19 Eppur Si Muove

Ancore imparo. Je continue d’apprendre.

Michel-Ange (à quatre-vingt-sept ans)

19.1

À nouveau confiné dans la Villa Médicis, Galilée passait ses journées à fulminer de rage et de désespoir. Il ne semblait pas se rendre compte qu’il avait échappé à un sort terrible. Il était trop amer et furieux pour cela. Il ne parlait que par éclats, dans sa barbe :

« Faux documents, promesses non tenues, trahison ! Menteur ! Menteur ! Qui aurait pu imaginer qu’un homme serait obligé de se parjurer quand il n’aurait pas dû le faire ? Et pourtant c’est exactement ce qu’il a fait ! »

Il passait ses heures de veille dans la grande cuisine de la villa, à manger compulsivement. Ses gémissements, le jour, venaient surtout des latrines. Quand il s’était trouvé entre les mains de l’Inquisition, il avait été incapable de manger ou de déféquer. Maintenant, il rattrapait le temps perdu, par les deux bouts. Parfois, il s’en allait boitiller dans le jardin, regarder les plantes comme s’il essayait de se rappeler ce dont il s’agissait. Tous ceux qui l’approchaient entendaient la même chose :

« Ce salaud de menteur a dévoré ma vie. À partir de maintenant, quand les gens penseront à moi, ils penseront à ce procès. C’est le pouvoir ultime…

— Ultime, répétait Cartaphilus en ricanant tout bas.

— Ta gueule », grommelait Galilée en lui montrant le dos de sa main, avant de s’éloigner, furibard.

Tout cela était déjà assez mauvais, quoique prévisible. Et la nuit, c’était bien pire. Au cœur des ténèbres, il ne cessait de se tourner et se retourner dans son lit, à moitié endormi et à moitié éveillé, gémissant, grommelant et poussant des cris – voire des hurlements d’agonie. Dans cette aile de la villa, personne ne dormait bien durant ces heures pathétiques, et Niccolini et sa femme Caterina n’en pouvaient plus. L’ambassadeur, faisant fi des finesses coutumières du protocole, retournait régulièrement au Vatican, implorer un peu de soulagement pour l’astronome. Caterina rameutait les domestiques et le prêtre de la villa afin de tenir des messes de minuit avec moult chants et chœurs, dont les échos résonnaient dans les corridors obscurs de la chapelle de l’aile orientale. Parfois, la musique semblait l’aider.

La rumeur des crises nocturnes de Galilée commença à se répandre un peu partout, bien sûr, et deux semaines après l’abjuration le cardinal Francesco Barberini intervint secrètement auprès de son oncle. Le Sanctissime finit par accepter de transférer le lieu où devait s’effectuer la condamnation de Galilée au palais de l’archevêque Ascanio Piccolomini, à Sienne. C’est Piccolomini, encore un ancien étudiant de Galilée, qui l’avait lui-même demandé, et Urbain accepta ce plan, espérant peut-être que le moulin à rumeurs de Rome ne parlerait plus de Galilée et de ses démonstrations théâtrales, et ainsi se débarrasser – enfin – de lui.

Le 2 juillet 1633, Galilée quitta Rome pour la dernière fois, dans une voiture ecclésiastique fermée. À Viterbo, à peine sorti de la capitale, il cria au cocher de s’arrêter, descendit, fit un geste grossier en direction de la ville, cracha dans sa direction et fit ensuite sept ou huit kilomètres à pied sur la route avant de consentir à remonter en voiture.


Mais à Sienne ses terreurs nocturnes ne firent que s’aggraver. Il semblait avoir perdu la faculté de dormir, sauf par bribes, avant l’aube. Les yeux rouges, il regardait fixement ceux qui s’occupaient de lui et passait en revue les crimes commis à son encontre, puis fulminait contre ses ennemis, dont la liste comptait maintenant plusieurs dizaines d’individus. Si bien que lorsqu’il se mettait à les passer en revue un par un, et par ordre d’apparition, comme il le faisait parfois, il lui fallait près d’une heure pour arriver au bout. Il utilisait des phrases toutes faites, des espèces d’épithètes homériques qu’il répétait inlassablement. Mouche à merde menteuse. Astronome aveugle. Poignardeur dans le dos. Enculé de pigeon. Finalement, ses radotages l’épuisaient, le plongeaient dans l’incohérence, et ces épithètes étaient les derniers mots compréhensibles, après quoi il sombrait dans des crises de gémissements pitoyables parsemés de petits cris aigus et même de brefs hurlements stridents, comme si on l’assassinait.

Tout le monde se précipitait alors vers lui et essayait de le réconforter et de le remettre au lit. Il arrivait qu’il ne nous reconnaisse même pas, et dans ces cas-là il réagissait comme si nous étions des geôliers, nous tapait sur les bras et nous flanquait des coups de pied dans les tibias. Il y avait dans ces moments de panique quelque chose de suffisamment dérangeant pour que, pendant un instant, nous plongions tous tête la première dans son cauchemar, quel qu’il soit.

L’archevêque Ascanio Piccolomini était un homme obstiné. Il était presque aussi petit que Bellarmino jadis, et en vérité il ressemblait à ce que Bellarmino aurait dû être à la quarantaine, avec la même belle tête triangulaire, appointé par un petit bouc soigné. Cet intellectuel distingué n’avait jamais oublié les leçons de son enfance avec le maestro – car il avait eu la chance de devenir l’un des amis du jeune Cosme. Quand il faisait cours à Cosme, Galilée s’efforçait d’être l’Aristote d’Alexandre, à la fois autoritaire et charmeur, distrayant, instructif, à même de le faire progresser – le parfait pédagogue. Piccolomini avait baigné dans cette atmosphère, et c’était en vérité un baptême vers une nouvelle vie, parce qu’à partir de ce moment il avait exploré avec passion les mathématiques et l’ingénierie, et s’était vivement intéressé à tout ; de fait, c’était un bien meilleur élève que Cosme, et le jeune aristocrate était devenu un vrai galiléen. C’était donc pour lui un véritable choc que de voir le vieil homme brisé errer comme un fou dans son palais. Il avait espéré fournir un sanctuaire au savant, quelque chose qui ressemblerait au plus près à l’Académie des Lynx, tout en offrant le confort supplémentaire d’être situé à l’intérieur de l’Église, ce qui impliquait que la sentence imposée à Galilée n’était pas un jugement unanime, et absolument pas une excommunication, quoi que l’on puisse dire. Constatant le désespoir du vieil homme, il se rendait compte que sa convalescence allait être beaucoup plus compliquée qu’il ne l’avait imaginé. Toutes les nuits, la malédiction de l’insomnie revenait, avec son cortège d’horreurs. Parfois, Galilée semblait avoir complètement perdu l’esprit, même en plein jour.

Un matin, après une nuit particulièrement éprouvante, l’archevêque prit le vieux serviteur de Galilée à part :

— Mon brave, pensez-vous que nous devrions le faire attacher ? Le sangler sur son lit, afin de l’empêcher de se faire mal ? Ces crises qui s’emparent de lui sont tellement violentes, on dirait qu’elles pourraient mener à une chute fatale.

Cartaphilus s’inclina.

— Oh, merci, Votre Éminence, bien sûr que vous avez raison. Mais je me demande maintenant s’il n’a pas passé le… le…

— Passé le plus dur ?

— Je ne sais pas. Avec lui, c’est toujours une chose à la fois, Votre Sérénité.

— Oui ? Ah, oui. Eh bien, j’ai essayé de lui donner autre chose à quoi penser. Mais je devrais peut-être être plus direct.

— Une bonne idée, Votre Grâce.

L’archevêque avait un sourire assez gamin.

— J’ai justement l’homme qu’il faut en tête.

— Pas un astronome, j’imagine.

Piccolomini se mit à rire et donna au vieux serviteur une tape sur la tête qui tenait de la bénédiction et de la tape qu’on donne à un écolier qui promet. Pendant les jours suivants, il invita plusieurs des philosophes naturels de la région de Sienne à venir au palais pour s’entretenir avec Galilée. Il leur suggéra de faire porter la conversation sur la résistance des matériaux, le magnétisme et d’autres sujets terrestres. Ce qu’ils firent, évitant résolument les points sensibles, au point même de passer beaucoup de temps à regarder dans un microscope les articulations spectaculaires des puces et des mites. Et il est vrai qu’en leur compagnie Galilée paraissait plus calme. Il s’intéressait aux sujets qu’ils soulevaient et se montrait visiblement ravi de cette distraction. Et ces hommes étaient heureux de se trouver en sa présence. Ils voyaient que le moment avait fini par arriver où l’on pouvait tranquillement s’adresser à Galilée d’égal à égal. Il y avait une vraie bienveillance dans l’air tandis qu’ils profitaient de ce nouveau plaisir – quelque chose comme de se retrouver dans la même pièce qu’un tigre en cage.

Et puis les nuits venaient, mais pas le sommeil. Le vin ne parvenait pas à l’assommer, ni le lait chaud. À moitié fou, il rôdait en hurlant dans les couloirs froids, éclairés par la lune, en regardant par les fenêtres, apparemment troublé par le dôme rayé de la cathédrale de Sienne qui dominait tous les plans inclinés recouverts de tuiles. Au matin, on le retrouvait effondré quelque part, le regard perdu dans le vide, les yeux rouges, la voix et l’esprit brisés. Il paraissait incroyable qu’il puisse affronter la journée à venir dans un état plus ou moins cohérent, la nuit l’ayant épuisé plutôt que reposé. En vérité, le jour, son visage se creusait de noirs replis, et bien précaire était la politesse dont il faisait preuve à l’égard des invités. Un après-midi, un certain père Pelagi se joignit au groupe pour faire une communication sur les tourbillons, dont l’objet était de savoir s’ils créaient des vortex d’attraction ou de répulsion ; Galilée s’assit près de la fenêtre, les bras croisés sur sa poitrine pareille à un tonneau, l’œil noir, tout en écoutant le prêtre débiter un salmigondis inattendu d’Aristote et des Écritures. À l’assertion selon laquelle un corps flottant coulerait si la flottabilité du matériau ne suffisait pas à le maintenir à la surface, il renifla bruyamment et déclara :

— Je vois que votre tourbillon a englouti même votre argumentation, elle tourne vraiment en rond !

— Que voulez-vous dire ? rétorqua Pelagi.

— Je veux dire, répondit Galilée, que vous faites un argument circulaire. Vous dites que les choses flottent parce qu’elles veulent flotter. Ce ne sont pas des tourbillons mais des tautologies.

— Comment osez-vous ! répliqua le prêtre. Vous qui avez été réprouvé par le Saint-Office !

— Et alors ? répliqua Galilée. La Terre bouge toujours, et vous êtes toujours un imbécile !

Et il se leva d’un bond, se jeta sur l’homme et commença à le rouer de coups. Les autres durent s’interposer et le retenir. Après pas mal de cris et de coups, Pelagi fut éjecté – ou plutôt quasiment défenestré. Piccolomini annonça qu’il était banni du palais jusqu’à la fin du séjour de Galilée. Il avait été bon de voir le vieux guerrier retrouver sa hargne, et tout le monde espérait que cela pourrait le régénérer et le remettre d’aplomb.

Mais cette nuit-là, dans sa chambre, Galilée poussa des hurlements plus angoissés que jamais. Il se trouve que la lune était pleine, donnant à sa performance un vrai brio lunatique. Pour ceux qui devaient l’endurer, c’était comme d’entendre pleurer un bébé : une heure semble une année, une nuit toute l’éternité.

Et puis, le lendemain, ce fut au tour de véritables problèmes de venir le perturber, par le biais de nouvelles contenues dans l’une des lettres de Maria Celeste. Les amis de Galilée, Gino Bocchineri et Niccolo Aggiunti, s’étaient présentés à San Matteo pour demander à Maria Celeste les clés de la maison et du bureau de Galilée, afin d’aller en retirer certains papiers.

C’était au moment où nous soupçonnions que vous étiez dans le plus grand danger ; ils sont allés dans votre maison et ont fait ce qu’ils devaient faire, ce qui me paraissait sur le coup bien imaginé et essentiel, afin d’éviter qu’un désastre pire s’abatte sur vous, et donc je ne voyais pas comment leur refuser les clés et la liberté de faire ce qu’ils avaient l’intention de faire, voyant quel zèle ils mettaient à servir vos intérêts.

Cette action avait eu lieu sur instruction de Galilée, ainsi qu’il en informa par la suite Maria Celeste ; il avait envoyé une lettre à ses amis (encore d’anciens étudiants), pour leur demander leur aide. Il devait donc craindre que son affaire ne fut pas tout à fait terminée. Et il avait probablement raison de penser que certaines des choses qu’il avait écrites au fil des ans pouvaient se révéler dangereuses. La théorie copernicienne, l’atomisme, le Soleil, une créature vivante, presque une sorte de dieu – il avait écrit beaucoup de choses qui pouvaient maintenant revenir l’inquiéter.

Malgré l’escamotage de ces papiers, il y avait encore des raisons d’avoir peur. Il devenait évident pour nous qu’Urbain continuait d’en vouloir à Galilée. Il était possible que le pape ait maintenant l’impression que Galilée avait été traité avec trop de clémence – et que, dans le but de montrer qu’il ne cédait pas aux Borgia, il n’ait pas infligé à Galilée autant de souffrance qu’il l’aurait vraiment voulu. Le luxe d’une mise aux arrêts dans un admirable palais d’archevêque ne constituait pas une vraie punition pour une suspicion véhémente d’hérésie. Pour le moment, Urbain reportait sa colère ailleurs ; les nouvelles qui parvenaient à Sienne disaient clairement que tous ceux qui avaient aidé Galilée le payaient d’une façon ou d’une autre. Sa dérobade ne sauva pas Riccardi ; il fut démis de sa position de Maître du Palais Sacré. L’inquisiteur de Florence qui avait approuvé la publication fut réprimandé. Castelli avait fui Rome afin de se faire oublier. Ciampoli reçut l’ordre de quitter Rome, à vie, ainsi qu’Urbain l’annonça. Il devait finir sa vie comme prêtre d’une paroisse, dans un misérable village d’Ombrie.

Et ce n’étaient pas, de loin, les punitions les plus sévères ordonnées par Urbain, qui était vraiment de fort méchante humeur. Un évêque et deux prêtres accusés d’organiser des messes noires pour provoquer sa mort furent attachés ensemble et brûlés sur le bûcher, sur le Campo dei Fiori. Les gens disaient que ces mécréants inconnus avaient servi à Urbain de substitut pour Galilée, qui avait réussi à lui filer entre les doigts – jusque-là, du moins. L’histoire n’était pas nécessairement terminée. Parce qu’il était clair que le pape n’était plus tout à fait sain d’esprit. Il y avait donc de vraies raisons de s’inquiéter ; et Galilée était parfois repris par la peur. Le jour venu, il fulminait, broyait du noir, gémissait, rugissait et hurlait. Il se laissait tomber sur son lit, mais n’arrivait pas à dormir. Et puis le soir tombait, et les angoisses le reprenaient, chaque nuit une nuit plus noire, plus sombre, de l’âme.

Dans ce triste désarroi, les jours succédaient tant bien que mal aux jours. Piccolomini, désemparé, consulta de nouveau Cartaphilus.

Après cela, il se rendit à l’atelier de la cathédrale et demanda aux artisans sur quoi ils travaillaient. Ils lui apprirent qu’ils avaient un problème avec la fonderie de la ville, où ils essayaient de couler une cloche pour remplacer le bourdon de la cathédrale. Le moule de la nouvelle cloche était fait de deux immenses blocs d’argile emboîtés l’un dans l’autre, le moule extérieur étant retourné et maintenu en position par un cadre de poutres lourdes, et le moule intérieur, un bouchon massif, compact, sculpté dans la forme de l’intérieur de la cloche, suspendu par un croisillon de poutres dans une position très proche de la coque extérieure. Le vide entre les deux moules avait la forme de la cloche. C’était la méthode habituelle, et tout semblait normal de ce côté-là, mais quand ils y versaient le métal fondu il s’écoulait vers le fond et s’y accumulait, repoussant vers le haut le moule intérieur alors même que le bloc d’argile massif pesait plus lourd que le métal versé. Personne n’y comprenait rien.

Piccolomini, en faisant le tour de la grande armature de bois qui supportait le moule, sourit.

— C’est parfait, dit-il. Exactement ce qu’il me fallait.

Il alla trouver Galilée et lui décrivit ce qui se passait. Galilée y réfléchit un moment. Pendant un certain temps, il parut avoir oublié l’affaire et sombré dans le sommeil, ce qui, en soi, aurait été un bénéfice. Enfin, il s’ébroua. Il prit une grande feuille de papier, sa plume, un encrier, et dessina une vue de côté du problème pour illustrer ses arguments devant l’archevêque.

— J’ai découvert la question quand je travaillais sur les corps flottants. J’avais constaté qu’un très faible poids de liquide pouvait soulever une masse beaucoup plus lourde, si le liquide était piégé dans une courbe sous le fardeau, comme ici.

— Mais pourquoi ?

— Ne demandons pas pourquoi, exigea Galilée.

Cela éveilla chez Piccolomini le souvenir des leçons de son enfance, et le pauvre Cosme, mort depuis longtemps.

— Et comment avez-vous réglé le problème, maestro ?

Avant d’aller plus loin, Galilée insista pour démontrer l’exactitude de sa vieille découverte avec une maquette. Il utilisa l’urinal de verre de sa chambre en guise de moule pour le fond de sa maquette, et les artisans de la cathédrale lui confectionnèrent un moule en bois qui viendrait épouser l’intérieur, truffant le bois de petit plomb pour l’alourdir. Puis il fut placé dans l’urinal de telle sorte que, comme le dit Piccolomini, « on n’aurait pas pu glisser une piastre entre eux ». Ensuite, Galilée se fit apporter une fiasque de vif-argent et le versa dans l’espace entre le verre et le bois ; bien que le vif-argent eût un poids inférieur au vingtième de celui de la forme de bois lestée de plomb, la forme s’éleva d’un ou deux doigts au-dessus de sa position initiale. Presque tout le vif-argent s’était accumulé au fond de l’urinal.

— Même l’urine d’argent de Mercure donne des ailes aux choses, plaisanta Galilée, la tête penchée sur le côté.

Piccolomini eut un rire obligeant.

— Une démonstration très claire, dit-il joyeusement. Mais maintenant, les choses étant ce qu’elles sont, si bizarre que cela paraisse, que devons-nous faire pour couler notre cloche ?

Galilée appuya sur le moule de bois avec sa main.

— Le moule intérieur, lourd ou non, doit être fixé en place comme le moule extérieur. Pour l’empêcher de s’élever, vous devrez le boulonner au sol, en dessous. Utilisez les poutres et les boulons les plus forts, et tout devrait bien se passer.

Ils firent donc ce qu’il avait recommandé, et la cloche fut convenablement moulée. En regardant l’objet étincelant émerger de son moule massif, Galilée parut un instant satisfait.

Cette nuit-là, il hurla plus péniblement que jamais.

Cartaphilus se leva et le trouva affalé sur une rambarde dans l’escalier du clocher surplombant la piazza où la fameuse course de chevaux devait bientôt avoir lieu. Il aboyait dans l’espace sombre de l’escalier, et puis, alors que les échos retentissaient en haut et en bas, il gémissait dans une espèce d’harmonie. Il avait pleuré si fort qu’il avait peine à y voir encore la lueur de la lanterne du vieux serviteur semblait lui blesser les yeux.

— Vous n’avez pas dû prendre votre verre de lait avant d’aller au lit, dit Cartaphilus en s’asseyant péniblement à côté de lui. Je vous avais dit de ne jamais l’oublier.

— Tais-toi, gémit pitoyablement Galilée. Me parler de lait alors qu’ils m’ont jeté en enfer…

— Ç’aurait pu être pire, souligna Cartaphilus.

Silence.

Et puis Galilée se mit à grogner. C’était son grognement d’ours blessé, et le vieux serviteur, surpris de l’entendre, ne put retenir un sourire. Une fois, dans les années de Bellosguardo, ils avaient assisté tous les deux à un combat d’ours et de chiens à Florence, et vers la fin du combat les organisateurs avaient planté leurs piques dans le dos de l’ours ensanglanté pour le faire sortir de son retranchement et combattre les chiens. L’animal avait jeté un bref coup d’œil par-dessus son épaule vers ses tortionnaires et grogné – un son grave, amer et résigné, qui avait fait dresser les cheveux sur la tête de tous ceux qui l’avaient entendu. En rentrant, Galilée avait imité le son, encore et encore.

« C’est moi, avait-il dit à Cartaphilus lorsqu’il y était parvenu d’une façon qui lui convenait. C’est mon grognement. Parce qu’ils m’ont acculé, et qu’ils vont m’obliger à combattre. »

Et maintenant, toutes ces années plus tard, le même son vibrait hors de son corps et remplissait la cage d’escalier. « Grrrrrrrrrrrrr… » Au coup d’œil qu’il lui jeta, Cartaphilus comprit que Galilée lui rappelait ce moment à Florence ; il savait que le destin qui l’attendait n’était autre que celui de l’ours.

— Oui, oui, murmura Cartaphilus en tirant le vieil homme pour le ramener dans sa chambre. Mais ça pourrait être pire, c’est tout ce que je dis. Il faut que vous vous en souveniez. Il faut que vous vous repreniez, d’une façon ou d’une autre, et que vous continuiez.

Galilée lui serra le bras.

— Renvoie-moi, demanda-t-il d’une voix rauque. Encore une fois. Renvoie-moi vers Héra.

— Très bien, fit Cartaphilus après une pause. Si c’est ce que vous voulez. Allons-y.

Plus tard, cette nuit-là, le vieil homme retomba en syncope.

19.2

Plus l’Âme court après l’intelligible, plus elle oublie…

En ce sens, donc, on peut dire que la bonne âme est oublieuse.

Plotin, Les Ennéades



Héra s’approcha de lui, toute de blanc vêtue. Ils étaient dans son temple de Io, très loin au-dessus du paysage sulfureux de sa lune volcanique. Le cœur de Galilée fit un bond en la voyant. Il tendit les bras, mais elle s’arrêta hors de leur portée et baissa les yeux sur lui avec son expression amusée. Son cœur cognait dans sa poitrine comme un enfant essayant de s’échapper.

— Alors, dit-elle, vous avez échappé à votre alternative de flammes.

— En effet, dit-il. Pour cette fois, du moins.

Un éclair de fureur le parcourut.

— Je ne l’ai jamais méritée !

— Non.

— Et vous… vous êtes toujours là !

— Je suis toujours là. Bien sûr.

— Mais quid du Galilée qui a brûlé ? Vous m’avez renvoyé au bûcher, et ça m’était déjà arrivé, alors que quand vous m’avez renvoyé j’étais plus jeune que ça.

Elle secoua la tête.

— Vous n’avez toujours pas compris. Toutes les potentialités sont intriquées. Elles vibrent toutes dans et hors l’une de l’autre, tout le temps. Dans le temps e, elles résonnent. Nous avons vu ça pendant un moment, quand nous étions dans Jupiter. Enfin, moi, du moins.

— Moi aussi.

— Alors, voilà.

Galilée leva les mains au ciel.

— Alors que Ganymède pensait-il faire ? Pourquoi voulait-il que je finisse sur le bûcher ?

Elle le conduisit vers un banc et ils s’assirent côte à côte, dominant les pentes molles de la montagne jaune. Elle lui prit la main.

— Ganymède a une idée du temps dont il ne veut pas démordre, encore maintenant. Qu’il vienne de notre avenir ou non, ce n’est pas très clair. J’ai fait ce que vous m’aviez suggéré ; je l’ai examiné avec le mnémonique, et je pense que c’est sans doute vrai. Je ne reconnais pas grand-chose de ce que j’ai vu de son enfance. Mais la période Ganymède était claire ; c’est bien ce que je soupçonnais. Il a fait une incursion dans l’océan de Ganymède avec un petit groupe de partisans, et c’est là qu’il a découvert l’esprit jupitérien et les esprits qui existent au-delà. Comment il se fait qu’il en ait appris tellement plus que les Européens, je l’ignore. Peut-être s’agit-il là d’une autre confirmation du fait qu’il nous vient d’un temps futur. Mais, à ce stade, il a commencé à faire des analepses à l’aide de l’un des intricateurs, en se concentrant sur le commencement de la science. Pour lui, ce commencement et la rencontre avec la conscience étrangère font partie d’un unique tout, et c’est une situation qu’il essaie depuis des siècles de modifier dans nos deux époques respectives. Il croit que ce sont des points cruciaux de l’organisme – des sensibilités où les petits changements peuvent avoir de grands effets. Je pense que son hypothèse de départ est que plus une civilisation devient scientifique, plus elle a de chances de survivre au premier contact avec une conscience étrangère. Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est qu’il a fait plus d’analepses que n’importe qui d’autre. Il a la cervelle farcie de tous ces événements, qui sont souvent pour lui autant de traumatismes. Il doit penser qu’ils l’aident. Il doit croire que puisque chacun fait s’effondrer la fonction d’onde des potentialités, cela change la somme de toutes les histoires, et donc le cours principal des événements. Alors il a fait des dizaines de bilocalisations – des centaines. C’est comme s’il flanquait des coups de pied dans la berge du fleuve, encore et encore, dans l’espoir de creuser un nouveau canal.

— Et il a réussi ? demanda Galilée. Et… les années qui ont suivi sont-elles vraiment pires parce que j’ai été épargné ? Y a-t-il vraiment eu des milliards de morts à cause de ça ?

— Pas forcément, répondit-elle en prenant sa main entre les siennes. Il y a plus de deux options, ici comme partout. Chaque analepse en crée une nouvelle, si bien qu’il existe un sens dans lequel nous ne pouvons pas être sûrs de ce que Ganymède a fait, parce que nous ne le voyons pas. Il y a des époques où vous êtes martyrisé. Mais nous savons qu’il y a aussi un courant de potentialités dans lequel vous avez réussi à convaincre le pape de votre point de vue, et où l’Église a pris la science sous son aile, l’a bénie et en a même fait son instrument.

— Il y a eu une époque pareille ? demanda Galilée, stupéfait.

— Oui.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Je ne voulais pas que vous le sachiez. Je pensais qu’alors vous auriez tout tenté pour que cela se réalise.

— Eh bien, évidemment ! De toute façon, c’est ce que j’ai fait !

— Je sais. Mais je ne voulais pas que vous y soyez encouragé outre mesure. Parce que c’est l’amas de potentialités qui présente les pires conséquences pour tout le monde.

— Non !

— Si. C’est quand vous parvenez à la réconciliation, et que la religion domine la science dans sa phase primitive, que nous avons les points bas les plus profonds et les plus violents des histoires subséquentes. C’est ce que Ganymède a vu, et c’est ce sur quoi il n’a cessé d’insister. Quand vous finissez sur le bûcher et devenez un martyr de la science, la science domine plus vite la religion, et le point bas subséquent est très court. C’est moche, mais pas si moche.

Galilée réfléchit, troublé par cette nouvelle vision proliférante du passé.

— Et donc, dit-il, qu’est-il arrivé après cette époque ? Celle dans laquelle je me trouve maintenant ?

— Cette époque est une option, comme elles le sont toutes en leur temps. Mais c’est ce que vous et moi, et toutes les personnes qui se trouvent dans notre courant, avons réussi ensemble. Une introjection analeptique qui a produit un grand changement.

— Et c’est mieux ?

Elle le regarda dans les yeux, avec un très léger sourire.

— Je pense.

Galilée réfléchit à nouveau.

— Alors, qu’arrive-t-il au moi qui brûle ? Qu’arrive-t-il maintenant à ce Galilée ?

Elle répondit lentement, lui réexpliquant patiemment :

— Toutes les potentialités existent. Quand une analepse crée un nouvel isotope temporel, il coexiste avec les autres, et ils sont tous intriqués. Tous ensemble, ils constituent la variété, qui change sous l’impact de la nouvelle potentialité, et se modifie, mais continue quand même. Pouvons-nous transformer un canal en bras mort et le faire disparaître complètement, c’est une question ouverte. C’est théoriquement concevable – certains prétendent l’avoir vu –, mais difficile à faire en pratique. Comme vous le savez probablement mieux que moi, enfin, je suppose, suite à vos séances avec Aurore.

Galilée secoua la tête d’un air dubitatif.

— Alors il y a encore un monde dans lequel Galilée est brûlé comme hérétique ?

— Oui.

— Mais non ! s’exclama Galilée en se levant du banc. Je refuse d’accepter ça. Je suis la somme de tous les Galilée possibles, et je me suis uniquement contenté de dire ce que j’avais vu. Aucun de nous ne devrait être brûlé pour ça !

Elle le regarda.

— C’est déjà arrivé. Que voulez-vous y faire ?

Il réfléchit, puis répondit :

— Votre teletrasporta. Je dois vous implorer de me laisser l’utiliser. L’autre boîte doit être là-bas, à Rome, ce jour-là. Je le sais.

Elle se leva et baissa le regard sur lui, l’air grave.

— Vous pourriez mourir, là-bas. Tous les deux.

— Je m’en fiche, dit-il. Nous ne faisons qu’un, tous autant que nous sommes. Je le sens, ils sont dans mon esprit. Dans mon esprit, je brûle sur le bûcher. Vous avez le moyen de me renvoyer là-bas. Alors il faut que je le fasse.


Le temps que les flammes lui lèchent les pieds, il avait déjà les poumons pleins de fumée et il étouffait. La douleur oblitérait sa conscience, la faisait exploser jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elle, et il manqua s’évanouir. S’il pouvait retenir son souffle, il perdrait conscience, mais il ne pouvait pas. Ses pieds prenaient feu.

À travers la fumée, il vit la masse de visages distendus se diviser sous la charge d’un homme à cheval qui la fendait de part en part, renversant les gens si bien que la panique mua leurs rugissements en hurlements. Le cercle de dominicains qui gardait le bûcher serra les rangs pour repousser l’envahisseur casqué, mais tous savaient ce qui arrivait quand un cheval se ruait sur des hommes à pied. Avant qu’il soit sur eux, ils s’éparpillèrent et détalèrent. Le cheval fit volte-face, se cabra devant le feu et disparut derrière Galilée. Un choc tranchant ébranla les chaînes qui le retenaient, dont le métal devint instantanément plus brûlant ; puis le cavalier l’attrapa par la taille, le hissa vers le cheval qui rua et le jeta en travers de la selle. Ses chevilles devaient être encore enchaînées au bûcher, car ses pieds se tordirent, manquant jaillir de leurs articulations. Et puis ils se libérèrent, et il rebondit comme un sac sur le garrot du cheval. Tout, autour de lui, tressautait dans un brouillard de jurons et de hurlements. Tout en maîtrisant le cheval, son sauveteur rugit plus fort que tout le monde et s’éloigna comme un vent de tempête. Il eut une brève vision d’un menton barbu, sous le casque, d’une bouche carrée, rouge de fureur. Alors qu’il perdait conscience, il pensa : Au moins, je suis mort en rêvant que je me sauvais moi-même.


Il se réveilla dans la cave du comte da Trente, à Costozza. Il gémissait. Il avait mal partout. Ses compagnons gisaient, inertes, sur le sol de pierre.

— Signor Galilei ! Domino Galilei, je vous en prie, par pitié ! Réveillez-vous !

— Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que… ?

Sa bouche refusait de former des mots. Ses yeux n’accommodaient plus. On l’entraînait par les bras sur le sol rugueux, et il sentait ses fesses racler les dalles, comme de très loin, tout en entendant les gémissements de quelqu’un d’autre, étouffés comme à travers un mur. Il aurait voulu parler, mais n’y parvenait pas. Les gémissements étaient les siens.


Et puis la voix d’Héra, dans son oreille, alors qu’il se cramponnait à son bras, allongé sur le banc, et baissait les yeux sur le flanc de montagne explosé de Io.

— Vous êtes mort sur le sol de la cave, cette première fois, avec vos deux compagnons. Alors maintenant, nous allons sortir ce cadavre d’ici et le remettre sur le bûcher, pour combler votre absence dans cette potentialité de feu. Ici, à Costozza, celui qui a été sauvé survit à son traumatisme et continue à vivre. Mais comprenez : il y aura toujours ce petit tourbillon en vous, entre les mondes.

— Alors je revis tout à nouveau.

— Oui.

Galilée poussa un gémissement.

— Il faut vraiment que je le sache ? demanda-t-il. Vous pouvez me laisser oublier ?

— Oui, bien sûr. Mais ce sera quand même en vous. La potentialité est toujours là. Il vous arrivera donc parfois de vous souvenir, malgré les substances amnésiantes. Parce que la mémoire est profonde, et intriquée. Tant que vous vivez, elle vit.

— Ça me va, pourvu que je ne m’en souvienne pas.

— Oui. Mais même quand vous ne vous en souvenez pas, vous vous en souvenez quand même. C’est là, sous vos sentiments.

— Et les autres ? Les autres Galilée, dans les autres potentialités ?

— Essayez de comprendre. Ils sont toujours là. Il y en a tellement.

— Vont-ils finir ? Cela finira-t-il jamais ?

— Finir ? Les choses finissent-elles ?

Galilée eut un nouveau gémissement.

— Donc, même si je me suis sauvé moi-même un nombre infini de fois, il y aura toujours un nombre infini de moi que je n’aurai pas sauvés. Je revivrai à travers eux, encore et encore. Je referai les mêmes découvertes et les mêmes erreurs. Je souffrirai les mêmes morts.

— Oui. Et tantôt vous le saurez, tantôt vous le sentirez. C’est votre paradoxe des infinités dans les infinités, que vous aurez découvert en le sentant en vous-même. Vous vivez dans le paradoxe de Galilée. Vous vous interposerez entre votre femme et votre mère qui essaient de s’entretuer, et cela vous paraîtra horrible, et puis ridicule, et puis beau. Une chose à aimer. C’est le cadeau du paradoxe, le cadeau du retour en spirale de la mémoire.

— Toujours en moi. Même si j’oublie.

— Oui.

— Alors laissez-moi oublier. Donnez-moi votre produit amnésiant.

— C’est ce que vous voulez ? Ça fera disparaître la mémoire consciente que vous avez de la plupart des choses que vous aurez vues ici, fit-elle avec un geste en direction de la grandeur scoriacée de Io, puis de l’immensité de Jupiter.

Puis d’elle-même.

— Mais pas vraiment, objecta Galilée, comme vous venez de me le dire. Ce sera encore en moi. Alors, oui. Il le faut. Je ne peux pas supporter de savoir, pour les autres. Je ne pourrais faire autrement que d’y revenir constamment, dans l’espoir de changer les choses, comme Ganymède. Je ne peux pas supporter ça. Mais je ne peux pas faire face aux mauvaises potentialités non plus – toutes les morts, tous les bûchers. Ce n’est pas bien. Alors… alors, j’ai besoin d’oublier, de continuer.

— Comme vous voudrez.

Elle lui donna une pilule. Il l’avala. Il était sûr qu’elle en avait déjà glissé une dans la bouche du Galilée qui se trouvait là, sur le sol de la cave empoisonnée ; un Galilée qui vivrait donc dans l’ignorance de tout ce qui suivait ce moment, tout comme il l’avait déjà fait ; ou du moins, jusqu’à l’arrivée de l’étranger. Quand tout recommencerait.

— Alors, en réalité, je n’ai rien fait en le sauvant, dit-il. Je n’ai rien changé.

— Nous avons créé ce tourbillon dans le temps, dit-elle gentiment.

Et elle l’effleura.


À Sienne, lorsqu’il émergea de sa syncope, il était blême et tout tremblant. Il leva les yeux sur Cartaphilus, cramponné à son bras.

— J’ai fait un rêve, hoqueta-t-il, confus, essayant de le retenir. J’étais coincé !

Il regardait Cartaphilus comme depuis les profondeurs d’un puits immense. De tout au fond, il dit :

— Je suis la somme de tous les Galilée possibles.

— Aucun doute à ce sujet, dit le vieux serviteur. Tenez, maestro, buvez un peu de ce vin épicé. Cela a dû être rude, je le vois bien.

Galilée avala le vin d’une goulée. Puis il s’endormit. Quand il se réveilla, il avait oublié qu’il avait eu une syncope, cette nuit-là.

Mais il sentait quelque chose de bizarre, en lui. Dans sa lettre hebdomadaire à Maria Celeste, il essaya de le décrire : Je suis pris dans les méandres de ces événements, et puis rayé du livre des vivants.

Elle répondit à sa façon habituelle, encourageante : Je prends un plaisir infini à entendre l’affection et les faveurs que monseigneur l’archevêque vous prodigue. Et je ne crains pas du tout que vous soyez rayé, comme vous dites, de libro vivendum. Nul n’est prophète en son pays.

En lisant cela, Galilée secoua la tête.

— Nul n’est prophète nulle part, dit-il en regardant par sa fenêtre vers San Matteo, au nord. Et Dieu soit loué pour cela. Connaître l’avenir doit être une abominable malédiction, j’en suis absolument convaincu. Autant ne pas être un prophète en mon pays, mais un scientifique. C’est tout ce que je veux, être un scientifique.


Mais ce n’était plus possible. Toute cette vie s’en était allée. Il était maintenant assis dans les jardins de Sienne, et ne voyait rien. Piccolomini essayait de l’intéresser à d’autres problèmes de mouvement et de forces, mais même ces vieux amis n’arrivaient pas à le sortir de son marasme. Il restait assis, à attendre son courrier. Si la lettre de Maria Celeste n’arrivait pas quand il l’attendait, il pleurait. Certains jours, c’est à peine si on pouvait le convaincre de quitter le lit.

À peu près à cette époque, quelques espions vénitiens rapportèrent que Piccolomini avait été dénoncé anonymement au pape. Ce n’était donc pas fini. La lettre reçue par le Vatican disait : L’archevêque dit à qui veut l’entendre que Galilée a été injustement condamné par la Sainte Congrégation, qu’il est le plus grand homme du monde, qu’en dépit de toutes les interdictions il vivra éternellement dans ses écrits, et qu’il est suivi par tous les bons esprits modernes. Et comme ces graines, semées par un prélat, pourraient porter des fruits pernicieux, il est de mon devoir de les signaler.

On ne découvrit jamais l’identité de cet informateur de Sienne, bien qu’on puisse avancer sans guère risquer de se tromper qu’il s’agissait du prêtre Pelagi. Quoi qu’il en soit, la campagne contre Galilée n’avait pas pris fin, cela au moins était clair. Cartaphilus, apprenant cette dénonciation secrète par Buonamici revenu de Rome exprès, alla trouver le soir même l’archevêque Piccolomini, et lui demanda timidement si le moment n’était pas venu pour Galilée d’espérer être envoyé en détention à Arcetri. Piccolomini pensait que cela devrait être possible, et il comprit ce que voulait dire le vieux serviteur, à savoir qu’il serait peut-être mieux de renvoyer le vieil homme chez lui avant sa mort. Buonamici veilla, le soir même, à ce que la nouvelle de la dénonciation secrète fût transmise au confesseur de l’archevêque, afin que Piccolomini puisse être également informé de cet autre danger.

La campagne pour le retour de Galilée à Arcetri commença. C’était au début du mois d’octobre 1633. Évidemment, Piccolomini faisait semblant d’ignorer qu’il avait été dénoncé, et laissait entendre, dans des lettres adressées à des gens extérieurs au Vatican mais susceptibles de relayer l’idée à l’intérieur de la forteresse, que mettre Galilée aux arrêts chez lui, à Arcetri, serait un châtiment beaucoup plus sévère que sa situation relativement luxueuse et publique dans le palais de l’archevêque, à Sienne.

En entendant présenter les choses de cette façon, dirent les gens, Urbain acquiesça au projet. Début décembre, l’ordre papal arriva à Sienne : Galilée devait être transporté à Arcetri, pour y être confiné aux arrêts chez lui.

Piccolomini en personne apprit la nouvelle à Galilée, rayonnant de plaisir pour son vieux professeur, dont il craignait qu’il n’ait plus ou moins perdu la tête de façon permanente. Retrouver ses filles lui serait sûrement d’un grand secours.

— Professeur, la nouvelle est venue de Rome que le Sanctissime vous accorde la permission de retourner chez vous, retrouver votre famille, Dieu soit loué.

Galilée était absolument stupéfait. Il s’assit sur son lit et pleura, puis il se releva et embrassa Piccolomini.

— Vous m’avez sauvé, dit-il. Maintenant vous êtes l’un de mes anges. J’en ai tellement.

Et c’était vrai. Des anges qui surgissaient de nulle part pour entrer en scène. Quand il y a de plus en plus de monde dans un événement de l’Histoire sur lequel on porte les yeux, c’est le signe d’un moment de perturbation, d’un point crucial qui ne cessera jamais de changer sous votre regard. Le regard lui-même vous intrique, et vous êtes, vous aussi, l’un des changements de ce moment.


Le jour où Galilée quitta Sienne, un vent fort tombait des collines, à l’ouest, agitant les dernières feuilles des arbres en une sauvage envolée. Plusieurs personnes vinrent lui souhaiter tout le bien du monde et lui donner l’accolade, et quand il finit par étreindre Piccolomini il le souleva de terre. Il le reposa et recula, en s’essuyant les yeux et en secouant la tête, et le petit archevêque le prit par le bras pour l’aider à monter dans la voiture. Le vent agitait la barbe et les cheveux gris de Galilée comme les nuages et les bannières au-dessus du palais. Des oiseaux tournoyaient au-dessus d’eux. Galilée s’arrêta pour regarder autour de lui, engloba le spectacle dans un geste du bras et frappa le sol du pied.

— Et pourtant elle tourne ! dit-il. Eppur si muove !

Cette remarque que Galilée avait faite en partant, Piccolomini la raconta plus tard à son frère, Ottavio Piccolomini ; qui, encore plus tard, alors qu’il vivait en Espagne, commanda au peintre Murillo un tableau pour commémorer l’anecdote. Murillo représenta la scène comme si elle prenait place devant l’Inquisition proprement dite, Galilée tendant le doigt vers le mur, au-dessus de la Congrégation, où des lettres de feu épelaient Eppur si muove. C’est ainsi, et par le bouche à oreille, que l’histoire fut transmise. À un moment donné, le tableau dut être considéré comme trop blasphématoire pour qu’on le regarde, car la toile fut repliée et réencadrée afin que l’inscription sur le mur ne se voie plus. Elle ne devait revenir à la lumière que lorsque le tableau fut nettoyé, bien des années plus tard. Mais, pendant tout ce temps, les gens continuèrent à raconter l’histoire du défi oblique que Galilée lançait à ses persécuteurs, sa riposte marmonnée aux temps à venir. C’était vrai même si ça ne l’était pas.


La voiture ne mit que deux jours pour mener Galilée à Arcetri et aux portes d’Il Gioello. Toute la maisonnée était debout, là, pour l’accueillir, Geppo faisant des bonds au premier rang, et la Piera debout, impassible, derrière. Il était resté parti onze mois.

Il sortit de voiture en s’appuyant d’une main sur l’épaule de Geppo, et se redressa en gémissant.

— Emmène-moi à San Matteo, dit-il.

19.3

Pour être aimé, il faut aimer et être aimable.

Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan


Il eut un choc en voyant à quel point Maria Celeste avait maigri en son absence. Elle ne s’était pas ménagée pendant ces onze mois, dirigeant le couvent et aidant aussi à entretenir Il Gioello. Geppo était tombé malade, puis il avait souffert d’une éruption cutanée vraiment sévère. Maria Celeste l’avait guéri avec un baume de sa propre conception. Elle avait donné à la Piera la somme supplémentaire exigée par trois mois de pénurie de farine, et plus tard dans cette mauvaise période elle avait ordonné à la gouvernante de fermer le four de la maison et de venir chercher leur pain au couvent, en fixant le prix à huit quattrini la miche. Elle ne mangeait jamais si les autres n’avaient pas mangé.

Le résultat, c’est qu’elle était plus maigre que jamais. Nul doute que le souci qu’elle se faisait constamment pour Galilée y était pour beaucoup. Elle s’était efforcée de l’aider pendant son procès, ce qui, étant donné sa position, était un peu futile, mais elle avait écrit de façon répétée à Caterina Niccolini, lui demandant d’insister auprès d’une belle-sœur particulière du pape pour obtenir son intercession. Ces chaînes d’influence féminine, omniprésentes, même si elles étaient invisibles aux yeux des hommes et pour les livres d’histoire, avaient très bien pu – ou non – aider la cause de Galilée ; il se peut même que leur intervention ait été cruciale, et que Caterina ait été l’architecte de la stratégie qui avait permis à Galilée de quitter Rome vivant. Mais il n’y avait pas moyen de le dire hors de ce réseau. Dans l’une de ses dernières lettres adressées à son père avant son retour, Maria Celeste faisait allusion à ses efforts, disant : Je sais, comme je l’admets librement devant vous, que ce sont des plans médiocrement échafaudés, et pourtant, je ne voudrais pas exclure la possibilité que les prières d’une fille pieuse puissent peser plus lourd que la protection même de grands personnages.

Elle poursuivait en évoquant un autre sujet abordé dans sa précédente lettre, dans une de ses pitoyables tentatives de plaisanterie dans des circonstances aussi désespérantes :

Pendant que je m’absorbais dans ces stratagèmes, j’ai lu votre lettre, père, où vous suggériez que mon désir de vous voir rentrer prochainement était attisé par l’anticipation du plaisir que me procurerait un certain présent que vous aviez promis de me rapporter. Oh ! Je puis vous dire que j’ai été fâchée en lisant ces lignes ; une colère comme celle que nous prescrit le saint roi David, loué soit-il, dans le psaume où il s’écrie : Irascimini et nolite peccare – cédons à la colère, mais ne péchons point. On aurait presque dit que vous étiez prêt à croire que la vue de ce présent pouvait plus compter pour moi que celle de votre personne ; alors qu’elles diffèrent autant à mes yeux que les ténèbres de la lumière. Il se pourrait que j’aie mal interprété vos propos, et c’est sur cette espérance que je me suis calmée ; en effet, si vous mettiez mon amour en doute, je ne saurais moi-même quoi dire ni faire. Il suffit, père, mais soyez conscient au moins que, quand bien même on vous autoriserait à regagner votre masure sur-le-champ, vous ne pourriez sans doute pas la trouver plus décrépite qu’elle ne l’est à présent, d’autant que le moment approche de remplir les barriques de vin. La Piera vous envoie ses meilleures salutations et dit que si elle pouvait soupeser votre désir de revenir et son désir de vous revoir, elle est sûre que son plateau de la balance plongerait dans les abîmes tandis que le vôtre volerait au ciel.

Ainsi les femmes de sa vie plaisantaient-elles avec lui, le taquinant quand il les taquinait, lui envoyant leur amour dans le style bourru, buffa, qu’il appréciait le plus – la saute d’humeur de Maria Celeste rappelant celles de Marina elle-même, au bon vieux temps. Mets mon amour en doute et je te flanque une raclée ! Cette amoravolezza lui avait réchauffé le cœur en un pénible moment.

Et maintenant, alors qu’il se tenait devant elle, dans le couvent, elle s’effondra dans ses bras et se mit à pleurer. Même Arcangela, en regardant sur le côté, se coula vers lui et lui effleura brièvement le bras. Galilée lui caressa le dos, l’épaule, doucement, puis serra Maria Celeste dans ses bras et la souleva de terre, embrassant ses larmes de joie. Elle était comme un oiseau dans ses mains, et lui aussi pleura en la sentant si légère.

— Ma petite Virginia, dit-il, le visage plaqué sur sa poitrine, choqué, effrayé.


Au cours des semaines qui suivirent son retour à la maison, il se consacra aux sœurs et à leur couvent. Arcangela reprit ses distances, comme auparavant ; elle détournait le regard lorsqu’il lui parlait. Elle aussi, elle était plus maigre et plus osseuse que jamais. Mal à l’aise, Galilée tenta de l’amadouer, cette fois avec des fruits confits, un peu comme on apprivoise une corneille ; et elle penchait la tête, attrapait la nourriture et repartait furtivement.

En attendant, Maria Celeste parlait continuellement, comme pour rattraper le temps perdu ; et bien que Galilée sût que le temps perdu jamais ne se rattraperait, il se prêtait joyeusement à son jeu. C’était bon d’être à nouveau chez soi, et de s’occuper de vraies choses – d’objets concrets, les fours et les cheminées, les fenêtres et les toits, non seulement de sa propre maison mais aussi du couvent délabré des clarisses, qui à ce stade menaçait littéralement de s’effondrer comme en réponse à l’effondrement mental dont il avait longtemps souffert.

Il resta donc de nombreuses journées dans cet endroit, où l’ancienne interdiction de présence masculine était depuis longtemps oubliée. Il mesurait les poutres que les ouvriers devaient couper, y perçait les trous des chevilles et y faisait lui-même entrer lesdites chevilles à coups de maillet. Quelle joie de mettre une queue d’aronde en place comme une clé dans une serrure ! Des théorèmes sur lesquels on pouvait frapper avec un marteau. Avec des matériaux moins susceptibles de pourrir, il aurait pu faire un toit qui aurait tenu la pluie à l’écart pendant mille ans. Mais le plomb était cher, et le cèdre aussi. Ils devraient se contenter de planches de pin.

En ce qui concerne son jardin, les tâches à accomplir étaient plus réduites. La Piera s’en était bien occupée, car c’était l’une des choses qui les maintenaient en vie. Pour le moment, il n’y avait pas grand-chose à faire, à part décider des variétés de cédrats et de citrons à mettre dans les fûts de vin cassés qui avaient été coupés en deux pour servir de baquets.

Et puis San Matteo fit un héritage agricole.

— D’abord tes prières sont exaucées, et maintenant les miennes ! dit Galilée à Maria Celeste.

Le frère aîné de sœur Clarice Burci avait laissé aux sœurs une ferme d’une valeur de cinq mille scudi à Ambrogiana. Maria Celeste estimait qu’elle leur rapporterait tous les ans deux cent quatre-vingt-dix boisseaux de blé, cinquante barriques de vin et soixante-dix sacs de millet.

— C’était ma prière aussi, croyez-moi, répondit-elle avec une expression sombre. Mes dix mille prières.

En même temps que la ferme, l’aîné des Burci léguait tout le personnel qui lui était attaché, ainsi qu’une obligation pour les nonnes de dire une messe à sa mémoire tous les jours pendant les quatre cents ans à venir, et de l’absoudre trois fois par an pendant les deux cents prochaines années. Cela dit, c’était bien joli, mais, personnel ou non, la terre avait été négligée et était maintenant pratiquement retournée à l’état sauvage.

Galilée pouvait la remettre en état, et il se mit à la tâche. Prendre un problème à bras-le-corps et le terrasser était une chose très satisfaisante. Une ingénierie astucieuse pouvait faire beaucoup. Un jour, alors qu’il arpentait la salle à manger en réfléchissant à un problème ardu de contrepoids, une nonne se trouva sur son passage ; il lui expliqua très fermement qu’elle ne devait pas faire cela, qu’il réparait le toit ; après quoi elle raconta à toutes les autres nonnes : « Il arrange les choses en y réfléchissant ! » En vérité, lorsqu’il aurait fini de penser à la nouvelle ferme, les nonnes auraient enfin de quoi vivre décemment. C’était ce qu’il espérait lorsqu’il avait demandé à Maria Celeste de réfléchir à une bienfaisance de la part du nouveau pape. Il n’aurait pas dû lui poser la question, il s’en rendait compte à présent, il aurait dû se contenter de demander la dotation de terre à laquelle il pensait.

Et maintenant elles l’avaient obtenue, et il parcourait sombrement le champ d’hiver négligé, sous un ciel hivernal, bas, couleur d’étain, en marcottant les arbres moyens qui envahissaient déjà la pâture et en abattant les plus petits à grands coups maladroits de hache ; hache qu’il balançait comme s’il décapitait certains dominicains, jésuites, bénédictins et autres professeurs. Il était devenu un bourreau d’arbres. À soixante-dix ans, et malgré son bandage herniaire, il pouvait encore frapper plus fort que la plupart des garçons, et son cri, lors de l’impact, était de loin le plus sonore. C’était très satisfaisant. Il allait remettre cette ferme en activité et leur assurer leur pitance.

« Tout arrive à point nommé », disait-il.

Il regrettait de ne pas pouvoir aider Maria Celeste de la même façon. Elle avait arraché toutes ses dents gâtées, et n’en avait désormais presque plus. Au moins était-elle désormais débarrassée des infections de la mâchoire. Mais le manque de dents pouvait être mauvais pour sa digestion. Il mit au point des machines à déchiqueter pour hacher la viande, en récupérant, avec un sourire amer, les pièces de la carcasse de l’un de ses vieux plans inclinés. Il y avait plus d’une façon de mâcher la réalité.

L’atelier était très réduit. Ce n’était plus qu’une petite pièce pleine d’outils et de machines, de poutres, de tiges de métal et de lames. Mazzoleni était vieux et tout ratatiné, et il passait le plus clair de son temps à dormir, alors qu’il avait bien quatre ans de moins que Galilée lui-même. Évidemment, Galilée était plus que vieux, à ce stade. Mais Mazzoleni avait peut-être pris une insolation de trop à force de rester sous le soleil vénitien, à côté des fumées des chaudières, et son cerveau s’était un peu desséché. Pourtant il avait toujours son sourire chaleureux, craquelé, dont le spectacle perçait maintenant le cœur de Galilée, qui se rappelait si nettement ce qu’il voulait dire.

Il fit donc tout son possible pour aider Maria Celeste à manger, tout en continuant à travailler au couvent, dans leur ferme et dans le jardin d’Il Gioello. Quand il était fatigué du jardin, il se rendait à l’atelier et feuilletait ses vieux folios poussiéreux, faisant des listes de propositions pour le livre qu’il pensait alors écrire.

C’était une autre des bonnes idées dont Piccolomini avait été bien inspiré de faire part à Galilée : reprendre ses anciennes expériences et écrire un livre qui n’avait rien à voir avec Copernic ou les deux – un livre qui, au lieu de cela, donnerait au monde ce qu’il avait appris sur le mouvement local et la résistance des matériaux. Dans un mouvement évident de défi, et même d’insolence, comme il le reconnaissait lui-même non sans plaisir, il avait commencé, alors qu’il était encore à Sienne, un dialogue mettant une nouvelle fois en scène les personnages de Salviati, Sagredo et Simplicio. Il pourrait toujours décider de conserver les noms ou d’en changer si jamais il parvenait au stade de la publication. Certes, il ne serait plus jamais autorisé à publier, en Italie en tout cas, ni dans aucun endroit où le pape avait une influence, mais certaines de ses relations protestantes pourraient être intéressées. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas le problème. Aussi lui arrivait-il de travailler à quelques nouvelles pages du dialogue.

Mais son principal projet était Maria Celeste. Il avait vu de nombreux corps de femmes au temps de sa jeunesse, et comme tout le monde il avait vu quantité de gens tomber malades et mourir. Tous les jours, donc, il descendait l’allée qui formait la rue principale d’Arcetri pour se rendre au couvent, à la porte duquel il retrouvait Maria Celeste, qu’il embrassait sur les joues et soulevait comme s’il la soupesait, ainsi qu’elle l’avait un jour remarqué – ce qui était exactement le cas. Et chaque jour, donc, son estomac se nouait tandis qu’il pensait aux vivres à sa disposition susceptibles de lui paraître attrayants. Évidemment, il lui faudrait en donner l’essentiel à toutes les autres nonnes, et donc cela impliquait une certaine quantité, quelque chose comme une trentaine de bols de soupe. Ces soupes étaient souvent un gruau assez léger, qu’elles agrémentaient généralement de vin pour lui donner un peu plus de corps. Maria Celeste se plaignait d’avoir l’estomac froid, et il la croyait volontiers, parce qu’elle n’avait que la peau sur les os. Les soupes étaient donc toujours une bonne chose. Galilée avait eu tant de maladies dans sa vie qu’il en connaissait tous les symptômes, et il savait ce qu’ils signifiaient ; si bien que, en la regardant, il avait beau se jeter à corps perdu dans les travaux du jour, lui aussi avait l’estomac un peu froid, refroidi par la peur qui était en lui. Même le soleil qui l’accablait dans le jardin n’arrivait pas à réchauffer cette partie de son corps. Dans les lettres que sa fille lui avait envoyées lorsqu’il était au loin, elle lui parlait de sa peur de ne pas vivre assez longtemps pour voir son retour ; or elle n’était pas du genre à exagérer ses craintes, ni même à en parler. Cela ne pouvait donc être qu’un vrai sentiment. Il connaissait cette sensation, que la fin était proche ; il l’avait lui-même éprouvée plus d’une fois. Cette peur ne ressemblait à aucune autre. Elle vous marquait. Comme Maria Celeste était très proche de lui, elle n’avait pas hésité à lui écrire ce qu’elle ressentait.

Enfin, c’était la vie. On n’échappait jamais tout à fait à cette peur. Une fois, bien avant, il lui avait écrit ceci :

Les hommes sont conduits à d’étranges fantaisies par leur tendance à vouloir mesurer tout l’univers à l’aune de leur minuscule échelle. Notre profonde haine de la mort ne devrait pas faire de la fragilité une si mauvaise chose. Pourquoi faudrait-il que nous souhaitions devenir moins sujets au changement ? Nous souffririons alors le destin provoqué par la tête de la Méduse, être changés en marbre, perdre nos sensations et les qualités qui ne pourraient exister en nous sans changements corporels, et le fait que nous sommes toujours en train de devenir quelque chose de nouveau et d’étrange.

Facile à dire, quand on est en bonne santé. Mais, sain de corps ou non, ce n’en était pas moins vrai.

Comme les jours succédaient aux jours, il finit par s’habituer à la maigreur de sa fille. Ce n’était qu’une apparence. Elle était toujours aussi rapide et bavarde, comme un pinson fait femme, babillant constamment à propos de tout et de n’importe quoi, plus ou moins comme dans ses lettres, mais à présent c’était aussi une musique – comme si ses lettres n’avaient été que des partitions musicales, écrites de telle sorte qu’il puisse se la représenter en train de les lui lire directement dans sa tête, à la manière des vieilles mélodies de son père, qu’il continuait d’entendre rien qu’en regardant les partitions que Vincenzio avait laissées derrière lui. Mais se retrouver en présence de la musicienne elle-même, alors qu’elle chantait tout haut la musique de ses pensées, c’était une tout autre expérience. Il l’absorbait comme la lumière du soleil, comme une musique d’église. C’était la ridicule musique des sphères de Kepler, immanente dans le monde. Les yeux bruns de sa fille étaient brûlants comme ceux de Marina. Son teint était un peu fiévreux, même sans ses problèmes d’estomac. Elle agissait dans la fièvre. Elle ressemblait à Marina par bien des côtés.

Dans le tumulte des jours, il la regardait papillonner dans le couvent tout en babillant :

« Les cédrats ne sont pas encore assez secs pour qu’on les fasse confire, et il y en a un qui présente des traces de moisissure, et j’ai peur, s’il pleut, que nous les perdions tous, et ça fera trente scudi de dilapidés pour le charpentier qui a essayé de réparer la porte, père, vous allez vous occuper de la charnière du bas de cette porte, n’est-ce pas ? Jetez-y un coup d’œil. J’ai dit vos psaumes de pénitence pour vous, au fait, alors vous n’avez pas à vous en soucier. Sœur Francesca, je vous en prie, n’épluchez pas ça là, ça ne fera que donner plus de travail à sœur Luisa, après, venez ici si vous voulez, c’est bien, vous êtes une bonne âme, père, venez avec moi, allons nous asseoir dans le jardin et cueillir les citrons pendant qu’il fait encore frais… »

Et dehors, pendant qu’ils procédaient à leur cueillette, sous un ciel bleu et de gros nuages blancs, joufflus, elle énumérait chacun des quattrini dont elles disposaient à présent, cette fois dans l’espoir de calculer s’il y en avait suffisamment pour effectuer le premier versement pour deux douzaines de couvertures.

Elle était en effervescence, toujours. Elle n’arrivait pas à suivre le rythme de ses propres pensées. C’était un miracle que ses lettres parvinssent à traduire l’enchaînement de ses idées comme elles le faisaient, l’acte d’écrire étant tellement plus lent que la vitesse de sa pensée. Quand Galilée avait l’impression que ses propres pensées filaient ainsi hors de lui, il avait tendance à se concentrer sur des mots pris isolément, à les tripoter comme des petits cailloux pour se ralentir ;mais pas elle. Elle avait peut-être hérité d’une partie des habitudes mentales de son père, ainsi que de la volonté implacable de sa mère ; et tout ce pouvoir devait se donner libre cours dans les confins délabrés de San Matteo. Cela lui faisait penser aux strophes de l’Arioste sur la princesse enfermée dans une coque de noix, et qui tenait sa cour comme si de rien n’était. On ne pouvait pas faire autrement que d’aimer un tel don : adapter ses ambitions à la situation réelle. Il en avait toujours été incapable.

Une fois, il s’arrêta de travailler sur les rouages et les poulies de leur vieille horloge bancale afin d’esquisser une ébauche de plan pour une horloge basée sur le principe du pendule. Le mécanisme comporterait un balancier qui entraînerait la détente d’un ressort. De prime abord, cela semblait être une belle idée ; la force potentielle forgée en un ressort, qui en faisait une espèce de poids qui exercerait une pression continue, c’était tout ce dont on avait besoin pour faire marcher une horloge pendant des années. Lorsque Maria Celeste entra, il lui parla de cette idée, et elle rit de voir son visage. Elle regarda par-dessus son épaule et lui posa des questions sur les colonnes de chiffres qu’il avait inscrites au bas d’un croquis de son projet, et il essaya de lui dire à quoi il pensait. Elle hocha la tête d’un air compréhensif, et il continua sur sa lancée. Il finit par arriver à ses lois sur la chute des corps, et elle eut l’air d’abord surprise à la seule idée qu’il puisse y avoir un rapport entre la distance et le temps, puis cela lui fit monter les larmes aux yeux.

— Oui, confirma-t-il. Le monde obéit à des lois mathématiques. C’est beaucoup plus stupéfiant que les gens ne semblent le croire. Réfléchis : les nombres sont des idées, ce sont des qualités qui évoluent dans l’esprit après qu’on les a extraits du monde en le regardant. Ainsi, nous voyons que nous avons deux mains, et qu’il y a deux moutons dans la prairie, mais nous ne voyons jamais un « deux » nulle part. Ce n’est pas une chose, c’est une idée, et elle est donc intangible. Comme les âmes en ce monde. Et puis nous nous enseignons les uns aux autres des jeux qui nous permettent de jouer avec ces idées – on voit comment on peut les additionner, et obtenir d’autres nombres, comme si on ajoutait des moutons et la prairie. Par exemple, on voit que n’importe quel nombre peut être ajouté à lui-même par son propre nombre de fois : deux fois deux, quatre fois quatre, nous appelons cela des carrés parce qu’on peut les disposer en carré, avec le même nombre de moutons de chaque côté, et on voit comment des nombres plus grands, multipliés par eux-mêmes, deviennent très vite plus grands que le nombre précédent, et que cette croissance accélérée obéit à une proportion. Une idée intéressante. Cela fait un joli schéma dans l’esprit, ou sur la page. Et puis on regarde le monde autour de soi. On laisse tomber une balle et on observe. Elle paraît accélérer en tombant, c’est en tout cas ce que nous dit l’œil, ce qui fait que l’on mesure la chute de différentes façons. Et que crois-tu que l’on constate ? On se rend compte que toutes les choses tombent à la même vitesse, et que la distance le long de laquelle quelque chose tombe augmente du carré du temps de la chute – très précisément ! –, et cela bien que le temps et la distance paraissent être des choses très différentes. Et pourquoi cela ? Pourquoi le rapport doit-il être si simple et si net ? Pourquoi les deux doivent-ils être liés ? Tout ce qu’on peut dire, c’est que tel est le cas. Les choses tombent en obéissant à des règles, toujours de la même façon, et les règles sont simples – ou moins simples, par la suite. Mais le monde obéit à des lois mathématiques ! Le monde est proportionnel à lui-même par l’intermédiaire de choses aussi disparates que le temps et la distance. Comment est-ce possible ?

— Cela ne peut être que parce que Dieu a fait le monde de cette façon.

— Oui. Dieu a fait le monde en utilisant les mathématiques, et Il nous a donné un esprit capable de le voir. Nous pouvons découvrir les lois qu’il a utilisées ! C’est une des choses les plus magnifiques à observer et à comprendre. C’est une prière. Plus qu’une prière, un sacrement, une sorte de communion. Une appréhension – une épiphanie –, c’est voir Dieu en étant encore dans ce corps, et en ce monde ! C’est une bénédiction que de pouvoir faire l’expérience de Dieu de cette façon. Qui ne consacrerait son temps à le comprendre davantage, à mieux comprendre la façon dont Dieu pense ces choses ?

— Pas moi, dit-elle en le regardant tendrement.

Et puis sentir la bonté de Dieu dans le soleil sur son dos, dans le jardin. Galilée avait un petit fauteuil à roulettes qu’il pouvait déplacer entre les rangées de plantes, dont l’assise était percée d’une fente pour son bandage herniaire. Cela lui soulageait un peu le dos et les genoux lorsqu’il se penchait pour arracher les mauvaises herbes, sentant la terre sous ses ongles et le soleil sur son dos. C’était sentir le doigt de Dieu sur le monde, de la même façon que déterminer des proportions dans la nature revenait à voir l’esprit de Dieu. Il ne pouvait s’empêcher de regretter que Maria Celeste n’ait pas le droit de remonter l’allée jusqu’à Il Gioello, pour aider la Piera dans la maison, et de s’asseoir avec lui dans son jardin comme il s’asseyait avec elle au couvent. Il faudrait qu’il essaie d’y remédier. La nouvelle abbesse pourrait probablement en être convaincue. Ah, la course bénie des jours…


Pourtant, il avait raison d’avoir peur. Enfin, on a toujours raison. Un jour, quelques mois après le retour de Galilée, une viande avariée donna la colique à Maria Celeste. Or elle n’avait pas assez de chair pour retenir l’eau ou lui donner les réserves de forces dont elle avait besoin. La dysenterie acheva bientôt de la dessécher, lui tordant les tripes au point qu’elle se crispait de douleur, ayant déjà évacué tout ce qu’elle avait en elle. Elle devint parcheminée et commença à perdre du sang et toutes sortes d’autres liquides et viscosités qui tapissent les intestins. Après cela, il n’y eut plus rien à faire que de rester assis à son chevet, à côté du lit où elle était allongée, et d’appeler les autres nonnes pour la soulever lorsqu’elle avait besoin de se soulager. Il se retirait alors pour ne pas offenser sa pudeur, revenant aussi vite que possible pour lui essuyer le front et lui donner des cédrats à sucer, puis se rasseyait et voyait combien de bouillon elle pouvait garder, l’incitant à en avaler quelques gorgées chaque fois qu’il arrivait à obtenir son attention. Dans sa fièvre, elle se mit à délirer, et ses lèvres se craquelèrent. Son corps cessa de se tortiller, et elle resta là à respirer faiblement, ne transpirant même plus, le pouls faible et, le cinquième jour, erratique.

Galilée resta assis là, à côté d’elle, à regarder le mur. Sarpi était mort, Sagredo était mort, Salviati était mort, Cesi était mort, Marina était morte, ses sœurs, ses parents aussi. La liste s’allongeait encore. Cosme. Cesarini. La Bible parlait de trois vingtaines d’années plus dix, mais il y en avait tellement peu qui y parvenaient, tellement peu. C’était un monde déchu.

Les heures passèrent, pulsation après pulsation, souffle après souffle. Les heures, pareilles à des semaines, les jours, comme des mois. Il n’y avait pas assez de choses auxquelles penser en de tels moments.

À la fin du cinquième jour, il se releva et sortit pour parler de la situation avec le docteur qui rendait visite au couvent, un homme auquel il avait appris à faire plus confiance qu’à la plupart des docteurs. L’homme essuya sa nuque en sueur et plissa les yeux de désespoir en écoutant les nouvelles.

— Son état est trop avancé, dit-il.

Il serra le bras de Galilée comme si c’était de sa propre fille qu’il parlait.

— Elle est tellement déshydratée qu’elle ne pourra pas s’en remettre.

— Combien de temps ? demanda Galilée.

— Une journée. Peut-être moins.

— Je reviendrai dès que j’aurai réglé certaines choses. Veillez à ce qu’elle reçoive les sacrements.

— C’est déjà fait. Je vais vous raccompagner chez vous.

Il se traîna jusqu’à l’allée du village, si familière déjà qu’elle lui semblait être la seule allée qu’il ait jamais arpentée. À Il Gioello, ils trouvèrent la porte occupée par un petit groupe de clercs de Florence, menés par le vicaire de l’Inquisition locale.

— Que voulez-vous ? demanda brusquement Galilée.

Le vicaire bomba le torse pour bien souligner l’importance de sa déclaration.

— Sa Sainteté le pape vous interdit de continuer à pétitionner le Saint-Office de Florence pour obtenir votre liberté de mouvement, faute de quoi vous serez transporté dans votre prison du Saint-Office de Rome.

Galilée le regarda. Geppo et la Piera observaient la scène avec horreur, depuis le jardin ; sûrement, le maître allait éclater, pris d’une de ses fureurs noires. Il allait tabasser ces prélats, et son compte serait bon.

Finalement, Galilée dit :

— J’essayais d’obtenir la permission d’aller à Florence voir mes docteurs.

— Il vous est interdit d’essayer.

Galilée agita la main et entra sans un mot. Nous regardâmes les clercs s’entretenir, le visage écarlate, puis s’en aller.

Cette nuit-là, Galilée retourna au couvent et s’assit à côté de Maria Celeste, tenant sa main glacée. Elle était inconsciente et respirait à peine. Pendant un moment, Arcangela vint et pleura, le visage dans son tablier, au creux de son coude. Elle colla même son visage contre Galilée, sans le regarder. À la dixième heure de la nuit, après la cloche des secondes matines, Maria Celeste mourut.

Trente-trois ans. Le même âge que le Christ. Une fiancée du Christ, sa petite sainte, sainte Maria Celeste, maintenant céleste, en vérité. S’il n’en avait pas fait une nonne, il lui aurait trouvé un mari et une dot… Les pauvres clarisses étaient trop pauvres, elles mouraient de leurs vœux. Elle aurait pu élever ses petits-enfants et diriger Il Gioello, la sainte du Joyau.

On était le 2 avril 1634.


Le silence s’abattit sur la maisonnée sans sommeil. Un silence qui contrastait tellement avec les cris et les hurlements que Galilée laissait toujours échapper quand il était malade ou désespéré que ceux qui le vécurent n’arrivaient pas à y croire. Ils comprenaient maintenant que ses crises précédentes étaient comme le rugissement d’un lion qui a une épine dans la patte, le rugissement de quelqu’un qui a l’intention d’empêcher tout le monde de dormir quand lui n’y parvient pas. Rien de tel, à présent. Pas un bruit ne sortait de sa chambre fermée. La maisonnée trouvait ce silence terrible à entendre, il leur tintait aux oreilles comme une noirceur au cœur de toute chose. Par pitié, gémissez, se disaient-ils tous, hurlez, par pitié, hurlez au ciel et maudissez le pape et même Dieu, s’il vous plaît, battez-nous jusqu’à nous mener à un battement de cil de la mort, pitié, tout mais pas ce silence, tellement insupportable qu’ils entraient dans sa chambre, le servaient impassiblement et ressortaient, s’appuyaient des deux bras aux murs et sanglotaient ; et dans les nuits muettes, ils se blottissaient dans la cuisine ou se recroquevillaient en boule sur leur lit, écoutant, impuissants ; et même moi, vieux au-delà de tout sentiment et de toute santé mentale, malade de tout en ce monde, même moi je pleurais.

Il aurait mieux valu pour lui mourir dans les flammes.

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