher de déglutir.

— Ça fait un sacré bout de temps, dit-il enfin en essayant de faire bonne figure. Revenir me chercher est en effet une analepse…

Il se remémora le visage de l’étranger – Ganymède – au marché, son information sur un télescope. Venu de l’Alta Europa, lui avait-il dit, cette première fois.

— Comment cela marche-t-il ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle fronça les sourcils.

— Vous auriez besoin d’un cours de physique, mais ce n’est pas moi qui vous le donnerai. D’ailleurs, nous n’avons pas le temps. J’ai fait main basse sur son intricateur, et sur vous, ce qui aura des conséquences que nous pourrions regretter. Dans le temps qui nous est imparti, je souhaiterais vous parler d’autre chose. Parce que maintenant qu’ils ont procédé à cette analepse à votre époque, en Italie, il est vraisemblable qu’elle persiste, et qu’elle ait des effets sur toutes les autres temporalités qui s’y trouvent intriquées. Sur votre vie, notamment. Mon sentiment est que mieux vous connaîtrez la situation, plus vous serez à même de résister aux conséquences de l’intervention de Ganymède. Ce qui rend la situation moins dangereuse pour nous, car alors notre époque aura plus de chance de perdurer à peu près sous sa forme actuelle.

— Vous voulez dire qu’il pourrait en être autrement ?

— C’est pour ça que les analepses sont si dangereuses. Il y a de nombreux isotopes temporels, évidemment, et ils sont tous intriqués, tissés ensemble de façons impossibles à comprendre, vraiment, même pour un mathématicien spécialisé en physique temporelle, à en croire ce qu’on dit. Ce que vous devez savoir, c’est que le temps n’est ni simple ni linéaire. C’est un empilement de strates de potentialités différentes qui s’interpénètrent et s’influencent les unes les autres. On se le représente communément sous la forme d’un large cours d’eau à fond de gravier, dont le réseau comporterait de nombreux canaux, où l’eau courrait à la fois dans un sens et dans l’autre. Les canaux sont des isotopes temporels. Ils s’entrecroisent, se modifient, s’écoulent. Ils peuvent s’assécher. Il peut s’y former des bras morts. Ou alors ils s’approfondissent, prennent une forme plus rectiligne, et ainsi de suite. Ce n’est qu’une image destinée à nous permettre de comprendre. D’autres parlent d’une forêt d’algues flottant de-ci de-là dans l’océan. Aucune de ces images ne correspond parfaitement à la réalité, qui implique chacune des dix dimensions existantes et qu’il nous est impossible de conceptualiser. Cela dit, pour autant que nous ayons réussi à y comprendre quelque chose, nous savons que votre époque représente une importante confluence, ou inflexion, ou ce qui vous chante.

— Alors… je suis important ?

Elle haussa les sourcils ; il l’amusait. Il reconnut son regard, eut l’impression de l’avoir déjà vu. Elle engloba la surface infernale dans un grand geste.

— Vous savez comment il se fait qu’il y ait des gens en cet endroit ?

— Pas du tout.

— En gros, nous sommes arrivés ici en procédant à des expériences et en analysant les résultats par des moyens mathématiques. C’est une idée ou, si vous préférez, une méthode qui a changé pour toujours le cours de l’histoire humaine. Et c’est vous qui avez eu cette idée, ou qui avez inventé cette méthode, de façon décisive et publique, expliquant le processus de telle sorte que tout le monde puisse le comprendre. Vous êtes il Saggiatore, l’Expérimentateur. Le premier scientifique. Et donc vous êtes très respecté partout, mais surtout ici, dans les Lunes Galiléennes.

— Les Lunes Galiléennes ?

— C’est ainsi que nous appelons les quatre grosses lunes de Jupiter.

— Mais je les avais appelées les Étoiles Médicéennes ?!

— En effet, soupira-t-elle, mais comme je vous l’ai déjà dit on a toujours considéré cela comme un parfait exemple de la science léchant le cul du pouvoir. Personne, en dehors de vous, ne les a jamais appelées ainsi. Et après votre époque, très peu de personnes se sont intéressées aux sordides détails des sollicitations que vous adressiez à vos protecteurs potentiels.

— Je vois… Enfin, fit-il après une pause, je suppose que Galiléennes est un nom tout aussi approprié.

— Oui.

Il s’aperçut qu’elle disposait d’un large éventail d’expressions amusées, et réfléchit à tout ce qu’elle avait dit.

— Un martyr ? répéta-t-il malgré lui.

Héra s’assombrit subitement. Elle le regarda dans les yeux, et il vit qu’elle avait les pupilles dilatées, le chêne brun de ses iris formant un anneau de couleur vive serti de noir et de blanc brillants.

— Oui. Je suppose qu’on appelle ces lunes les Galiléennes en hommage à ce qui vous est arrivé. Personne n’a oublié le prix que vous avez payé pour faire admettre la réalité de ce monde.

Galilée, complètement mystifié, bredouilla :

— Que… que voulez-vous dire ?

Elle ne répondit pas.

Une sorte d’angoisse commença à lui nouer l’estomac.

— Est-ce que j’ai envie de le savoir ?

Non, vous n’avez pas envie de le savoir. Mais, après mûre réflexion, je vais vous le dire quand même.

Elle l’observa d’une façon qui lui parut alors glacée.

— Ils vous donnent des produits amnésiants avant de vous renvoyer dans votre époque, tout en essayant de vous manipuler en douce, ici, en utilisant ce que vous apprenez. Ils essaient d’infléchir dans une certaine direction ce que vous ferez une fois chez vous. Mais je me dis que je pourrais vous donner un antiamnésiant pour contrer leur traitement, et vous apprendre certaines autres choses. Ainsi, si vous deviez vous souvenir de ce que vous avez appris ici, ça pourrait avoir un effet très positif sur vos actions. Ça changerait peut-être les choses à votre époque, et par la suite. Ça comporte des risques. Mais, encore une fois, bien des choses qui se sont produites depuis auraient besoin d’être changées.

Elle indiqua du doigt la boîte en étain qu’elle avait prise à Ganymède et qui était maintenant posée entre eux sur le sol jaune, lisse.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix chevrotante, sentant un frisson de terreur le traverser de part en part.

— C’est à ça que ressemble en réalité l’intricateur. L’autre se trouve en Italie, à l’événement que je veux vous montrer.

Elle le prit par les épaules, l’approcha de l’appareil et dit fraîchement, telle l’implacable Atropos :

— Je vais vous y renvoyer.

Elle s’accroupit et effleura une touche sur le côté de la boîte.


La douleur fut telle qu’il aurait aussitôt hurlé si une muselière de fer ne lui avait maintenu un bâillon d’acier enfoncé dans la bouche. Une pointe incluse dans le bâillon lui clouait la langue au palais. Il avait le plus grand mal à avaler assez vite le sang qui lui coulait dans la bouche pour ne pas s’étouffer. Son cœur battait la chamade, et quand il vit et comprit où il était, il battit plus vite encore.

Les frères encapuchonnés de la Compagnie de saint Jean le Décapité, également connue sous le nom de Compagnie de la Miséricorde et de la Pitié, venaient de finir de lui attacher la muselière et le bâillon sur la tête. Et voilà qu’ils le soulevaient pour le déposer dans une charrette. Ils se trouvaient au pied du château Saint-Ange, sur les rives du Tibre. Les chevaux de l’attelage firent un bond en avant sous le coup de fouet, et il essaya de maintenir sa tête droite pour l’empêcher de cogner contre les montants de la voiture. Les roues grinçaient sur les dalles. Ils avançaient à l’allure d’un homme marchant au pas. Les moines dominicains qui longeaient la voiture ouvraient la voie. Ces Chiens de Dieu lui aboyaient dessus chemin faisant, l’invectivaient pour qu’il se dédise et confesse ses péchés, afin qu’il monte auprès de Dieu la conscience claire. Je confesse ! aurait-il voulu dire. Je me dédis, aucun doute à ce sujet. Les rues étaient bordées des deux côtés par une foule en haillons, dont beaucoup, au passage de la charrette, se joignaient à la procession qui entrait en ville. Le vacarme était tel qu’il n’y avait aucune chance que quiconque entende ses gémissements. On supposait qu’il ne pouvait plus parler, il le voyait dans leurs yeux, qui se repaissaient du spectacle qu’ils offraient, la charrette et lui. La foule n’avait besoin d’aucun autre bruit que de son propre rugissement de bête. Il cessa de tenter de parler. Même gémir, c’était déjà suffoquer, se noyer dans son propre sang. Peut-être pourrait-il choisir de s’étouffer quand son heure viendrait.

Lentement, ils traversèrent la ville, depuis la grande prison des rives du Tibre jusqu’au Campo dei Fiori, la place des Fleurs. Poussés par un vent fort, des nuages noirs, bas, filaient au-dessus de leur tête. Des prêtres en noir priaient pour lui et l’aspergeaient d’eau bénite, ou lui balançaient leur crucifix dans la figure. Il préférait les dominicains encapuchonnés, impassibles, à ces faces grotesques, convulsées de haine. Il n’y avait pas pire haine que celle de l’ignorance pour la connaissance – même s’il voyait à présent que la haine des damnés pour les martyrs était plus grande encore. Ils voyaient la fin dont ils savaient qu’elle finirait par les engloutir à cause de leurs péchés. Aujourd’hui, ils se réjouissaient de ce qui arrivait à un autre. Mais ils savaient que leur heure viendrait et qu’elle serait éternelle. Et leur peur et leur haine jaillissaient d’eux en une véritable éruption, démentant leur prétendue allégresse.

Sur le Campo dei Fiori, l’un des dominicains noirs psalmodia à son oreille. Le pape avait ordonné que son châtiment lui fût infligé avec la plus grande clémence possible, de façon qu’il n’y ait pas d’effusion de sang. Comment cela s’accordait-il avec le sang qui lui coulait de la bouche, c’était une question qu’il n’aurait jamais l’occasion de poser, parce que le prêtre lui expliquait maintenant que cela signifiait qu’il serait brûlé sur le bûcher sans avoir été préalablement éviscéré.

De nombreuses mains le soulevèrent de la charrette. Le dessous des nuages était ridé comme un champ de blé caressé par le vent. Il fut tiré par les talons et jeté sur le bûcher, où il fut complètement dénudé, la robe blanche du pénitent jetée par terre. Mais on lui laissa la muselière. On lui tira les bras pour les passer autour du gros poteau et on les lui attacha rudement à la hauteur des poignets et des coudes. Comme tout le monde, il s’était déjà brûlé une ou deux fois sur un fourneau ou une chandelle ; il était difficile d’imaginer tout son corps immergé dans cette douleur. Ça ne durerait sûrement pas très longtemps.

La foule rugissait. Il essaya de s’étouffer avec son propre sang, essaya de retenir son souffle pour s’évanouir. Autour de lui, les Chiens de Dieu psalmodiaient leurs imprécations. Il ne vit pas qui alluma le fagot de petit bois placé en dessous de lui. Il sentit d’abord la fumée, puis le feu lui lécher les orteils. Ses pieds tentèrent de remonter vers le haut du poteau, mais il avait les chevilles enchaînées par un trou dans le poteau. Jusque-là, il n’avait pas remarqué les chaînes. Quelques secondes plus tard, le feu jaillit vers lui et lui recouvrit les jambes, les brûlant atrocement, les transformant en une masse de douleur. Son corps essaya de hurler, et il s’étouffa avec son propre sang, commença à se noyer, mais ne perdit pas conscience. Il sentit l’odeur de peau et de chair calcinées de ses propres jambes, une odeur de cuisine. Et puis il n’y eut plus rien, que la douleur qui emplit son crâne et l’aveugla, une douleur rouge pareille à un hurlement.


Il poussa un grand cri. Il avait la bouche libre, la langue intacte. Il était maintenant couché sur un sol de pierre lisse. La douleur n’était plus que le fantôme de l’agonie qu’elle avait été. Une image résiduelle semblait emplir tout ce qui l’entourait d’une vague brume rouge.

Il était de retour dans le temple de la montagne, sur Io, la lune de Jupiter. Il était allongé sur la pierre polie, la tête entre les mains, l’odeur de cochon brûlé de sa peau calcinée encore dans les poumons, sur sa langue – sauf que non. Ce n’était que le fantôme de la puanteur, un souvenir ; elle n’était plus que dans sa tête. Mais c’était assurément un souvenir auquel il n’échapperait jamais. Il aurait beau essayer, chaque fois qu’il mangerait de la viande rôtie…

Son palais était intact, et il n’avalait rien, que sa propre salive, et sa morve, qui coulaient dans sa gorge comme du sang. Il avait mal à l’estomac. Il avait pleuré à chaudes larmes, et son corps était couvert d’une sueur froide. Il s’assit, se tenant la mâchoire à deux mains. Le goût du sang avait disparu, sauf dans sa tête.

La femme ionienne, Héra, se tenait debout au-dessus de lui, grande et massive comme il convenait à la femme de Zeus. Elle tendit la main, l’aida à se relever comme elle aurait tiré sur une marionnette dont les fils auraient été coupés. Il faillit trébucher sur la boîte en étain. Elle l’aida délicatement à reprendre son équilibre.

Il essuya ses pleurs, la regarda, plein de peur et de honte. Elle haussa les épaules, à la fois mal à l’aise et compatissante. Il n’y avait pas de quoi avoir honte, semblait dire le haussement d’épaules, de ne pas aimer être brûlé sur le bûcher. Et puis aussi : elle n’y était pour rien. Elle ne faisait que l’informer de la réalité.

— Mais c’est terrible ! dit-il.

— Oui.

— Ça ne peut pas arriver !

— Si. Et d’ailleurs, ça a déjà eu lieu, comme vous le découvrirez.

— Mais… Vous avez dit que le temps avait différents brins, tressés ensemble ?

— C’est exact. Vous comprenez vite. Et dans presque toutes les potentialités, c’est ce qui va arriver.

Il avala péniblement sa salive.

— Quand ?

— Vous n’avez pas envie de le savoir.

— J’imagine que non. Sauf que… peut-être…

Il n’avait pas une idée suffisamment claire de ce qu’il voulait dire pour finir la phrase.

Après un silence, elle continua :

— Maintenant, vous comprenez pourquoi vous êtes vénéré.

— Je ne vois vraiment pas le rapport, objecta Galilée. Votre Ganymède disait que c’était à cause de mes succès ! Que c’était parce que j’avais inventé la méthode scientifique, en tant qu’expérimentateur mathématicien…

— Oui. C’est pourquoi il pense que nous avons besoin de vous pour réussir, vous comprenez. Ou rien de tout ça n’arrivera.

— Mais ce n’était assurément pas un succès !

Un frisson parcourut ses muscles, comme chez un cheval ou un chien effrayé.

— Si je ne m’abuse, ce n’était franchement pas un triomphe !

Elle dit prudemment :

— Aux yeux de certains, votre réussite comprend votre immolation. Ganymède et ses partisans font partie de ceux-là. Ils font une fixation sur vos travaux et vous, sur ce que ça impliquait pour le reste de l’Histoire. C’est à partir de là, disent-ils, que la science a commencé à l’emporter, et la religion à reculer. Que la sécularisation du monde a commencé. Cela seul a sauvé l’humanité de nombreux siècles d’obscurantisme, au cours desquels la science aurait été dévoyée, asservie à la volonté de religions insensées. C’est pourquoi ils vous considèrent comme le grand martyr de la science.

— Mais pourquoi faudrait-il que la science ait un martyr ?

— C’est précisément ce que j’ai objecté.

Galilée fut envahi par une vague d’affection pour cette femme. Il lui prit la main, se sentant poignardé par l’espoir.

— Alors, vous pouvez m’aider ? M’aider à échapper à ce destin ?

Elle baissa les yeux sur le monde sulfureux qui gisait, fracassé, au-dessous d’eux, et réfléchit. Elle soupesait le destin de Galilée, devenant une nouvelle fois Atropos. Il la regarda avidement ; elle lui parut soudain magnifique, et il se souvint d’un vers de Castiglione : « La Beauté vient de Dieu et elle est comme un cercle dont le centre est la bonté. »

— Je crois que je peux, dit-elle enfin.

Il ne put s’empêcher de lui baiser la main. Elle s’interrogeait tout en le regardant.

— Il est probablement vrai qu’il faut que vous réussissiez ce que vous devez réussir pour que le canal principal de l’Histoire demeure tel qu’il était. Et il est probablement vrai, aussi, que cette réussite ne manquera pas de vous valoir des ennuis avec votre théocratie.

— Je ne vois pas pourquoi !

Galilée vivait déjà une telle souffrance qu’il cria presque ces mots. Il en fit une sorte de supplication.

— Il n’y a pas de contradiction entre la science et les Écritures ! Et s’il y en avait…

Leur présence même sous la gigantesque boule rayée de Jupiter paraissait pourtant suggérer quelque chose qui dépassait les perspectives de la Bible, se trouvait hors des limites des Écritures.

— Et même s’il y en avait, étant donné que Dieu a fait la nature et les Écritures, le problème résiderait alors dans les détails des Écritures, ou dans la pauvre compréhension que nous en avons. Parce qu’il ne peut y avoir de disparité entre les deux, étant donné que c’est Dieu qui les a faites toutes les deux, et qu’il ne peut être en contradiction avec lui-même. Et la Terre tourne autour du Soleil, avec toutes les autres planètes. Et comme tout ça est vrai, il n’y a rien de blasphématoire là-dedans…

— Non. Bien sûr que non. Mais ça n’a jamais été le problème.

Elle s’interrompit, réfléchit, poussa un soupir.

— L’une des questions était : qui a le droit de parler ? Qui est habilité à faire des déclarations sur la nature ultime de la réalité ? C’était contre ça que votre Église s’élevait – parce que vous prétendiez avoir le droit de statuer sur des choses fondamentales. La cosmologie était une question religieuse, vous comprenez ? Le problème était moins ce que vous disiez, avec un luxe de détails, la plupart du temps inexacts, ou du moins non étayés, que le fait que vous estimiez avoir le droit d’avoir votre propre opinion sur la réalité, de l’exprimer publiquement, et de défendre votre point de vue, fût-ce en allant à l’encontre des visions des théocrates…

— Vous voulez dire que j’étais une espèce de protestant, conclut sinistrement Galilée. J’aurais aussi bien pu remonter vers le nord et devenir luthérien…

— Peut-être.

— Et donc… Eh bien, dans ce cas, je suis condamné.

— Vous risquez de gros ennuis, ça c’est certain, en persistant à agir de cette façon. Ce qui est exactement ce que vous avez fait, et ce qui est précisément ce qui a fait de vous un personnage crucial de l’histoire humaine. C’est pourquoi il est indispensable que vous fassiez cette déclaration, et que vous soyez le premier scientifique moderne.

— Et que je sois brûlé sur le bûcher, comme Bruno !

— Oui. Mais… je dirais que le fait que vous ayez été brûlé sur le bûcher n’est pas la partie importante de votre histoire. Ce qui est important, ce n’est pas la punition, mais l’assertion.

— Vous êtes bien bonne de penser cela, madame !

Qu’il admirait l’intelligence de cette femme ! Il aurait pu lui baiser les pieds, à cet instant, comme il lui avait déjà baisé la main. En réalité, il eut du mal à s’empêcher de se jeter à ses pieds.

— Et donc, si… Si…

— Si vous pouviez à la fois faire cette assertion et échapper à ses conséquences, d’une façon ou d’une autre… Oui. Ce sera très difficile, mais je pense que ça devrait pouvoir se faire. Il y a tellement de possibilités, après tout. La façon dont la fonction d’onde s’effondre à un moment donné ne détermine jamais totalement ce qui s’ensuivra. Il y a des inerties, des instabilités, et beaucoup d’interventions subséquentes. Et si des changements à plus long terme en résultent, je pense qu’ils pourraient être favorables. Les trames historiques, telles qu’elles existent maintenant, ne sont pas telles qu’un changement dans les siècles consécutifs au vôtre serait forcément une mauvaise idée. Ça pourrait amoindrir la profondeur du point bas, et nous y amener avec moins de souffrance…

— Mais ça pourrait changer radicalement votre existence ?

— Pourtant, nous sommes là, souligna-t-elle.

— Mais ça pourrait arriver ?

— Peut-être. Mais comment cela changerait-il notre situation ? Nous pouvons toujours cesser d’exister, à tout moment.

Galilée frémit à cette idée.

— Alors vous allez m’aider ?

Elle le regarda curieusement. Elle paraissait presque hésiter. Et puis :

— Oui. Je vais le faire. Il faudra procéder prudemment, vous le comprenez. Le changement devra être fait subtilement. Des gens essaieront de l’empêcher, vous le comprenez aussi. Ganymède et les autres.

— Je comprends, oui.

Soudain, elle leva les yeux et se renfrogna. Galilée suivit son regard, vit le ciel noir, criblé d’étoiles, et rien de plus. Et puis, à cet instant, il aperçut un petit amas de lumières mouvantes, comme des lucioles. Des gens venus prêter main-forte à Ganymède, peut-être.

— Nous devrions vous ramener à Ganymède, dit Héra.

— Que devrai-je lui dire de tout ceci ?

Elle eut un sourire, probablement parce qu’elle appréciait qu’il ait, si rapidement, décidé d’entrer dans la conspiration avec elle.

— Faites comme bon vous semblera, répondit-elle. Ici, sur Io, vous êtes libre de dire tout ce qui vous passe par la tête. Vous pouvez lui répéter tout ce que je vous ai dit, si vous voulez.

— Oui, évidemment. Merci. Mais dois-je lui parler de notre plan ?

— Qu’en pensez-vous ?

— J’aimerais mieux ne pas le faire. Si sa faction croit que je dois être brûlé pour que l’Histoire aille dans leur sens, alors il se pourrait qu’ils essaient de la conserver telle quelle, n’est-ce pas ?

— Exactement.

— Alors nous devons garder le secret sur notre projet.

— Ha ! dit-elle. Je ne suis pas bonne pour garder des secrets. Je dis ce que je pense.

— Mais vous avez dit que vous alliez m’aider !

— Je vais vous aider. C’est juste que je pourrais décider de ne pas le faire secrètement.

— Ah. Bon, eh bien…, fit Galilée, troublé. Ils vont me renvoyer à mon époque ?

— Oui.

— Et me donner une préparation pour me faire oublier ce qui s’est passé ici ?

— Oui.

— Mais vous pouvez me donner quelque chose pour contrecarrer les effets de leur préparation ?

Elle fronça les sourcils : elle réfléchissait. Elle lui jeta un coup d’œil en coulisse.

— Oui, dit-elle. C’est possible. Pour chaque substance amnésiante il y a un antiamnésiant. Cela dit, je me demande vraiment si vous aimerez vous rappeler tout ça. Je peux essayer de moduler votre mémoire à court terme, de telle sorte que vous vous rappeliez juste les grandes lignes, l’impression générale. Mais comme je ne sais pas quelle substance amnésiante ils vont utiliser, ce ne sera pas facile. Je peux essayer de contrer toute la catégorie de drogues que je les soupçonne d’utiliser. Mes gens me donneront ce qu’il faut, dit-elle tout bas, cachant ses lèvres de sa main. Mais, que cela marche ou non, vous pouvez vous attendre à ce qu’il en résulte une certaine confusion…

— Juste ce qu’il faut pour que je n’oublie pas !

— Non, en fait, ce que je vais vous donner, vous allez le prendre tout de suite, avant leur traitement. Ensuite, retenez votre souffle avant qu’ils vous renvoient. Ganymède vous projettera un brouillard au visage, au dernier moment. Si vous y arrivez, ça devrait vous permettre de vous rappeler pas mal de choses. Vous verrez que les substances antiamnésiantes sont assez efficaces. Et avec un peu de chance, d’une façon qui ne sera pas intolérable pour vous.

— Parfait. Et… vous me ramènerez ici, vers vous, à un moment donné, si vous le pouvez ? J’ai l’impression que pour que mes efforts aboutissent, chez moi, il faudrait que j’en sache davantage.

Cela la fit rire.

— C’est ce que vous dites toujours, pas vrai ?

— Alors, vous me ferez revenir ?

— Je ne sais pas.

— Vous essaierez ?

— Peut-être. Ne le dites pas à Ganymède. Que ça reste arrheton – non dit.


C’est alors que des vaisseaux semblables à des coques de bateaux scellées descendirent autour d’eux, debout sur des piliers de feu. Héra le prit par le bras et le conduisit sur le sol de pierre jaune, lisse, du temple rond, vers l’endroit où ses gens retenaient l’étranger et son petit groupe. Ganymède les foudroya d’un regard brûlant d’une telle curiosité que Galilée dut détourner les yeux, de peur que ce qu’il venait d’apprendre ne s’échappe de lui par quelque truchement. En attendant, Héra lui prit la main et lui mit une petite pilule dans la paume. Elle se pencha vers son visage.

— Avalez-la maintenant, lui souffla-t-elle à l’oreille.

Puis elle lui donna un baiser sur la joue. Il leva la main vers le visage d’Héra comme pour la toucher, et alors qu’elle se relevait il engloutit la pilule et l’avala. Elle avait un goût amer, qui rappelait celui du citron vert pas mûr.

Héra s’était retournée vers le Ganymédien et ses alliés nouvellement arrivés, qui avaient l’air furieux. Elle donna la boîte en étain à Ganymède et annonça :

— Tenez, vous pouvez le récupérer. Mais ramenez-le chez lui.

— C’est ce que nous aurions fait depuis longtemps si vous ne vous en étiez pas mêlée ! rétorqua Ganymède, furibond.

Galilée fut alors entouré par les compagnons de l’étranger tandis que Ganymède approchait la boîte de son visage. Galilée retint son souffle, aussi fort qu’il put. Mais l’un des Ganymédiens remarqua son manège. Il lui flanqua une bonne claque dans le plexus solaire et attendit qu’il reprenne violemment sa respiration, puis il lui vaporisa la brume sur le visage.

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