Vous voyez donc comment ce traître de temps nous soumet, comment nous sommes tous sujets à mutation.
Comment ce qui nous afflige le plus parmi tant de choses est de n’avoir absolument ni certitude ni aucun espoir de redevenir le même être dans lequel nous nous sommes jadis trouvés.
Nous partons, et nous revenons différents ; et comme nous n’avons pas de souvenir de ce que nous étions avant d’être dans cet être, nous ne pouvons avoir aucun signe de ce que nous serons après.
Galilée se réveilla en sursaut, et Cartaphilus posa la main sur son bras.
— Vous êtes au Vatican, vous vous souvenez ?
— Je me souviens, croassa Galilée en regardant autour de lui.
— Vous allez bien ?
— Oui, répondit Galilée en le regardant. Je demande justice.
Cartaphilus fronça les sourcils.
— Comme tout le monde, maestro. Mais il y a des choses plus importantes pour le moment. Votre vie, par exemple.
Galilée lui grogna dessus.
Cartaphilus haussa les épaules.
— C’est comme ça, maestro. Tenez, buvez. C’est du vin.
Dix-huit jours après sa première déposition, et deux jours après sa conversation privée avec Maculano, Galilée demanda à reparler au commissaire général. Il fut amené devant ses examinateurs, là, dans la même pièce où sa première déposition avait eu lieu.
Lorsqu’ils eurent tous gagné la place qui leur était assignée, Maculano dit, dans son latin sonore :
— Veuillez dire ce que vous avez à déclarer.
Galilée lut à haute voix une page qu’il avait écrite et tenait à la main, articulant distinctement dans son italien de Toscane :
— Pendant plusieurs jours, j’ai réfléchi constamment et de façon intensive à l’interrogatoire que j’ai subi le seize de ce mois, et notamment à la question de savoir si, il y a seize ans, on m’a interdit, par ordre du Saint-Office, de soutenir, défendre et enseigner de quelque façon que ce fut l’opinion, alors condamnée, qui voulait que la Terre soit en mouvement et le Soleil immobile. J’ai eu l’idée de relire mon Dialogue imprimé, que je n’avais même pas regardé au cours des trois dernières années.
C’était impossible à croire, étant donné le travail que son impression avait demandé ; mais ne digressons pas…
— Je voulais vérifier très scrupuleusement si, malgré mes meilleures intentions, je n’aurais pu, par inadvertance, écrire non seulement quelque chose qui aurait permis aux lecteurs ou supérieurs d’en déduire un défaut d’obéissance de ma part, mais aussi d’autres détails qui auraient pu laisser penser que je transgressais les ordres de la Sainte Église. Ayant eu la liberté, grâce à la généreuse approbation de supérieurs, d’envoyer l’un de mes serviteurs à sa recherche, j’ai réussi à me procurer un exemplaire de mon livre, et j’ai commencé à le lire avec la plus grande concentration et à l’examiner en grand détail. Ne l’ayant pas relu depuis longtemps, il m’a donné l’impression de constituer un livre nouveau, écrit par un autre auteur que moi-même. J’avoue donc en toute liberté que plusieurs passages m’ont paru rédigés sous une forme telle que le lecteur non averti de mon dessein véritable pourrait être enclin à supposer que les arguments favorables à l’opinion erronée que j’avais l’intention de réfuter ont été exposés de telle sorte qu’on peut en arriver à être plus convaincu de leur force de persuasion que de la facilité avec laquelle il est possible de les démentir. En particulier, deux théories, l’une reposant sur les taches solaires et l’autre sur les marées, sont présentées au lecteur de façon favorable, comme étant fortes et puissantes, plus qu’il ne conviendrait à qui les jugerait peu concluantes et souhaiterait les réfuter, ainsi qu’en mon for intérieur je le souhaitais, et le souhaite sincèrement. Pour me défendre d’être tombé dans une erreur tellement étrangère à mes intentions, sachez que je l’ai fait uniquement parce que je ne trouvais pas totalement satisfaisant de dire que lorsqu’on présente des arguments pour la partie adverse avec l’intention de les combattre, ils doivent être expliqués avec la plus grande justesse, et ne pas être faits de paille, au désavantage de l’adversaire. Cette excuse ne me satisfaisant pas, comme je l’ai dit, j’ai eu recours à celle de la complaisance naturelle que chacun a pour ses propres subtilités, laquelle incite à vouloir se montrer plus perspicace que le commun des mortels en trouvant des arguments ingénieux et plausibles même au sein des propositions fausses. Néanmoins – même si, pour reprendre les mots de Cicéron, « Je suis plus désireux de gloire qu’il ne convient » –, si je devais réécrire les mêmes arguments aujourd’hui, il n’y a aucun doute que je les affaiblirais de telle façon qu’ils ne pourraient présenter une force dont ils sont dépourvus réellement et par essence même. Mon erreur a donc, je le confesse, été causée par un mélange d’ambition vaniteuse, de pure ignorance et d’étourderie.
« C’est tout ce que j’ai besoin de dire en cette occasion, et cela m’est apparu en relisant mon livre.
Il leva les yeux vers Maculano et hocha la tête. Maculano fit signe à la nonne. Un instant plus tard, la transcription était prête à être signée, bravement et clairement exécutée :
Je soussigné Galileo Galilei, ai témoigné comme ci-dessus.
Lorsqu’il eut fini, après lui avoir fait jurer le secret, Maculano leva l’audience.
Galilée était libre de quitter la pièce, et c’est ce qu’il fit. Mais soudain, il se précipita de nouveau à l’intérieur, l’air bouleversé. Tout le monde fut stupéfait de le voir reparaître. Les yeux exorbités, la voix beaucoup plus humble qu’elle ne l’avait été à aucun moment jusque-là, il demanda à Maculano s’il pouvait ajouter quelque chose à sa déposition.
Maculano, pris de court, ne put qu’accepter. Galilée s’exprima alors extempore, presque plus vite que la scribe ne pouvait écrire :
— Et pour confirmer encore le fait que je n’ai pas soutenu et ne soutiens pas pour véridique l’opinion condamnée selon laquelle la Terre se meut et le Soleil demeure fixe, si, comme je l’espère, la possibilité et le temps me sont accordés pour l’exprimer plus clairement, j’ai l’intention de le faire. Il m’est déjà fourni l’occasion de le faire dans la mesure où dans l’ouvrage déjà publié les interlocuteurs conviennent de se rencontrer après un certain temps pour s’entretenir de divers problèmes physiques autres que ceux portant sur le sujet déjà abordé. C’est ainsi, en usant du prétexte d’ajouter une ou deux journées supplémentaires, que je promets de reconsidérer les arguments présentés en faveur de ladite opinion fausse et condamnable, et de les réfuter avec toute l’efficacité que la grâce divine voudra bien m’inspirer. J’implore donc ce Saint Tribunal de bien vouloir m’aider à persister dans cette bonne résolution en m’accordant la possibilité de la mettre en pratique.
Si cela était accordé, cela impliquerait évidemment le retrait du Dialogo de la liste de l’Index. Galilée était apparemment revenu sur une impulsion, pour implorer la vie du livre, alors même que les modifications qu’il proposait en feraient une gigantesque masse d’incohérences et de contradictions.
Il se tenait debout là, le visage rouge, les traits tirés, les épaules en arrière, à regarder Maculano.
Maculano eut un hochement de tête impassible, ordonna à la scribe de présenter à Galilée la déposition révisée. Après l’avoir lue, Galilée signa à nouveau.
Moi, Galileo Galilei, j’affirme tout ce qui précède.
Ainsi, Galilée avait respecté sa part de l’accord. Une confession en échange d’une réprimande. Il avait avoué une ambition de vaine gloire, qui l’avait conduit à enfreindre la règle d’une injonction de 1616 qu’il n’avait jamais vue – qu’il savait très bien avoir été fabriquée de toute pièce, soit à l’époque, soit récemment. Il avait fourni à Maculano ce que Maculano demandait. Maintenant, il n’avait plus qu’à attendre que celui-ci joue son rôle.
Au départ, la situation avait l’air prometteuse. La lettre hebdomadaire de Niccolini à Cioli rapportait que Maculano avait parlé au cardinal Francesco Barberini, et qu’après cette conversation, suivant l’autorité du cardinal, le Très Saint étant au Castel Gondolfo, Francesco Barberini avait ordonné que Galilée fût autorisé à regagner la Villa Médicis pour attendre l’étape suivante de la procédure, afin qu’il puisse se remettre des inconforts et de ses indispositions habituelles, qui le maintiennent dans une torture constante.
À la Villa Médicis, Niccolini écrivit dans sa lettre suivante : Il semble avoir recouvré sa bonne santé. Galilée fut autorisé à marcher quotidiennement dans les grands jardins, et même à aider à arracher les mauvaises herbes s’il le voulait. Il regardait avidement de l’autre côté du mur les jardins de l’église de la Trinité, et Niccolini demanda de sa part à Maculano de demander au cardinal Barberini si Galilée pourrait aller s’y promener. Ce qui fut également accordé. Les lettres que Galilée écrivait chez lui, à Maria Celeste et divers associés, bien que muettes sur le procès, comme il se devait, étaient optimistes. Les lettres à ses proches collègues indiquaient qu’il espérait que le Dialogo survivrait au procès ; il serait révisé, mais l’interdiction levée.
Après avoir lu l’une des lettres qu’il lui avait adressées, Maria Celeste répondit, dès le lendemain.
Par votre dernière lettre si affectueuse, vous m’avez procuré un si grand bonheur et provoqué un changement si vaste en mon for intérieur que, à force d’être saisie par la même émotion en lisant et relisant cette même lettre aux nonnes afin que toutes puissent se réjouir de la nouvelle de vos succès, j’ai fini par être en proie à un terrible mal de tête qui a persisté de la quatorzième heure de la matinée jusqu’au cœur de la nuit, état qui ne m’est pas habituel. Ne croyez surtout pas que je vous parle de ce détail parce que je vous tiens pour responsable de cette petite indisposition ; je tiens seulement à ce que vous compreniez encore mieux à quel point vos affaires me tiennent à cœur et me préoccupent en vous décrivant leurs effets sur moi, effets qui s’expliquent certes, d’une façon générale, par la dévotion filiale qui peut et doit exister chez toute progéniture, mais dont je ne crains pas de dire qu’ils se manifestent chez moi avec une force particulière, un peu comme je m’enorgueillis de dépasser la plupart des filles par la puissance de l’amour et de la vénération que j’éprouve pour mon très cher père chaque fois que j’ai l’heur de vérifier que lui aussi surpasse la majorité des pères par l’amour qu’il porte à sa fille – et je m’en tiendrai là sur ce point.
En réalité, elle avait beaucoup à dire encore, car elle écrivait presque tous les jours. Et il lui répondait au moins une fois par semaine, et souvent plus fréquemment, selon la façon dont il se sentait. Elle lui donnait des nouvelles du couvent et de sa propre maisonnée à Il Gioello : l’état des récoltes et de la production de vin, le comportement de l’âne, les histoires des domestiques, combien elle avait été choquée que son frère, Vincenzio, n’ait pas écrit une seule fois à Galilée, et ainsi de suite. Il y avait toujours des encouragements pour lui, et l’affirmation qu’il était béni par Dieu, et bien heureux d’être celui qu’il était. Galilée se jetait sur ces lettres quand elles arrivaient et laissait tomber tout ce qu’il pouvait être en train de faire pour les lire, tel un homme dans le désert buvant une longue rasade d’eau. Leur contenu lui faisait parfois secouer la tête, avec un sourire attristé ou sarcastique. Il les gardait en une pile bien nette, dans une corbeille sur une table de nuit, près de son lit.
Pendant ces journées durant lesquelles il attendait son jugement, le grand-duc Ferdinand avait demandé à Cioli d’écrire à Niccolini pour lui faire savoir que le temps durant lequel il était prêt à payer pour loger Galilée était écoulé, et que Galilée devait maintenant payer pour son entretien. Niccolini ne laissa rien savoir de ce désagrément à Galilée, bien qu’on en ait eu vent à la villa. Non que Galilée ait eu besoin de cette nouvelle pour découvrir le faible soutien qu’il recevait de chez lui. Il en était déjà conscient ; il ne l’oublierait – ni ne le pardonnerait – jamais.
Pour l’instant, il jouissait de l’amitié et du soutien de Niccolini et de sa femme, la merveilleuse Caterina Riccardi. En vérité, tout le personnel de la Villa Médicis semblait à la fois l’apprécier et être fier de lui – comme les autres maisonnées de Galilée, sauf que celle-ci n’avait pas peur de lui.
Niccolini répondit sèchement à Florence :
Concernant ce que Votre Illustrissime Seigneurie me dit, à savoir que Sa Grandeur n’a pas la volonté de couvrir ses dépenses ici au-delà de son premier mois de séjour, je ne crains point de répondre que je ne souhaite pas débattre de cette question avec lui ; car ce signor est mon invité, et je préfère encore prendre ces frais à ma charge. Les dépenses n’excéderont pas quatorze ou quinze scudi par mois, tout compris ; s’il devait rester ici six mois, cela se monterait donc à quatre-vingt-dix ou cent scudi, pour ses domestiques et lui.
— Une trop petite somme pour qu’un grand-duc fasse preuve de radinerie, dit-il tout haut, mais il ne l’écrivit pas.
La troisième déposition de Galilée ne devait être qu’une formalité, complétant les étapes de tous les procès en hérésie : confession, défense, abjuration. C’était à la fois une confession et une défense, et ce que Galilée devait confesser et ce qu’il pouvait dire pour sa propre défense avaient, tant l’un que l’autre, été déjà exprimés lors de la réunion privée avec Maculano.
Le moment venu – le 10 mai, un mois après la première déposition et trois mois après son arrivée à Rome –, Galilée fut renvoyé au Vatican avec le document qu’il avait soigneusement rédigé, le recopiant cinq fois avant de s’en estimer satisfait.
La salle d’examen blanche, avec son crucifix, était comme auparavant, les occupants tout pareils.
Maculano commença par expliquer à Galilée qu’il avait huit jours pour présenter sa défense, s’il le souhaitait.
Ayant entendu cette déclaration formelle, Galilée hocha la tête et dit :
— Je comprends ce que me dit Votre Paternité. En réponse, je déclare vouloir présenter des éléments pour ma défense, notamment afin de montrer la sincérité et la pureté de mon intention, point du tout pour excuser le fait de l’avoir transgressée de certaines façons, comme je l’ai déjà dit. Je présente la déclaration suivante, ainsi qu’un certificat du défunt Illustrissime cardinal Bellarmino, écrit de sa propre main par monseigneur le cardinal lui-même et dont j’ai déjà présenté une copie de ma main.
Il persistait donc à parler du document signé par Bellarmino, qu’il avait bien fait de demander, car il servait de contrepoids crucial à l’injonction fabriquée qui lui avait été présentée au cours de sa première déposition. Ce que Sarpi avait fait en 1616 lui venait enfin en aide.
— Quant au reste, conclut Galilée, je me repose en tous points sur la clémence et la mansuétude dont ce Tribunal est coutumier.
Après avoir signé de son nom, il fut renvoyé à la maison de l’ambassadeur du grand-duc Sérénissime déjà mentionné, aux conditions qui lui avaient été déjà communiquées.
La défense écrite que Galilée avait présentée au commissaire portait essentiellement sur la question de savoir pourquoi il n’avait pas informé Riccardi qu’il écrivait un livre comprenant une discussion de la vision copernicienne. Il expliquait que c’était parce que dans sa première déposition on ne l’avait pas interrogé à ce sujet, et qu’il tenait à le faire maintenant, afin de prouver la pureté absolue de ma pensée et de montrer que j’ai toujours répugné à user de la simulation ou de la tromperie dans toutes mes actions. Ce qui était presque vrai.
Il décrivit l’histoire du certificat qu’il avait obtenu de Bellarmino, et la raison de son existence : il l’avait réclamé afin qu’il lui serve explicitement de guide pour ses actions futures. Il poursuivit en déclarant que ce qu’il disait par écrit, et qu’il avait fréquemment consulté au fil des ans, lui avait sans nul doute fait oublier toutes les interdictions supplémentaires qui n’avaient été qu’orales, s’il y en avait eu, lors de l’une des nombreuses réunions par lui-même initiées en 1616. Les interdictions plus extensives, dont j’entends qu’elles sont contenues dans l’injonction qui m’a été remise et enregistrée, à savoir « enseigner » et « de quelque façon que ce soit », me font l’effet d’être tout à fait nouvelles et inentendues. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de douter que j’en aie perdu tout souvenir au cours de quatorze ou seize années, d’autant que je n’avais pas besoin de réfléchir à cette affaire, ayant un tel aide-mémoire valide par écrit.
Tout à fait nouvelles et inentendues, insista-t-il.
Il rappela aussi à la commission qu’il avait remis le manuscrit de son livre aux censeurs de l’Inquisition et obtenu leur approbation. En conséquence de quoi : Je crois pouvoir fermement espérer que l’idée que j’aurais sciemment et volontairement désobéi aux ordres qui m’avaient été donnés ne sera pas retenue par les juges Très Éminents et Très Sages.
Très Sages, leur rappelait-il. Et il conclut sa défense écrite comme suit :
En dernier lieu, il ne me reste plus qu’à vous prier de tenir compte du pitoyable état d’indisposition corporelle auquel, à l’âge de soixante-dix ans, j’ai été réduit par dix mois d’anxiétés mentales continuelles qui se sont ajoutées à la fatigue d’un long et pénible voyage accompli à la plus mauvaise saison – toutes vicissitudes qui ne manqueront pas de me priver de la majeure partie des années de vie que semblait me promettre mon état de santé antérieur. Je suis encouragé dans cette prière par la foi que j’ai dans la clémence et la bonté de cœur de mes Très Éminents juges ; et j’espère que si leur sens de la justice perçoit quelque lacune que ce soit parmi tant de maux en tant que châtiment adéquat pour mes crimes, ils l’excuseront, je les en implore, par pitié pour mon grand âge, que je leur demande aussi humblement de prendre en considération. Je souhaiterais également que l’on prête autant considération à mon honneur et à ma réputation qu’aux calomnies de ceux qui veulent me nuire, et je veux espérer que lorsque ces derniers persisteront dans le dénigrement, mes Très Éminents juges voudront bien constater pourquoi il m’était devenu nécessaire d’obtenir du Très Éminent cardinal Bellarmino le certificat ci-joint.
Malgré le pathos du passage sur la vieillesse, c’était dans l’ensemble une défense solide, presque provocante. Il ne confessait que la vaine ambition et la complaisance à vouloir paraître plus perspicace que le commun des autres écrivains renommés. À un œil attentif il aurait même pu sembler faire allusion à la nature peut-être frauduleuse de certaines des preuves avancées contre lui.
Ce fut peut-être dû à cette provocation, peut-être à autre chose. En tout cas, pour quelque raison que ce soit, le procès fut interrompu. Le jugement n’arrivait pas.
Les semaines succédaient aux semaines, et à d’autres semaines. Aucun mot ne parvenait du Saint-Office de l’Inquisition. Galilée passait ses journées à arpenter les allées des jardins de la Villa Médicis, dont la disposition ressemblait beaucoup au labyrinthe juridique dans lequel il se trouvait pris.
C’était maintenant la fin du printemps, et tout éclatait d’une vie nouvelle. De la Méditerranée arrivaient des nuages blancs chargés de pluie. Au Vatican, l’Inquisition préparait probablement son rapport final au pape Urbain. À moins que les juges n’eussent fini et n’attendissent le retour du Sanctissimus de Castel Gondolfo. Partout dans la ville, si pleine d’agents et d’observateurs, tout jugement paraissait possible.
En attendant, Galilée était là, dans un grand jardin vert. Les rangées de légumes cultivés le long du mur du fond servaient au cuisinier à préparer les repas de la grande maisonnée de la villa, qui comptait plus d’une centaine de personnes. Galilée se promenait et s’asseyait sur un tabouret entre les plants de tomates, dont il arrachait les mauvaises herbes. Quand les mains sont sales, l’âme est propre. Il ne pouvait rien faire, qu’attendre. Ses rhumatismes et sa hernie le faisaient souffrir. Et la nuit, ses insomnies. Il n’avait même pas apporté de télescope pour ce voyage, et si la villa en abritait encore un qu’il avait pu donner lors de ses visites précédentes à l’ambassade, personne ne le lui dit, et il ne posa pas la question. Il lui arrivait parfois, malgré le jardin, de succomber à la mélancolie, à la peur, voire à la terreur. Les nuits sans sommeil et les journées qui les suivaient étaient particulièrement pénibles. Passer tout son temps au jardin suffisait parfois à peine à le sortir de ses noirs pressentiments.
Mai tira à sa fin. Et puis, début juin, le pape regagna sa résidence vaticane.
Niccolini le rencontra au plus vite pour demander une fin rapide du procès, et un jugement clément. Urbain expliqua qu’il avait déjà fait preuve de clémence, et que le jugement devait être une condamnation. Il promit qu’elle viendrait vite.
— Il n’y a pas moyen d’éviter un châtiment personnel, annonça-t-il brutalement à Niccolini.
Niccolini rentra chez lui, préoccupé. Quelque chose avait changé, il le sentait. Les choses ne semblaient plus aller si bien.
Il écrivit à Cioli :
Jusque-là, je n’ai fait part au signor Galileo que de la conclusion imminente du procès et de l’interdiction du livre. Cela dit, ne souhaitant pas l’affliger en lui parlant de tout à la fois, je ne lui ai pas parlé du châtiment personnel ; du reste, Sa Sainteté m’a ordonné de ne pas le lui dire afin de ne pas le torturer davantage, et parce que les choses pourraient changer au cours des délibérations. C’est pourquoi je pense également qu’il convient que nul, de votre côté, ne l’informe de quoi que ce soit.
Les jours succédaient aux jours qui succédaient aux jours.
Et puis, vers la mi-juin, des nouvelles arrivèrent : il devait se préparer à une quatrième déposition.
C’était une surprise – un développement nouveau et malvenu, qui allait au-delà de la forme prescrite pour les procès en hérésie ; et aussi au-delà de l’accord que Maculano avait précisé lors de leur réunion privée. Apparemment, quelque chose était allé de travers. Tout le monde à la villa le sentait.
Cette nuit-là, alors que chacun dans la Villa Médicis dormait, Cartaphilus se faufila par la porte de derrière et se dirigea vers le Vatican.
Les rues de Rome n’étaient jamais complètement désertes, même entre minuit et l’aube. Gens et animaux vaquaient à des occupations solitaires. C’était en partie effrayant, car le risque de tomber sur des tire-laine ou des assassins était bien réel ; en partie rassurant, car la plupart de ceux qui se trouvaient dehors ne faisaient qu’effectuer les travaux nocturnes habituels, comme le ramassage des abats et des déjections des animaux, ou la livraison des vivres et des marchandises pour la journée à venir. On pouvait suivre les voitures, les fardiers, les caravanes de mules et les ânes qui cheminaient dans la ville comme s’ils connaissaient leur chemin, en restant à la limite de la lumière projetée par les torches éparses afin de se déplacer sans être vu, évitant ainsi de se faire molester. Les chats errants faisaient de même, se frayant un chemin d’odeur en odeur, et il fallait prendre garde à ne pas leur marcher dessus.
Dans les ombres vacillantes qui se trouvaient aux abords de la porte du fleuve du Vatican, Cartaphilus rencontra son ami Giovanfrancesco Buonamici, qui faisait parfois office de garde du corps pour le cardinal Francesco Barberini.
— Il y a du changement, commença Buonamici.
— Oui, répondit laconiquement Cartaphilus. Mais qu’est-ce qui a changé ?
— Je ne sais pas.
— Ça vient d’où ? Des jésuites ?
— Évidemment. Mais il n’y a pas qu’eux. La chiusura d’istruzione a été renvoyée à la Congrégation et à Sa Sainteté, et le problème, c’est qu’elle n’a pas été écrite par Maculano. Elle a été écrite par l’assistant, Sinceri.
— Oh non.
— Eh si. Et aucun des documents ou des dépositions qui l’étayent n’y est joint. Juste un petit stiletto en prose du « magnifique Carlo Sinceri, Docteur des deux lois, avoué du Saint-Office », comme il se plaît à signer ses écrits.
Buonamici renifla bruyamment et cracha par terre.
— Quelle est la teneur du rapport ? demanda Cartaphilus, la bouche pincée.
— C’est toujours le même vieux merdier, depuis Lorini et Colombe. Comme quoi il aurait dit que la Bible est pleine de faussetés, que Dieu est un accident qui rit et qui pleure, que les miracles des saints n’ont jamais eu lieu, et ainsi de suite.
— Mais ce n’était même pas le sujet du procès !
— Bien sûr que non. En plus, Sinceri intègre au certificat de Bellarmino toutes les interdictions de l’injonction qu’ils ont falsifiée, ce qui fait que la distinction que Galilée essayait d’opérer tombe à l’eau.
— Seigneur… Alors toute la défense de Sarpi est balayée, juste comme ça.
— Oui. Ils optent pour l’hérésie…
Cartaphilus réfléchit.
— Et Sinceri l’a envoyé à qui ?
— À Monsignor Paolo Bebei, d’Orvieto. Il vient de remplacer monseigneur Boccabella comme assesseur du Saint-Office. Boccabella, qui nous était favorable.
— Bref, encore un changement. Je veux dire, pour Sinceri, nous le savions déjà.
— Oui, mais je pensais que ça n’aurait pas d’importance. Il faut croire que j’avais tort.
— Donc, ils ont l’assesseur, et Sinceri. Et ils ont la Congrégation dans leur manche. Or le pape n’entend que ce que la Congrégation dit. Et il est toujours furieux.
— Comme d’habitude. De toute façon il aurait été dans tous ses états. On vient de publier encore un mauvais horoscope, dans les Avvisi. Maintenant il fait goûter toute sa nourriture. Il est parfaitement manipulé, que dire d’autre ?
Cartaphilus hocha la tête. Il regarda longuement les dalles de pierre en réfléchissant.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Buonamici.
Cartaphilus haussa les épaules.
— Voyons ce qui arrivera lors de cette quatrième déposition. Je ne vois pas comment nous pourrions y échapper, de toute façon. En fonction de ce qui va se passer, nous aviserons. Il se peut que nous soyons obligés d’intervenir.
— Si nous le pouvons !
— Si nous le pouvons. Nous avons le cardinal Bentivoglio en place, ainsi que Gherardini. Ils devraient pouvoir nous aider, en cas de besoin. Bon. Tendez l’oreille, et découvrez ce que vous pouvez. Nous reprendrons contact juste après la quatrième déposition.
Et Cartaphilus repartit dans l’agitation de la nuit romaine.
Le 21 juin de l’an 1633, six semaines après sa troisième déposition, Galilée fut convoqué au Vatican pour se soumettre à un quatrième interrogatoire.
— Avez-vous quelque chose à ajouter ? demanda Maculano.
Galilée, s’en tenant à l’italien et à une attitude impassible qui dissimulait son irritation et sa peur, répondit :
— Je n’ai rien d’autre à déclarer.
Il y eut un long silence. Maculano passa un certain temps les yeux baissés sur ses notes, sur la table. Finalement, il dit, très lentement, comme s’il lisait :
— Soutenez-vous, avez-vous soutenu, et depuis combien de temps, que le Soleil est au centre du monde et que la Terre n’en est pas le centre, mais se meut aussi d’un mouvement diurne ?
Galilée hésita également avant de répondre. C’était une nouvelle ligne d’attaque, une direttissima. Alors qu’ils étaient censés avoir un accord.
Finalement il prit la parole :
— Il y a longtemps, c’est-à-dire avant la décision de la Sacrée Congrégation de l’Index, et avant que cette injonction m’ait été intimée, j’étais incertain et considérais les deux opinions, celle de Ptolémée et celle de Copernic, comme toutes deux discutables, en tant que l’une et l’autre pouvaient être vraies en nature. Mais après que ladite décision a été prise, assuré de la prudence des autorités, toutes mes incertitudes se sont dissipées, et j’ai tenu, et je tiens encore, comme véridique et indiscutable l’opinion de Ptolémée sur la stabilité de la Terre et le mouvement du Soleil.
Encore une fois, une déclaration plus que discutable sous serment.
Maculano tapota le gros exemplaire du Dialogue sur la table, pour souligner ses propos avec emphase :
— Vous êtes soupçonné d’avoir soutenu ladite opinion copernicienne après cette époque, à cause non seulement de la manière dont elle est discutée et défendue dans le livre que vous venez de publier, mais aussi par le fait même d’avoir écrit et fait imprimer ledit livre. Vous êtes donc requis de dire librement la vérité sur le point de savoir si vous soutenez ou avez soutenu cette opinion.
Vous êtes donc requis. Maculano semblait prendre ses distances par rapport à ces questions – et il avait intérêt, quand on voyait de quelle manière était rompu l’accord qu’il avait conclu. Ce n’étaient pas ses questions ;elles lui avaient été soufflées par l’un de ses supérieurs hiérarchiques. Galilée pouvait soit en tirer un réconfort, soit en concevoir une crainte nouvelle, selon l’aspect de la situation qu’il considérait. En attendant, il devait répondre très, très prudemment.
— En ce qui concerne la rédaction du Dialogue déjà publié, je ne me suis pas exprimé comme je l’ai fait parce que je tenais la doctrine copernicienne pour vraie, dit-il fermement. C’est plutôt parce que j’estimais de l’intérêt général d’exposer les raisons physiques et astronomiques qu’il est possible d’avancer pour un côté et pour l’autre ; j’ai essayé de montrer que ni l’une ni l’autre opinion n’ont une force de démonstration suffisante et qu’il est indispensable pour parvenir à une certitude en la matière de s’en remettre aux décisions de doctrines plus subtiles. C’est ce que l’on peut lire en maints passages du Dialogue.
Ce n’était pas la vérité vraie, mais que pouvait-il dire d’autre ? Son teint rougeaud avait viré au rouge betterave, et il jetait à Maculano des regards enflammés, comme s’il voulait le transpercer.
Maculano gardait les yeux rivés sur ses notes. Le procès lui passait maintenant bien au-dessus de la tête.
Galilée s’en aperçut et poursuivit :
— C’est pourquoi, pour ma part, je conclus, dit-il comme s’il étudiait l’affaire objectivement d’un point de vue extérieur, que je ne soutiens pas l’opinion de Copernic, et ne l’ai pas soutenue depuis que l’injonction de l’abandonner m’a été intimée.
Maculano marqua un silence et lut la feuille qu’il tenait comme s’il n’avait pas entendu la réponse de Galilée :
— Du livre lui-même, et des raisons avancées pour le côté affirmatif, nommément que la Terre se meut et que le Soleil est immobile, vous êtes présumé, ainsi qu’il a été déclaré, en tenir pour l’opinion de Copernic, ou du moins l’avoir soutenue au moment où vous avez écrit. Par conséquent, il vous est maintenant annoncé que, à moins que vous ne décidiez d’avouer la vérité, l’on aura recours aux remèdes de la loi et que l’on devra prendre contre vous les mesures appropriées.
Les instruments de torture furent étalés sur une table contre l’un des murs de la pièce. Tout cela était conforme aux lois rigoureuses qui régissaient l’Inquisition : d’abord les avertissements, puis la disposition des instruments de torture. Ce n’est qu’après cela, si l’accusé persistait à faire obstruction au jugement, que venait l’utilisation des instruments.
Selon le manuel de l’Inquisition « Sur la Manière d’interroger les Coupables par la Torture » : Le coupable ayant nié les crimes, et ces derniers n’ayant pas été pleinement prouvés, afin d’établir la vérité il est nécessaire d’user contre lui de moyens d’un examen rigoureux. La fonction de la torture est de compenser le manque de témoins, quand ils ne peuvent induire une preuve concluante contre le coupable.
Comme, par exemple, en ce moment. Mais Galilée ne pouvait pas reconnaître plus que ce qu’il avait préalablement admis sans se mettre lui-même en extrême danger d’aveu d’hérésie. Il était dos au mur.
Et puis, malheureusement, il était de plus en plus furieux contre Maculano, et contre ceux qui, au-dessus de Maculano, avaient ordonné ce mouvement ; cela se voyait à la façon dont sa nuque tournait au rouge brique, et dans la crispation de ses épaules. Quiconque avait jamais travaillé pour lui aurait aussitôt quitté la pièce.
Il parla entre ses dents, d’un ton sinistre, en détachant bien les mots :
— Je ne soutiens pas cette opinion de Copernic, et je ne l’ai pas soutenue après qu’il m’eut été ordonné par injonction de l’abandonner. Pour le reste, je suis là, entre vos mains. Faites ce qu’il vous plaira.
— Dites la vérité ! ordonna Maculano. Faute de quoi, nous aurons recours à la torture.
Galilée, qui n’avait pas idée de ce que le pape voulait qu’il avoue, se redressa.
— Je suis ici pour me soumettre, mais je n’ai pas soutenu cette opinion après que l’injonction m’a été intimée, comme je l’ai dit.
Silence dans la pièce.
Et comme rien d’autre ne pouvait être fait pour l’exécution de la décision, il signa et fut renvoyé à sa place.
« L’exécution de la décision », avait écrit la scribe. Laquelle décision – de le garder pour ce complément d’interrogatoire et de confession – devait être, en fin de compte, d’Urbain. Mais pourquoi cela avait été décidé, seul Urbain semblait le savoir.
Galilée fut à nouveau confiné dans les chambres du dortoir dominicain où il avait été retenu pendant le temps de ses trois premières dépositions. C’était mauvais signe, rétrograde et terrifiant. Il n’y avait pas moyen de dire ce qui allait lui arriver ensuite, ou quand. Quel que soit l’accord qu’ils avaient eu ou ce sur quoi ils s’étaient entendus, il n’en était manifestement plus question.
Il resta assis sur son lit, à regarder le mur, à souper du bout des dents tout en buvant pensivement son vin. Il s’allongea tard dans la nuit, et après s’être endormi il se mit à gémir et à geindre – cela dit, il gémissait et geignait souvent en dormant, quelles que fussent les circonstances. Il ignorait ce qu’était un sommeil paisible. Et ses insomnies étaient pires encore.
La Congrégation du Saint-Office était composée de dix cardinaux, et comme le Borgia était du nombre il n’était pas certain que la volonté d’Urbain déterminerait leur jugement. Le Borgia voulait tellement abattre Urbain que la possibilité que ce dernier fût empoisonné trottait dans quelques têtes, surtout celle d’Urbain. Il était tout à fait concevable que face à cette âpre hostilité Urbain fasse jeter Galilée au feu pour dégager la zone autour de lui afin de continuer le combat sans entraves.
Buonamici avait accès au Vatican la nuit, à cause de son travail pour le cardinal Barberini. À l’intérieur des murs de la sainte forteresse, il lui était possible de se déguiser en dominicain, et donc de circuler partout dans le domaine silencieux, y compris dans les couloirs menant à la chambre de Galilée. De là, il pouvait conduire Cartaphilus au-dehors, derrière Saint-Pierre, où ils pouvaient se fondre dans les ombres et aller visiter n’importe quelle chambre, en faisant attention.
— Ils sont encore en train de discuter, dit Buonamici à Cartaphilus, à voix basse. C’est plutôt mal engagé. Les jésuites sont implacables : Scaglia, Ginetti, Gessi et Verospi. Ils sont tous romains, et ils n’aiment pas les Florentins.
— Et le Borgia ?
— C’est leur chef, évidemment. Mais il est rentré à la Villa Belvedere dormir un peu.
— L’un des jésuites peut-il être retourné ?
— Non, je ne pense pas. Ils ne peuvent qu’être opposés aux cardinaux qui nous soutiennent. Mon maître Barberini, évidemment – il est vraiment hors de lui, parce que la solution qu’il préconisait a été repoussée, si bien qu’il passera auprès du grand-duc pour un menteur. Ensuite, Zacchia : je suis sûr qu’il refusera de signer une résolution avec laquelle il ne serait pas d’accord. Et Bentivoglio, aussi – et comme il est leur général, il pourra probablement obtenir une sentence de compromis, parce que s’il refusait de signer, ça la ficherait trop mal pour qu’ils aillent plus avant. Ça donnerait l’impression qu’Urbain ne veut pas en démordre, ce qui ne pourrait vouloir dire qu’une chose : qu’il a cédé devant le Borgia. Et cela, Urbain ne veut pas en entendre parler. Il veut donner l’impression d’être arrivé, le cœur empli de charité, au dernier moment, pour trouver une solution. Et Bentivoglio pourrait faire accepter un compromis aux implacables, je pense. Bien sûr, ce serait beaucoup, beaucoup plus facile si le Borgia n’assistait pas à la suite des débats. Ce serait probablement plus efficace que tout ce que nous pourrions manigancer. À part, aussi, le fait de fournir la substance d’un compromis à Bentivoglio, quelque chose à partir de quoi il pourrait travailler…
— Occupez-vous-en, alors. Je reviens à l’aube.
La Villa Belvedere était un monticule énorme, complexe, ancré à un coin de la muraille extérieure du Vatican. Les gardes de nuit habituels étaient postés aux portes et aux grilles, mais aucun n’était positionné sur l’arrière de cette véritable forteresse dressée sur quatre étages comme une falaise verticale.
Dans le noir il était cependant assez aisé de sauter d’un arbre sur le mur extérieur, puis de ramper sur une branche vers le bâtiment proprement dit, et de se glisser le long de la corniche étroite que les maçons avaient laissée sur la façade. À partir de là, il était possible d’utiliser des extenseurs dans les fissures verticales entre les énormes blocs de grès qui constituaient la paroi, et de l’escalader.
Les encadrements de fenêtre, très haut sur le mur, étaient énormes et permettaient de s’asseoir devant lesdites fenêtres, fermées à cause des moustiques et des vapeurs méphitiques du début de l’été. Dans cette position pas trop inconfortable, on pouvait, en retenant son souffle, glisser une lame plate entre les montants de la fenêtre, pousser le loquet qui les retenait fermés et se glisser à l’intérieur.
Où il faisait noir comme dans une cave. Dans l’infrarouge, les formes étaient d’un rouge noir sur un noir rouge. Il était alors possible de se frayer un chemin vers le quatrième étage, où deux gardes du corps endormis étaient allongés en travers de la porte de la chambre du Borgia ; de les embrumer très doucement avec un soporifique et de les enjamber ; de déverrouiller le verrou intérieur de la porte à l’aide d’un aimant ; d’entrer dans la chambre. Les informations fournies par les membres de la maisonnée, qui décrivaient la localisation de cette chambre, mentionnaient aussi les habitudes quotidiennes du cardinal, au nombre desquelles figurait une coupe d’un vin mêlé d’eau additionnée de citronnelle afin de rompre le jeûne et de commencer agréablement chaque nouvelle journée. Un menu plus substantiel suivrait bientôt. Ainsi : embrumer la tête pareille à un boulet qui dépassait des couvertures. Une petite giclée. Soulever la cruche près du lit afin d’estimer le volume de liquide, déboucher un flacon d’une espèce de soporifique plus puissant, pimenté d’amnésique, tous les deux inodores et sans saveur. Laisser une goutte au fond du gobelet, près de la cruche, juste au cas où on ferait venir une nouvelle cruche. Veiller à en mettre une dose suffisante ; la masse lourde qui reniflait sous les couvertures rappelait constamment combien Gasparo Borgia était gros et gras. Et puis battre en retraite, refermer le verrou de la porte, revenir sur ses pas, ressortir par la fenêtre et redescendre le mur, la partie la plus difficile de toute l’opération, pénible avec de vieilles jointures – et disparaître.
Il existait déjà une expression romaine pour ce genre de méthode par laquelle on appliquait une procédure à ceux-là mêmes qui la pratiquaient habituellement ; ça s’appelait « empoisonner les Borgia ».
Galilée fut appelé au couvent de Santa Maria sopra Minerva par une petite phalange de dominicains qui firent irruption dans son dortoir. Les Chiens de Dieu, tout de noir et de blanc vêtus, avaient l’air aussi sinistres que des exécuteurs. Avant de quitter sa chambre, ils lui donnèrent la robe blanche du pénitent pour qu’il la revête par-dessus ses vêtements. Rien de sa propre tenue ne devait apparaître en dehors de la robe, lui dirent-ils ; et il devait être tête nue.
Le moment de la sentence était donc arrivé.
Alors, ils l’entourèrent sans un mot et lui firent effectuer les quelques pas qui le séparaient de la pièce du jugement. À l’intérieur de cette pièce, il y avait beaucoup plus de monde qu’au cours de n’importe laquelle de ses dépositions ; la majeure partie de la Sacrée Congrégation était là pour assister au châtiment. Le pape Urbain VIII n’était pas là, évidemment.
Maculano lut la sentence :
Nous :
Gasparo Borgia, du titre de Sainte-Croix-en-Jérusalem ;
Fra Felice Centini, du titre de Sainte-Anastasie, dit d’Ascoli ;
Guido Bentivoglio, du titre de Sainte-Marie-du-Peuple ;
Fra Desiderio Scaglia, du titre de Saint-Charles, dit de Crémone ;
Fra Antonio Barberini, dit de Saint-Onofrio ;
Laudivio Zacchia, du titre de Saint-Pierre de Vincoli, dit de Saint-Sixte ;
Berlinghierio Gessi, du titre de Saint-Augustin ;
Fabrizio Verospi, du titre de Saint-Laurent en Panisperna, de l’ordre des prêtres ;
Francesco Barberini, du titre de Saint-Laurent en Damas ; et Marzio Ginetti, du titre de Sainte-Marie-la-Neuve, de l’ordre des diacres ;
Tous par la Grâce de Dieu prêtres cardinaux de la Sainte Église romaine, et inquisiteurs généraux, spécialement députés par le Saint-Siège apostolique contre le crime d’hérésie en toute la république chrétienne ;
Attendu que toi, Galilée, fils de Vincenzio Galilei, Florentin, as été dénoncé dès l’an mil six cent quinze pour ce que tu tenais pour véritable la fausse doctrine enseignée par aucuns, que le Soleil soit le centre du monde, et immobile, et que la Terre ne l’était pas, mais se mouvait d’un mouvement journalier,
Et attendu que ce Saint Tribunal voulait remédier au désordre et au mal dérivant de cette doctrine, les Théologiens et Docteurs ont étudié les deux propositions de la stabilité du Soleil et du mouvement de la Terre comme suit :
Que le Soleil soit le centre du monde et immobile est une opinion non seulement absurde et fausse en philosophie, mais en outre formellement hérétique, car étant explicitement contraire aux Saintes Écritures ;
Que la Terre ne soit ni le centre du monde ni immobile, mais qu’elle soit animée d’un mouvement journalier, est également absurde et faux en philosophie et du moins théologiquement erroné en la Foi.
Toutefois, attendu que ce Tribunal voulait te traiter de façon bénigne à ce moment…
Maculano, lisant la sentence à haute voix, entreprit ici de décrire comment Paul V avait utilisé l’injonction de Bellarmino pour l’avertir, et aussi pour promulguer un décret interdisant la publication de tout livre sur la question. Puis :
Toutefois il a naguère paru un livre imprimé à Florence sous ton nom, intitulé Dialogue des Deux systèmes du monde de Ptolémée et de Copernic, ledit livre fut examiné avec diligence et il fut trouvé qu’il violait explicitement l’injonction ci-dessus mentionnée qui t’avait été faite ; car dans ce livre tu défendais ladite opinion déjà condamnée, même si tu essayais par le moyen de divers subterfuges de donner l’impression de la laisser non décidée et qualifiée de probable ; c’est encore une très grave erreur, puisqu’on ne peut ni soutenir ni défendre comme probable une opinion déclarée et définie comme contraire à la Sainte Écriture.
Et donc, par notre ordre, tu as été convoqué devant ce Saint-Office.
Le jugement se poursuivait par une description assez détaillée du procès et s’achevait par une réfutation sèche de tous les arguments de Galilée, y compris la valeur du certificat signé de Bellarmino.
Ledit certificat que tu as produit pour ta défense aggrave encore ton cas puisque, bien qu’il dise que ladite opinion est contraire à la Sainte Écriture, tu as osé la discuter, la défendre et la montrer comme probable ; qui plus est, ce certificat, tu l’as extorqué par ruse et habileté, puisque tu n’as pas mentionné l’injonction sous laquelle tu te trouvais.
Parce que nous ne pensons pas que tu aies dit toute la vérité en ce qui concerne tes intentions, nous avons jugé nécessaire de procéder à ton encontre à un examen rigoureux. Ici, tu as répondu d’une façon catholique, bien que sans défense adéquate concernant les affaires ci-dessus mentionnées reconnues par toi et déduites à ton encontre concernant tes intentions. C’est pourquoi, ayant solennellement considéré les mérites de ton cas, ainsi que les confessions et excuses ci-dessus mentionnées, ainsi que toutes les questions raisonnables dignes d’être considérées, nous sommes arrivés à la sentence finale à ton encontre :
Nous disons, prononçons, statuons et déclarons que toi, susdit Galilée, en raison des matières détaillées au procès et par toi déjà confessées, tu t’es rendu véhémentement suspect d’hérésie devant le Saint-Office.
C’étaient des termes techniques, une catégorie spécifique. Les catégories allaient de « léger soupçon d’hérésie » à « suspicion véhémente d’hérésie », puis à « violente suspicion d’hérésie », puis à « hérésie », puis à « hérésiarchie », qui désignait celui qui était convaincu non seulement d’hérésie mais aussi d’incitation à l’hérésie.
Après une brève interruption pour que Galilée et tous les présents intègrent les termes importants, Maculano poursuivit :
Conséquemment, tu as encouru toutes les censures et peines des canons sacrés, desquelles néanmoins nous te délions, pourvu que dès maintenant, avec un cœur sincère et une foi non feinte, tu abjures, maudisses et détestes devant nous les susdites erreurs et hérésies, de la manière et sous la forme à toi prescrites.
Et toutefois, afin que ta grande faute ne demeure tout à fait impunie, que tu sois plus retenu à l’avenir, et serves d’exemple aux autres afin qu’ils s’abstiennent de crimes similaires, nous ordonnons que les Dialogues susdits seront prohibés par Édit public.
Nous te condamnons à l’emprisonnement formel dans les prisons dudit Saint-Office, à notre arbitre. Et pour pénitence salutaire, t’enjoignons de dire trois ans durant une fois la semaine les sept Psaumes Pénitentiaux ; nous réservant la faculté de modérer, commuer ou lever en tout ou en partie les susdites peines et pénitences.
C’est ainsi que nous disons, prononçons, statuons, déclarons, ordonnons et réservons, de la sorte ou selon toute autre meilleure manière ou forme à laquelle nous pouvons ou pourrons raisonnablement penser.
Nous, cardinaux soussignés, avons ainsi prononcé :
Felice cardinal d’Ascoli
Guido cardinal Bentivoglio
Fra Desiderio cardinal de Crémone
Fra Antonio cardinal de Saint Onofrio
Berlinghierio cardinal Gessi
Fabrizio cardinal Verospi
Marzio cardinal Ginetti
Les signatures manquantes étaient donc celles de Francesco Barberini, Laudivio Zacchia et Gasparo Borgia. Le compromis l’avait emporté.
Le vieil homme en robe blanche se vit enfin tendre son abjuration, à lire à haute voix selon le cérémonial formel qui concluait le procès. Il était aussi formalisé que la messe ou que n’importe quel autre sacrement, mais Galilée le lut d’abord en silence, très concentré sur les pages qu’il tournait. Il était extrêmement pâle, de sorte qu’avec sa robe blanche et ses cheveux préalablement roux, maintenant mêlés de gris et de blanc, et plus maigre qu’il ne l’avait jamais été, on eût dit un fantôme de lui-même. La journée était nuageuse, au-dehors ; malgré les masses de chandelles, la faible lumière tombant des fenêtres à claire-voie plongeait la pièce dans une légère pénombre, de sorte qu’on ne voyait que lui.
Pendant qu’il lisait, Cartaphilus se tenait dans le couloir, devant la porte ouverte en compagnie des autres domestiques, tenant la main de Buonamici et soupirant profondément, pour la première fois depuis des mois, peut-être des années. Confinement, interdiction du livre, etc. Un succès.
Et là, tout à coup, Galilée eut un geste en direction de Maculano. Cartaphilus étouffa un hoquet de surprise et bloqua sa respiration, alors que Galilée commençait à taper rudement sur l’une des pages de son abjuration.
— Que fait-il ? murmura Cartaphilus, fou d’angoisse, à l’oreille de Buonamici.
— Je ne sais pas ! répondit Buonamici sur le même ton.
Galilée parlait assez fort pour que tous les cardinaux présents puissent l’entendre, voire même tout le monde dans la pièce et dans le couloir, au-dehors. Sa voix avait quelque chose de rauque, des aspérités rageuses, et ses lèvres étaient blanches sous sa moustache.
— J’abjurerai volontairement mon erreur, mais il y a deux choses dans ce document que je ne dirai pas, quoi que vous me fassiez !
Silence de mort. Dans le couloir, Cartaphilus était maintenant cramponné des deux mains au bras de Buonamici et chuchotait :
— Non, non, pourquoi, pourquoi ? Dis ce qu’ils veulent que tu dises, pour l’amour du Christ !
— Tout va bien, murmura Buonamici en essayant de le calmer. Le pape veut seulement qu’il soit humilié, pas brûlé.
— Le pape ne sera peut-être pas en mesure d’arrêter ça !
Ils se cramponnaient l’un à l’autre tandis que dans la salle Galilée montrait la page concernée à Maculano, lui indiquant les phrases avec lesquelles il n’était pas d’accord.
— Je ne dirai pas que je ne suis pas un bon catholique, parce que j’en suis un, et que j’ai l’intention de le rester, malgré tout ce que mes ennemis peuvent dire et faire. Deuxièmement, je ne dirai pas que j’ai trompé qui que ce soit dans cette affaire, surtout lors de la publication de mon livre, que j’ai soumis en toute sincérité à la censure ecclésiastique et ai fait imprimer après en avoir obtenu légalement l’autorisation. Je construirai le bûcher et j’y placerai moi-même la chandelle si quelqu’un peut me prouver le contraire !
Déconcerté par la soudaine férocité du pénitent, Maculano consulta les cardinaux du regard. Il leur porta l’abjuration, indiqua les passages auxquels Galilée avait fait objection. Dehors, dans le couloir, Cartaphilus sifflait entre ses dents de consternation, en faisant presque des bonds sur place. Buonamici avait cessé d’essayer de le rassurer et scrutait anxieusement les cardinaux par l’ouverture de la porte.
Bentivoglio parlait aux autres à voix basse. Finalement, il adressa un signe de tête à Maculano, qui porta le document à la scribe et lui fit marquer deux passages à supprimer. Pendant qu’elle s’exécutait, Maculano fit face à Galilée avec un œil sévère qui semblait aussi contenir une lueur d’approbation.
— C’est accepté, dit-il.
— Bien, dit Galilée.
Mais il n’ajouta pas « merci ».
Des larmes coulèrent soudain de ses yeux, sur ses joues et dans sa barbe, et il les essuya avant de prendre le document révisé du commissaire général.
— Laissez-moi un instant pour me ressaisir, dit-il.
Il regarda à nouveau le document pendant qu’il s’essuyait le visage en murmurant une prière. Il tira de sous sa robe un petit crucifix qu’il portait autour du cou, l’embrassa et le remit en place. Ensuite, il adressa un signe de tête à Maculano et s’avança vers le centre de la pièce, devant la table où le coussin pour s’agenouiller avait été placé. Il se signa, tendit l’abjuration à Maculano, s’agenouilla sur le coussin, ajusta sa robe de pénitent et récupéra son document auprès de Maculano. Le tenant de la main gauche, il posa sa main droite sur la Bible présentée sur un lutrin à hauteur de taille, devant lui. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix claire et qui portait, mais atone et dépourvue de toute intonation :
— Moi, Galileo Galilei, fils de feu Vincenzio Galilei, Florentin, âgé de soixante-dix ans, comparaissant en personne devant ce tribunal et agenouillé devant vous, très éminents et révérends seigneurs cardinaux, inquisiteurs généraux agissant contre la dépravation hérétique dans tout le monde chrétien, ayant devant les yeux les Saints Évangiles et les touchant de mes mains, je jure que j’ai toujours cru, que je crois maintenant et que, avec l’aide de Dieu, je croirai à l’avenir tout ce que la Sainte Église catholique et apostolique tient pour vrai, prêche et enseigne.
« Attendu que, après que le Saint-Office m’avait intimé l’ordre de renoncer totalement à la fausse opinion selon laquelle le Soleil est au centre du monde et immobile, et que la Terre n’est pas au centre du monde et qu’elle se meut, après qu’il m’eut enjoint de ne plus soutenir, défendre ni enseigner cette fausse doctrine de quelque manière que ce soit, ni oralement ni par écrit, et après qu’il m’eut été notifié que la susdite doctrine était contraire à la Sainte Écriture, j’ai écrit et fait imprimer un livre dans lequel je traitais de cette doctrine condamnée en présentant une argumentation très convaincante en sa faveur sans apporter pour autant aucune conclusion définitive ; j’ai été, de ce fait même, jugé véhémentement suspect d’hérésie, c’est-à-dire d’avoir soutenu et cru que le Soleil est au centre du monde et immobile, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se meut.
« Donc, voulant ôter de l’esprit de vos Éminences et de tout fidèle chrétien cette suspicion véhémente justement conçue à mon encontre, j’abjure, maudis et déteste d’un cœur sincère et d’une foi non feinte lesdites erreurs et hérésies, ainsi, d’une manière générale, que toute autre erreur et toute autre secte contraire à la Sainte Église catholique ; je jure à l’avenir de ne plus rien dire ni affirmer, ni oralement ni par écrit, qui puisse conduire à nourrir des soupçons similaires à mon encontre ; et, si je venais à connaître quelque hérétique ou présumé tel, de le dénoncer à ce Saint-Office.
« Moi, Galileo Galilei susdit, j’ai abjuré, juré, promis, et me suis obligé comme ci-dessus ;en foi de quoi, de ma propre main j’ai souscrit la présente déclaration de mon abjuration et l’ai récitée mot à mot à Rome, dans le couvent de Santa Maria sopra Minerva, ce 22 juin 1633.
« Moi, Galileo Galilei, j’ai abjuré comme ci-dessus de ma propre main.
Et il prit la plume de Maculano et signa soigneusement au bas du document.
Dans le couloir, au-dehors, Cartaphilus s’effondra dans les bras de Buonamici. Celui-ci, impavide, serrait le vieil homme sur sa poitrine, en lui murmurant :
— La blessure fut petite, si l’on considère la force qu’il y avait derrière la flèche.
Cartaphilus ne pouvait que porter les deux mains à sa bouche et hocher la tête. Il s’en était fallu de peu. Il sentait le cœur du jeune homme battre à se rompre. Lui aussi, il avait été ébranlé. Nous avions vu ce qui pouvait arriver. Nous en avions trop vu.
À la Villa Médicis, cette nuit-là, l’ambassadeur Niccolini écrivit à Cioli, à Florence, pour lui donner des nouvelles de l’issue du procès.
C’est une chose terrifiante que d’avoir affaire à l’Inquisition, concluait-il. Le pauvre homme est revenu plus mort que vivant.