Maintenant je suis prêt à dire comment les corps se changent en d’autres corps.
Je convoque les êtres surnaturels qui ont d’abord donné aux métamorphoses le visage de la vie.
Révéler, maintenant, exactement comme elles ont été accomplies depuis l’origine jusqu’à ce jour.
Galilée marcha avec raideur vers la porte, le cœur battant. On frappa à nouveau, un toc, toc, toc régulier. Arrivé à la porte, il retira la barre qui la bloquait et se mit à transpirer tellement il était nerveux.
C’était bel et bien l’étranger, grand et émacié, drapé dans une cape noire. Derrière lui se trouvait un petit vieillard bossu qui portait un lourd sac de cuir sur l’épaule.
L’étranger s’inclina.
— Vous aviez dit que vous aimeriez regarder dans une de mes lunettes.
— Oui, je m’en souviens. Mais ça fait plusieurs mois ! Où étiez-vous passé ?
— Maintenant je suis là.
— J’ai vu des choses stupéfiantes ! laissa échapper Galilée.
— Vous voulez quand même regarder dans celle que j’ai apportée ?
— Oui, bien sûr.
Il laissa entrer l’étranger et son serviteur, incapable de dissimuler son malaise.
— Venez sur la terrasse. C’est là que j’étais quand vous avez frappé. Je regardais Jupiter. Quatre étoiles tournent autour de Jupiter, vous le saviez ?
— Quatre lunes, oui.
Galilée en fut déçu, troublé également. Comment l’étranger avait-il pu les voir ?
L’étranger proposa :
— Peut-être aimeriez-vous les voir avec mon instrument ?
— Oui, bien sûr. Quel est son grossissement ?
— Il varie. Laissez-moi vous montrer, fit-il avec un geste à l’adresse de son serviteur.
Galilée eut l’impression que le vieux serviteur ne lui était pas inconnu. Il poussait des soupirs à fendre l’âme sous son fardeau. Sur la terrasse, Galilée eut un geste pour l’aider à poser son sac par terre, posant brièvement une main sur son bras, au-dessus du coude, l’autre sur son dos. Sous son manteau, l’homme semblait n’avoir que la peau sur les os. Il ôta de son épaule la courroie du long sac, sans précaution, avant que Galilée l’ait tout à fait pris en main, et le sac heurta les dalles du sol avec un choc sourd.
— C’est lourd ! fit Galilée.
Les deux visiteurs sortirent du sac un gros trépied et l’installèrent à côté de l’instrument de Galilée. Ensuite, ils tirèrent de la sacoche une grande lunette. Son tube était fait d’un métal gris terne, comme de l’étain, et ils durent le prendre par les deux bouts pour le soulever. Il faisait deux fois la longueur du tube de Galilée et trois fois son diamètre, et il s’inséra sur le haut du trépied avec un cliquetis audible.
— Où avez-vous trouvé ça ? demanda Galilée.
L’étranger haussa les épaules. Il jeta un coup d’œil au tube de Galilée, puis fit pivoter le sien sur son trépied d’un léger mouvement de poignet. Le tube cessa de tourner lorsqu’il fut pointé plus ou moins selon le même angle que celui de Galilée, et avec un petit sourire l’étranger lui indiqua son instrument.
— Je vous en prie. Regardez.
— Vous ne voulez pas la régler ?
— Elle est braquée vers Jupiter. Vers la lune que vous appellerez Numéro Deux.
Galilée le dévisagea, à la fois troublé et légèrement effrayé. Cette chose était-elle censée se régler toute seule ? Ce que cet homme lui disait n’avait pas de sens.
— Allez-y, regardez, insista l’étranger.
Il n’y avait rien à répondre à cela. C’était ce qu’il avait dit lui-même, à Cremonini et aux autres : « Regardez, c’est tout ! » Galilée rapprocha son tabouret de l’instrument, s’assit, se pencha et approcha son œil de l’oculaire.
L’image cadrée par l’objectif était pleine d’étoiles et paraissait immense – peut-être vingt ou trente fois plus grande que celle que Galilée voyait dans sa propre lunette. Au centre, ce qu’il supposa être l’une des lunes de Jupiter brillait comme une boule blanche, ronde, marquée de légères lignes. Elle était plus grosse que Jupiter même, telle que Galilée la voyait dans sa propre lunette. Et plus il regardait, plus la lune blanche devenait sphérique, plus ses stries étaient visibles. Elle se détachait comme une boule de neige sur les étoiles, dont la floraison épandait la diversité de ses scintillements sur un abîme de velours noir.
Apparemment, la boule blanche, qu’il n’avait jamais vue aussi distinctement, avait des zones légèrement plus sombres, un peu comme la lune de la Terre ; mais ce qui ressortait le plus nettement était le réseau de lignes brisées qui s’entrecroisaient comme les craquelures d’un tableau ancien, ou la glace de la lagune de Venise lors des hivers froids après que plusieurs marées l’avaient fendillée. Les doigts de Galilée cherchèrent une plume qui ne se trouvait pas là, avides de dessiner ce qu’il voyait. Par endroits, les lignes apparaissaient en amas parallèles, en d’autres, elles rayonnaient vers l’extérieur comme des feux d’artifice, et ces schémas se superposaient et entraient en collision de façon répétée.
Un motif se dégagea enfin parmi ces craquelures, étincelant dans tous ses détails exquis. Se concentrer dessus semblait accroître le grossissement, au point qu’il remplit bientôt la lentille de l’oculaire. Une onde de vertige parcourut le corps de Galilée ; il eut l’impression de tomber vers le haut, droit vers la lune blanche. Il perdit l’équilibre. Il se sentit basculer en avant, la tête la première dans le dispositif.
Les choses tombaient selon des arcs paraboliques ; mais il ne dégringolait pas. Il s’envolait, vers le haut, vers l’avant – vers l’extérieur –, la tête penchée en arrière pour voir où il allait. La plaine de glace blanche fracassée s’épanouissait droit devant ses yeux. Ou en dessous de lui ; peut-être qu’il tombait. Son estomac se retournait alors que ses notions de haut et de bas s’inversaient.
Il ne savait plus où il était.
Il hoqueta, cherchant à reprendre sa respiration. Il descendait en vol plané ; et voilà qu’il était à nouveau debout. Son sens de l’équilibre lui revint tout aussi distinctement que la vue revenait quand on ouvrait les yeux juste après les avoir fermés – de façon absolue. Ce fut un soulagement immense et la plus précieuse chose du monde, juste cette simple notion de haut et de bas.
Il était debout sur la glace, qui était d’un blanc opaque, fortement teinté d’orange et de jaune ; les couleurs d’un coucher de soleil, les couleurs de l’automne. Il leva les yeux…
Une lune orange, rayée, géante, se profilait dans un ciel noir, étoilé. Elle était plusieurs fois plus grosse que la lune du ciel de la Terre, et ses bandes horizontales étaient de divers tons voilés d’orange, de jaune, d’ambre et de crème. Les limites des bandes s’incurvaient, s’interpénétraient les unes les autres. Sur le quadrant inférieur de la lune, un tourbillon ovale, rouge brique, marquait la frontière d’une bande couleur terre cuite et d’une bande crème. La plaine de glace opaque sur laquelle il se tenait reflétait ces couleurs. Il leva le poing, le pouce dressé. Chez lui, son pouce cachait la Lune ; celle-ci était sept ou huit fois plus grosse. Tout à coup, il comprit que c’était Jupiter même qu’il voyait là-haut. Il se trouvait à la surface de la lune qu’il venait de regarder.
Quelqu’un s’éclaircit poliment la gorge. Galilée se retourna ; c’était l’étranger, debout à côté d’une lunette comme celle dans laquelle il avait invité Galilée à regarder. Peut-être était-ce la même. L’air était frais et ténu – un peu vivifiant, comme le vin, voire une eau-de-vie. Galilée se sentait en équilibre instable, et plus léger sur ses pieds.
L’étranger observait Galilée avec curiosité. Derrière lui, sur l’horizon tout proche, se dressait un groupe de hautes tours blanches, élancées, comme une collection de campaniles. Elles paraissaient faites de la même glace que la surface de la lune.
— Où sommes-nous ? demanda Galilée.
— Nous sommes sur la deuxième lune de Jupiter, que nous appelons Europe.
— Comment sommes-nous arrivés là ?
— Ce que je vous ai présenté comme ma longue-vue est en réalité une sorte de portail. Un système de téléportation.
Les pensées de Galilée se bousculaient si vite dans sa tête qu’il n’avait pas le temps de les suivre. L’idée de Bruno selon laquelle toutes les étoiles étaient habitées, la machinerie d’acier de l’Arsenal…
— Pourquoi ? dit-il, essayant de dissimuler sa peur.
L’étranger déglutit. Sa pomme d’Adam, comme un autre grand bec qu’il aurait avalé, rebondit sous la peau rasée de son cou.
— J’agis au nom d’un groupe de gens d’ici qui aimeraient que vous parliez devant le Conseil des Lunes. Une sorte de Sénat de Venise, pourrait-on dire. Des pregadi, comme vous appelez ces sénateurs. Des invités. Ici, vous êtes un pregadi. Mon groupe, qui venait à l’origine de Ganymède, aimerait vous rencontrer, et souhaiterait que vous vous adressiez au Conseil général des Lunes de Jupiter. Nous pensons que c’est assez important pour justifier de vous déranger ainsi. Je me suis proposé pour être votre accompagnateur.
— Mon Virgile, dit Galilée en sentant son cœur battre dans sa poitrine.
L’étranger ne parut pas saisir l’allusion.
— Je suis navré de vous prendre ainsi au dépourvu. Il ne me paraissait pas possible de tout vous expliquer en Italie. J’espère que vous ne me tiendrez pas trop rigueur d’avoir eu l’impertinence de vous enlever de la sorte. Et de vous avoir causé un tel choc. Vous avez l’air plutôt abasourdi.
Galilée sentit sa langue sèche se coller à son palais tout aussi sec. Il avait les pieds et les mains glacés. Il se rappela tout à coup que dans ses rêves il avait souvent froid aux pieds, au point qu’il avait l’impression parfois de déambuler les pieds enserrés dans des bottes de glace, avant de découvrir à son réveil que ses couvertures étaient remontées. Il regarda ses pieds en grelottant. Il portait ses chaussures de cuir habituelles, qui semblaient incongrues sur la glace colorée de ce monde. Du pouce et de l’index, il se pinça la peau, se mordilla l’intérieur de la lèvre. Aucun doute, il semblait éveillé. Généralement, la pensée qu’il pouvait être en train de rêver suffisait à le réveiller, s’il rêvait. Mais il était debout là, dans l’air frais, à respirer vite, le cœur battant comme cela ne lui arrivait plus guère – comme au temps de sa jeunesse, quand il avait peur de quelque chose. Cependant, il ne ressentait pas de peur, pas précisément, juste la réaction de son corps à la peur. Son esprit avait peut-être du mal à croire à tout ça, mais son corps y était bien obligé. Peut-être était-il mort. C’était ici le paradis, ou le purgatoire. Peut-être que le purgatoire était en orbite autour de Jupiter. Il repensa à sa facétieuse conférence sur la géographie de Dante, au cours de laquelle il avait calculé la taille de l’Enfer en établissant un rapport entre la longueur du bras de Lucifer et la taille de Virgile…
— Mais c’est trop bizarre ! s’exclama-t-il.
— Oui. Je suis désolé pour le choc que cela a dû vous causer. Il nous semblait que vos récentes observations effectuées grâce à la lunette vous aideraient à comprendre et à accepter cette expérience. Nous pensions que vous pourriez être le premier être humain à pouvoir comprendre l’expérience…
— Mais je ne la comprends pas ! dut reconnaître Galilée, néanmoins content d’être considéré comme le premier en quelque chose.
L’étranger le regarda.
— Ne pas parvenir à comprendre quelque chose est un sentiment auquel vous devez être habitué, suggéra-t-il, étant donné l’état de vos recherches dans le domaine de la physique.
— Ce n’est pas pareil, dit Galilée.
C’était pourtant un tout petit peu vrai, quand il y réfléchissait ; ne pas comprendre était une sensation familière. Chez lui, il n’avait jamais eu de mal à l’admettre, même si on disait le contraire. En fait, il était le seul à avoir le courage d’admettre qu’il comprenait si peu de choses. Il insistait même là-dessus.
Mais ici, il n’était pas nécessaire d’insister. Il était sidéré. Il leva à nouveau les yeux vers Jupiter, et se demanda à quelle distance ils en étaient. Il y avait trop d’inconnues pour pouvoir le calculer. La partie dans l’ombre, un mince croissant, était très sombre. La partie visible, bien éclairée par le lointain Soleil, était marquée par de larges bandes horizontales fortement contrastées. Les frontières ressemblaient à des coulées visqueuses de peinture à l’huile, bavant ou passant les unes sur les autres mais ne se mélangeant jamais tout à fait. Il avait presque l’impression de voir les couleurs bouger.
Dans le ciel ; au-dessus de son épaule droite, brillait ce qu’il prit pour le Soleil – une pépite d’une extrême luminosité, aussi brillante que cinquante étoiles massées dans un espace guère plus gros que les autres étoiles. Comme sur Terre, on ne pouvait longtemps fixer le Soleil du regard. Le voir si petit rendait évident le fait que chaque étoile pouvait être un soleil, peut-être doté d’un système planétaire, exactement comme l’avait énoncé l’infortuné Bruno. Toute une série de mondes, chacun avec sa population, comme l’étranger ici présent, un Jupitérien, à ce qu’il semblait. C’était une pensée stupéfiante. En même temps, le souvenir de Bruno brûlé sur le bûcher pour avoir dit qu’il existait de tels mondes conférait à tout ce qu’il voyait une discrète aura de terreur. Il ne voulait pas savoir ces choses.
— La Terre est-elle visible d’ici ? demanda-t-il.
Il scrutait les étoiles autour du Soleil, à la recherche de quelque chose qui ressemblât à une Vénus bleue, à moins que vue d’ici elle ne rappelle davantage une Mercure bleue, petite et très près du Soleil… Cela dit, beaucoup des étoiles, au-dessus de lui, étaient teintées en bleu ou en rouge, parfois en jaune, ou même en vert. Ce qui aurait pu être Mars pouvait aussi bien être Arcturus – non, Arcturus était là, derrière la courbe de la Grande Ourse. Il remarqua que les constellations étaient identiques vues d’ici, ce qui n’était possible que si les étoiles étaient beaucoup plus loin que les planètes.
L’étranger parcourait aussi le ciel du regard ; et puis il haussa les épaules.
— Peut-être là, dit-il en indiquant une étoile blanche très brillante. Je ne suis pas sûr. Ici, comme vous le savez, le ciel change très vite.
— Combien de temps dure le jour, chez vous ?
— La rotation s’effectue en quatre-vingt-huit heures, autant que la durée de l’orbite autour de Jupiter, que vous êtes sur le point de déterminer. Comme la lune de la Terre, elle est verrouillée par l’effet de marée.
— Il y a des marées ?
— Gravitationnelles, oui. Toutes les masses exercent une… une force de marée. Une courbure de l’espace, plutôt. C’est difficile à expliquer. Ce serait plus simple si nous vous expliquions d’abord certaines autres choses.
— Sans aucun doute, acquiesça sèchement Galilée.
Il s’efforçait de chasser la peur de son esprit en se concentrant sur ces questions.
— On dirait que vous avez froid, nota l’étranger. Vous grelottez. Je pourrais peut-être vous emmener en ville ? fit-il en indiquant les tours blanches.
— On va me chercher, chez moi.
Peut-être. Mais ce n’était pas très convaincant.
— Lorsque vous rentrerez, seul un bref laps de temps aura passé. On pensera que vous avez fait une syncope, ou que vous êtes tombé en catalepsie. Cartaphilus s’occupera de ce détail. Ne vous souciez pas de ça pour l’instant. Puisque je vous ai dérangé pour vous amener aussi loin, autant faire ce que j’avais prévu, et vous conduire au Conseil.
Cela le distrairait de sa peur, sans aucun doute, et la partie de lui qui restait sereine brûlait de curiosité. Aussi répondit-il :
— Oui, tout ce que vous voudrez.
Il avait l’impression d’agripper une branche pour se sortir d’un maelström.
— Après vous.
Malgré son effort pour rester calme, il était ébranlé par des émotions pareilles à des vents de tempête. De la peur, de l’appréhension à l’idée de ce qui l’attendait – la terreur que lui inspirait toute chose –, mais aussi une vive exaltation. Le premier homme capable de comprendre cette expérience. À savoir, un voyage parmi les étoiles.
Il primi al mondo.
Ils approchèrent des tours blanches, qui paraissaient toujours faites de glace. Cela faisait peut-être une heure qu’ils marchaient, l’étranger et lui, et il voyait le pied des tours depuis une demi-heure. Autrement dit, cette lune était probablement moins grosse que la Terre – sa taille devait plutôt se rapprocher de celle de la lune de la Terre. L’horizon semblait tout proche. La glace sur laquelle ils marchaient, également striée de raies plus claires ou plus foncées, était criblée de milliers de trous minuscules et parfois marquée par des collines circulaires très basses. Elle devait être blanche à l’origine, et seule la lumière de Jupiter la teintait en jaune.
D’un côté des tours blanches, un arc d’aigue-marine pâle se détacha sur le fond blanc. L’étranger le conduisit vers cet arc, qui se révéla être une large rampe sculptée dans la glace. Celle-ci descendait selon une pente très faible vers une arche ou un portail qui donnait sur une longue et large salle.
Ils s’y dirigèrent. La salle au toit de glace était fermée par une immense porte à double battant, comme celle d’une cité, devant laquelle ils attendirent, une fois arrivés au pied de la rampe. Puis les portes devinrent transparentes et un groupe de personnes vêtues de blouses et de pantalons colorés de tous les tons de Jupiter se dressèrent devant eux, dans ce qui ressemblait à une sorte de vestibule. L’étranger effleura légèrement l’arrière du bras de Galilée et l’invita à pénétrer dans cette antichambre.
Ils passèrent sous une autre arche. Le groupe leur emboîta le pas sans un mot. Leurs visages semblaient vieux et cependant jeunes. La vaste salle décrivait une légère courbe vers la gauche, au-delà de laquelle ils parvinrent à une espèce de surplomb où de larges marches descendaient devant eux. De ces hauteurs, ils contemplaient une cité caverneuse qui s’étendait vers le proche horizon, entièrement teinté de bleu-vert sous un plafond de glace opaque également bleu-vert, immensément haut. Bien que tamisée, la lumière était plus que suffisante pour y voir ; elle était un peu plus vive que la lumière de la pleine lune sur Terre. Un bourdonnement, ou un rugissement lointain, emplit les oreilles de Galilée.
— La lumière bleue va plus loin, s’aventura-t-il à dire, pensant aux Alpes lointaines par temps clair.
— Exactement, répondit l’étranger. La lumière se propage par ondes, et les différentes couleurs sont des ondes de différentes longueurs, le rouge étant la plus courte, le bleu la plus longue. Plus grande est la longueur de l’onde, plus loin elle pénètre dans la glace, l’eau ou l’air.
— Jolie couleur, répondit Galilée, surpris, tout en se demandant ce que l’étranger voulait dire quand il affirmait que la lumière progressait par ondes. Cela expliquait peut-être certains rebonds optiques entre deux lentilles qu’il avait remarqués pendant qu’ils travaillaient sur leur lunette.
— Je suppose, en effet. Ici, ils éclairent certaines zones avec des sources de lumière artificielle, pour donner plus d’éclat aux choses et leur procurer tout le spectre lumineux.
Il indiqua un bâtiment qui brillait dans le lointain comme une lanterne jaune.
— Mais en général, ils la laissent ainsi.
— Ça vous fait ressembler à des anges.
— Et pourtant nous ne sommes que des hommes, comme je crains que vous ne l’appreniez bientôt.
L’étranger le conduisit dans un amphithéâtre, si bien enfoui dans le sol de la ville qu’ils ne le virent qu’en arrivant au niveau du bord incurvé des sièges supérieurs. En plongeant le regard vers le bas, Galilée constata plusieurs ressemblances avec des théâtres romains qu’il avait observés. Les dizaines de rangées de sièges du bas étaient occupées, et il y avait d’autres gens debout sur la scène ronde. Ils portaient tous des blouses amples et des pantalons bleus, jaune pâle, ou les couleurs de Jupiter caractéristiques de ceux qui accompagnaient Galilée. Au centre de la scène, une sphère blanche brillait au-dessus d’un piédestal. Un réseau de fines lignes noires lui fit penser qu’il pouvait s’agir d’un globe représentant la lune sur laquelle ils se trouvaient.
— Le Conseil ? demanda Galilée.
— Oui.
— Que voulez-vous que je dise ?
— Parlez en tant que premier scientifique. Dites-leur de ne pas tuer ce qu’ils étudient. Et de ne pas se tuer non plus en l’étudiant.
L’étranger lui fit descendre les marches de l’amphithéâtre, en le tenant maintenant fermement par le haut du bras. Galilée éprouva de nouveau cette étrange sensation de ne plus avoir de poids ; il rebondissait comme s’il avait été dans un lac, avec de l’eau jusqu’au cou.
L’étranger s’arrêta plusieurs marches au-dessus du groupe et fit une annonce, d’une voix forte, dans une langue que Galilée ne reconnut pas. Et puis, avec un très léger décalage, il entendit aussi la voix de l’homme dire en latin :
— Je vous présente Galileo Galilei, le premier scientifique.
Tout le monde leva les yeux vers eux. L’espace d’un instant, ils restèrent immobiles, et beaucoup d’entre eux prirent un air surpris, voire réprobateur.
— Ils ont l’air étonnés de nous voir, remarqua Galilée.
L’étranger opina du chef.
— Ils veulent être des veaux, et donc ils se conduisent comme des veaux. Venez.
Comme ils descendaient, certains des personnages vêtus de jaune ou d’orange s’inclinèrent. Galilée leur rendit leur courbette, comme il aurait fait devant le Sénat vénitien – auquel ce groupe ressemblait un peu, dans la mesure où ils semblaient âgés, et sans doute habitués à l’autorité. Cela dit, beaucoup étaient des femmes. En tout cas, c’est ce que Galilée supposa ; elles portaient le même genre de blouse et de pantalon que les hommes. Si un monastère et un couvent du Nord avaient mêlé leurs populations, et n’avaient pu traduire leur richesse que par le beau tissu de leurs simples vêtements, c’est à cela qu’ils auraient pu ressembler.
Malgré le saupoudrage de courbettes respectueuses, nombreux furent ceux qui, dans le groupe, s’élevèrent contre l’irruption de l’étranger. Une femme vêtue de jaune prononça quelques mots dans une langue que Galilée ne connaissait pas, et à ses oreilles se fit à nouveau entendre une traduction en latin – un latin prononcé d’une voix masculine, et accentué comme celui de l’étranger. Elle disait :
— Encore une intrusion illégale ! Vous n’avez pas le droit d’interrompre une séance du Conseil, et une prolepse aussi dangereuse que celle-ci ne sera pas autorisée à changer le cours du débat. En réalité, c’est une action criminelle, et vous le savez parfaitement. Qu’on appelle les gardes !
L’étranger continua à guider Galilée vers le bas des marches puis sur la scène circulaire jusqu’à ce qu’ils se retrouvent parmi les gens debout là. Presque tous étaient considérablement plus grands que Galilée, et il leva les yeux vers eux, étonné par leurs visages, si fins et si pâles – magnifiquement sains, mais marqués par un mélange de signes de jeunesse et de vieillesse très étrange à ses yeux.
Le guide de Galilée s’approcha de la femme qui avait protesté et se baissa pour leur parler, à elle et à son groupe, dans leur langue, de sorte qu’une fois encore Galilée entendit une traduction légèrement différée à son oreille.
— Seuls les couards refusent la parole à celui qui a le droit de parler. Mon peuple vient de Ganymède, et nous revendiquons le droit de parler en son nom, afin de contribuer à faire la lumière sur ce qui se passe dans le système de Jupiter…
— Vous ne représentez plus Ganymède, dit la femme.
— Je suis le Ganymède, comme en attestera mon peuple. Je parlerai. L’interdiction de descendre dans l’océan d’Europe a été promulguée pour des raisons très sérieuses, et les récentes tentatives des Européens pour annuler cette interdiction se font au mépris de toutes sortes de dangers. Nous ne permettrons pas que cela arrive !
— Votre groupe et vous, faites-vous partie du Conseil jovien ? rétorqua la femme.
— Oui, bien sûr.
— Eh bien, cette affaire a été débattue et résolue, et votre faction a été mise en minorité…
— Non ! s’écrièrent plusieurs personnes autour d’eux.
À ce moment-là, tout le monde se mit à parler en même temps, et le débat tourna très vite au concours de hurlements. Les gens se bousculaient, formant des petits groupes comme des bandes rivales sur une piazza, le visage rouge de colère. Le latin, dans les oreilles de Galilée, se mua en cris qui se superposaient :
— Déjà décidé !
— Nous lui avons demandé de parler !
— Nous vous ferons destituer !
— Lâches !
— Anarchistes !
— Nous voulons que le Galilée s’exprime sur la question !
Galilée leva la main comme un étudiant dans une salle de classe.
— Quelle question avez-vous débattue ? demanda-t-il en haussant la voix. Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?
Dans la pause qui suivit, l’un des Ganymédiens lui répondit en s’inclinant respectueusement devant lui :
— Très illustre Galilée…, commença-t-il en latin.
Il continua dans sa propre langue, qui fut ainsi traduite dans celle de Galilée :
— … premier scientifique, père de la physique, nous ici présents parmi les lunes de Jupiter sommes confrontés à un problème scientifique tellement fondamental et important que certains d’entre nous ont ressenti la nécessité qu’un personnage doté de votre esprit original, un personnage dépourvu de tous les préjugés relatifs aux événements survenus depuis votre époque, un personnage doté de votre intelligence et de votre sagesse suprêmes, nous aide à le résoudre.
— Ah bon, répondit Galilée. Eh bien, vous voilà servis.
À ces mots, une femme éclata de rire. Elle était grande, de proportions sculpturales, vêtue de jaune. Dans le tumulte ambiant, elle avait l’air à la fois irritée et amusée. Les autres continuèrent de débattre en vociférant, certains avec véhémence, et, dans le vacarme des querelles, elle contourna la foule pour l’approcher sur sa gauche, de l’autre côté de l’étranger. Elle se pencha vers lui – elle faisait près d’un pied de plus – et lui parla rapidement à l’oreille, dans sa langue à elle, mais ce qu’il entendit peu après était de l’italien de Toscane, un peu démodé, comme celui de Machiavel, ou même de Dante.
— Vous ne croyez pas un mot de tout ce merdier, n’est-ce pas ?
— Et pourquoi non ? répondit Galilée sotto voce, en toscan.
— Ne soyez pas si sûr que votre compagnon défende vos intérêts au mieux. Peu importe que vous soyez le grand martyr de la science.
Galilée, à qui tout cela commençait à déplaire fortement, répondit très vite :
— Et d’après vous, quels seraient ici mes intérêts ?
— Les mêmes que partout ailleurs, dit-elle avec un sourire entendu. Votre promotion personnelle, exact ?
Au milieu d’une violente harangue adressée à ses adversaires, l’étranger jeta un coup d’œil dans leur direction et repéra le conciliabule de Galilée et de la femme. Il cessa de discuter et agita un doigt dans la direction de la femme.
— Héra, fit-il d’un ton d’avertissement, laissez-le tranquille.
Elle haussa un sourcil.
— Vous êtes mal placé pour dire aux autres de fiche la paix au signor Galilée.
Ce qui fut traduit à Galilée en toscan.
L’étranger fronça sévèrement les sourcils et secoua la tête.
— Cette affaire ne vous regarde pas. Laissez-nous tranquilles.
Il se retourna alors vers l’assemblée, qui faisait maintenant silence pour écouter ce qui se passait.
— C’est avec lui que tout a commencé, fit l’étranger d’une voix tonitruante.
Dans son autre oreille, Galilée entendait la voix de la femme, en toscan :
— Il veut dire que c’est celui que j’ai choisi pour tout commencer.
L’étranger continua, sans autre commentaire de la femme qu’il avait appelée Héra :
— Voici l’homme qui a initié les investigations sur la nature par le biais de l’expérimentation et de l’analyse mathématique. Entre son époque et la nôtre, grâce à sa méthode, la science a fait de nous ce que nous sommes. Lorsque nous avons ignoré les méthodes et les découvertes scientifiques, quand les structures archaïques de la peur et du contrôle ont recommencé à exercer leur influence, il s’en est suivi un désastre complet. Il serait stupide d’abandonner la science maintenant et de risquer la destruction précipitée de l’objet d’étude. Et le résultat pourrait être pire que cela… bien pire que vous ne l’imaginez !
— Vous avez déjà employé cet argument, et vous avez perdu, rétorqua fermement un homme au visage rougeaud. L’intérieur d’Europe peut être étudié à l’aide d’un protocole propre, amélioré, et nous apprendrons ce que nous voulons savoir depuis de nombreuses années. Votre vision est archaïque, vos craintes infondées. Ce que vous avez fait sur Ganymède a altéré votre faculté de discernement.
L’étranger secoua la tête avec véhémence.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez !
— Je me contente d’affirmer ce que le comité scientifique chargé du problème a déjà dit. Qui est antiscientifique, maintenant, eux ou vous ?
Un débat général éclata à nouveau, et dans le chaos Galilée demanda à la grande femme :
— Quelle est la chose que mon protecteur et ses alliés veulent interdire ?
Elle se pencha vers lui pour répondre, à nouveau en italien :
— Ils ne veulent pas que quiconque plonge dans l’océan sous la glace qui se trouve à cet endroit. Ils ont peur de ce qu’on pourrait y trouver, si je comprends bien le ganymédien.
C’est alors qu’un groupe d’hommes habillés de bleu descendit en rebondissant sur les marches de l’autre côté de l’amphithéâtre. Un sénateur vêtu de la même couleur leur adressa de grands gestes et cria à l’étranger :
— Votre objection a déjà été rejetée ! Et vous enfreignez la loi avec cette incursion ! Il est temps d’y mettre un terme !
Puis il désigna les nouveaux venus et ordonna :
— Éjectez ces gens !
L’étranger attrapa Galilée par le bras et le poussa dans la direction opposée. Ses alliés refermèrent les rangs derrière eux, et ils gravirent les marches quatre à quatre. Galilée faillit trébucher, puis il se sentit soulevé par ceux qui l’entouraient. Ils le prirent par les coudes et l’entraînèrent.
En haut des marches, hors de la cuvette de l’amphithéâtre, l’immense cité bleue leur apparut ;elle avait l’air froide sous son plafond bleu-vert, et les gens sur sa vaste strada étaient tellement éloignés qu’ils n’étaient pas plus gros que des souris.
— Aux bateaux ! déclara l’étranger.
Et il prit Galilée par le bras. Tout en l’entraînant précipitamment, il lui dit :
— Il est temps de vous remmener chez vous, avant qu’ils fassent quelque chose que nous regretterions tous. Je suis désolé qu’ils n’aient pas voulu vous écouter. Je pense que si vous aviez pu juger la situation vous auriez pris notre parti et exprimé notre point de vue avec clarté. Je ferai à nouveau appel à vous quand je serai plus assuré qu’on vous écoutera. Vous n’en avez pas fini avec cet endroit !
Ils arrivèrent à la large rampe qui sortait de la ville, franchirent ses portes et se retrouvèrent sur la surface jaunâtre. Des gens vêtus de bleu leur barrèrent la route, et dans un unique rugissement l’étranger et son groupe se précipitèrent sur eux. Un bref combat s’ensuivit, et Galilée, titubant en l’absence de son propre poids, esquiva plusieurs petits paquets de braillards. S’il avait été en train de rêver, il aurait été heureux de balancer quelques coups de poing lui-même, car dans ses rêves il était beaucoup plus téméraire et violent que dans la vie. Le fait qu’il retint ses coups donnait donc la mesure de l’écart avec le rêve, et la profondeur de la réalité. Il ne savait même pas quelle faction soutenir. Aussi se fraya-t-il un chemin comme s’il s’était trouvé sur l’Arno gelé, en écartant les bras pour reprendre son équilibre. Tout à coup, dans ses déambulations, l’étranger et un autre homme le prirent par les bras et l’emmenèrent précipitamment.
À une certaine distance de la mêlée, les compagnons de l’étranger avaient installé la grande lunette d’approche et procédaient aux derniers réglages. Peut-être était-ce la même que celle qui s’était trouvée sur la terrasse de Galilée, peut-être en était-ce une autre, identique.
— Veuillez rester à côté, dit l’étranger. Regardez dans l’oculaire, s’il vous plaît. Vite. Mais avant, respirez donc ça…
Il leva un petit encensoir et vaporisa un brouillard froid dans le visage de Galilée.