13 Toujours déjà

Nous ne sommes même pas ici mais dans un vrai ici

Ailleurs – très loin. Pas un endroit

Où aller mais où nous sommes : là.

Ici est là. Ce n’est pas un monde réel.

William Bronk, The Metaphor of Physical Space

13.1

Allongé, tout grelottant, dans le jardin, Galilée regarda autour de lui. Il était là, et il regardait autour de lui. C’était juste avant le lever du soleil, à Bellosguardo. Dans la lumière de l’aube, les citrons brillaient sur leurs branches comme de petites Io.

Cartaphilus était assis par terre à côté de lui, emmitouflé dans une couverture. Il en avait jeté une autre sur la silhouette recroquevillée de Galilée. Celui-ci croassa quelque chose. Cartaphilus acquiesça et lui donna une tasse de vin allongé d’eau. Galilée s’assit, vida la tasse et lui fit signe qu’il en voulait davantage. Cartaphilus remplit la tasse au moyen d’une cruche.

Galilée but encore. Il cilla, regarda autour de lui en humant l’air, puis écrasa un grumeau de terre dans sa main. Il regarda le citronnier avec curiosité, se pencha sur le gros pot de terre cuite où il poussait.

— Je suis parti longtemps ?

— Toute la nuit.

— Pas plus ?

— Ça vous a paru plus long ?

— Oui.

Cartaphilus haussa les épaules.

— Vous absence a duré plus longtemps que d’habitude.

Galilée le regardait.

Cartaphilus soupira.

— Elle ne vous a pas donné la substance amnésiante.

— Non. Ils étaient trop occupés à se battre. J’ai laissé Héra sur Io, à s’enfoncer dans la lave ! Tu la connais ?

— Je la connais.

— Bon. Je veux repartir l’aider. Tu peux me renvoyer là-bas ? Tout de suite ?

— Pas tout de suite, maestro. Vous devez manger et vous reposer.

Galilée réfléchit.

— Je suppose qu’il faut que je lui laisse le temps de se sortir de ce merdier, de toute façon. Si elle y arrive. Mais bientôt.

Cartaphilus hocha la tête.

Galilée lui enfonça un doigt dans les côtes.

— Ton étranger, ce Ganymède, tu savais que c’était une espèce de Savonarole ? Que son culte est décrié par tous les autres Jupitériens, et qu’ils sont en train de se battre ?

— Oui, j’en ai bien conscience. Si je reste dans le champ complémentaire, je peux voir ce qui se passe là-bas, grâce à ça, fit-il avec un geste en direction du teletrasporta. Quant à Ganymède, je ne suis plus des siens. Je me contente de m’occuper du dispositif. Je le surveille. La situation, autour de Jupiter, est en constante évolution. Les gens de pouvoir ne sont pas les mêmes. Leur attitude envers l’intrication a changé.

— Il y a longtemps que tu t’occupes de cette extrémité du teletrasporta ?

— Trop longtemps.

— Combien de temps ? insista Galilée.

Cartaphilus agita la main.

— N’en parlons pas tout de suite, maestro. J’ai veillé toute la nuit, je suis fatigué.

Galilée eut un énorme bâillement.

— Moi aussi. Je suis épuisé. Aide-moi à me mettre debout. Mais plus tard il faudra que nous parlions.

— C’est sûr.


Cet hiver-là, Galilée fut plus gravement malade que jamais, et il resta au lit pendant des mois, se tordant et gémissant de douleur. À certains moments, il poussait des cris furieux. À d’autres, il était pris de tremblements épileptiques, ou parlait en latin comme s’il conversait avec un être invisible, l’air impliqué et curieux, surpris, humble, et même suppliant – autant d’intonations que sa voix ne prenait jamais quand il parlait au commun des mortels, avec qui il était toujours tellement péremptoire et sûr de lui.

— Il parle avec les anges, s’aventura à dire Salvadore, un des serviteurs.

Le garçon était souvent trop effrayé pour entrer dans sa chambre. Giuseppe trouvait ça drôle.

— C’est juste qu’il ne veut pas travailler, marmonna la Piera, ce matin-là.

Elle faisait irruption dans sa chambre, dans quelque état qu’il soit, et exigeait qu’il mange, qu’il boive du thé, qu’il renonce au vin. Quand il avait conscience de sa présence, il la maudissait, d’une voix rauque, sèche. Il n’en alla pas différemment cette fois-ci :

— J’ai l’impression d’entendre ma mère. Ma mère sous la forme répugnante d’une cuisinière en forme de boulet de canon.

— Et là ? Qui c’est qui parle comme votre mère ? Buvez quelque chose, ou crevez en gémissant.

— Foutez le camp, tous. Foutez-moi la paix. Laissez-moi à boire et tirez-vous. J’avais une vraie vie, dans le temps ! Je parlais avec des vraies gens ! Et voilà que je suis là, piégé avec une bande de pourceaux !

Certains jours, assis bien droit dans son lit, il écrivait fébrilement, noircissant page sur page. Les choses qu’il disait étaient de plus en plus étranges. Dans une lettre à la grande-duchesse Christine, on pouvait lire :

Le livre ouvert des deux recèle des mystères si profonds et des concepts tellement sublimes que le travail et les études de centaines des plus brillants esprits, pendant des milliers d’années d’investigations ininterrompues, n’en ont toujours pas fait le tour. Cette idée me hante.

Une autre fois, il quitta son lit où il était à demi-conscient, et alla à sa table en disant « Excusez-moi. Il faut que je note ça », d’une voix apaisée qu’aucun d’entre nous n’avait jamais entendue jusqu’alors. Là, il écrivit à un correspondant appelé Dini – en des termes qui rappelaient le Kepler dont il s’était toujours gaussé :

J’ai déjà découvert une génération permanente de substances sombres dans le corps solaire, qui apparaissent à l’œil sous la forme de taches très noires, lesquelles sont ensuite absorbées et dissoutes, et je me suis demandé si elles ne pourraient être considérées comme une partie de la nourriture (ou bien de ses excréments) dont certains anciens philosophes pensaient que le Soleil avait besoin pour se nourrir. En observant régulièrement ces substances noires, j’ai démontré comment le corps solaire tournait nécessairement sur lui-même, et j’ai aussi spéculé combien il était raisonnable de croire que le mouvement des planètes autour du Soleil dépendait d’un tel mouvement…

Après quoi il avait regagné son lit pour replonger dans une sorte de coma. Mais c’était là, en toutes lettres : il disait à un étranger que le Soleil était une créature vivante, qui mangeait et chiait, et faisait tourner les planètes autour d’elle par sa rotation, comme des bracelets qui auraient été attachés à une toupie. Était-ce de l’hérésie, était-ce de la folie ? Ne pouvait-il s’en empêcher ? Il devait savoir qu’il était dangereux de confier ce genre de réflexions par écrit après l’avertissement de Bellarmino, mais il semblait impuissant à se retenir, sous l’emprise d’une compulsion que personne ne pouvait comprendre. Il se contentait de dormir quelques heures par nuit et parlait dans son sommeil.

Un matin, il se tira du lit et alla prendre Cartaphilus par le collet. Ses grosses pattes sur le cou du vieillard, il lui dit :

— Va chercher ton teletrasporta, vieil homme. Il faut que je retourne là-haut, auprès d’Héra. Tout de suite.

Cartaphilus ne pouvait faire autrement que de lui obéir, mais ça ne lui plaisait pas.

— C’est une mauvaise idée, maestro. Il faut que l’autre extrémité soit prête à vous recevoir…

— Fais-le quand même. Il y a un problème. Il y en a peut-être un là-haut aussi, mais ici, c’est certain. Il y a un truc qui ne va pas dans ma tête.

Cartaphilus alla vers le réduit où il dormait et en revint avec la boîte d’étain, petite mais lourde, qui avait remplacé depuis quelques années déjà le télescope de Ganymède. Il s’affaira sur ses boutons pendant un certain temps tout en ronchonnant.

— Mettez-vous à côté, dit-il.

Galilée s’assit auprès de la boîte en déglutissant malgré lui. Où pouvait-elle bien être, maintenant ? Et si le teletrasporta se trouvait au fond d’un lac de roche liquide ?

Il ne se passa rien.

— Allez ! fit Galilée.

— J’essaie, répondit Cartaphilus en secouant la tête. Il n’y a pas de réponse. Il n’atteint pas l’autre boîte de résonance. Je me demande si elle ne l’a pas mise hors service…

— Je me demande si elle ne s’est pas noyée dans la lave, rectifia Galilée. Avec Héra en prime. Il faut pourtant que j’y retourne ! fit-il avec un frisson. Il y a un problème ici.

— Que voulez-vous dire ?

— Je… quand j’étais là-bas, la dernière fois, j’ai suivi un cours de mathématiques, grâce au didacticiel d’Aurore… tu la connais ? Non ? Une merveilleuse mathématicienne. Ses machines m’ont donné un cours. Elles t’immergent dans les mathématiques proprement dites, c’est comme de voler. Tu l’as fait ?

Cartaphilus secoua la tête.

— Eh bien, tu aurais dû. J’ai découvert qu’ils avaient des immersions qui les renseignent sur les mathématiciens du passé, grâce auxquelles, par exemple, on pouvait rencontrer, ou même habiter à l’intérieur d’Archimède, d’Euclide, et d’Archytas, et qu’il y en avait une pour moi. Je l’ai donc suivie. J’ai suivi cette immersion. J’étais juste curieux de voir ce que cela m’apprendrait sur moi. Mais ce n’était pas ce que je pensais. C’était plus qu’une biographie. On y vivait, mais on y vivait tout en même temps. J’ai vu ma vie ! Ils l’avaient enregistrée !

Cartaphilus soupira.

— Quand ils ont commencé à fabriquer les intricateurs, ils ont fait des tas de choses, pendant des années et des années. Et notamment de l’ingénierie événementielle, de la mnémostique. Il a fallu pas mal de temps pour que les gens s’y opposent…

— Eh bien, je comprends qu’ils l’aient fait. J’en ai trop vu, ajouta-t-il avec un frisson. Ce n’était pas seulement le fait d’apprendre un… un destin funeste, dans un lointain futur. C’était… tout.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ?

— Je l’ai fait ! Mais pas avant d’en avoir trop vu. Maintenant, je sais ce qui va se passer. Jour par jour, je veux dire. Je suis sûr de tout savoir, mais je ne peux pas en avoir totalement conscience avant que ça se produise. Seulement ça s’accumule là, derrière chaque moment, chaque pensée…

Sa poigne, sur le bras de Cartaphilus, était comme une pince d’acier.

— Quand j’étais là-haut, ça n’avait pas l’air important. Et maintenant, si.

— Alors, faites autre chose, suggéra Cartaphilus.

Il allait y laisser le bras, tellement Galilée serrait fort.

— J’ai essayé, gémit Galilée. Mais ça n’a pas marché. L’autre chose, c’est ce que j’ai déjà fait. Je me suis suivi moi-même, comme à quelques pas de distance. C’est horrible.

— Comme des Rückgriffe ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un mot allemand qui signifie « renvois ».

Galilée secoua la tête.

— Ce serait plutôt des prémonitions.

— Syndetos veut dire « liés ensemble », et donc un asyndète, c’est quand les liens entre les choses disparaissent. Les Français appellent ça le « jamais-vu ».

— Non. Il n’y a pas mieux connecté que moi.

— Du déjà-vu, alors – les Français ont tout un vocabulaire.

— Oui. On pourrait dire ça. Bien qu’il s’agisse moins de voir que de ressentir. Déjà-ressenti. Toujours déjà. Allez… essaye encore. Envoie-moi là-bas.

Cartaphilus manipula son instrument.

— Pas de réponse, dit-il au bout d’un instant. Elle est peut-être occupée ailleurs. Nous réessaierons plus tard, maestro. Vous me tuez le bras.

Galilée le lâcha et s’effondra auprès de lui, à bout de forces.

— Et merde ! J’espère qu’elle va bien. Tout ça finira par me tuer plus vite que n’importe quoi, ajouta-t-il avec un gros soupir.

Nous avons tous sept vies secrètes. La vie de l’excrétion ; le monde des fantasmes sexuels inappropriés ; nos vrais espoirs ; notre terreur de la mort ; notre expérience de la honte ; le monde de la douleur ; nos rêves. Ces vies, personne en dehors de nous ne les connaît. La conscience est solitaire. Tout le monde vit dans l’univers-bulle qu’il a sous le crâne, seul.

Galilée se débattait contre cette nouvelle maladie, cette faculté qui était un handicap, seul.


Certains de ses amis étaient comme la Piera, et se demandaient si ses maladies ne tombaient pas, par hasard, un peu trop bien. Parce qu’il se trouve que, dans les premiers mois de 1619, d’autres comètes étaient apparues dans le ciel nocturne, alarmant tout le monde. Pendant un moment, on ne parla plus que de cela, et ce phénomène d’un autre monde remplit tous les horoscopes et les pages des Avvisi. Évidemment, les astronomes et les philosophes devaient donner leur avis sur ces apparitions, et naturellement tout le monde attendait, comme autrefois, d’entendre ce que le célèbre astronome des Médicis avait à en dire.

Les dominicains étaient aux aguets, et les oreilles des jésuites grandes ouvertes ; tout ce que Galilée dirait ou écrirait finirait par être rapporté au Saint-Office de l’Index, et à la Sacrée Congrégation. Quant aux comètes qui étaient apparues quelques années auparavant, coïncideraient-elles avec les cosmologies ptolémaïque ou copernicienne, et comment ? Ce n’était pas évident – mais ce qui était indéniable, c’est qu’elles étaient dans le ciel. Le fait que Galilée soit malade au point de ne même pas pouvoir sortir sur sa terrasse, le soir, pour y jeter un coup d’œil, tombait (de l’avis général) vraiment à pic ! Galilée, le plus grand astronome du monde ! Une poule mouillée.

Silence de Bellosguardo.

La vie suivait son petit bonhomme de chemin, cahin-caha, jour après jour. Galilée n’avait jamais eu l’air aussi malade de sa vie.

« Tout est déjà arrivé, se lamentait-il en observant ses visiteurs comme autant de nouvelles connaissances. Tout arrive pour la deuxième fois.

À moins que ça n’arrive pour la millionième fois, ou un nombre tout simplement infini de fois. »

Ou alors il déclarait, même face à des étrangers :

« Je ne suis plus en phase. Je vis dans le mauvais temps potentiel. Elle m’a renvoyé vers le mauvais moi. C’est un schéma d’interférences, celui où les deux vagues égales s’annulent mutuellement ! Voilà ce qui m’arrive ! Je ne suis pas vraiment là. »


Une lettre devait arriver de Maria Celeste. Elle arriva et, ainsi qu’il l’avait toujours fait, il prit le petit stiletto qu’il utilisait comme coupe-papier et se regarda détacher proprement le sceau de cire et l’ôter. Il la déplia exactement comme il la dépliait, et il lut ce qu’il avait lu.

Quant au cédrat que vous m’avez demandé de confire, je n’ai obtenu que le peu que je vous envoie à présent. Je craignais que les fruits ne fussent trop ratatinés pour être conservés, et les faits devaient me donner raison. Je vous envoie deux poires cuites pour ces temps de veille.

Il goûta le fruit qu’il avait été sur le point de goûter, et il avait le goût qu’il allait avoir lorsqu’il l’aurait goûté. Il avait une légère amertume sous-jacente, comme toute sa vie. Mais elle allait aussi avoir mis une rose dans le panier, comme il le vit quand il la vit.

Suprême gâterie, je joins une rose, qui, telle une chose extraordinaire en cette froide saison, devrait être chaleureusement accueillie par vous.

En vérité, le temps était complètement décalé, les choses fleurissaient hors saison. Tout cela ne pouvait résulter que d’un anachronisme asynchrone. Le temps était une pluralité pleine d’exclusions et de résurrections, de fragments et d’espaces situés entre d’autres fragments, d’éclipses et d’épilepsies, d’isotopies toutes superposées les unes aux autres et entremêlées dans une vibrante tapisserie anarchique. Et comme le revivre à un moment donné n’était pas le revivre à un autre, le tout était illisible, en permanence inaccessible pour l’esprit. Le présent était un événement laminaire, et visiblement les isotopies pouvaient se détacher les unes des autres, légèrement ou grandement. Galilée était pris dans une simple écharde du tout, quel que soit son degré d’intrication dans le reste. Pris dans ce que sa pauvre et brillante fille appelait la brièveté et l’obscurité de l’hiver de la vie présente. Les mots de sa lettre sautaient hors de la page, chaque phrase une chose qu’il avait toujours lue, comme une prière qu’il aurait dite tous les soirs de sa vie. Chaque moment réitéré. La brièveté et l’obscurité de l’hiver de la vie présente.

Il se suivit dans le jardin. Le monde devint tel qu’il se trouvait qu’il se trouvait. Le jour serait ce qu’il avait toujours été. Le soleil lui réchaufferait la nuque. Le grand saint Augustin avait aussi éprouvé ce sentiment pseudo-itératif, il le remarquerait dans sa lecture désespérée. Le plus profond de tous les philosophes chrétiens avait-il, lui aussi, rencontré l’étranger ? Galilée ne connaissait personne qui ait jamais écrit sur le temps comme saint Augustin :

De quelque manière qu’ait lieu ce secret pressentiment de l’avenir, on ne peut voir que ce qui est. Or, ce qui est déjà n’est plus à venir, mais présent. Lors donc qu’on voit l’avenir, ce ne sont point les événements qui ne sont pas encore, c’est-à-dire ce qui doit arriver ; mais leurs causes ou peut-être leurs signes qui existent déjà. Ainsi, ce n’est point l’avenir que l’on voit mais un objet présent qui fait prédire ce que l’intelligence conçoit. Je le répète, ces conceptions existent déjà, et ceux qui prédisent ce qui n’est pas encore les voient présentes à leur esprit.

C’était juste là, dans Les Confessions, Livre XI[4]. Saint Augustin ne tirait aucune conclusion dans le long chapitre fiévreux contenant sa méditation sur le temps ; il ne faisait que confesser sa propre confusion. Évidemment, il était troublé ; et Galilée aussi. Ces pensées avaient toujours été là, et voilà qu’il les lisait juste après qu’elles avaient spontanément germé dans sa tête. Lire ainsi lui fichait la migraine.

Mais dans le jardin il restait assis, immobile, à réfléchir. Il était possible, là, d’amener à se condenser toutes les potentialités en un unique présent. Ce moment durait longtemps. Quelle bénédiction ; il pouvait le sentir dans son corps, dans le soleil, l’air et la terre qui contribuaient à le maintenir en vie. Le bleu du ciel au-dessus de sa tête – c’était la partie de l’arc-en-ciel qui était toujours visible, s’étendant d’un bout à l’autre du dôme céleste. Assis là, il savait qu’il allait rentrer pour manger, et essayer d’écrire à Castelli. Il allait chier sans chier ses tripes par son deuxième trou de balle. Ça allait lui faire mal. Il serait debout au bord de son champ au coucher du soleil, à regarder les derniers rayons incendier les champs d’orge mûre, en priant pour la consolation du ciel. Il n’y avait rien à faire que de continuer à avancer en se trouvant juste un peu avant ou juste un peu après le courant du présent qui n’était jamais là, pris dans l’intervalle non existant entre le passé non existant et l’avenir non existant. Il précéderait et suivrait ses propres pas. Ça arriverait plus tard, comme il l’avait déjà vu. C’était déjà arrivé, comme il le verrait plus tard.


Finalement, un matin de printemps, juste après le lever du soleil, Galilée rugit furieusement dans sa chambre. Personne ne savait ce qui lui inspirait une telle défiance du pseudo-itératif, et pour lui tout ce qui comptait c’était d’obéir à la compulsion du maintenant ; mais après que les garçons, ravis, l’eurent aidé à s’habiller, tout tremblants, la tête rentrée dans les épaules à chacun de ses mouvements, qui donnaient chaque fois l’impression d’être un coup sur le point de partir, ce qu’ils auraient été ravis de voir alors même qu’ils se recroquevillaient devant cette perspective, il sortit en claudiquant sur l’étroite terrasse qui surplombait la vallée où s’étendait Florence. Tout en bas, le Duomo se dressait au-dessus de la mer de toits de tuiles comme une chose d’un autre monde, plus gros et plus géométrique. Comme une petite lune tombée sur Terre, ou comme les nuées qui pesaient au-dessus.

Par-dessus son épaule, il grommela à la Piera :

— Apporte-moi mon petit déjeuner. Et puis tu diras aux garçons de déplacer mon bureau ici. J’ai certainement du courrier en retard. Il va falloir que je me suive moi-même dehors, ici, et que je m’y mette. Avec un peu de chance, j’aurai l’impression d’être un scribe occupé à faire des copies. Quelqu’un d’autre n’aura qu’à réfléchir.

Tout le monde à Bellosguardo ignora ses ronchonnements, ravi de le voir passer à l’action. Le maestro était revenu à la vie – une vie d’aigreur, certes, de hargne et geignardise – mais c’était toujours mieux que les limbes misérables de l’hiver. Il passerait le plus clair des quelques semaines suivantes à écrire quinze ou vingt lettres par jour ; il en allait toujours ainsi lorsqu’il remontait du trente-sixième dessous. Il était si souvent malade que même ses périodes de convalescence constituaient un rituel auquel ils étaient tous accoutumés.

— Envoie-moi Cartaphilus, dit-il à la Piera alors qu’elle lui apportait à manger et du vin, à la fin d’une longue journée d’écriture et de jurons.

Lorsqu’il eut fini de manger, en observant chaque biscuit et pilon de chapon comme s’ils étaient complètement nouveaux pour lui, le vieux serviteur se tenait devant lui.

Galilée l’examina avec lassitude.

— Dis-m’en davantage sur le déjà-vu.

— Il n’y a pas grand-chose à en dire. C’est une expression française, évidemment. La langue française s’est toujours montrée très analytique et précise en matière d’états mentaux, et ce sont les Français qui vont développer ces expressions. Le déjà-vu est le sentiment que quelque chose s’est déjà produit auparavant. Le presque-vu est le sentiment qu’on a presque, mais pas tout à fait, compris quelque chose, généralement quelque chose d’important.

— J’éprouve ça tout le temps.

— Mais de façon mystique, je veux dire. Un moment de « je l’ai sur le bout de la langue » existentiel vraiment important.

— Assez souvent alors. Je me sens comme ça assez souvent.

— Enfin, le jamais-vu est une soudaine perte de compréhension de toute chose, même du simple quotidien.

— J’ai aussi ressenti ça, dit pensivement Galilée. J’ai ressenti tout ça.

— Oui. Comme chacun de nous. Quand certains Français ont rédigé une encyclopédie des expériences paranormales, ils ont décidé de ne pas y inclure le déjà-vu, parce qu’il était tellement commun qu’il ne pouvait être considéré comme paranormal.

— Ça, c’est sûr. Pour le moment, j’y suis coincé tout le temps.

Cartaphilus hocha la tête.

— Pourquoi ne vous a-t-elle pas donné de substance amnésiante quand elle vous a renvoyé ?

— Elle n’en a pas eu le temps ! J’ai failli ne pas m’en sortir vivant. Je te l’ai dit, je dois y retourner. Héra a des problèmes. Ils en ont tous. Ils ont besoin d’une force extérieure comme arbitre.

— Je ne peux pas le faire sans qu’ils interviennent de leur côté. Vous le savez.

— Je ne le sais pas. Je veux que tu me renvoies là-bas. Je ne peux pas supporter ça, c’est une véritable torture. Ça va me tuer.

— Bientôt, dit le vieil homme. Pas tout de suite. Je le redemanderai, mais pour l’instant il n’y a pas eu de réponse. Ça peut prendre un certain temps. Mais ça n’aura pas d’importance, en fin de compte, si vous voyez ce que je veux dire.

Galilée le foudroya du regard.

— En réalité, non, je ne vois pas.

Cartaphilus ramassa une assiette vide.

— Ça viendra, maestro. Vous comprendrez ou non, mais on ne peut rien y faire dans l’immédiat.

Et, comme d’habitude, il s’éclipsa lâchement.


La dernière lettre de Maria Celeste était arrivée. Il va l’ouvrir.

Le fait que vous ayez laissé, messire, les jours passer sans nous rendre visite a suffi pour susciter chez moi la crainte que le grand amour que vous nous avez toujours témoigné ait pu quelque peu diminuer. Je suis encline à croire que vous repoussez constamment la visite à cause de la piètre satisfaction que vous retirez de votre venue ici, non seulement parce que nous ne savons tout simplement, ni l’une ni l’autre, comment vous faire passer un meilleur moment, probablement à cause de ce que je dois appeler notre incapacité, mais aussi parce que les autres nonnes, pour d’autres raisons, sont incapables de vous distraire suffisamment.

— Chargez des vivres sur la mule ! lança Galilée aux garçons. Soyez prêts d’ici une heure. Allez !


Galilée arpentait depuis longtemps son propre petit chemin au sommet des collines qui séparaient Bellosguardo du couvent de San Matteo, à Arcetri. Chaque fois qu’il y allait, à pied ou à cheval, il remplissait un panier de toute la nourriture qu’il faisait pousser dans les immenses jardins de Bellosguardo. Par considération pour les nonnes, il s’était mis à cultiver des plantes vivrières de base, et c’est ainsi que ce matin-là la mule fut chargée de sacs de haricots, de lentilles, de blé et de pois chiches ; ainsi que de courgettes et des premières courges. Il ajouterait un bouquet de lupins qu’il trouverait aux alentours de la piazza. Le printemps était déjà bien avancé ; Galilée avait manqué une bonne partie de l’année.

Assurément, ce matin-là était l’un de ceux qu’il avait déjà vécus : la mule, les collines, les garçons devant lui, Cartaphilus derrière, tout ça sous le ciel que la journée amènerait : ce serait des nuages d’altitude, pareils à des flocons de laine cardée. L’automne précédent, ils avaient commencé, Maria Celeste et lui, à travailler ensemble sur des gelées et des fruits confits, afin que les deux maisons disposent d’un régime varié et agréable ; c’est pourquoi, accroché sur les flancs de la mule, on trouvait également un sac de citrons, de cédrats et d’oranges. Ces fruits lui faisaient toujours penser à de petites Io.

En chemin, Cartaphilus resterait bien en arrière, et de toute façon c’était un matin bien trop beau pour que Galilée ait envie de lui parler. Les collines de mai étaient vertes sous un ciel d’argent. Ils arriveraient à San Matteo juste après midi. Les règles du couvent interdisaient aux étrangers d’entrer dans la plupart des bâtiments, et les nonnes n’avaient pas le droit de sortir ; normalement, il devait y avoir un écran entre elles et les visiteurs. Mais, au fil des années, l’écran s’était peu à peu rétréci à la taille d’une barrière qui arrivait à mi-corps, avant d’être finalement tout à fait supprimé, de sorte que Galilée et sa fille pouvaient s’embrasser, puis s’asseoir côte à côte dans l’entrée de la porte et regarder l’allée, Maria Celeste le tenant par la main.

Ces temps-ci, elle était encore plus mince que du temps où elle était petite fille, mais elle était toujours vive et pleine d’allant, et visiblement attachée à son père, qui faisait office pour elle d’une sorte de saint patron. Contrairement à elle, Livia, maintenant sœur Arcangela, était plus morne et plus en retrait que jamais, et ne sortait jamais du dortoir pour voir Galilée. D’après certains rapports, il semblait que la nourriture était la seule chose qui l’intéressât, ce qui pour une Clarisse n’était pas un bon point.

Maria Celeste, qu’il continuait à appeler Virginia lorsqu’il pensait à elle, serait plus que joyeuse de le voir ce jour-là. Elle l’interrogerait de façon répétée sur sa santé, et paraîtrait surprise qu’il ne veuille pas en parler. Il verrait que c’était l’un des principaux sujets de conversation au couvent, peut-être l’un des seuls. Comment elles allaient. Si elles n’avaient pas trop chaud ou trop froid, et, comme toujours, si elles avaient faim. Il devrait apporter de plus gros paniers de nourriture. Il avait renoncé à essayer de glisser à ses filles des cadeaux qu’il ne pouvait faire aux autres religieuses ; Maria Celeste avait l’impression que ce n’était pas bien. Alors s’il voulait les aider, Arcangela et elle, il devait les aider toutes. Or ça, il n’en avait pas les moyens.

Ils bavarderaient en partageant leur dîner avec l’abbesse, et puis il serait temps de partir, s’ils voulaient rentrer à Bellosguardo avant la nuit.

Sur la mule, sur le chemin du retour, il resterait silencieux, comme d’habitude. Il ferait la vilaine tête qu’il faisait toujours quand il pensait à sa famille ou à l’argent ; peut-être étaient-ils tout simplement indissociables, cette expression et lui. La pension annuelle des Médicis était de mille couronnes, plus que le grand-duc ne payait qui que ce fût, en dehors de son secrétaire et de ses généraux, et pourtant ce n’était pas encore suffisant. Ses dépenses ne cessaient de croître. En grande partie à cause de sa famille. Il entretenait la vieille gargouille, évidemment. Sa sœur Livia, qui, pour se marier, avait quitté le couvent où elle était entrée, n’avait pas réussi à empêcher son odieux mari, Landucci, de l’abandonner. Et cela après qu’il eut fait un procès à Galilée pour le non-paiement de ce qui était en réalité la part de sa dot due par son frère. Livia était venue se réfugier chez Galilée, puis elle était morte alors qu’il était à Rome ; morte le cœur brisé, disaient les domestiques. Maintenant, Galilée devait s’occuper de ses enfants. Et Landucci le poursuivait à nouveau pour non-paiement de la part de la dot qui incombait à Michelangelo – qui parlait de déjà-vu, déjà ? – alors qu’il avait lui-même mis fin au mariage, que la femme qu’il avait abandonnée était morte, et que Cosme avait donné une dispense à Galilée. Entre-temps, son invertébré de frère lui avait envoyé sa propre femme et ses sept enfants alors que lui-même restait à Munich, où il continuait à essayer de gagner sa vie comme musicien. Ça, c’était une famille…

Ainsi, alors même que Galilée n’enseignait plus et ne prenait plus d’étudiants pensionnaires, la maisonnée, à Bellosguardo, se composait d’à peu près le même nombre de têtes qu’elle en comptait à Padoue, où l’on appelait souvent la grande bâtisse de la Via Vignali « l’Hostel Galileo ». Une quarantaine de personnes ; il ne prenait même pas la peine de les compter. C’était la Piera qui tenait les comptes, et elle faisait ça avec beaucoup de compétence. Elle lui annonçait toujours les mauvaises nouvelles d’un air impassible. Ils couraient à la ruine. Galilée avait définitivement déjà vécu toutes ces choses. Et personne n’avait jamais acheté un seul célatone ; personne ne le ferait jamais. Et ceux qu’il avait donnés, dans l’espoir de susciter des commandes, avaient coûté cher à fabriquer.


Une sale période s’abattit sur la Toscane – des années de peste, des années de mort. Sagredo lui demanda de travailler à une lunette permettant de regarder les choses de près, pour voir plus nettement des objets comme les tableaux et les médaillons de Cellini. Galilée et Mazzoleni bricolèrent une grosse lentille rectangulaire, convexe des deux côtés, qui fit merveille et donna à Galilée des idées pour un assemblage de lentilles qui pourrait offrir des résultats encore meilleurs. C’est alors qu’on apprit que Sagredo était mort, sans prévenir, après une très brève maladie. Le choc fut comme une épée plongée dans le cœur de Galilée ; ses genoux fléchirent lorsqu’il l’apprit. Giovanfrancesco, son grand frère, était parti.

Et puis sa mère, Giulia, mourut, en septembre 1620, après avoir passé quatre-vingt-deux ans à faire de la vie de ses proches un enfer. Galilée régla toutes les formalités pour les funérailles, puis vida sa maison et la vendit. Il répartit l’argent entre son frère aux abois et ses sœurs, tout cela sans une parole ou un signe, regardant sinistrement les murs alors que les meubles et les objets quittaient l’endroit, révélant sa pitoyable exiguïté. Pendant longtemps, il avait trouvé réconfortant de se dire que sa mère était folle et l’avait été pendant toute sa vie. Mais plus maintenant.

Elle était en colère. C’était une personne juste comme toi, tout aussi intelligente que toi. Elle voulait ce que tout le monde aurait voulu. Tout le monde a la même fierté.

Dans l’un de ses placards, sous une pile de papiers, il trouva deux lentilles de verre, une concave et une convexe.

Et puis le cardinal Bellarmino mourut, et avec lui s’éteignit la dernière personne sachant exactement ce qui s’était passé entre Galilée et lui lors de ces si cruciales réunions de 1616.

Et puis le grand-duc Cosme mourut, après des années de maladie ; le protecteur de Galilée, disparu à l’âge de trente ans. C’était le genre de désastre contre lequel ses amis vénitiens l’avaient mis en garde quand il avait opté pour le parrainage de Florence plutôt qu’un poste à Venise.

L’héritier de Cosme, Ferdinand II, qui n’avait que dix ans, se retrouva sous la régence de sa grand-mère, la grande-duchesse Christine, et de sa mère, l’archiduchesse Maria Maddelena. Avec Christine, Galilée avait toujours une protectrice, ce qui était une très bonne chose. Elle accepta son offre de donner des cours au nouveau prince, comme il avait jadis enseigné à son père ; et c’est ainsi que Galilée et ses Étoiles Médicéennes poursuivirent leur petit bonhomme de chemin. Mais cet étrange arrangement ne lui permettait guère de passer beaucoup de temps avec le gamin. Quand Galilée le rencontra, il fit alors une découverte très mélancolique – instruire et distraire un gentil petit garçon de dix ans qui ressemblait tellement à son père au même âge constituait une expérience troublante. Il avait l’impression de vivre sa vie en boucle. Sa vie continuait à se répéter, mais d’une nouvelle façon, et il était plus vieux à chaque répétition. Une espèce particulièrement sombre de déjà-vu. Il revenait sur ses propres pas.

Et puis Marina mourut. Lorsque la nouvelle arriva de Padoue, le maestro resta toute la nuit sur la terrasse de Bellosguardo, avec un fiasco de vin. Le télescope était installé, mais il ne regarda pas dedans.

Cette nuit-là, il repensa à la fois où les deux femmes s’étaient bagarrées si furieusement, et où il s’était interposé entre elles pour les séparer. Comme ces choses s’incrustaient dans l’esprit. Tout le monde a la même fierté. Maintenant, quand il revivait la scène, il s’interposait entre elles le cœur plein d’une angoisse chargée d’affection. C’étaient de fortes personnalités. Il avait été crucifié entre deux harpies. Il put même, pour une fois, voir toute cette scène ridicule sous un jour comique. Évidemment que les domestiques en avaient ri pendant des années ! Et maintenant, il en riait lui-même, plein de remords et d’amour.

Et puis le pape Paul V mourut. Les cardinaux se réunirent à Rome et ne purent se mettre d’accord sur un successeur ; pour finir, ils élurent celui qui pour tout le monde n’était qu’un fantoche : Alessandro Ludovisi, un vieil homme qui choisit pour nom Grégoire XV. Personne n’attendait rien de lui, mais, aussitôt investi, il nomma deux Lynx à des postes de secrétaires, un excellent signe, peut-être annonciateur de changements à venir. En tout cas, Cesi s’en réjouit. En fait, pour l’essentiel, tout le monde attendait la bouffée de fumée blanche suivante pour savoir de quoi serait fait leur futur proche.

Pendant ce temps-là, Galilée continuait à travailler sporadiquement, dans un brouillard d’attentes mêlées de regrets. Il entreprit diverses études : ce qu’on pouvait voir par un microscope ; le magnétisme, à nouveau ; la résistance des matériaux, encore ; et il revint même, puisqu’il avait Mazzoleni sous la main, à certains de ses anciens travaux sur les plans inclinés, dans l’espoir d’en retrouver la magie. Il écrivait des lettres à ses anciens élèves, cherchait de nouvelles façons d’accroître ses revenus. Toutes les semaines, parfois plus souvent, il allait voir ses filles à San Matteo, chevauchant la vieille mule sur la piste qu’il avait si souvent suivie dans les collines. Elles souffraient, là-bas. Il revenait toujours désespéré de les voir ainsi mourir de faim.

« Dans ce monde, le vœu de pauvreté va trop loin, se lamentait-il à la Piera. Elles seraient pauvres même si elles faisaient vœu de prospérité ! Préparez un autre panier, et dites aux garçons de le leur porter. »

Il avait changé encore plus radicalement ses habitudes de jardinage, se trouvant, plus que jamais, à la tête d’une ferme. Il faisait pousser des haricots, des pois chiches, des lentilles et du blé. Et dans un grand four, construit sous la supervision de Mazzoleni, ils cuisaient du pain, de grands chaudrons de soupe et des marmites de nourriture qu’ils attachaient sur la mule et portaient aux sœurs. Avec des sacs et des fûts de haricots et de grain non cuits. Et pourtant, il n’avait pas les moyens de faire pousser assez de choses pour nourrir les trente sœurs de San Matteo. Toutes les religieuses étaient maigres, mais il n’avait jamais vu un groupe de religieuses aussi maigres. Et Maria Celeste était la plus maigre de toutes.

Il ne donnait pas de conférences à la cour de Florence. Il n’écrivait pas de livres. Il ne procédait à aucune expérience, aucune démonstration. Il ne voulait même pas aller à Venise pour le Carnaval ; il prétendait ne jamais avoir aimé le Carnaval, ce qui était bizarre, parce que tout le monde se rappelait combien il s’y était amusé, au bon vieux temps ; combien il avait aimé toutes ces fêtes, toutes ces réjouissances. Certains, dans la maison, disaient pour ironiser qu’il comprenait que ça marquait le début du Carême, qu’il n’avait certes jamais aimé ; d’autres disaient que c’était parce que ça lui rappelait trop son bandage herniaire en fer. Quoi qu’il en soit, maintenant, chaque fois qu’on parlait devant lui du Carnaval, il avait l’air troublé, presque paniqué.


Une nuit, incapable de dormir, il sortit s’asseoir sur la piazza et regarda Saturne dans un télescope. Jupiter n’était pas dans le ciel. Saturne semblait être une espèce d’étoile triple, étrangement grosse et scintillante, projetant non des rayons fulgurants mais des articulations bulbeuses qui la faisaient ressembler à une tête avec des oreilles. Il l’avait vue pour la première fois en 1612, et puis il avait regardé les oreilles disparaître au fil des ans, et Saturne était devenue une sphère comme Jupiter. Maintenant, les oreilles commençaient à réapparaître, et il pouvait écrire à Castelli qu’il s’attendait à les voir totalement en 1626. Elles n’étaient pas encore là, mais c’était en cours. C’était bizarre.

Mais Galilée était écrasé par un tel poids qu’il ne vibrait plus comme autrefois en voyant ce spectacle, et encore moins ne tintait. Il y avait bien des années qu’il n’avait pas sonné comme une cloche à la découverte d’une nouvelle chose. En vérité, ce qu’il voyait par son télescope n’était pour lui que désenchantement du fait de tout ce qu’il avait vu au cours de ses visites proleptiques sur Jupiter. Les gens habitaient les étoiles, et pourtant ils étaient toujours aussi minables, stupides et bagarreurs – plus grouillants de vices, plus pervers et dépravés que jamais. C’était horrible.

Il prenait son luth et jouait un air composé par son père, qu’il appelait « Désolation ». Son père, si calme, si effacé. Bon, imaginez ce que cela avait dû être de vivre avec Giulia pendant toutes ces années. Si valables qu’aient été ses raisons, elle n’était pas saine d’esprit. Plus tard, les mnémosynes pourraient aider les fous, et le caractère des individus en général serait lissé par la société comme sur un tour de potier. Mais, à son époque, ils étaient taillés au burin et à la hache, et les dingues étaient vraiment dingues. Vivre avec l’un d’eux ne vous laissait d’autre choix que de vous mettre à l’écart, d’une manière ou d’une autre. Sauf qu’on ne pouvait pas vraiment disparaître. Une partie de soi restait forcément dans le monde. Ce qui expliquait cette mélodie, la plus triste qu’il ait jamais entendue. Son vieux, assis là, à la table, les yeux baissés alors que le rouleau à pâtisserie s’abattait sur lui. Vincenzio essayait parfois de discuter avec elle, sur un ton d’abord raisonneur, puis acerbe, enfin en gueulant comme elle, mais toujours moitié moins vite qu’elle. Sa pensée était un adagio alors que la pensée et la langue de sa femme étaient toujours presto agitato. Non qu’il fût stupide, c’était même plutôt le contraire ; c’était un bon musicien, un bon compositeur, et l’un des plus grands experts de tous les temps en théorie et en philosophie de la musique. Il avait écrit sur le sujet des livres admirés dans toute l’Italie. Et pourtant, dans sa propre maison, les disputes nocturnes montraient on ne peut plus cruellement combien il n’était en fait que le deuxième plus intelligent de la maisonnée – voire même, après le cinquième anniversaire de Galilée, le troisième. Cela avait de quoi vous fendre le cœur. Et il en était mort. Sans cœur, on mourait. Sa dernière chanson était une espèce de confession ultime, une absolution, un testament. Une de ses pensées survivantes, qui continuait d’errer en ce bas monde.

Dans les ombres, sous l’arcade, il y eut un mouvement. Quelqu’un allait de-ci de-là, en ruminant.

— Cartaphilus !

— Maestro.

— Viens ici.

Le vieux s’approcha en tramant la savate.

— Que puis-je faire pour vous, maestro ?

— M’apporter des réponses, Cartaphilus. Assieds-toi là, à côté de moi. Que fais-tu debout si tard ?

— J’avais envie de pisser. C’est la réponse que vous attendiez ?

Le ricanement de Galilée, une suite de sourds « Huh huh huh », pareille au halètement d’un sanglier.

— Non, dit-il. Assieds-toi.

Il tendit la cruche de vin au vieil homme.

— Bois.

Cartaphilus avait déjà bu, ce qui sauta aux yeux lorsqu’il s’effondra d’un bloc, en gémissant, sur l’un des gros oreillers de Galilée, tout en s’asseyant en tailleur. Il fit rouler la cruche jusqu’au creux de son coude, but longuement.

— Quel âge as-tu, Cartaphilus ?

Un autre gémissement.

— Comment pourrais-je le dire, maestro ? Vous savez comment c’est.

— Depuis combien d’années es-tu en vie, c’est tout.

— Dans les quatre cents.

Galilée siffla tout bas.

— C’est vieux.

Cartaphilus hocha la tête.

— À qui le dites-vous…

Il s’octroya une nouvelle rasade.

— Jusqu’à quel âge vivez-vous, les gars ?

— On ne sait pas trop, à ce qu’il me semble. Je crois que les plus vieux ont six ou sept cents ans. Mais ils ont toujours bon pied bon œil.

— Et depuis combien de temps te trouves-tu ici, en Europe, avec le teletrasporta ?

— Depuis 1409.

— Si longtemps que ça ! fit Galilée en le regardant, les yeux ronds. Où es-tu apparu ? Es-tu venu là avec la première arrivée de la chose ? Et comment est-elle arrivée ici, alors qu’elle n’était pas là pour s’y faire venir ?

Le vieil homme leva la main.

— Vous connaissez les gitans ?

— Évidemment. On dit que ce sont des Égyptiens nomades, de même que tu es censé être le juif errant. Ils viennent dans les villes et volent des choses.

— Exactement. Sauf qu’en réalité ils sont venus d’Inde, en passant par la Perse. Les Zott, les tziganes, les Zigeuner, les Roms, et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, nous avons prétendu être une tribu de ces gens, en Hongrie, en 1409. Nous sommes à l’origine de ce que les romanichels appellent o xonxano baro, le grand tour. En ce temps-là, on avait une attitude différente envers les pénitents. Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions aller de ville en ville et raconter que nous étions des nobles de la Basse Égypte qui s’étaient brièvement adonnés au paganisme puis reconvertis au christianisme, et qu’à titre de pénitence nous devions errer sans domicile et mendier l’aide des étrangers. Nous pouvions même prétendre avoir accidentellement offensé le Christ en personne, ce qui nous valait d’être obligés d’errer pour l’éternité, en demandant l’aumône –, ça marchait tout aussi bien. Nous avions également une lettre de recommandation de Sigismund, roi des Romains, demandant aux gens de nous héberger et de nous traiter charitablement. D’où les Roms. Et nous pouvions dire l’avenir avec une précision stupéfiante, comme vous pouvez l’imaginer. Ces trucs marchaient donc partout où nous allions. Nous pouvions raconter n’importe quoi. Parfois, nous disions qu’on nous avait ordonné d’errer pendant sept ans, et que pendant ces sept années nous avions le droit de voler sans être punis. Et même ça, ça marchait. Les gens étaient crédules.

Il eut un rire sans joie.

— Et pendant tout ce temps là, tu avais le teletrasporta ?

— Oui. Ganymède l’avait aussi, et il nous rendait visite de temps à autre. Il avait déjà essayé tout ça avant, en fait. Il avait procédé à une introjection analeptique préalable en essayant d’amener les Grecs anciens à développer la science au point d’embraser une révolution technologique bien plus tôt dans l’histoire humaine.

— Ah, ah ! fit Galilée. Archimède.

— En effet, oui. Il lui avait même montré un laser…

— Le miroir capable de brûler les choses à distance !

— Oui, c’est ça. Mais ça n’a pas marché. L’analepse, je veux dire. C’était trop anachronique, il n’y avait pas moyen de bâtir une culture autour de la connaissance. Ganymède s’est rendu compte qu’il n’était pas si facile de changer la variété – au désespoir de certains d’entre nous, et au grand soulagement des autres, vous vous en doutez.

— Ça, je te crois ! Et s’il avait procédé à des changements tels qu’il vous aurait exclus de l’existence ? Vous auriez pu disparaître sur-le-champ !

— Eh bien, peut-être. Mais en quoi cela serait-il différent de ce qui se passe maintenant ? Des gens disparaissent tout le temps.

— Hmm, fit Galilée.

— Enfin, nous nous en remettions à une espèce de tautologie : puisque nous existions, nous ne pensions pas que ça pouvait arriver. Et la variété de variétés ne marche pas vraiment comme ça. Je ne suis pas compétent pour parler de la physique en cause, mais je crois en saisir un aperçu dans l’analogie de l’embouchure du fleuve, avec les canaux entrelacés, dont chacun est une espèce de réalité, ou de potentialité…

— C’est ce dont Aurore m’a parlé.

— C’est un cliché. Vous avez vos trois ou quatre ou dix milliards de courants qui coulent concurremment, et les marées qui remontent dans l’estuaire, et les lits des fleuves eux-mêmes qui se déplacent sous la force des divers courants. Une partie de l’eau remonte vers l’amont, une partie coule vers l’aval, les berges s’érodent, il y a des ondes d’interférence à la surface, et tout ce qui s’ensuit. Les lits de certains cours d’eau s’assèchent et forment des bras morts, tandis que d’autres s’approfondissent.

— Comme à l’embouchure du Pô.

— Sûrement. Donc, Ganymède croyait pouvoir donner un tel coup de pied dans une berge que l’érosion subséquente donnerait naissance à un fleuve entièrement nouveau en aval, si vous voyez ce que je veux dire. Mais ça ne marche pas comme ça. La topographie est plus complexe que ça. Et un unique coup de pied…

Il prit une autre gorgée de vin, s’essuya la bouche.

— Bref, ça n’a pas marché. Archimède – il s’est fait tuer. Et tout ça a été perdu. Même cet instrument, ce teletrasporta, pour utiliser le nom que vous lui donnez.

— Je vous en prie. C’est mieux que l’intricateur – je veux dire, tout est déjà intriqué, et donc ce n’est pas ce que fait votre système.

À ces mots, Cartaphilus se fendit d’un sourire.

— Vous avez peut-être raison. Enfin, quel que soit le nom qu’on lui donne, il y en a un au fond de la mer Égée, quelque part. Il est probable qu’il va rester un long moment. Il était camouflé de manière à ressembler à un calendrier olympique, mais ça ne suffira pas à expliquer son existence si un jour on le découvre.

— Comment Ganymède est-il retourné sur Jupiter ?

— Il est reparti au dernier moment, avant le naufrage de son vaisseau, bien déterminé à recommencer. C’est un homme obstiné, et la nature de l’analepse fait qu’il est possible de recommencer plusieurs fois. Il avait décidé qu’il avait besoin de plus de temps pour se préparer, pour mieux pouvoir aider. Il a lu de façon intensive toutes sortes d’enregistrements historiques, a visité diverses époques en résonance et décidé que vous étiez sa meilleure chance de provoquer un changement significatif dans les siècles de désastre qui vous succèdent. Mais il voulait également aller voir Copernic, et Kepler.

— Et donc vous êtes revenus sous forme de bohémiens ?

— Exactement. Avec un teletrasporta différent, probablement le dernier. Je doute qu’ils en renvoient un autre.

— C’est ce qu’a dit Héra, mais pourquoi pas ?

— Eh bien, les résultats ont été incertains, voire mauvais. Et il y a des objections philosophiques à ce genre de tripatouillage. Nous sommes tous intriqués, comme vous l’avez dit, et d’après certaines personnes les introjections constituent en quelque sorte une agression perpétrée par une autre séquence temporelle. C’est controversé depuis le début. Sans compter que déplacer un instrument dans la dimension antichronologique exige une énergie prohibitive. Vous ne le croiriez pas, fit-il en secouant la tête.

— Je pourrais ; j’ai suivi tout un enseignement, la dernière fois que je suis monté là-haut.

— Donc, vous savez que Jupiter est une géante gazeuse, Saturne une autre, Uranus et Neptune et Hadès aussi. Cinq géantes gazeuses.

— Oui, et alors ?

— Alors, avant les analepses qui ont envoyé les instruments, il y en avait sept. Cronus et Nyx, qui étaient plus loin – tellement éloignées que leur effet gravitationnel sur les autres planètes n’influençait pas de manière importante leurs orbites intérieures. D’aucuns ont protesté contre leur destruction, mais les interventionnistes l’ont effectuée quand même. Ils avaient besoin de l’énergie. Ganymède était de ce coup-là, aussi. On a créé des trous noirs qui aspiraient le gaz, et l’énergie de l’effondrement a été utilisée pour tout repousser dans un petit champ, de façon antichronologique. Après qu’un instrument eut été envoyé ici, il a été possible de déplacer la conscience d’avant en arrière au prix d’une dépense énergétique minimale : cela revient à faire une simple intrusion dans le champ complémentaire.

— Et combien de teletrasportas ont été envoyés en arrière ?

— Quelque chose comme six ou sept.

— Tu es donc revenu avec celui-ci, en tant que bohémien ?

— Oui.

Cartaphilus poussa un gros soupir d’ivrogne.

— J’ai cru pouvoir faire un peu de bien. J’étais stupide.

— Tu ne pourrais pas repartir ? demanda Galilée. Tu n’en as jamais eu envie ?

— Je ne sais pas. Même Ganymède est reparti pour de bon, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Il a fait ce qu’il voulait faire ici. Ou décidé que la situation, chez nous, était tellement importante que c’est là-bas qu’il devait être. Tous les autres sont déjà repartis. C’est difficile de rester ici.

Il se tut un instant, prit une nouvelle gorgée de vin.

— Je ne sais pas, murmura-t-il enfin. Cartaphilus peut toujours partir s’il en a envie.

— Cartaphilus ? De qui parles-tu ? Il y en a un autre ?

Le vieux eut un geste évasif.

— Cartaphilus n’est qu’un… numéro d’acteur. Personne n’est réellement là. On essaie de ne pas y être. Juste quatre dimensions sur les dix – ce n’est pas beaucoup.

Galilée, surpris, le regarda attentivement.

— Mais quelle tristesse ! Quelle culpabilité !

— Oui. Un crime.

— Enfin, soupira Galilée, ça doit être dans le passé. Maintenant c’est maintenant.

— Mais le crime se poursuit. Et moi, j’en suis réduit… à faire avec.

Galilée fronça les sourcils.

— Tu sais ce qui m’arrive ? Tu essaies de le faire arriver ? Tu l’as déjà fait arriver ?

Le vieil homme leva la main tel un mendiant parant un coup.

— Je n’essaie rien, maestro. Vraiment. Je suis là, c’est tout. Je ne sais pas ce que je devrais faire. Et vous ?

— Non.

— N’en sommes-nous pas tous là ?


Les amis de Galilée, et surtout les Lynx, voulaient qu’il réponde aux attaques portées contre lui dans l’ouvrage sur les comètes publié sous le nom de Sarsi, qui était, à ce que tout le monde lui disait, le pseudonyme du jésuite Orazio Grassi. Galilée avait longtemps évité d’écrire cette réponse, sentant qu’il n’avait rien à y gagner, et beaucoup à y perdre. Même à présent, il n’était pas prêt à s’y risquer, et se plaignait de la situation. Mais Paul V étant parti et Bellarmino aussi, les amis de Galilée à Rome étaient convaincus qu’une nouvelle opportunité s’offrait à eux. Et Galilée était leur Achille dans la guerre continue contre les jésuites.

Galilée ignora la plupart de ces incitations à passer à l’action, mais une lettre de Virgilio Cesarini, un jeune aristocrate qu’il avait rencontré à l’Académie des Lynx, lors de son dernier passage à Rome, le fit rire, puis gémir. Vous connaître m’a merveilleusement enflammé du désir de savoir quelque chose. Ça, c’était pour le rire. Ce qui m’est arrivé en vous écoutant est ce qui arrive aux hommes mordus par de petits animaux qui ne sentent pas encore la douleur au moment de la piqûre, et ne s’en rendent compte qu’après que le dégât a été infligé. Ça, c’était pour le gémissement.

— Voilà maintenant que je suis une guêpe, ronchonna Galilée. Je suis le moustique de la philosophie.

J’ai compris, après votre discours, que j’avais un esprit plus ou moins philosophique.

Le plus étrange, c’est que c’était vrai. Typiquement, les gens se trompaient complètement quand ils se sentaient philosophes, l’une des principales caractéristiques de l’incompétence étant l’incapacité à se juger soi-même. Mais Cesarini se révéla être un jeune homme assez brillant, maladif mais sérieux, mélancolique mais intelligent. Alors, si lui aussi demandait à Galilée d’écrire sur les comètes, ajoutant sa noblesse et sa fortune à l’influence de Cesi, le meilleur avocat de Galilée à Rome…

— Bon sang de bois !

C’était dans l’atelier. Mazzoleni le regardait avec son sourire torve. Il avait tout entendu sur la question, mille fois ou plus.

— Pourquoi ne pas le faire, patron ?

Galilée poussa un soupir.

— Je suis sous le coup d’une interdiction, Mazzo. Et puis, j’en ai plus que marre. Tous ces nobles qui me posent des questions… Ils n’arrêtent jamais, mais pour eux, ce n’est qu’un jeu. Une distraction de banquet, tu comprends ? Pourquoi les choses flottent-elles ou coulent-elles ? Que sont les marées ? Que sont les taches solaires ? Comment le saurais-je ? Ce sont des questions impossibles. Et quand on essaie d’y répondre, on ne peut pas faire autrement que de se cogner à ce putain d’Aristote, et donc aux jésuites et à toute la meute. Et puis, de toute façon, on n’en sait pas assez pour trancher dans un sens ou dans l’autre. Tu sais bien comment c’est – c’est tout juste si on arrive à calculer à quelle vitesse une balle roule sur une table ! Alors, répondre aux questions idiotes de tous ces gens ne réussit qu’à m’attirer des ennuis…

— Il faut pourtant bien que vous le fassiez.

Galilée lui jeta un regard acerbe.

— Oui. Tu veux dire que c’est mon boulot, en tant que philosophe de la cour.

— Oui. N’est-ce pas vrai ?

— Je suppose que oui.

— Vous pensiez qu’en arrêtant d’enseigner à Padoue vous pourriez faire tout ce que vous vouliez ?

— C’est ce que je croyais.

— Personne n’arrive à ça, maestro.

Un autre regard pénétrant.

— Espèce de vieil imbécile impertinent. Je vais te renvoyer à l’Arsenal.

— J’aimerais bien.

— Va-t’en ou je te cogne. Ou plutôt, va me chercher Guiducci et Arrighetti. C’est sur eux que je vais cogner.

Ces deux jeunes gens, des étudiants privés qu’il avait pris pour faire une faveur à la grande-duchesse Christine, le rejoignirent dans l’atelier où son équipe avait fabriqué les célatones. Il leur montra ses vieux carnets de Padoue, pleins de notes et de théorèmes concernant ses nombreux travaux sur le mouvement.

— Je veux que vous fassiez de bonnes copies de tout ça, leur dit-il. Nous avons travaillé vite, à l’époque, et nous n’avions pas beaucoup de papier. Vous voyez, il y a souvent plusieurs propositions par page, et des deux côtés. Ce que je veux que vous fassiez, c’est que vous déplaciez chaque proposition ou ensemble de calculs sur une feuille à part, et d’un seul côté. Si vous avez des questions sur le pourquoi du comment, demandez-moi. Quand vous aurez fini, on pourra peut-être avancer.

En même temps, malgré ses craintes, ses prémonitions et sa quasi-certitude que c’était une mauvaise idée, il se regarda commencer à écrire un traité sur la controverse au sujet des comètes.

En réalité, ainsi qu’il l’expliquerait à des amis venus le voir à Bellosguardo, il avait été vraiment malade, et il s’était contenté d’observer les comètes lorsqu’elles étaient visibles, une ou deux fois, par curiosité. Aussi ne savait-il pas ce qu’elles étaient. D’ailleurs, il ne l’aurait probablement pas su quand bien même il les aurait observées davantage. Il ne pouvait qu’émettre des suppositions reposant sur ce qu’il avait entendu.

Dans ses écrits, il mettait donc en cause l’intégralité de ce sur quoi ce phénomène reposait et se demandait si une comète n’était pas qu’un peu de soleil sur un désordre dans la stratosphère, comme un arc-en-ciel nocturne. Et dans le même temps il suggérait, avec son mordant coutumier, que, quoi que ce fut, ça n’entrait dans aucune des catégories célestes d’Aristote. Il pouvait même se moquer au passage de la logique boiteuse de « Sarsi », parce que Grassi avait fait quelques tentatives vraiment à pleurer pour expliquer ce qu’il n’arrivait définitivement pas à comprendre. Aussi, le matin, lorsque Galilée était assis sur sa chaise haute devant son bureau, à écrire à l’ombre de la terrasse, il ajoutait des remarques et des arguments qui constituaient une défense de sa méthode d’observation et d’expérimentation, et d’explications mathématiques. Il évitait le pourquoi des choses, se concentrait avant tout sur le quoi et le comment. Ces matinées passées à écrire le distrayaient agréablement de tout le reste, et les pages s’empilaient les unes sur les autres. Parfois, il n’était pas désagréable d’avoir à se contenter de se suivre au fil du jour. Assurément, ça rendait l’écriture plus facile.

J’ai l’impression de discerner chez Sarsi la ferme conviction qu’on doit, pour philosopher, s’appuyer sur l’avis d’un auteur célèbre, comme si notre esprit restait stérile et ne pouvait porter de fruits à moins de se rattacher au raisonnement d’une autre personne. Il pense probablement que la philosophie est un livre de fiction écrit par un auteur, comme l’Iliade ou Le Roland furieux – des productions dans lesquelles la chose la moins importante est de savoir si ce qui s’y trouve écrit est vrai. Eh bien, Sarsi, ce n’est pas comme ça que ça se passe. La philosophie est écrite dans ce grand livre, l’univers, qui reste continuellement ouvert à notre regard. Mais il ne peut être compris si l’on n’apprend pas d’abord à comprendre le langage et à reconnaître les lettres avec lesquels il est composé. Il est écrit dans le langage des mathématiques, et ses caractères sont des triangles, des cercles, et autres figures géométriques, sans lesquels il est complètement impossible d’en comprendre un seul mot. Sans eux, on erre dans un labyrinthe de ténèbres.

Alors qu’avec ces concepts – pensait mais se gardait bien d’écrire Galilée, regardant ses notes et sentant la masse d’avenir qui était en lui –, avec ces concepts, l’univers était d’une clarté aveuglante, comme si un grand éclair vous explosait en pleine face. Tout était clair, beaucoup trop clair, au point d’en être transparent, et on marchait comme dans un monde de verre – voyant trop loin, se cognant à des choses qu’on n’avait pas tout à fait remarquées, le moment présent réduit à une simple abstraction parmi une foule d’autres. Héra avait raison ; personne ne devrait en savoir plus que son époque n’en pouvait comprendre. L’avenir qui vous habitait tentait de se libérer, et la souffrance de vivre avec ce cancer ne ressemblait à aucune autre.

Il n’y avait pas d’autre recours que d’essayer d’oublier. Il devint un expert en oubli. Écrire faisait partie de ce travail d’oubli. Écrire, c’était vivre dans l’instant, dire tout ce qu’il était alors possible de dire, puis l’oublier, laissant se désagréger tout le reste.

Une fois de plus, il raconta comment il avait eu connaissance du télescope.

À Venise, où je me trouvais par hasard, oh entendit dire qu’un certain Fleming avait présenté au comte Maurice une lunette grâce à laquelle les objets éloignés pouvaient être vus aussi distinctement que s’ils étaient tout proches. Et voilà tout.

Enfin, pas exactement ; pas du tout, même. Mais il était sur la défensive à ce sujet. Un jour, les gens sauraient. Aussi se remit-il à démolir « Sarsi » le maléfique.

Il ne fait absolument aucun doute qu’en introduisant des lignes irrégulières Sarsi peut non seulement sauver les apparences en question mais toutes les autres. Les lignes sont appelées régulières quand, ayant une description fixe et précise, elles peuvent être définies et leurs propriétés listées et démontrées. Comme la spirale, ou l’ellipse. Les lignes irrégulières sont donc celles qui n’ont aucune détermination et sont indéfinies et hasardeuses, et donc indéfinissables. Les propriétés de telles lignes ne peuvent jamais être démontrées, et d’un mot, on ne peut rien savoir à leur sujet. Et donc, dire « De tels événements ont lieu grâce à un chemin irrégulier » revient à dire « Je ne sais pas pourquoi ils se produisent ». L’introduction d’explications ainsi supposées n’est en aucune manière supérieure à la « sympathie », l’« antipathie », les « propriétés occultes », les « influences » et autres termes employés par certains philosophes comme une cape pour voiler la réponse correcte, qui serait « Je ne sais pas ». Cette réponse est beaucoup plus tolérable que les autres, dans la mesure où l’honnêteté sincère est plus belle que la duplicité trompeuse.

Mais voici ce qu’une longue expérience m’a appris sur la nature de l’humanité quant aux questions qui exigent de la réflexion : moins les gens en savent, et y comprennent quelque chose, plus ils tentent positivement d’en discuter ; alors que, de l’autre côté, savoir et comprendre une multitude de choses incite les hommes à la prudence quant au jugement à porter sur toute nouvelle chose.

Il travaillait sur ce nouveau traité lorsque le pape Grégoire mourut, chose peu surprenante. Galilée – et il n’était pas le seul – avait le sentiment qu’il s’agissait d’un événement attendu et qui n’avait rien d’étonnant, comme si c’était déjà arrivé. Et au cours d’un long été de malaria, les cardinaux se réuniraient pour élire le nouveau pape.

Sauf que cette fois ils n’y parvenaient pas. Ils semblaient vraiment bloqués. Les semaines passaient, les grandes familles se livraient à d’intenses manœuvres, qui n’avançaient à rien. À Rome et dans toute l’Italie les rumeurs volaient comme des nuages de mouches. Ça dura si longtemps que six des plus vieux cardinaux moururent d’épuisement. Il fallut attendre la fin du mois d’août pour voir un panache de fumée blanche monter des cheminées du Vatican.

L’annonce fut faite à Bellosguardo par le secrétaire des Médicis en personne, Curzio Picchena, qui sortit de sa voiture pour poser le pied sur la terrasse, resplendissant dans ses plus beaux atours, les bras étendus, un grand sourire illuminant sa face.

— Barberini ! s’exclama-t-il. Maffeo Barberini !

Pour une fois, Galileo Galilei resta sans voix. Sa mâchoire s’ouvrit tout grand, et il plaqua les mains sur sa bouche ouverte. Il jeta un regard affolé à Cartaphilus, écarta vivement les bras et poussa un hurlement. Il serra dans ses bras la Piera, qui était sortie avec les autres domestiques pour voir ce qui se passait, puis il appela toute la maisonnée à se joindre à une célébration improvisée. Il se jeta à genoux, fit un signe de croix, leva les yeux au ciel, versa quelques pleurs.

Finalement, il se releva et prit Picchena par les deux mains.

— Barberini ? Vous êtes sûr ? Se pourrait-il que ce soit vrai ? Le Gracieux Grandissimo cardinal Maffeo Barberini ?

— En personne.

C’était stupéfiant. Le nouveau pape – le cardinal même qui avait écrit en 1612 un poème en l’honneur des découvertes astronomiques de Galilée ; qui avait pris parti pour lui dans la controverse qui l’avait opposé à Colombe sur les corps flottants ; qui s’était ostensiblement tenu à l’écart de la procédure de 1615 qui avait mis Copernic à l’Index ; et par-dessus tout, qui avait écrit à Galilée une lettre de regret signée « Votre frère » quand Galilée avait été trop malade pour assister à un petit déjeuner d’adieu. Urbain, courtois, intellectuel, lettré, libéral, séduisant, jeune – il n’avait que cinquante-trois ans, trop jeune pour être pape, en fait, Rome appréciant le fréquent renouvellement de ses papes, ce qui était l’une des raisons pour lesquelles personne ne s’attendait à une telle issue… Et pourtant, c’était bien lui. Le pape Urbain VIII, comme il s’était lui-même nommé.

Sonné tant il était stupéfait, tout en éprouvant un soulagement énorme, vertigineux, Galilée demanda qu’on apporte du vin.

— Mettez un tonneau en perce !

Geppo lui apporta un fauteuil pour qu’il s’asseye.

— Il faut fêter ça !

Mais il était trop faible pour faire vraiment la fête.


Cette nuit-là, il réveilla Cartaphilus et le traîna vers le télescope.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. C’est nouveau. Ce n’était jamais arrivé avant !

— Que voulez-vous dire ?

— Tu sais bien… tout ce qui s’est passé cette année, j’ai eu l’impression que c’est déjà arrivé. C’était l’enfer. Mais ça, Barberini qui devient pape… Ça, c’est nouveau ! Je n’en avais pas eu la prémonition.

— Oui, c’est bizarre, fit Cartaphilus d’un air songeur.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Cartaphilus haussa les épaules. Il regarda Galilée dans les yeux.

— Je l’ignore, maestro. Je suis là, avec vous, vous vous rappelez ?

— Mais tu savais ce qui s’était passé, avant de revenir sous l’aspect d’un bohémien ? Tu te souviens de tout ça, oui ou non ?

— Je ne me rappelle pas si je m’en souvenais bien ou non. Plus maintenant. Ça fait trop longtemps.

Galilée gémit, leva la main et flanqua une taloche au vieil homme.

— Tu mens !

— Pas du tout, maestro ! Ne me frappez pas. Je ne sais pas, c’est tout. Ça fait trop longtemps.

— Enfin, tu es venu me voir avec le Ganymède, tu es resté avec moi et tu m’as observé, tu n’es pas retourné sur Jupiter… et tu dis que tu ne sais pas ?!

Il serra le poing.

— Je reste ici parce que je n’ai nulle part où aller. Cartaphilus doit jouer son rôle. Et maintenant, je m’y suis habitué. J’aime ça. C’est devenu chez moi. Le soleil, le vent, les arbres et les oiseaux… vous savez. C’est vraiment un bel endroit. On peut s’asseoir par terre – sur Terre. Vous-même, vous avez remarqué à quel point ils étaient loin de tout, là-haut. Je ne pense pas être capable de revenir vers ça. Alors, je suis coincé. Il n’y a pas un seul endroit qui soit vraiment à moi.

Ils se regardèrent dans le noir. Galilée laissa retomber son bras.


Dès lors, tout changea. Les Lynx ne se tenaient plus de joie devant l’opportunité que représentait ce nouveau pape. Ils la qualifiaient de mirabile congiunture. Ils implorèrent Galilée de mettre la dernière main à son traité, qu’il intitulait maintenant Il Saggiatore. C’était le mot utilisé pour décrire celui qui pesait l’or et autres matières précieuses – l’Assayer –, mais Galilée voulait dire plus que cela, il espérait suggérer la sorte de pesée qu’effectuaient ceux qui mettaient la nature dans une balance, comme Archimède. L’Expérimentateur, pourrait-on dire, ou Le Scientifique.

Mais l’Assayer, aussi, assurément. Ainsi, il pouvait soupeser les arguments jésuites de Sarsi, et trouver qu’ils laissaient à désirer. Sachant que le pape Urbain VIII serait l’un des lecteurs de son livre – son lecteur ultime, son récipiendaire, pourrait-on dire –, il commença à écrire d’une façon plus littéraire, dans un style plus amusant, pastichant l’écriture libérale du pape. Il réfléchit à ce qu’il aimait chez l’Arioste et prit la peine de faire les choses de façon similaire. Il avait depuis longtemps compris que tous ces débats étaient une espèce de théâtre, après tout.

Si Sarsi veut que je croie avec Suidas que les Babyloniens faisaient cuire leurs œufs en les faisant tourner dans des frondes, je veux bien, mais je dois ajouter que la cause de la cuisson de ces œufs était très différente de ce qu’il suggère. Pour découvrir la véritable cause, j’avance le raisonnement suivant : « Si nous n’obtenons pas un effet que d’autres ont obtenu précédemment, alors cela doit être parce qu’au cours de l’opération il nous manque quelque chose qui participait à leur réussite. Et s’il ne nous manque qu’une seule chose, eh bien, cette unique chose pourrait très bien être la véritable cause. Ainsi, nous ne manquons ni d’œufs, ni de frondes, ni de solides gaillards pour les faire tourner ; et pourtant nos œufs ne cuisent pas ; ils se contentent de refroidir plus vite s’ils se trouvaient être chauds. Et comme il ne nous manque rien, sinon peut-être d’être babyloniens, alors être babylonien est la cause du durcissement des œufs, et non la friction de l’air. » Et c’est ce que je voulais découvrir. Est-il possible que Sarsi n’ait jamais constaté le refroidissement provoqué sur son visage par le courant d’air continu quand il galope à cheval ? Si c’est le cas, alors comment peut-il préférer croire des choses que d’autres hommes prétendent s’être produites il y a deux mille ans à Babylone plutôt que des événements qui se produisent aujourd’hui et dont il fait lui-même l’expérience ?

Sarsi dit qu’il ne veut pas être compté parmi ceux qui insultent les sages en doutant d’eux ou en les contredisant. Je dis que je ne veux pas être compté comme un ignoramus ou un ingrat envers la Nature et envers Dieu. Parce que s’ils m’ont octroyé sens et raison, pourquoi devrais-je soumettre de si grands dons aux erreurs de quelques simples hommes ? Pourquoi devrais-je croire aveuglément et stupidement ce en quoi je veux croire et soumettre la liberté de mon intellect à un autre, tout aussi capable d’erreur que moi ?

Finalement, Sarsi en est réduit à dire avec Aristote que s’il arrivait que l’air fût empli en abondance de chaudes exhalaisons en présence de diverses autres contingences, alors les balles de plomb fondraient dans l’air lorsqu’on les tirerait de mousquets ou qu’on les lancerait de frondes. Ce devait être l’état de l’air quand les Babyloniens cuisaient leurs œufs. À l’époque, les choses devaient se passer très agréablement pour les gens que l’on visait avec ces armes.

Ha ha ! Les Lynx riaient bien ; ils adoraient ce genre de passages, que Galilée leur envoyait pour révision et approbation. C’était la première fois que Galilée soumettait les versions d’un livre à un comité de philosophes, ses pareils ; et bien qu’il trouvât cela frustrant, c’était en même temps intéressant. Cet exposé se ferait donc avec l’imprimatur de l’Académie des Lynx ; ils le soutiendraient, ce qui lui permettrait d’entrer dans les guerres intellectuelles romaines, où tout ce qui était nouveau enfonçait maintenant loin sous terre tout ce qui était ancien. Cesi l’implorait de finir son traité, puis de venir à Rome pour y battre les jésuites à plate couture. Cesi le publierait au nom des Lynx, et il avait déjà fait modifier la page de titre de sorte que le livre fût maintenant dédié à Urbain VIII.

Les bonnes surprises n’en finissaient pas d’arriver. Cesarini fut fait membre officiel de l’Académie des Lynx et, quatre jours plus tard, le pape le nommait cardinal. Un Lynx enfin élevé à la pourpre cardinalice ! Puis Urbain VIII bombarda également son propre neveu, Francesco, cardinal – le même Francesco que Galilée venait d’aider à obtenir un poste de professeur à l’université de Padoue !

Galilée commençait à croire Cesi : c’était vraiment une mirabile congiunture. Il n’était peut-être pas impossible de faire enlever Copernic de la liste. Aussi se mit-il à travailler tous les jours à son traité. Il envoyait des lettres à Cesi et aux autres Lynx, promettant de finir les révisions qu’ils lui avaient suggérées. Cesi fit programmer la publication à Rome. Il demandait instamment à Galilée de venir à la capitale. Galilée le désirait également. Après quelques hésitations, Picchena et la régente des Médicis acceptèrent qu’il s’y rende. Les préparatifs pour un nouveau voyage à Rome furent donc entrepris, alors que le traité était presque terminé.

Vers la fin d’Il Saggiatore, le premier livre que Galilée publiait depuis l’interdiction de 1615, il renonça aux attaques sarcastiques contre Sarsi et présenta des arguments philosophiques inédits. Qui reviendraient le hanter plus tard :

Je dois prendre en considération ce que nous appelons chaleur, car je soupçonne la majorité des gens de s’en faire une idée très éloignée de la vérité. Parce qu’ils croient que la chaleur est un phénomène réel, ou une propriété, ou une qualité, qui réside bel et bien au sein de la matière par laquelle nous nous sentons réchauffés. Je le dis à présent, quand je pense à une matière ou à une substance matérielle, je ressens immédiatement le besoin de l’envisager comme limitée, comme ayant telle ou telle forme, comme étant grande ou petite par rapport à d’autres choses, et en un lieu spécifique à un moment donné ; comme étant en mouvement ou au repos ; comme en contact ou non avec un autre corps ; et comme étant unique, en faible ou en grande quantité. Je ne puis séparer une telle substance de toutes ces conditions, même en faisant preuve d’une grande imagination. Mais qu’elle soit blanche ou rouge, amère ou sucrée, bruyante ou silencieuse, qu’elle sente bon ou mauvais, cela, mon esprit ne se sent pas obligé de le faire intervenir comme autant de caractéristiques nécessaires. Sans les sens pour guides, la raison ou l’imagination que rien n’aiderait ne parviendraient probablement jamais à identifier des qualités telles que celles-ci. C’est pourquoi je pense que les goûts, les odeurs, les couleurs et ainsi de suite ne sont pas autre chose que de simples noms donnés à des qualités qui ne résident pas dans les objets dans lesquels nous les plaçons, mais uniquement dans la conscience. Par conséquent, si les créatures vivantes cessaient d’être, toutes ces qualités seraient balayées et annihilées.

Des considérations très profondes, et étrangement – voire d’une façon suspecte – en avance sur leur temps ; tout en étant cependant très en retard par rapport à la compréhension que les Jupitériens avaient des choses. Galilée savait parfaitement bien, même avant les didacticiels d’Aurore, qu’il décrivait son propre état d’esprit ; c’était une chose qu’il voulait faire ici, rien que pour clarifier ses pensées dans leur évolution. Il écrivait comme il avait toujours écrit. Tout comme il était également vrai que ce qu’il qualifiait d’effets de conscience s’étendait bien au-delà de la chaleur, des picotements, du goût et des couleurs, pour rejoindre des qualités fondamentales telles que le nombre, la limitation, le mouvement ou l’immobilité, la localisation géographique ou temporelle – cela, il le savait, mais il ne pouvait pas encore le sentir. Cela restait pour lui une énigme, faisait partie du sentiment d’anachronisme dont il était toujours la proie.

Que ces phrases d’Il Saggiatore puissent être interprétées comme niant la réalité de la transsubstantiation du pain et du vin en le corps et le sang du Christ pendant le sacrement de la communion – que c’étaient, en d’autres termes, d’après le concile de Trente et la doctrine de la Sainte Église, des déclarations hérétiques –, cela n’effleura pas Galilée, ni aucun de ses amis et associés.

Il en alla différemment pour certains de ses ennemis.


Au milieu de toute cette excitation et des préparatifs de Galilée pour son voyage à Rome, arriva la lettre hebdomadaire de Maria Celeste :

Puisque je n’ai pas de chambre où je peux dormir toute la nuit, sœur Diamanta, dans sa grande gentillesse, me laisse dormir dans la sienne, privant sa propre sœur de cette hospitalité pour me l’accorder. Mais la pièce est terriblement froide, maintenant, et ayant la tête bien infectée, je ne vois pas comment je vais pouvoir supporter d’être là, Messire, à moins que vous ne m’aidiez en me prêtant l’un de vos draps de lit, l’un des blancs dont vous n’aurez plus l’usage puisque vous serez parti. Je suis plus qu’impatiente de savoir si vous pouvez me rendre ce service. Et une autre chose que je vous demande, s’il vous plaît, est de m’envoyer votre livre quand il paraîtra, de sorte que je puisse le lire, car j’ai hâte de voir ce qu’il dit.

Sœur Arcangela continue à se purger, et elle ne se sent pas particulièrement bien après avoir subi les deux cautères sur les cuisses. Je ne suis moi-même pas encore très bien non plus, mais je suis maintenant tellement habituée aux ennuis de santé que c’est à peine si j’y pense, puisqu’il plaît apparemment au Seigneur de continuer à me tester toujours avec une petite douleur ou une autre. Je Le remercie, et je prie pour qu’Il vous accorde, Messire, le plus grand bien-être possible à tous les points de vue. Et pour conclure, je vous envoie nos salutations aimantes, de ma part et de celle de sœur Arcangela.

De San Matteo, le 21 novembre 1623.

La Plus Affectionnée de vos Filles, Messire,

S. M. Celeste

P. -S. : Si vous avez des cols à faire blanchir, Messire, vous pouvez nous les envoyer.


Galilée poussa de profonds soupirs en lisant cela ; il fit envoyer des couvertures au couvent, et avec elles une lettre demandant à Maria Celeste ce qu’il pouvait faire d’autre. Il était certain d’aller très bientôt à Rome pour rencontrer le nouveau pape, dit-il à sa fille. Il pouvait demander au Très Saint Père quelque chose pour le couvent, peut-être un peu de terre pour produire un revenu ; peut-être une dot directe, ou une forme d’aumône plus simple. D’après elle, que préféreraient les nonnes ?

Maria Celeste répondit que les aumônes seraient très bien, mais que ce dont elles avaient le plus besoin, c’était d’un prêtre convenable.

En lisant cela, Galilée jura.

— Un autre prêtre ! C’est de nourriture qu’elles ont besoin !

Sa fille poursuivait :

Puisque notre couvent se trouve dans la misère, comme vous le savez, Messire, il ne peut satisfaire les confesseurs quand ils s’en vont en leur donnant leur salaire avant leur départ. Il se trouve que je sais que nous devons une assez forte somme d’argent à trois de ceux qui étaient là, et qu’ils utilisent cette dette comme prétexte pour venir souvent dîner ici avec nous, et fraterniser avec plusieurs des nonnes. Et, ce qui est pire, c’est qu’ils nous prennent dans leur bouche, répandant des rumeurs et des commérages sur nous où qu’ils aillent, au point que notre couvent est considéré comme la concubine de toute la région de Casentino, d’où viennent ces confesseurs qui sont les nôtres, plus faits pour chasser le lapin que guider les âmes.

Galilée se demandait si elle savait ce que « chasser le lapin » voulait dire en argot toscan, ou si elle voulait vraiment parler de chasse au lapin ; mais il soupçonnait que c’était la première solution, et il rit, à la fois choqué et ravi que sa fille fût aussi sophistiquée.

Et croyez-moi, Messire, si je voulais vous raconter toutes les bévues commises par celui que nous avons à présent avec nous, je n’arriverais jamais au bout de la liste, parce qu’elles sont aussi nombreuses qu’incroyables.

Elle était si futée. Aucun doute, elle était bien la fille de son père, car le gland ne tombe jamais loin de l’arbre (sauf quand c’était le cas, comme avec son fils). En vérité, Galilée avait parfois l’impression que Maria Celeste était la seule nonne compétente et saine d’esprit de tout le couvent, supportant les trente autres sur ses frêles épaules, tous les jours et toutes les nuits : supervisant la cuisine, soignant leurs maladies, faisant leurs préparations, écrivant leurs lettres et gardant sa sœur à l’écart de la cave à vin, ce qui était apparemment un nouveau problème à ajouter à tous ceux d’Arcangela. Les lettres de Maria Celeste à Galilée étaient presque toujours écrites dans la septième ou huitième heure du jour, qui commençait au coucher du soleil, ce qui voulait dire qu’elle ne prenait que deux ou trois heures de sommeil avant la sonnerie de la cloche qui les appelait à complies puis à leurs prières d’avant l’aube. La routine sans trêve ni relâche commençait à lui peser, Galilée s’en apercevait bien quand il récupérait ses paniers de nourriture. Elle n’avait que la peau sur les os, elle avait toujours des cernes noirs sous les yeux, et elle se plaignait de problèmes d’estomac ; elle perdait ses dents ; et elle n’avait que vingt-trois ans. Il avait peur pour elle.

Et pourtant ses lettres arrivaient, chacune témoignant du soin extrême qu’elle avait mis à la rédiger et à la mettre en page, écrivant de son écriture à la netteté si caractéristique, avec ses grandes boucles et sa signature fièrement enjolivée, en bas.

Mais si souvent pleines de souci. Un matin, Galilée s’observa en train d’ouvrir sa dernière lettre, plein d’une soudaine terreur, et commença à la lire, puis il s’écria, alarmé :

— Oh non ! Non ! Jésus-Christ ! Pierrrrr-a ! Remplis un panier, va chercher Cartaphilus et dis-lui de faire préparer Cremonini. Leur mère abbesse est devenue folle !

Cette honorable femme n’était alors plus la sœur de Vinta mais une autre femme – petite, sombre, intense.

— Elle s’est frappée treize fois avec un couteau de cuisine, annonça Galilée à la Piera alors qu’il mettait ses bottes, tout en finissant de lire la lettre de Maria Celeste. Ces femmes n’ont pas les moyens de vivre ! s’exclama-t-il amèrement. Elles ont besoin d’un revenu, de terre, d’une fondation, n’importe quoi !

La Piera s’esquiva avec un haussement d’épaules qui laissait entendre que les couvents étaient comme ça. Mais elle était également en colère.

— Je vous accompagne, dit-elle lorsqu’elle réapparut.

En cours de route, à travers les collines de San Matteo, il était facile de sentir que tout ça était déjà arrivé, parce que c’était le cas. Les pieds de Galilée avaient déjà foulé l’herbe de la piste qu’ils suivaient à présent ; ça n’arrêtait pas de se produire. Un ciel couleur de pluie, tout gris.

Une fois à San Matteo, ils découvrirent que la situation était pire que ne l’avait annoncé Maria Celeste, ce qui n’était pas inhabituel. Mais cette fois, c’était bien plus terrible que les précédentes. Non seulement la mère abbesse mais aussi Arcangela avaient perdu la tête, et la même nuit. Arcangela avait apparemment entendu l’abbesse hurler dans son hystérie suicidaire, et en réaction elle avait commencé à se cogner la tête contre le mur de sa chambre. Elle l’avait fait jusqu’à tomber évanouie. Elle était à présent consciente, mais elle refusait de parler à qui que ce soit, même à sa propre sœur, qui se cramponnait au bras de Galilée, les yeux rouges de peur et de chagrin, de frustration et de manque de sommeil. Autour d’elle, ce n’était que pleurs et lamentations : les sœurs réclamaient toutes son attention.

Voyant cela, Galilée perdit son calme et leur dit en criant :

— On se croirait dans un poulailler où serait entré un renard, sauf qu’il n’y a pas de renard, alors vous devriez toutes vous taire ! Quel genre de chrétiennes êtes-vous, de toute façon ?

Cette dernière phrase fit pleurer Maria Celeste elle aussi, et Galilée la prit dans ses bras. On aurait dit un ours tenant un épouvantail décroché de son poteau. Elle pleura sur sa large poitrine, dans sa barbe.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il encore, impuissant. Pourquoi ?

Elle reprit son empire sur elle-même et le conduisit vers le dispensaire en lui racontant l’histoire. La mère abbesse s’était montrée de plus en plus angoissée, troublée par des problèmes qu’elle ne voulait confier à personne. Au même moment, sœur Arcangela avait complètement cessé de parler. Ça lui était déjà arrivé auparavant, évidemment, et bien que ce fut un sujet de préoccupation, ils ne pouvaient rien y faire, ainsi qu’une longue expérience le leur avait appris.

— Nous nous efforcions de continuer tant bien que mal, faisant de notre mieux, quand la nuit derrière la pleine lune a rendu la mère abbesse lunatique. On l’avait entendue hurler, et quand nous sommes arrivées dans son appartement pour voir ce qui n’allait pas, nous l’avons trouvée en train de se lacérer les bras avec un couteau de cuisine, en gémissant. Dans le tumulte, nous n’avons pas entendu Arcangela crier dans sa chambre…

(Une chambre privée, pour laquelle Galilée payait, pour qu’elle ne passe pas ses nuits dans le dortoir, où non seulement elle avait du mal à dormir mais où en plus elle dérangeait les autres.)

— Lorsque nous finîmes par entendre Arcangela, je fus la première à arriver chez elle, où je la trouvai en train de se frapper le front, très violemment, contre le mur ! Elle s’était entaillée sur les briques, et elle saignait. Vous savez comme les plaies au front peuvent saigner. Elle avait le visage couvert de sang. Et elle ne voulait toujours pas parler. Nous avons dû nous y mettre à quatre pour l’empêcher de se briser le crâne, et maintenant elle est attachée sur son lit. Elle vient seulement de recommencer à parler. Mais tout ce qu’elle fait, c’est implorer qu’on la laisse partir.

— Ma pauvre petite fille.

Galilée suivit une Maria Celeste toute tremblante vers la chambre de sa jeune sœur.

Arcangela le vit dans l’embrasure de la porte et détourna sa pauvre tête massacrée. Plusieurs bandes de tissu la maintenaient attachée à son lit.

Et puis :

— Pitié, implora-t-elle, face au mur. Laissez-moi partir.

— Mais comment pourrions-nous faire ça, lui demanda Galilée, quand tu te fais du mal comme ça ? Que voudrais-tu que nous fassions ?

Elle ne voulut pas lui répondre.


Après le coucher du soleil, dans la dernière heure du jour, ils retournèrent à Bellosguardo. Il était clair pour eux tous que, quels que soient le courage et les dons de Maria Celeste, ils avaient laissé derrière eux un couvent dans le désespoir et le désarroi. Sur la route traversant les collines, Galilée était plein de lourds soupirs.

Rentré chez lui, il s’assit à la table devant son chapon rôti et sa bouteille de vin, et c’est à peine s’il mangea. La Piera se déplaçait lentement, en faisant le ménage avec le moins de bruit possible.

— Va me chercher Cartaphilus, lui dit enfin Galilée.

Quelques minutes plus tard, le vieillard se tenait devant lui à la lumière de la lanterne. Apparemment, il avait été tiré du sommeil.

— Que puis-je faire, maestro ?

— Tu sais ce que tu peux faire, répondit Galilée avec un regard aussi noir que celui d’Arcangela.

L’air de famille, à cet instant, était stupéfiant.

Cartaphilus savait quand il fallait obéir à Galilée. Il inclina la tête et quitta la pièce en opinant du chef.

Cette nuit-là, quand Galilée sortit sur sa terrasse de derrière pour regarder d’un air buté à travers son télescope sa petite pendule jupitérienne dans le ciel, Cartaphilus émergea de l’atelier en portant la boîte en étain qui contenait le teletrasporta.

— Tu vas me renvoyer à Héra ? demanda Galilée.

Cartaphilus hocha la tête.

— Je suis presque sûr qu’elle en a toujours l’autre bout.

Quand Cartaphilus eut préparé la boîte, Galilée se plaça juste à côté. Il leva les yeux vers Jupiter, si brillante là-haut, près du zénith.

Soudain, elle s’épanouit.

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