17 Le Procès

Je veux ce que veut le Destin, dit Jupiter.

Giordano Bruno, L’Expulsion de la Bête triomphante

17.1

L’interdiction du Dialogo par le Saint-Office de l’Index, et l’ordre papal qui ordonnait à Galilée de se présenter devant le Saint-Office à Rome pour examen, au cours du mois d’octobre 1632, furent particulièrement traumatisants pour lui. Son livre avait été approuvé par toutes les autorités concernées, et son titre même annonçait son impartialité :


DIALOGUE

de

Galileo Galilei,

Mathématicien extraordinaire

d’obédience Lyncéenne

de l’Université de Pise

et Philosophe et Chef Mathématicien

du Sérénissime

GRAND-DUC DE TOSCANE,

Où, au cours de quatre jours, sont discutés

Les Deux

PRINCIPAUX SYSTÈMES DU MONDE,

PTOLÉMAÏQUE ET COPERNICIEN,

Proposant sans conclure

les raisons philosophiques et naturelles

Tant d’un côté que de l’autre.

Florence : Giovan Battista Landini MDCXXXII

Avec l’autorisation des autorités.


Il en eut connaissance par le biais d’une lettre envoyée par Cioli, le nouveau secrétaire du grand-duc, qu’un coursier apporta à Arcetri. Il vous est par la présente ordonné par la Sacrée Congrégation de l’Église de rendre compte de votre livre personnellement à Rome. Le livre lui-même est interdit. Aussi platement que cela. Personne ne voulait plus le connaître. Malgré tous les signes avertisseurs, les combats et les prémonitions, il n’arrivait pas à le croire.


S’il en avait su plus long sur ce qui se passait à Rome, il n’aurait pas été aussi surpris. L’ambassadeur du grand-duc auprès du pontife, qui était toujours Francesco Niccolini, lui-même profondément impliqué dans cette affaire, aurait pu tout lui expliquer. La situation transcendait de loin les spéculations philosophiques de Galilée, auxquelles il était seul à accorder une importance primordiale. Gustave-Adolphe, le roi de Suède, autrefois allié de Rome, faisait actuellement traverser à son armée protestante le sud de l’Allemagne, massacrant les catholiques sur son passage. Les Espagnols, furieux, estimaient qu’Urbain était à blâmer parce que le début de sa papauté avait été marqué par une trop grande tolérance à l’égard des protestants et de toutes sortes d’autres hétérodoxies. Maintenant, ils voulaient constater les suppressions rigoureuses qu’ils croyaient nécessaires pour maintenir la cohésion du catholicisme.

Les jésuites aussi étaient furieux ; leur ordre, largement répandu, était celui qui souffrait le plus de la déferlante protestante sur le nord de l’Europe. Pendant l’oraison annuelle du vendredi saint à la cathédrale de Saint-Pierre, le père Orazio Grassi lui-même, autrement dit Sarsi, le vieil adversaire de Galilée, prononça un sermon à glacer les sangs, mettant le pape en garde contre toute faiblesse future, sous les yeux d’Urbain lui-même, assis là, le visage rubicond, dans la loge papale. De mémoire d’homme, on n’avait jamais entendu adresser un tel reproche public à un pape en fonction, pour avoir négligé de s’occuper des guerres de l’Église. Le discours de Grassi plongea la Congrégation dans un tel silence qu’on entendait les pigeons – qu’il n’avait pas été possible d’éliminer totalement – roucouler dans leurs nids, en haut du dôme.

Ce fut un mauvais moment parmi bien d’autres. Urbain était un homme superstitieux, et le Vésuve était récemment entré en éruption, après cent trente années de calme absolu, recouvrant les environs de Naples d’une couverture de lave que les gens liaient aux armées protestantes. Un mauvais signe, indubitablement ; et les étoiles elles-mêmes étaient annonciatrices de catastrophe. L’interdiction faite par Urbain de publier des horoscopes prédisant sa mort était toujours en vigueur, mais des prédictions de désastres plus généraux ne pouvaient être interdites, et étaient monnaie courante.

Les convocations du jeudi auxquelles les cardinaux devaient se rendre devinrent de plus en plus tendues. Plusieurs furent le théâtre de récriminations amères entre Urbain et son principal ennemi, le formidablement corpulent cardinal Gasparo Borgia, qui faisait office d’ambassadeur du roi d’Espagne auprès du pontificat. Le pouvoir de l’Espagne était tel que les Borgia étaient presque aussi influents à Rome qu’Urbain, et il prenait la parole tous les jeudis en affichant son mépris pour Urbain, qu’il accusait de se montrer excessivement tolérant envers les activités hérétiques.

Ce chaudron bouillonnant avait fini par déborder, le 8 mars 1632. Très vite, le bruit courut que, lors d’une réunion des cardinaux, le Borgia était monté sur une petite estrade et, du haut de sa masse imposante ainsi surélevée, avait annoncé dans un rugissement qu’il allait lire un document officiel, « une question de la plus grande importance pour la religion et la foi ». Des copies du document avaient été préparées afin d’être distribuées par ses affidés, pour que chacun puisse lire, par la suite, ce qu’il avait dit et s’émerveiller de son audace. C’était une dénonciation de toutes les politiques d’Urbain, d’une violence stupéfiante, qui qualifiait notamment d’hérétique l’ancienne alliance d’Urbain avec Gustave-Adolphe.

Le visage virant aussitôt au rouge, parce qu’il avait la peau aussi sensible physiquement que moralement, Urbain tenta de réduire Borgia au silence en hurlant « Arrêtez ! », « Taisez-vous ! », et ainsi de suite. Mais le Borgia l’ignora et continua sa lecture, beuglant plus fort que jamais. L’effronterie de cette insubordination flagrante choqua tous ceux qui y assistèrent. Les partisans d’Urbain poussèrent les hauts cris et se précipitèrent en masse sur Borgia pour le faire descendre de l’estrade et l’obliger à se taire. Mais le Borgia s’y attendait, et autour de lui les cardinaux de sa faction – Ludovisi, Colonna, Spinola, Doria, Sandoval, Ubaldini, Ablornoz – se dressèrent comme autant de gardes du corps pour affronter la marée des hommes de Barberini, pendant que Borgia continuait sa dénonciation sur un ton audible malgré le raffut. Les gens racontèrent, encore stupéfaits, comment le cardinal Antonio Barberini, le frère d’Urbain, s’était alors jeté sur la foule des Espagnols avec un grand rugissement, les poings et les coudes volant, franchissant leur barrage, attrapant Borgia par sa robe et l’entraînant à bas de l’estrade. Tout à coup, tous les cardinaux se retrouvèrent en tas par terre, à se donner des coups de poing et de pied comme deux bandes d’ivrognes, Colonna flanquant des baffes à Antonio Barberini jusqu’à ce qu’il l’arrache au Borgia, qui se releva, déterminé à poursuivre sa proclamation. On vit Urbain faire un pas en direction de Borgia, le poing levé, avant de se rappeler sa position et d’appeler en hurlant ses gardes suisses.

Lesquels, cuirasses d’acier et manches rouges, ramenèrent l’ordre avec leurs piques dressées, s’interposant entre Colonna, Antonio Barberini et les autres combattants plus âgés, tous hurlant comme des fous écumants, leurs robes rouges, leurs visages rouges abondamment couverts du sang des lèvres et des crânes fendus. Une scène rouge. Les hommes du Borgia distribuèrent les exemplaires imprimés de sa proclamation tout en quittant la salle en bloc. Urbain n’avait rien pu faire, sinon rester planté sur l’estrade et réaffirmer ses prérogatives. Mais, à ce stade, ses partisans, encore haletants, l’entendirent à peine.

C’était ce qu’on pouvait imaginer de plus proche d’une révolte ouverte contre un pape.


La nouvelle du pugilat se répandit rapidement. Niccolini, en écrivant à ce sujet à la cour de Florence, prédisait que le principal instrument de pression politique du parti espagnol sur la Curie consisterait en de violentes accusations d’hérésie. Urbain devrait faire preuve de prudence ; les extrémistes du côté espagnol, y compris le cardinal Ludovisi, menaçaient déjà d’entamer la procédure menant à la déposition papale. Urbain était incontestablement obligé d’adopter une position défensive. La mêlée dans le consistoire avait très clairement montré qu’il ne pouvait compter que sur sa propre famille pour le soutenir vraiment. Par bonheur, il avait déjà nommé des tas de Barberini au Vatican, et il pouvait contrer le parti espagnol de toutes sortes de façons. Son premier mouvement fut de renvoyer Ludovico Ludovisi de Rome.

Cela dit, le Borgia lui-même, en tant qu’ambassadeur du roi d’Espagne, et en tant que Borgia, tout simplement, était intouchable. La plupart des observateurs, à Rome, sentirent que tant qu’Urbain n’aurait pas trouvé le moyen de le vaincre, ou de lui survivre, il ne pourrait que jouer le jeu mené par ledit Borgia. Il devait rappeler qu’il était le chef en faisant croisade contre l’hérésie. Ce qui voulait dire, en un certain sens, que le Borgia et les Espagnols avaient déjà gagné. La haute culture barbérinienne avait fait long feu, la mirabile congiunture appartenait au passé.


La mise à l’Index du Dialogo de Galilée n’était donc qu’une partie de ce tournant dans le paysage politique italien. Une fois le livre sorti, presque tous les ennemis de Galilée vinrent se plaindre de sa publication auprès du Saint-Office, et la chasse fut ouverte. Riccardi était affolé, parce qu’il ne pouvait nier l’avoir approuvé. Il était déterminé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour apaiser Urbain sur la question. Et c’est ainsi qu’à la fin de l’été 1632 le livre fut interdit et Galilée sommé de venir à Rome s’expliquer.

Un ordre pareil était déjà un jugement, Galilée le savait pertinemment. Ce n’était pas comme un procès ordinaire ; la Congrégation du Saint-Office prononçait ses sentences par avance, en secret, et vous convoquait ensuite pour vous annoncer votre châtiment. Galilée passa donc l’automne 1632 à éviter, par tous les moyens auxquels il put songer, d’aller à Rome. Le grand-duc Ferdinand II et sa cour l’aidèrent au début, en tant qu’intermédiaires et avocats, parce qu’eux aussi avaient gros à perdre si leur philosophe et mathématicien de cour était jugé pour hérésie. Au nom de Galilée, ils demandèrent au pape s’il ne pouvait se soumettre à l’examen par questions écrites, depuis chez lui, à Arcetri, étant donné sa mauvaise santé.

Réponse de Rome : non.

Ils écrivirent pour demander s’il pourrait être interrogé par le bureau florentin de l’Inquisition.

Nouvelle réponse : non. Il devait se présenter à Rome.

Galilée s’alita et écrivit pour expliquer qu’à son âge avancé de soixante-dix ans (il en avait soixante-sept) sa santé précaire ne lui permettait pas de voyager.

Au bout d’un mois, un fonctionnaire florentin de l’Inquisition vint lui rendre visite pour voir à quel point il était vraiment malade. Galilée le reçut alité, en gémissant, agité et l’œil larmoyant. On aurait dit qu’il jouait la comédie, alors qu’en fait toute sa maisonnée l’avait déjà vu ainsi plusieurs centaines de fois. Il remit au fonctionnaire de l’Église une note que lui avaient rédigée ses trois docteurs, à lire et à transmettre à Rome :

Nous trouvons que son pouls s’interrompt tous les trois ou quatre battements. Le patient a de fréquentes attaques de vertige, de mélancolie hypocondriaque, de faiblesse digestive, d’insomnie et de douleurs fulgurantes de tout le corps. Nous avons aussi observé une grave hernie avec rupture du péritoine. Tous ces symptômes, à la moindre aggravation, pourraient mettre sa vie en danger.

Cette lettre, ainsi que le rapport du clerc, fut envoyée à Rome. Le pape les reçut avec rage et y fit répondre illico. Galilée viendrait à Rome de son plein gré, ou il y serait traîné enchaîné.

Du côté du pape, la température montait trop pour que le grand-duc Ferdinand y résiste. Il n’avait que vingt ans, et Urbain lui avait déjà pris le duché d’Urbino par la force, remplaçant l’héritier Médicis en titre par l’un de ses affidés. Ferdinand était intimidé, disait-on. Quelle qu’en soit la raison, il choisit de ne rien faire de plus pour défendre Galilée. En vérité, ce n’était pas le moment de s’opposer au pape. Ce n’était jamais le bon moment pour ce genre d’activité, bien entendu, mais ça l’était moins que jamais ; en tout cas, c’est ce que Cioli, le nouveau secrétaire de Ferdinand, et ses conseillers expliquèrent à Galilée, dans la cour d’Il Gioello, tout en lui assurant qu’il aurait tout le soutien du grand-duc, qu’ils allaient le transporter à Rome dans une belle litière, et qu’il y serait accueilli comme un invité du grand-duc, contrairement à certaines de ses précédentes visites, de sorte qu’il pourrait vivre là-bas dans le confort de la Villa Médicis, et ainsi de suite. Ce serait très bien. L’ambassadeur Francesco Niccolini était un fin diplomate, qui l’aiderait par tous les moyens à sa disposition. Il n’y avait pas moyen d’y couper, conclurent-ils. Il devait y aller.

À ce stade de la conversation, le visage de Galilée afficha un très curieux mélange de surprise, de consternation et d’une chose qui ressemblait à de la résignation. Il connaissait ce moment. Son jugement était venu.


Avant son départ pour Rome, Galilée alla rendre une dernière visite à Maria Celeste et à Arcangela. Arcangela ne voulut pas lui parler, évidemment, et regarda triomphalement les murs comme si elle avait prié pour qu’il passe en jugement et se réjouissait que ce moment arrive enfin. Galilée ne put avoir de bonne conversation avec Maria Celeste avant d’avoir fait escorter Arcangela hors de la pièce.

Alors ils s’assirent en se tenant par les mains dans la lumière du soleil qui tombait par la fenêtre. Maria Celeste survivait grâce à la foi, il le savait ; l’Église était tout pour elle, et elle vénérait son père en faisant de lui un saint dans son panthéon sacré. Et voilà qu’elle devait faire une croix sur tout cela à cause de ce terrible ordre du pape. Elle pleurait par petits sanglots réprimés, comme si elle était déchirée en deux mais essayait de le dissimuler par politesse. Le bruit de ses hoquets entrecoupés devait souvent revenir à Galilée au cours des mois sans sommeil à venir. Mais en cet instant il était déchiré par ses propres sentiments, ses propres peurs ; il se repliait sur lui-même et n’arrivait pas à lui accorder autant d’attention que d’habitude. Tout cet automne-là, il avait été calme, on aurait même pu dire serein. Cartaphilus savait que quelque chose d’extraordinaire lui était arrivé lors de sa dernière syncope, mais il n’en disait rien. Il n’y avait donc pas moyen de savoir si c’était la cause de cette attitude. Il semblait confiant, certain que les choses tourneraient bien. Maintenant, il avait l’air plus sombre. Il tapota la tête de Maria Celeste et partit pour Rome.

Ce fut un rude voyage d’hiver, en ce mois de janvier 1633. C’était son sixième voyage à Rome, et cette fois encore tout était pareil, et tout était différent. Le monde était devenu sombre et plein de boue. La peste était partout, et une semi-quarantaine le retint pendant vingt jours à Acquapendente, où il ne vécut que de pain, de vin et d’œufs. Il n’était pas pressé d’arriver à Rome, mais il avait trop de temps pour penser, pour s’inquiéter, pour regretter. Comme il regrettait, alors, la marche cahotante des jours ordinaires.


Pendant ce temps-là, à Rome, Niccolini demandait audience au pape pour lui remettre la protestation du grand-duc concernant la farce que constituait la commission de clercs constituée pour juger le livre de Galilée. Le grand-duc ne pouvait guère aller plus loin dans sa protestation contre le jugement proprement dit, et bien qu’il ait peu de chances de réussir, Niccolini pouvait utiliser la réunion pour essayer de comprendre ce qui se cachait derrière l’annulation de l’approbation du livre de Galilée, et sa subite convocation à Rome. Il espérait qu’une meilleure compréhension du dossier l’aiderait à préparer la défense de Galilée.

La rencontre ne fut pas un succès ; de retour à la Villa Médicis, Niccolini en rédigea un compte rendu détaillé pour le jeune grand-duc et Cioli, son secrétaire. La réunion, écrivit-il, s’était déroulée… dans une atmosphère de grande fièvre. Moi aussi, je commence à croire, ainsi que votre Très Illustrissime Seigneurie l’exprime si bien, que le ciel est sur le point de s’abattre. Pendant que nous abordions le sujet délicat du Saint-Office, Sa Sainteté a explosé d’une vive colère et m’a soudain dit que notre Galilei avait osé pénétrer là où il n’aurait pas dû, dans les sujets les plus graves et les plus dangereux qui se puissent aborder à cette époque.

C’était étrange, parce que le pape avait personnellement, et plus d’une fois au cours des dernières années, assuré Galilée qu’il pouvait écrire sur le système copernicien du monde. Ainsi que Niccolini le lui avait d’ailleurs rappelé : J’ai répondu que le signor Galilei n’avait pas publié sans l’approbation de ses ministres, et que dans ce but j’avais moi-même obtenu et envoyé les préfaces à Florence. Il répondit, dans un même éclat de fureur, qu’il avait été trompé par Galileo et Ciampoli.

Et il avait continué, disait Niccolini en substance, en dressant la liste, avec des détails bien documentés, des différentes occasions où Galilée avait promis un texte acceptable et ne l’avait pas fourni, et en rappelant de quelle manière Ciampoli et Riccardi avaient eux aussi promis de veiller à ce qu’il en soit ainsi, tout cela s’étant traduit par le texte proprement dit, et par les mensonges qui avaient été proférés par toutes les personnes impliquées.

Niccolini avait été obligé de le croire sur parole, bien que pour lui cela n’eût aucun sens, compte tenu des nombreuses fois où Galilée avait assuré dans son livre que toutes ses théories n’étaient qu’ex suppositione. Mais Niccolini n’était pas au courant de la dénonciation anonyme qui accusait Galilée de nier la doctrine de la transsubstantiation. À cause de cela, il continuait à mettre en avant l’affaire de Copernic comme étant la cause ostensible de l’interdiction et de l’arrestation.

J’ai interjeté que je savais que Sa Sainteté avait réuni une Commission dans le but d’enquêter sur le livre du signor Galileo et, parce qu’elle pouvait comporter des membres qui détestaient le signor Galilei (ce qui est le cas), j’ai humblement prié Sa Sainteté de consentir à lui donner l’occasion de se justifier. À quoi Sa Sainteté a répondu qu’en ces questions du Saint-Office la procédure consistait simplement à prononcer la censure puis à appeler le défenseur à se rétracter.

Niccolini n’en avait pas moins persisté à défendre Galilée :

« Ne semble-t-il pas à Votre Sainteté que Galilée devrait connaître à l’avance les problèmes et les objections qui ont entraîné la censure, et ce qui déplaît au Saint-Office ? »

Urbain, le visage rubicond, avait violemment rétorqué :

« Nous répondons que le Saint-Office ne fait pas ces choses et ne procède pas de la sorte, que ces éléments ne sont jamais fournis en avance à qui que ce soit. Telle n’est pas la coutume. D’ailleurs, il sait très bien où résident les problèmes, s’il veut les connaître, puisque nous les avons discutés avec lui et qu’il les a entendus de nous. »

Niccolini s’était battu, pied à pied :

« Je vous implore de considérer que le livre est dédié au grand-duc de Toscane… »

À quoi Urbain avait répondu :

« Nous avons fait interdire des œuvres à nous-même dédiées ! Dans ces questions, qui impliquent de grands dommages causés à la religion, en vérité les pires jamais conçus, Sa Grandeur le grand-duc devrait aussi contribuer à les empêcher, étant un prince chrétien ! Il devrait prendre garde à ne pas s’impliquer, parce qu’il n’en sortirait pas de manière honorable. »

Niccolini :

« Je suis sûr que je recevrai à nouveau l’ordre de déranger Votre Sainteté, et je le ferai, mais je ne crois pas que Votre Sainteté puisse entériner l’interdiction du livre préalablement accepté sans entendre au moins d’abord le signor Galilei… »

Urbain, sur un ton lugubre :

« C’est le moindre mal qui puisse lui être fait. Il devrait prendre soin de ne pas être convoqué par le Saint-Office. Nous avons constitué une commission de théologiens et d’autres personnes versées en diverses sciences qui soupèsent tous les détails, mot à mot, puisqu’il s’agit là du sujet le plus pervers qui puisse être abordé. Écrivez à votre prince pour dire que la doctrine en question est des plus perverses, et que Sa Grandeur devrait donc se calmer. Et nous vous imposons maintenant de savoir qu’il s’agit là d’informations secrètes que nous vous révélons. Vous êtes autorisé à les partager avec votre prince, mais il doit lui aussi les garder secrètes. Nous avons fait usage de toutes les civilités envers le signor Galilei, nous lui avons expliqué ce que nous savons être vrai, et nous n’avons pas envoyé l’affaire à la Congrégation de la Sainte Inquisition, comme cela aurait été normal, mais plutôt à une commission spéciale nouvellement créée. Nous avons employé envers Galileo de meilleures manières qu’il n’en a usé avec nous, parce que nous avons été trompé ! »

J’ai donc eu une réunion désagréable, conclut Niccolini avec un frisson, ayant couché par écrit l’intégralité de la conversation, et je sens que le pape n’aurait pas pu être plus mal disposé envers notre pauvre signor Galilei. Je crois qu’il est nécessaire d’aborder cette affaire sans violence, et de négocier avec les ministres et avec le seigneur cardinal Barberini plutôt qu’avec le pape lui-même, parce que quand Sa Sainteté a quelque chose dans la tête, c’est la fin de l’histoire, surtout si on s’oppose à elle, si on la menace ou si on la défie, car alors elle se durcit et ne témoigne plus de respect à quiconque. Le mieux est de temporiser et d’essayer de l’ébranler par une diplomatie insistante, habile et calme.

Ce que Niccolini avait fait, pendant le restant de cet automne et de l’hiver. De Riccardi, il reçut des assurances que tout irait probablement bien, mais également une mise en garde, dont Niccolini rendit compte à ses supérieurs :

Cela étant, il dit surtout, avec la confidentialité et le secret habituels, qu’ils ont découvert dans les dossiers du Saint-Office une chose de taille, à elle seule, à ruiner complètement le signor Galilei.

C’était probablement l’enregistrement fait par Seghizzi de l’interdiction prononcée par Bellarmino en 1616, comme Riccardi l’expliqua finalement à Niccolini. Le Vatican avait sorti la carte cachée dans sa manche.

Puis certains espions ajoutèrent à cette information que la dénonciation anonyme d’Il Saggiatore faite en 1624 avait aussi été localisée. Galilée était donc attaqué sur deux fronts, dont un seul était pris en charge par les schémas défensifs de Sarpi.

Les propres sources de Niccolini lui parlaient seulement d’une chose mystérieuse, sans autre précision, et lors d’une audience subséquente avec le pape il confirma le soupçon qu’il avait exprimé auprès du grand-duc et de Cioli, à savoir qu’il se tramait quelque chose de bizarre, qu’ils ne comprenaient pas. Niccolini rapporta que le pape, lors de cette audience, lui avait demandé d’avertir le grand-duc de ne pas laisser le signor Galilei répandre des opinions perturbatrices et dangereuses sous le prétexte de diriger une certaine école pour la jeunesse, parce qu’il avait « entendu quelque chose » (quoi, je l’ignore).

Des forces tournoyaient autour de Rome, et elles convergeaient vers ce procès.


La Villa Médicis était plus ou moins comme dix-huit ans auparavant : un grand bâtiment blanc, massif, entouré par de vastes jardins ornementés, pleins de vieilles statues romaines, qui fondaient lentement sur leurs socles de marbre lisse. L’ambassadeur Francesco Niccolini reçut Galilée avec la plus grande sollicitude, ce qui formait un contraste marqué avec l’accueil auquel il avait eu droit lors de ses visites précédentes. Dans le passé, il avait été de plus en plus mal accueilli à chaque fois. Un endroit de rêve ; et pourtant, cette fois surtout, un cauchemar. Mais dans ce cauchemar – chose on ne peut plus incongrue, bienvenue – émergeait ce visage amical et généreux.

— Je suis là pour vous aider par tous les moyens à ma disposition, lui dit Niccolini.

Et Galilée lut sur son visage que c’était vrai.

— D’où viennent des gens aussi bons ? demanda Galilée à Cartaphilus cet après-midi-là, alors que le vieux serviteur défaisait ses bagages.

Leurs chambres étaient magnifiques : hautes de plafond, dotées de fenêtres ouvrant à l’est.

— Les Niccolini ont toujours représenté un pouvoir à Florence, dit platement Cartaphilus depuis le grand placard où il accrochait les chemises de Galilée.

Galilée souffla grossièrement entre ses lèvres.

— Ce n’est pas un Niccolini ordinaire.

Ordinaire ou non, c’était un hôte généreux et un bon avocat. Il organisa rencontre sur rencontre avec des cardinaux importants et participa à de nombreuses réunions. Il arrondissait tous les angles, et il demanda encore une audience à Urbain lui-même, pour garantir si possible un traitement doux et rapide au vieil astronome, insistant sur le poste officiel de Galilée à la cour de Toscane, et sur son âge avancé.

Pourtant, comme Niccolini le décrivait dans sa lettre à Cioli, le pape resta insensible à ses demandes.

Il m’a répondu que le signor Galilei serait examiné conformément à la procédure, mais qu’il y a un argument auquel personne n’a jamais pu répliquer, et le voici : Dieu est omnipotent et peut tout faire ; et puisqu’il est omnipotent, pourquoi voulons-nous Le lier ? J’ai dit que je n’étais pas compétent pour aborder ces sujets, mais que j’avais entendu le signor Galilei lui-même dire que, premièrement, il ne tenait pas pour vraie l’idée que la Terre était en mouvement, et ensuite que puisque Dieu pouvait faire le monde d’un nombre incalculable de façons on ne pouvait pas nier, après tout, qu’il aurait pu le faire de cette façon. Cela dit, le pape s’est fâché à ce sujet, et m’a dit que nul ne devait imposer la nécessité au Dieu béni. Voyant qu’il perdait son calme, je n’ai pas voulu continuer à discuter de ce que je ne comprends pas, au risque de l’indisposer au détriment du signor Galilei. J’ai donc dit que, en gros, Galilée était là pour obéir et pour rétracter tout ce pour quoi il pourrait être blâmé concernant la religion ; et puis, afin de ne pas éveiller le soupçon que je pourrais moi aussi offenser le Saint-Office, j’ai changé de sujet.

Avant la fin de l’audience papale, Niccolini demanda que Galilée fût autorisé à demeurer à la Villa Médicis y compris durant son procès, mais le pape refusa d’accéder à sa requête, disant qu’on lui donnerait de bons appartements au Saint-Office, à l’intérieur du Vatican.

Lorsque je suis rentré, je n’ai pas parlé à Galilée du projet de l’installer au Saint-Office pendant le procès parce que j’étais sûr que cela le perturberait grandement et qu’il s’agiterait jusqu’à ce moment, d’autant qu’on ne sait pas encore quand ils le réclameront.

Je n’aime pas l’attitude de Sa Sainteté, qui ne s’est pas du tout laissé amadouer.

Galilée continua donc à mariner dans la Villa Médicis pendant plus de deux mois. Il n’y avait rien à faire, que rester assis dans les jardins tirés au cordeau et regarder les ombres bouger sur les cadrans solaires, penser, et endurer. Les jours succédaient aux jours, tous pareils.


Le 9 avril 1633, son vieil étudiant, le cardinal Francesco Barberini, apparut à la Villa Médicis, rompant le long silence. Il avertit Niccolini que le procès n’allait pas tarder à commencer, et que Galilée recevrait effectivement l’ordre de demeurer au Saint-Office pendant sa durée.

Cependant, écrivit Niccolini à Cioli, je n’ai pu cacher ni la mauvaise santé de ce bon vieil homme, qui avait gémi et hurlé pendant deux nuits entières à cause de ses douleurs arthritiques, ni son âge avancé, ni les souffrances qu’il connaîtrait en conséquence.

Niccolini insista donc auprès d’Urbain.

Ce matin, j’en ai parlé à Sa Sainteté, qui m’a dit regretter que le signor Galilei se soit trouvé impliqué dans cette affaire, qu’elle considère comme très grave et de grandes conséquences pour la religion.

Néanmoins, le signor Galilei essaie de défendre ses opinions avec beaucoup de force ; mais je l’ai exhorté, dans l’intérêt d’une rapide résolution, à ne pas prendre la peine de les affirmer et à se soumettre à ce qu’on veut l’entendre maintenir ou croire sur n’importe quel détail du mouvement de la Terre. Il était extrêmement désespéré par cela, et depuis hier il a l’air tellement déprimé que j’ai, en ce qui me concerne, les plus grandes craintes pour sa vie.

Toute la maisonnée l’aime beaucoup et se sent désolée pour lui à un point indicible.

Les espions et les colporteurs de rumeurs avaient beau répandre quantité de ragots pour expliquer la situation, ce qui se tramait au Vatican, et pourquoi, n’était pas encore clair pour les membres du camp de Galilée. Mais, qu’ils le comprennent ou non, le jour arriva ; et le procès commença.

Le 12 avril 1633, à dix heures du matin, Galilée fut escorté au Vatican en passant par l’arche des Cloches, jusqu’au palais du Saint-Office, un bâtiment coiffé d’un dôme sur le côté sud de la cathédrale Saint-Pierre. Des gardes suisses menèrent l’accusé et le petit contingent d’inquisiteurs le long des couloirs jusqu’à une petite pièce, aux murs de plâtre blanc uniquement ornés d’un grand crucifix. Un énorme bureau occupait le centre de la pièce ; les inquisiteurs se tenaient debout derrière. L’accusé était devant, et une nonne dominicaine, faisant office de scribe, était assise devant une grande écritoire sur le côté. Des serviteurs montaient la garde dans le couloir, silencieux et discrets.

Le chef inquisiteur était l’un des cardinaux, Vincenzo Maculano da Firenzuola, un dominicain fluet, à peu près de la même taille que Galilée. Sa vie ascétique avait tellement ridé la peau de son visage et enfoncé ses yeux dans leurs orbites qu’il avait l’air presque aussi vieux que le vieil astronome, alors qu’il n’avait que quarante-cinq ans. Il avait le nez épaté, une petite bouche.

Lorsque le procès commença, il avait le regard acéré, mais sa bouche avait un pli détendu et même amical.

— Il est temps de faire une déposition, dit-il gentiment.

Cité à comparaître, s’est présenté personnellement à Rome au palais du Saint-Office, aux quartiers habituels du Révérend père commissaire, en présence du Révérend père Fra Vincenzo Maculano de Fiorenzuola, commissaire général, assisté par monseigneur Carolo Sinceri, procurateur du Saint-Office, etc.

Galilée, fils du défunt Vincenzio Galilei, Florentin, âgé de soixante-dix ans, requis sous serment de dire la vérité, a été questionné en ces termes par les pères présents :

Question : Par quels moyens et depuis combien de temps est-il arrivé à Rome ?

Réponse : Je suis arrivé à Rome le premier dimanche de Carême, et j’ai voyagé en litière.


Les questions du cardinal Maculano furent posées, et enregistrées par la nonne, en latin, alors que les réponses de Galilée furent faites et enregistrées en italien. Dès les premiers mots en toscan vernaculaire de Galilée, Maculano leva les yeux du bureau, surpris ;mais après un instant d’hésitation il n’interrompit pas la réponse et n’exigea pas que Galilée fournisse ses réponses en latin. Il se contenta de poser sa question suivante, toujours en latin :

— Êtes-vous venu à Rome de votre plein gré ou parce que vous y avez été convoqué, et, si quelqu’un vous a ordonné de vous y rendre, par qui cet ordre vous a-t-il été donné ?

Galilée répondit aussi sérieusement que si c’était le nœud de l’affaire :

— À Florence, le père inquisiteur m’a ordonné de me rendre à Rome pour me présenter devant le Saint-Office.

— Savez-vous ou devinez-vous pourquoi vous avez reçu cet ordre ?

Galilée répondit :

— J’imagine qu’on m’a ordonné de me présenter devant le Saint-Office pour que je rende compte de mon livre récemment imprimé ;et je suppose que c’est pour cette même raison que l’imprimeur et moi-même nous étions vu interdire de laisser paraître ledit livre quelques jours avant que je sois convoqué à Rome, le père inquisiteur ayant également prescrit à mon imprimeur de faire parvenir le manuscrit original de ce livre au Saint-Office de Rome.

À cela, Maculano hocha la tête.

— Veuillez donc expliquer ce qui, dans ce livre, pourrait avoir incité les autorités à vous ordonner de vous rendre à Rome.

— C’est un livre écrit sous la forme d’un dialogue, et il traite de la constitution du monde, ou plutôt des deux grands systèmes, c’est-à-dire des arrangements des Cieux et de leurs éléments.

— Si on vous montrait ledit livre, le reconnaîtriez-vous ?

— Je l’espère, répondit Galilée. J’espère que je reconnaîtrais le livre si on me le montrait.

Maculano lui jeta un regard d’acier. Était-ce un sarcasme ? Une pauvre tentative de plaisanterie ? Le ton plat et l’expression innocente de l’accusé ne permettaient aucune interprétation. Il était concentré, précis ; il était clair que l’affaire était importante pour lui, et il y avait de quoi. Son regard était rivé sur le visage de Maculano. Si quelque chose en lui se débattait pour retenir des répliques percutantes ou des rebuffades sarcastiques, il sut garder celles-ci par-devers lui, et elles ne s’échappaient peut-être que par bribes rapides, incontrôlables, formant des déclarations incongrues qui étaient les seules échardes restant d’une habitude de toute une vie passée à embrocher ses adversaires lors des débats.

Cet adversaire était trop dangereux pour être touché. Maculano laissa passer encore quelques instants. Appréciait-il l’ironie de Galilée, ou l’avertissait-il que ce n’était pas le moment de faire l’idiot ? Il était tout aussi impossible à Galilée de dire ce que pensait Maculano que pour Maculano de déterminer ce que Galilée avait voulu dire. Ils se regardaient, impassibles. Tout à coup, ceux d’entre nous qui l’observaient nous rapportèrent à quoi la partie allait ressembler ; à une rhétorique pareille à une partie d’échecs, mais avec un exécuteur debout derrière l’homme qui jouait avec les noirs. Celui-ci était l’un des savants les plus intelligents qui verraient jamais le jour, mais les échecs n’étaient pas une science ; et ce n’était pas exactement une partie d’échecs.

Et qui était l’homme qui jouait avec les blancs ? Qui était Maculano de Fiorenzuola ? Un dominicain de Pavie, grand et émacié, un fonctionnaire du Saint-Office, une médiocrité que personne n’avait remarquée jusqu’alors. Une fois de plus, un nouveau joueur sorti de l’ombre venait battre en brèche l’idée que le nombre des protagonistes de la pièce était fixé d’avance, ou que les participants le connaissaient parfaitement. Ou que le nombre en était fini.

On lui montre alors un livre, imprimé à Florence en 1632, qui s’intitule Dialogo di Galileo Galilei, Linceo, etc., qui examine les deux systèmes du monde, et après l’avoir regardé et examiné, il répond :

— Je connais très bien ce livre. C’est un de ceux imprimés à Florence, et je le reconnais comme mien, et composé par moi.

Cela fut dit sans aucune inflexion, mais l’inspection du livre avait pris un certain temps, comme pour constituer un pendant au temps que Maculano avait pris, et peut-être aussi pour renvoyer à la figure même de Maculano l’avertissement silencieux qu’il avait lancé.

Voyant cela, Maculano attendit encore plus longtemps qu’il ne semblait nécessaire. Finalement, il demanda, avec une pointe de délibération ou d’emphase, comme pour avertir Galilée :

— Reconnaissez-vous pareillement chacun des mots contenus dans ledit livre comme les vôtres ?

Cette fois, Galilée répondit rapidement, presque impatiemment :

— Je connais ce livre qu’on me présente, car c’est l’un de ceux imprimés à Florence, et je reconnais avoir écrit tout ce qu’il contient.

— Où et quand avez-vous composé ledit livre, et pendant combien de temps y avez-vous travaillé ?

— Pour ce qui est du lieu, répondit Galilée, je l’ai conçu à Florence il y a dix ou douze ans de cela, mais cette tâche ne m’a occupé que durant sept ou huit ans environ, et pas en permanence.

— Êtes-vous venu à Rome une autre fois, en particulier en l’an 1616, et à quelle occasion ?

— Je suis bien venu à Rome en 1616, confirma Galilée comme s’il répondait à une question en bonne et due forme.

Il s’était agi d’une visite très célèbre. Il fit aussi la liste de tous ses voyages suivants à Rome, expliquant que le plus récent était destiné à obtenir en personne la permission de publier le Dialogo. Il poursuivit en expliquant que la visite de 1616 avait été faite de son plein gré :

— J’avais appris que des doutes s’étaient élevés à propos de l’opinion de Nicolas Copernic sur le mouvement de la Terre et la stabilité du Soleil, et voulant m’assurer de ne soutenir que des opinions saintes et catholiques, j’étais venu me renseigner sur ce qu’il convenait de soutenir en la matière.

— Êtes-vous venu à cette époque parce qu’on vous avait convoqué, et, dans ce cas, quelle était la raison de cette convocation ?

— En 1616, je suis venu à Rome de moi-même, sans avoir été convoqué, et pour la raison que j’ai indiquée, répondit fermement Galilée, comme s’il rectifiait une erreur d’un élève durant un cours.

Maculano hocha la tête et Galilée poursuivit :

— J’ai discuté de la question avec certains cardinaux qui supervisaient le Saint-Office à l’époque, surtout avec les cardinaux Bellarmino, Aracoeli, San Eusebio, Bonsi et d’Ascoli.

— Dites de quoi vous avez plus spécifiquement discuté avec lesdits cardinaux.

Galilée prit une profonde inspiration.

— Ils voulaient être informés de la doctrine de Copernic, son livre étant très difficile à comprendre pour ceux qui ne sont pas mathématiciens ou astronomes de métier. En particulier, Leurs Éminences voulaient comprendre la disposition des orbes célestes selon l’hypothèse copernicienne : pourquoi il place le Soleil au centre des orbites des planètes en postulant que Mercure d’abord, puis Vénus, puis la Lune en mouvement autour de la Terre, et enfin Mars, Jupiter et Saturne se meuvent toutes autour de lui. Et en ce qui concerne le mouvement, Copernic pose le Soleil immobile au centre et fait tourner la Terre sur elle-même et autour du Soleil, c’est-à-dire sur elle-même sous l’effet de sa rotation diurne et autour du Soleil sous l’effet de sa révolution annuelle.

Maculano observait Galilée très attentivement, mais le vieil homme disait tout cela aussi calmement que possible.

— Exposez également comment cette affaire fut conclue.

— Il fut déterminé par la Sacrée Congrégation de l’Index que cette opinion, prise en son sens absolu, était incompatible avec les Saintes Écritures et ne pouvait donc être admise qu’ex suppositione, répondit Galilée, utilisant là une formule latine qui avait un sens théologique et légal précis, avant d’ajouter : Comme Copernic le fait lui-même.

C’était le premier mensonge de Galilée sous serment. Copernic avait clairement déclaré à plusieurs reprises, dans ses livres, qu’il considérait son explication du mouvement planétaire comme étant à la fois mathématiquement opportune ainsi que littéralement vraie dans le monde physique. Galilée le savait. Et il était très possible que Maculano le sût également.

Quoi qu’il en soit, Maculano écarta l’argument et articula lentement :

— Dites ce que le Très Éminent cardinal Bellarmino vous a notifié au sujet de ladite décision. Vous a-t-il déclaré autre chose à ce sujet, et, dans ce cas, quoi d’autre ?

Galilée répondit fermement :

— Monseigneur le cardinal Bellarmino m’a informé que ladite opinion de Copernic pouvait être soutenue en tant que simple hypothèse, ainsi que Copernic lui-même l’avait fait. Son Éminence savait que je soutenais cette opinion ex suppositione, c’est-à-dire à la manière de Copernic.

Trois fois le mensonge, comme Pierre lorsqu’il avait renié le Christ. Et maintenant Maculano fronçait lourdement les sourcils. Mais Galilée continua. Il cita la lettre que Bellarmino avait écrite au père maître Foscarini, provincial de l’ordre des carmélites, au terme des réunions de 1616 ; Galilée avait apporté une copie de la lettre avec lui, et la tira à présent de sa petite pile de documents pour la lire :

— « Je dis qu’il me semble que Votre Révérence et le signor Galilée procédez prudemment en vous contentant de parler ex suppositione et non de façon absolue. »

Maculano évacua l’argument d’un haussement d’épaule.

— Mais que fut-il décidé et que vous fut-il notifié ensuite à vous-même en ce mois de février 1616 ?

Galilée répondit rapidement :

— Au mois de février 1616, le cardinal Bellarmino m’informa que, l’opinion de Copernic, prise en son sens absolu, étant contraire aux Saintes Écritures, elle ne pouvait être ni soutenue ni défendue, mais qu’il était permis en revanche de la considérer comme une hypothèse et d’en faire ainsi usage. En conformité de quoi je détiens un certificat de ce même cardinal Bellarmino, rédigé au mois de mai, le 26 de l’an 1616, où il est spécifié que l’opinion de Copernic ne peut être soutenue ni défendue, parce qu’elle s’oppose aux Saintes Écritures. Je présente d’ailleurs une copie de ce certificat…

Sur quoi il montra à Maculano une feuille de papier comprenant douze lignes et ajouta :

— L’original de ce certificat, je l’ai apporté ici, à Rome, et il est entièrement rédigé de la main du cardinal Bellarmino.

Maculano prit l’exemplaire et le fit entrer comme preuve dans le dossier, l’enregistrant comme Pièce à conviction B. Son visage était impassible ;on ne pouvait dire si l’existence de cette lettre était nouvelle pour lui ou non. Assurément, un certificat signé de Bellarmino permettant à Galilée de discuter de la théorie de Copernic ex suppositione paraissait constituer une pièce à conviction inattaquable, prouvant que si Galilée avait écrit quelque chose d’hypothétique au sujet de Copernic, c’était avec l’autorisation de l’Église ; ce qui voudrait dire que l’accusation qui l’avait amené ici était incorrecte. Ce qui rendrait le Saint-Office coupable d’une erreur – voire d’une attaque non fondée, maligne.

Maculano n’eut pas l’air troublé pour autant. Il demanda à Galilée comment Bellarmino l’avait mis en garde, et si quiconque y avait assisté. Galilée décrivit la conversation dans les appartements de Bellarmino, incluant Seghizzi et les autres dominicains qui s’étaient trouvés là.

— Si on vous faisait maintenant lecture de ce qui vous fut dit et ordonné par cette injonction, vous en souviendriez-vous ? demanda Maculano.

— Je ne me rappelle pas qu’on m’ait dit autre chose, répondit Galilée, que cette insistance mettait vaguement mal à l’aise. Et je ne sais si je pourrais me souvenir de ce qui m’a été dit alors, même si on m’en faisait la lecture.

Maculano lui tendit l’un de ses propres documents, dont il lui dit que c’était l’original de l’injonction qui lui avait été signifiée par Bellarmino.

— Vous voyez, dit-il pendant que Galilée la parcourait rapidement, que cette injonction, à vous intimée en présence de témoins, spécifiait que vous ne pouviez d’aucune façon soutenir, défendre ou enseigner ladite opinion de quelque façon que ce soit. Vous souvenez-vous comment et par qui cela vous fut ordonné ?

Le teint rougeaud de Galilée avait pâli. Il n’avait jamais vu ce document auparavant, et ignorait son existence. Sans doute un enregistrement de l’avertissement qui lui avait été donné au cours de la réunion, et qui lui interdisait même d’enseigner Copernic, que ce soit par écrit ou oralement. L’interdiction de l’enseigner ou d’en discuter ne se trouvait pas dans le certificat que Bellarmino avait transmis à Galilée.

Cela dit, cette nouvelle injonction n’était signée ni par Bellarmino, ni par qui que ce soit d’autre. Galilée le remarqua, et vit aussi qu’elle avait été rédigée au dos d’un autre document. Ce qui, ajouté à l’absence de signature, lui mit la puce à l’oreille. Seghizzi avait dû la joindre au dossier à l’insu de Bellarmino. À moins que ce ne fût un faux, rédigé ultérieurement, sur le dos d’un document portant une date de l’époque, et glissé parmi d’autres pour donner du poids à un éventuel dossier monté par la suite contre lui. Il avait pu être écrit la semaine précédente.

Galilée regarda le document des deux côtés, d’un air interrogateur, le tournant et le retournant avec ostentation. Il commença à répondre très lentement, comme s’il s’aventurait en terrain piégé. Pour la première fois, il faisait dans ses réponses l’aveu de certaines incertitudes. Le fait qu’il puisse seulement parler après un tel choc était encore un témoignage de sa vivacité d’esprit.

— Je n’ai pas souvenance que ce précepte m’ait été intimé autrement que par la voix de monseigneur le cardinal Bellarmino. Et je me rappelle que l’injonction était « de ne pas soutenir ni défendre », mais il se peut qu’elle ait comporté également l’expression « et de ne pas enseigner ». Je ne me souviens pas que la formule « de quelque façon que ce soit » ait été prononcée, mais elle le fut peut-être – en fait, je n’ai plus pensé à ces éléments ni ne me suis efforcé de les retenir, car j’ai reçu quelques mois plus tard ce certificat, daté du 26 mai, que je viens de présenter : le cardinal Bellarmino m’y donnait l’ordre de ne plus soutenir ni défendre ladite opinion. Pour ce qui est des deux autres formules dudit précepte qui viennent de m’être notifiées, à savoir de ne pas enseigner et de quelque façon que ce soit, je n’en ai conservé aucun souvenir, je suppose, pour la simple raison qu’elles n’apparaissent pas dans ledit certificat, sur lequel je me fonde, et que j’ai gardé pour mémoire.

C’était ce qu’il pouvait dire de mieux, et c’était d’ailleurs une assez bonne défense. Après tout, il avait une injonction signée alors que l’Inquisition n’en avait pas. Il gonfla les lèvres et regarda Maculano, encore un peu pâle, et le front luisant de sueur. Il ne lui était probablement pas venu à l’esprit avant ce moment qu’ils avaient pu fabriquer de fausses pièces à conviction pour le faire condamner. C’était une funeste nouvelle.

Maculano laissa passer un instant de silence. Puis :

— Après que l’injonction susdite vous fut signifiée, fit-il avec un geste en direction de son document, et non de celui de Galilée, avez-vous reçu une autorisation quelconque d’écrire ce livre identifié par vous-même comme étant le vôtre et que vous avez par la suite envoyé à l’imprimeur ?

— Après l’injonction susdite, répondit Galilée avec un geste en direction de son propre certificat, et non de celui de Maculano, je n’ai pas demandé l’autorisation d’écrire ce livre, que j’ai identifié, car il ne me semblait pas qu’en l’écrivant j’agissais contrairement, et encore moins désobéissais au commandement de ne pas soutenir, défendre ni enseigner cette opinion, puisque après tout je la réfutais.

Maculano, qui avait les yeux baissés vers l’injonction, releva brusquement la tête. Regardant Galilée d’un air incrédule, il commença à parler, s’interrompit, porta un doigt à ses lèvres. Puis il baissa à nouveau les yeux sur les papiers posés sur la table et les regarda un long moment. Il ramassa les pages couvertes par ses notes.

Finalement, il releva les yeux. Son expression était difficile à déchiffrer, parce qu’il semblait à la fois satisfait et mécontent que Galilée ait été assez audacieux ou stupide pour mentir froidement alors qu’il était sous serment devant le Saint-Office de l’Inquisition. Jusque-là, Galilée avait dit que son livre présentait la vision copernicienne comme une supposition, comme l’une de deux explications aussi possibles l’une que l’autre. C’était déjà discutable. Et maintenant, il prétendait avoir en fait réfuté la vision copernicienne ! Dans le Dialogue, un livre contenant des centaines de pages de critique édulcorée et de mépris acerbe adressés au pauvre Simplicio ! C’était un argument tellement insoutenable qu’il pouvait être considéré comme insultant. Le livre lui-même servirait facilement de preuve du mensonge, et donc… Peut-être la colère de Maculano ne venait-elle pas tant d’être insulté, mais de la façon dont Galilée les avait mis tous les deux dans une situation très périlleuse, ayant dit une chose si dangereuse. Il regarda Galilée pendant un long moment, suffisamment pour que Galilée saisisse lui aussi les possibles répercussions de sa froide colère.

Finalement, Maculano reprit la parole. Il revint en arrière, comme pour offrir à Galilée une autre chance d’éviter une erreur aussi spectaculaire.

— Avez-vous obtenu une licence d’impression pour ce même livre, et si oui de qui, et pour vous-même ou pour quelqu’un d’autre ?

Galilée, gagnant du temps afin de réfléchir, se lança dans une longue description, détaillée et d’une cohérence impressionnante, des échanges complexes qu’il avait eus avec Riccardi et le Saint-Office à Florence. Le livre avait été approuvé par eux tous. À quoi il ajouta un compte rendu détaillé de la chaîne alambiquée d’événements à l’issue desquels le livre avait fini par être imprimé à Florence plutôt qu’à Rome, mettant ce changement sur le compte de la survenue de la peste plutôt que sur la mort de Cesi. C’était un bien petit mensonge par rapport à l’autre, et peut-être pas important ; bien qu’il soit vrai que depuis la mort de Cesi les Lynx étaient tombés en grande défaveur auprès des jésuites, de sorte qu’en un tel moment et en un tel lieu mieux valait peut-être éviter de parler de lui.

Après peut-être dix minutes passées à revisiter en paroles les faits des deux années écoulées – un véritable témoignage de sa puissance de pensée, car il devait concentrer sa réflexion sur d’autres choses, Galilée conclut :

— L’imprimeur à Florence l’a imprimé en observant toutes les instructions du père maître du Sacré Palais.

Maculano hocha la tête. Il reposa une troisième fois, implacablement, sa question :

— Quand vous avez demandé au maître du Sacré Palais la licence d’imprimer ledit livre, avez-vous parlé à ce même maître du Sacré Palais de l’injonction qui vous avait été précédemment signifiée, eu égard à la directive susmentionnée de la Sacrée Congrégation ?

Galilée, les yeux légèrement exorbités, déglutit et reprit lentement la parole :

— Il se trouve que je n’ai pas discuté de ce commandement avec le maître du Sacré Palais lorsque je lui ai demandé cet imprimatur, car il ne m’a pas paru nécessaire d’en faire état, n’ayant pas le moindre doute en la matière ; en effet, je n’avais dans ce livre ni maintenu ni défendu l’opinion que la Terre se meut et que le Soleil est stationnaire, mais m’étais élevé au contraire contre le point de vue copernicien en montrant que les arguments de Copernic sont faibles et peu concluants.

Il s’en tenait au mensonge.

Le silence se fit dans la pièce. Pendant un moment, ils parurent tous figés.

Maculano reposa ses notes et la copie de l’injonction. Il regarda le père Sinceri ; regarda à nouveau Galilée. Son silence se faisait de plus en plus long ; il s’empourpra légèrement. Galilée tint bon et ne détourna pas le regard, ne cilla pas, n’étendit pas les mains. Il resta rigoureusement immobile. Son visage était pâle, c’était tout. Pendant ce qui parut un moment infini, tout le monde resta sans bouger, comme s’ils venaient tous de sombrer dans l’une des syncopes de Galilée.

— Non, dit Maculano.

Il fit un signe en direction de la nonne.


Cette déposition ayant pris fin, et le signor Galilei ayant été assigné à une certaine chambre dans le dortoir des officiaux sis au palais du Saint-Office, en lieu et place de prison, avec l’injonction de ne pas sortir sans permission spéciale, sous peine d’un châtiment à décider par la Sacrée Congrégation ; et il reçut l’ordre de signer au bas et l’obligation de jurer de garder le silence.

Moi, Galileo Galilei, j’ai déclaré ce qui précède.


L’écriture de sa signature était très tremblante. Le temps qu’il ait fini de griffonner les lettres de la sentence, Maculano avait quitté la pièce.


Le fait que Galilée prétende, alors qu’il était sous serment, à la fois légal et sacré, avoir essayé dans son Dialogo de réfuter le système du monde copernicien stupéfia tous ceux qui en entendirent parler. Maculano ne s’y attendait pas ; personne n’aurait pu s’y attendre, c’était tellement contraire à toutes les preuves en main, là, sur pratiquement chaque page.

À quoi Galilée s’attendait-il de leur part ? Qu’ils acceptent un mensonge patent ? Pensait-il qu’ils n’étaient pas en mesure de dire si c’était un mensonge, ou que, le sachant, ils n’en diraient rien ? Ou pensait-il que l’existence de quelques faibles déclarations dans ses dernières pages oblitéreraient le travail des trois cents précédentes ? Qui aurait pu être aussi stupide ?

Personne. Personne ne pouvait être stupide au point de ne pas comprendre l’argument du Dialogo. Galilée s’était montré sans ambiguïté. Comme dans tous ses écrits, il s’était acharné à faire preuve de clarté et à se montrer persuasif, afin de l’emporter lors des débats avec ses ennemis philosophiques grâce à une logique sans faille et à des exemples éloquents. Ses dons d’écrivain avaient été mis à contribution, et en italien de Toscane, qui mieux est, de sorte que n’importe qui pouvait le lire, et pas seulement des érudits qui connaissaient le latin. Tout le monde pouvait voir que le livre avait un objectif clair.

La commission spéciale de trois clercs qu’Urbain avait chargée de produire un rapport sur le livre était maintenant réunie, et ils étaient unanimes : ils jugeaient que c’était un plaidoyer en faveur des théories coperniciennes – il n’était nul besoin d’experts jésuites pour cela. L’évaluation du premier commissaire, Oreggi, tenait en un unique paragraphe, où il concluait : L’opinion est soutenue et défendue, et enseignée, que la Terre se meut et que le Soleil reste immobile, ainsi qu’on le déduit de toute l’intention de l’œuvre.

Le deuxième commissaire, Melchior Inchofer, était un prêtre de seconde zone, livide, colérique, arraché aux profondeurs internes du Saint-Office de l’Index spécialement pour ce travail. Son rapport sur le livre de Galilée était une vitupération qui remplissait sept pages serrées, au fil desquelles il se plaignait amèrement que Galilée ridiculisait ceux qui sont fermement convaincus de l’interprétation commune des Écritures du mouvement du Soleil comme s’ils étaient étroits d’esprit, incapables de saisir la profondeur du problème, des pauvres d’esprit presque stupides. Il ne considère pas comme humains ceux qui en tiennent pour la stabilité de la Terre.

Cette dernière déclaration faisait allusion à l’une des plaisanteries de Galilée, un passage du livre où il disait que certains des arguments anticoperniciens n’étaient pas dignes de ce que les hommes appelaient les homo sapiens : Des animaux rationnels, écrivait-il. La gent (animale), oui, mais pas l’espèce (rationnelle). Inchofer n’avait pas apprécié la plaisanterie.

Le rapport du troisième commissaire, un certain Zaccaria Pasqualigo, était moins chargé de colère que celui d’Inchofer, mais encore plus détaillé, et en fin de compte plus dévastateur. Il décrivait le Dialogo argument par argument, soulignant les erreurs de fait et de logique, dont la meilleure : Il essaie de montrer que, compte tenu de l’immobilité de la Terre et du mouvement du Soleil le long de l’écliptique, le mouvement apparent des taches solaires ne peut être conservé. Cet argument est basé en guise de prémisses sur ce qui existe de facto et infère en conclusion ce qui peut exister de facto.

En d’autres termes, une tautologie. Quelle joie pour un théologien d’identifier une tautologie dans le raisonnement prétendument supérieur de Galilée !

Les rapports des trois commissaires se trouvaient donc là, sur les bureaux du Vatican, tels les clous de son cercueil, avec la transcription manuscrite de la première déposition que la nonne avait effectuée. Galilée contre l’évidence de son propre livre. Une affirmation sous serment que le blanc était noir. C’était tellement criant que cela pouvait même être pris pour de l’insolence, une injure à la cour. Il n’était pas stupide, il devait suivre une espèce de plan – mais lequel ? Et comment l’Inquisition devait-elle réagir ?

Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il se passe apparemment quoi que ce soit, alors qu’en coulisse les machinations du Saint-Office rongeaient la situation avec des claquements de dents quasiment audibles d’un bout à l’autre de la ville. L’accusé était aux arrêts, au Vatican, et n’avait le droit d’aller nulle part. Son unique domestique était seul autorisé à l’approcher. Et plus le temps passait, plus sa tactique suprêmement risquée, quelle qu’elle soit, devait lui inspirer d’inquiétude.


Pendant ces jours hors du temps, qui peu à peu faisaient des semaines, Niccolini rapporta ce qu’il pouvait à Cioli et au grand-duc Ferdinand. Il s’était enquis auprès du secrétaire de Maculano de ce à quoi on pouvait s’attendre. L’homme avait répondu que l’affaire était en cours d’étude par Sa Sainteté le pape, mais que Galilée était traité de façon extraordinaire et agréable, étant aux arrêts au Vatican plutôt qu’au château Saint-Ange, où étaient généralement emprisonnés ceux qui étaient jugés par l’Inquisition. Ils permettent même à ses serviteurs de s’occuper de lui, de dormir sur place et, qui plus est, d’aller et venir comme il le souhaite, et ils autorisent mes propres serviteurs à lui apporter à manger dans sa chambre. Mais le signor Galilei a dû recevoir l’interdiction de discuter ou de révéler le contenu du contre-interrogatoire, puisqu’il n’a pas voulu nous dire quoi que ce soit, même pas s’il pouvait ou non parler.


D’autres jours s’écoulèrent. La situation commençait à ressembler à une impasse. En sommant Galilée de venir à Rome affronter son jugement, Urbain ordonnait à l’Église de rendre un jugement contre lui ; c’était compris de tous, et notamment de Galilée. Raison pour laquelle il s’était donné tant de mal pour esquiver la convocation. Maintenant qu’il était là, un jugement d’une sorte ou d’une autre allait être rendu. Il n’était pas possible de dire que l’Église avait fait une erreur et donc que Galilée était innocent de toute mauvaise action. C’était pourtant ce qu’il prétendait s’être passé.

Ne se rendait-il pas compte qu’il pouvait gravement envenimer la situation ?

D’autres jours passèrent. L’Église avait l’éternité devant elle. L’archevêque de Dominis avait été retenu trois ans avant de mourir après un interrogatoire. Giordano Bruno avait été retenu huit ans.


La chambre de Galilée se trouvait dans l’un des petits dortoirs du Vatican réservés aux prêtres qui travaillaient au Saint-Office. Le dortoir avait été évacué pour la durée de sa détention, de sorte que Galilée avait toute la vaste salle venteuse pour lui seul. Son serviteur Cartaphilus était toujours à ses côtés, mais aucune de ses connaissances, aucun de ses amis romains n’était autorisé à lui rendre visite, et aucun des clercs du Vatican ne venait le voir non plus. C’était très proche de l’isolement carcéral.

Les quartiers proprement dits étaient corrects, mais les heures s’étiraient et se faisaient de plus en plus longues. Encore une fois, Galilée avait tout le temps de réfléchir – trop de temps, ce qui était le but, évidemment. Il perdit l’appétit et par conséquent se retrouva avec des problèmes de digestion et d’excrétion. Il dormait mal, d’un sommeil haché. Il avait toujours été insomniaque, d’autant plus dans les périodes de crise. Au cœur de ces froides nuits de printemps, Cartaphilus était souvent appelé auprès de lui, et prié d’apporter une cuvette d’eau chaude, ou un pain. À la lumière des bougies, Galilée dardait sur lui ses yeux injectés de sang comme depuis une grotte insondable. Une fois, Cartaphilus revint du petit brasero qu’il entretenait juste au-dehors du dortoir, tenant une cuvette d’eau fumante, pour découvrir que le vieil astronome était figé dans quelque chose qui ressemblait à une de ses syncopes.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il avec lassitude.

Ce n’était qu’une transe ou un rêve ordinaire, le vieil homme dormait debout. Il gémit une ou deux fois lorsque Cartaphilus l’aida à sortir de sa paralysie et lui plongea les mains dans l’eau chaude.


Dans ce temps suspendu, seize longues journées s’écoulèrent pendant lesquelles il ne se passa absolument rien, pour autant que pouvaient le dire ceux qui ne hantaient pas le bureau de Maculano. Évidemment, il y avait des espions partout, mais ils n’entendaient pratiquement rien pour le moment, et le peu qu’ils entendaient était contradictoire. Galilée pressait souvent Cartaphilus de chercher à en savoir davantage, et le vieillard avait bien essayé, mais il ne pouvait pas faire grand-chose depuis l’intérieur du Vatican. Au bout de trois ou quatre jours de réclusion, Galilée était à bout de nerfs. À la fin de la deuxième semaine, il était dévasté.

— Il faut que vous dormiez, maestro, dit Cartaphilus pour la millième fois.

— J’ai le certificat de Bellarmino en personne, signé de sa main, qui m’interdit de défendre la conviction mais pas d’en débattre ex suppositione.

— En effet.

Tout cela avait été dit au moins mille fois.

— Alors que leur prétendue injonction n’a été signée par personne. Elle était écrite au dos d’un autre document, une lettre portant la date de 1616. Je suis sûr que c’est un faux. Ils ont tiré un truc des dossiers de cette année-là et ils ont écrit dessus, probablement cet hiver, pour me piéger, parce qu’ils n’ont rien.

— Cela a dû vous faire un choc quand vous l’avez vu, dit Cartaphilus.

— Et comment ! Je n’en croyais pas mes yeux. Tout est devenu évident à l’instant où je l’ai vu. Leur plan, je veux dire.

— Et donc vous avez décidé de tout nier. Vous avez prétendu que votre livre était une réfutation de Copernic…

Galilée fronça les sourcils. Il savait parfaitement que l’affirmation était absurde et indéfendable. Cela avait dû être une réaction de panique, face à la soudaine apparition de la fausse injonction de Maculano. Peut-être regrettait-il cette réaction, maintenant. Seize jours, c’était long.

Cartaphilus continua :

— L’ambassadeur Niccolini vous avait bien conseillé d’abonder dans leur sens, de dire ce qu’ils voulaient entendre ? De leur permettre de vous flanquer une taloche sur l’oreille et de vous laisser partir ?

Galilée poussa un grognement.

Cartaphilus le regarda se débattre avec tout ça.

— Vous savez qu’ils ne peuvent admettre que c’était une fausse accusation.

Un autre grommellement, son grognement d’ours.

— Vous pourriez peut-être écrire au neveu du pape, suggéra le vieillard. Ne l’avez-vous pas aidé à obtenir son doctorat, et son poste à Padoue ?

— Si, dit sombrement Galilée.

Et au bout d’un moment, il ajouta :

— Apporte-moi du papier et de l’encre. Beaucoup de papier.

Même quand tout allait bien, les lettres de Galilée pouvaient être très longues. Celle-ci serait épaisse, mais pas autant que certaines autres ; le cardinal Francesco Barberini connaissait la situation.


Ainsi que Niccolini l’annonça à Florence, les domestiques de la Villa Médicis furent autorisés à traverser la ville et à apporter ses repas à Galilée tous les jours. Aussi n’était-il pas très difficile de faire passer des messages dans un sens et dans l’autre. L’information finit par arriver par ce canal, transmettant la réponse du cardinal Francesco Barberini à l’appel à l’aide de Galilée. Sa Sainteté était encore trop courroucée par l’affaire pour être approchée. Il allait falloir se contenter de suivre les procédures normales du Saint-Office. Compte tenu de la position adoptée par Galilée, impossible à croire – et qui constituait un affront à la procédure –, ce serait difficile. Heureusement, en dépit de tout cela, une lettre de Maculano à Francesco était récemment arrivée, qui disait clairement que Maculano essayait lui aussi de trouver une solution. Une copie manuscrite de la lettre originale était incluse, sous le linge qui protégeait une miche de pain dans un panier :

J’ai rendu compte aux Plus Éminents Seigneurs de la Sacrée Congrégation, et ils ont évoqué diverses difficultés concernant la manière de poursuivre cette affaire et de la mener à sa conclusion, car dans sa déposition Galilée a nié ce qui peut être clairement vu dans le livre qu’il a écrit, de sorte que s’il devait poursuivre dans sa posture négative il deviendrait nécessaire d’user d’une plus grande rigueur dans l’administration de la justice, et de moins de considération pour toutes les ramifications de cette affaire.

Ce qui voulait dire que s’ils devaient le torturer pour obtenir sa confession, ce ne serait pas seulement mauvais pour lui ; comme il était l’un des hommes les plus célèbres d’Europe, et cela depuis vingt ans, ce serait mauvais pour l’Église aussi. Et plus important encore, ce serait mauvais pour Urbain. Urbain avait fait à Galilée l’honneur de le considérer comme son scientifique particulier depuis de nombreuses années. Si la punition de Galilée était sévère, il serait évident pour tout le monde qu’Urbain avait été obligé de sacrifier un des siens pour complaire aux Borgia, ce qui l’affaiblirait encore davantage dans son combat contre les Espagnols. Aussi, dans son propre intérêt, Urbain devait faire en sorte que Galilée ne souffre pas trop – même si pour cela il devait lutter contre Galilée lui-même, qui avait menti de façon flagrante sous serment, devant le Saint-Office.

Quel était le but de Galilée ? Aurait-il pris tous ces risques pour amener la révélation de cette vérité sur Urbain ? Était-ce ce qu’il espérait ? Dans ce cas, c’était vraiment jouer à quitte ou double.

Finalement, j’ai proposé un plan, poursuivait Maculano, à savoir que la Sacrée Congrégation m’accorde l’autorité de traiter de façon extra-judiciaire avec Galilée, afin de lui faire comprendre son erreur, et, une fois qu’il l’aura reconnue, à l’amener à la confesser. La proposition paraissait au départ trop audacieuse, et il semblait qu’il n’y avait que peu d’espoir d’atteindre ce but tant qu’on suivait la route consistant à essayer de le convaincre par la raison ; cela dit, après que j’eus mentionné les bases sur lesquelles je faisais cette proposition…

Une base que Maculano n’identifiait pas dans la lettre, bien qu’il fut facile d’imaginer qu’il pensait à la menace de torture ; mais il se pouvait qu’il ait autre chose en tête. Quoi qu’il en soit, ainsi qu’il l’écrivait en conclusion de sa lettre au cardinal Barberini :

ils m’en ont donné l’autorité.


Cette fois, ce fut un entretien vraiment privé. Il n’y avait pas de scribe dans les parages, pas de transcription enregistrée, aucune espèce de témoin. Uniquement Maculano et Galilée, dans un petit bureau du dortoir près du Saint-Office ; toutefois, il aurait pu s’en trouver un dans le placard des domestiques, attendant que Galilée l’appelle, la possibilité d’entendre ce qui se disait dans la petite pièce ayant été depuis longtemps établie.

Galilée était avide de parler. Il avait une voix plus forte que celle de Maculano, un ton animé, inquisiteur, intense. Il voulait savoir ce qui se passait, il voulait savoir quelle était sa position, il voulait savoir pourquoi Maculano lui rendait visite – il voulait tout savoir.

Maculano avait l’air conciliant. Il dit à Galilée qu’il était là pour discuter avec lui de l’étape suivante du procès, pour s’assurer que Galilée connaissait ses intentions, afin d’éviter tout problème provoqué par un éventuel malentendu.

— J’apprécie votre courtoisie, dit Galilée.

Et après une pause, il ajouta :

— Mon étudiant et ami, Fra Benedetto Castelli, m’a fait savoir qu’il vous avait préalablement rencontré et qu’il s’était entretenu avec vous de ces questions.

— Oui.

— Il a dit que vous étiez un homme bon et dévoué.

— Je suis heureux qu’il le pense. J’espère que c’est vrai.

— Il m’a aussi écrit qu’il vous avait parlé de mon livre, et qu’il s’était prononcé avec toute la véhémence dont il était capable contre quelque persécution de mon livre que ce soit, et en faveur de la vision copernicienne, et que vous lui aviez dit être d’accord avec lui – que vous aussi vous croyiez à l’explication copernicienne.

— Ce n’est ni le lieu, ni le moment, répondit calmement Maculano. Je ne suis pas devant vous en tant que père Vincenzo Maculano de Fiorenzuola, dominicain. Je suis devant vous en tant que commissaire général du Saint-Office de l’Inquisition. En tant que tel, j’ai besoin que vous compreniez ce que l’on attend de vous pour le bon déroulement de votre procès.

Après une pause, Galilée dit :

— Eh bien, dites-le-moi.

— En privé, alors… cela restera entre vous et moi, en tant qu’hommes parlant d’une question d’intérêt mutuel. Vous avez commis une erreur à la fin de votre première déposition, en disant ce que vous aviez ou n’aviez pas l’intention de dire dans votre livre. Comprenez-moi. Si vous concentrez vos réponses sur vos intentions, vous vous remettez de plus en plus entre les mains de vos ennemis. Je ne suis pas votre ennemi, mais vous avez des ennemis. Et la raison d’État commande qu’ils aient satisfaction – ou mieux, qu’ils ne l’aient pas, mais d’une façon qui ne soit pas trop insatisfaisante pour eux. Un jugement d’une sorte ou d’une autre va être rendu contre vous. S’il est question des intentions de votre livre, il sera très facile de vous convaincre d’hérésie.

Il laissa cette déclaration en suspens pendant un instant.

— Si, d’un autre côté, le problème est que vous avez oublié d’obéir aux éléments de l’injonction qui vous fut intimée en 1616… si vous avouez cette erreur, eh bien, ce n’est pas si grave…

— Mais j’ai le certificat de Bellarmino en personne ! se récria Galilée.

— Il y a l’autre injonction.

— Rien de tout cela ne m’a jamais été signifié à l’époque !

— Ce n’est pas ce que dit l’autre injonction.

— Je n’ai jamais vu cette injonction ! Elle n’est signée ni par moi, ni par le cardinal Bellarmino !

— Il n’empêche qu’elle existe.

Un long silence.

— Rappelez-vous, dit Maculano sur un ton patient, il doit y avoir quelque chose. Si le procès se déplace sur la question des intentions de votre livre, la décision de la commission spéciale qui a enquêté dessus est unanime et indéniable. Vous vous êtes fait l’avocat de la vision copernicienne, pas seulement ex suppositione, mais dans les faits, et sérieusement. Vous n’avez pas intérêt à contester cela.

Pas de réponse de Galilée.

— Écoutez-moi encore, poursuivit Maculano, d’un ton plus âpre. Écoutez-moi attentivement. Même si la licence que vous avez reçue de publier votre livre et les phrases de démenti que vous avez ajoutées à la première et aux dernières pages devaient l’emporter dans notre jugement, cela ne pourrait pas vous sauver. Cela ne ferait que déplacer l’enquête sur un terrain plus dangereux…

— Que voulez-vous dire ? s’exclama Galilée. Comment cela ?

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit : il faut trouver quelque chose. Vous dites qu’il n’y a pas eu de deuxième injonction, vous dites que votre livre a été autorisé et incluait les démentis convenables. Peut-être. Bon, et alors ? Parce qu’il faut bien trouver quelque chose.

Pas de réponse de Galilée.

— De toute façon, fit Maculano, quelque chose sera trouvé. Parce qu’il y a d’autres zones problématiques dans votre travail. Par exemple, d’aucuns prétendent que la théorie de l’atomisme que vous prônez dans votre livre Il Saggiatore constitue une contradiction directe de la doctrine de la transsubstantiation telle que définie par le concile de Trente. C’est une très grave hérésie, comme vous le savez évidemment.

— Mais ça n’a aucun rapport !

Maculano laissa planer un instant de silence.

— Il faut trouver quelque chose, répéta-t-il doucement. Vous devez donc changer d’argumentation. Tout se rapporte à cette affaire. Toute la question est celle de vos croyances, de vos intentions, de vos promesses, de vos actions. Toute votre vie, en fait.

Silence.

— Les choses étant ce qu’elles sont, la meilleure issue possible est de se concentrer sur le problème de procédure sur lequel vous semblez avoir achoppé, concernant l’injonction de 1616. En d’autres termes, la moins mauvaise de vos options serait que vous ayez, par inadvertance, oublié un ordre et créé un malentendu concernant les idées coperniciennes.

— J’ai obéi à l’injonction qui m’avait été faite.

— Non. Ne continuez pas à répéter cela. Rappelez-vous que si vous continuez à insister sur ce point les choses vont empirer. Les examens du Saint-Office comprennent, comme vous le savez, un interrogatoire rigoureux, faisant intervenir des procédés que je ne voudrais pas voir utiliser dans votre cas. Ces examens débouchent toujours sur les réponses attendues, après quoi il ne vous reste plus qu’à vous en remettre à la merci du Saint-Office. Cela pourrait être un emprisonnement à vie au château Saint-Ange. C’est souvent arrivé. Ou cela pourrait être encore pire. Ce serait un désastre pour toutes les parties concernées, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors, si vous pouviez plaider l’oubli, et peut-être une erreur de jugement – trop d’orgueil, de complaisance ou d’imprudence, peu importe le péché véniel que vous choisirez –, ce serait déjà un point de départ. Votre punition pourrait être de réciter les sept psaumes de pénitence sur une base hebdomadaire pendant quelques années, ou quelque chose de cette sorte…

— Mais j’avais l’autorisation de publier ! J’ai parlé de la situation avec Sa Sainteté en personne !

Cela devenait répétitif, maintenant, comme dans une de ces fins de partie, aux échecs, où le côté le plus fort doit lentement et patiemment grignoter les défenses de l’adversaire afin d’acculer son roi dans une position où il n’a plus d’options.

— Vous m’obligez à vous rappeler encore une fois que ce n’est pas une voie satisfaisante pour vous. Le livre a été lu en attachant la plus grande attention à sa logique, sa raison, sa rhétorique, ses mathématiques et ses incidences, par des érudits, des savants et des juges, et leurs rapports ont unanimement affirmé que vous vous faites l’avocat de la vision copernicienne. Vous ne pouvez pas ajouter quelques mots à la fin d’un tel argument et espérer changer l’effet que produit l’ensemble. D’autant moins que la plupart de ces derniers propos sont placés dans la bouche d’un personnage appelé Simplicio, un aristotélicien présenté partout ailleurs dans le livre comme un imbécile. En vérité, une sorte de débile, simple d’esprit dans les faits comme par son nom. Les paroles d’Urbain, sa doctrine, attribuées à ce personnage ! Cela ne fera pas l’affaire. Votre livre, tel qu’il est écrit, présente très clairement l’affaire. Vous êtes un bon catholique, et pourtant vous avez désobéi à une injonction du Saint-Office, ainsi que l’ont jugé les officiers de ce Saint-Office. Cela pourrait mener à une conséquence désastreuse. J’espère que vous le savez.

— Je le sais.

— Vraiment ? Vous me comprenez ?

— Je comprends.

— Et alors ? Qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! À vous de me dire ce que je devrais faire !

Il y eut un long soupir silencieux. Difficile de dire qui le poussa. Les deux hommes respiraient pesamment, comme deux lutteurs qui se seraient bagarrés.

— Alors, dites-le-moi ! Dites-moi ce que je dois faire.

Échec et mat.


À son Éminence le cardinal Francesco Barberini :

Hier après-midi j’ai eu une discussion avec Galilée et, après avoir échangé d’innombrables arguments, par la grâce du Seigneur, j’ai atteint mon but : je lui ai fait comprendre son erreur, de sorte qu’il a clairement reconnu s’être trompé et être allé trop loin dans son livre. Il exprime tout cela avec des paroles senties, comme s’il était soulagé par la connaissance de son erreur ; et il est prêt pour une confession judiciaire. Toutefois, il m’a demandé un peu de temps pour réfléchir à la façon de s’acquitter d’une confession honnête.

Je n’ai fait savoir cela à personne d’autre, mais je me sens obligé d’informer Votre Éminence immédiatement, parce que j’espère que Sa Sainteté et Votre Éminence seront satisfaites que de cette manière l’affaire ait été amenée à un point où elle pouvait être réglée sans difficulté. Ainsi, la réputation du tribunal sera préservée et l’accusé pourra être traité avec bienveillance ; à quelque décision que l’on aboutisse, Galilée saura apprécier la faveur qui lui aura été accordée, et toutes les autres conséquences satisfaisantes que l’on peut souhaiter s’ensuivront. Je pense l’examiner aujourd’hui afin d’obtenir ladite confession. Après l’avoir obtenue, j’espère qu’il ne me restera plus qu’à le questionner sur ses intentions et lui permettre de présenter une défense. Cela fait, il pourra lui être accordé un emprisonnement dans sa propre maison, ainsi que Votre Éminence me l’a suggéré, à qui je présente maintenant ma plus humble révérence.

Le plus humble et le plus obéissant serviteur de Votre Éminence.

Fra. Vinc. Maculano da Firenzuola


Confession du péché, examen concernant les intentions ; défense des actions du parti du coupable ; déclaration de la sentence : telles étaient les étapes formalisées suivies dans les procès en hérésie. Elles devaient toutes être suivies.


Cette nuit-là, dans le dortoir vide, Galilée gémit, cria, pleurnicha, jura. Lorsque Cartaphilus se rendit dans sa petite chambre pour lui demander s’il pouvait faire quoi que ce soit, Galilée lui lança une tasse.

Puis les gémissements se muèrent en hurlements stridents, et Cartaphilus, inquiet, se précipita vers la chambre du vieil homme. Le maestro ne répondit ni aux appels, ni aux coups frappés sur sa porte, et se tut soudain.

Cartaphilus enfonça la porte et entra dans la pièce sombre en tenant une chandelle devant lui.

Galilée se jeta sur lui, le tint fermement. La chandelle tomba et s’éteignit. Dans le noir, le vieil astronome grommela :

— Envoie-moi à Héra.

Cartaphilus obtempéra. Il procéda à l’intrication, puis étendit le vieil homme à moitié sur son lit, à moitié sur le sol, comme en prière. Une écume baveuse suintait de sa bouche et ses yeux ouverts fixaient le néant. Une autre syncope ; Cartaphilus secoua la tête, marmonna tout bas.

Il tira une couverture sur le corps inerte, ferma la porte et revint s’asseoir sur le lit, à côté de Galilée. Il vérifia le pouls du vieil homme, qui était lent et régulier. Il regarda dans le petit écran sur le côté de la boîte. Il n’y avait pas moyen de savoir combien de temps il resterait parti.


— Je sais quel devrait être son châtiment, dit encore une fois Galilée à Héra.

Ganymède semblait avoir été frappé de mutisme par la rencontre avec Jupiter. Il regardait par sa visière et se refusait à parler – ne pouvait pas, ou ne voulait pas. Peut-être l’esprit jupitérien lui avait-il infligé un certain dommage. L’expression de son regard suggérait à Galilée qu’il était furieux ou choqué, ou peut-être en proie à une folie furieuse. Quelque chose de mauvais. Et il ne voulait pas leur donner la satisfaction de partager ses pensées avec eux – cela dit, la nature de la satisfaction qu’ils auraient pu éprouver n’était pas claire. Galilée lui-même était déconcerté, et Héra paraissait insatisfaite de l’expérience à laquelle elle avait obligé Ganymède à se soumettre.

Mais maintenant Galilée croyait savoir.

Il y avait dans Jupiter un esprit plus grand que l’esprit d’Europe, et relié à d’immenses esprits situés ailleurs, voilà ce que Ganymède proclamait depuis toujours, bien que parfois discrètement, car il ne voulait pas que cela soit largement connu. Il l’avait appris on ne sait trop comment – peut-être lors de ses incursions préalables dans les océans de Ganymède, peut-être au cours de son existence dans un temps futur ; c’était impossible à dire –, mais Galilée voulait qu’Héra plonge dans son passé à l’aide de son célatone mémoriel, si c’était possible. En tout cas, quelle que soit la façon dont il l’avait appris, il avait eu conscience de l’esprit jupitérien, et son expression affolée pouvait désormais signifier « Je vous l’avais bien dit ». À moins qu’il ne fût simplement choqué. Galilée ne comprenait pas tout à fait lui-même ce qu’il avait vu dans Jupiter. Le cosmos, animé par la pensée, oui. Mais il n’arrivait pas à retrouver les puissants sentiments qu’il avait éprouvés lorsqu’il avait fait l’expérience de cette réalité. Quelque chose d’immense s’était produit en lui, mais tout était confus, à présent, oblitéré par la fusion subséquente avec Héra, puis son retour en Italie. C’était une chose qu’il ne pourrait comprendre.

Ganymède les regardait fixement.

Galilée dit :

— Vous avez délibérément blessé Europe, l’enfant de Jupiter. Vous avez essayé de le tuer. Penser que nous avons attaqué et blessé la première créature d’un autre monde que l’humanité ait jamais rencontrée est au-delà du déplorable.

Tout à coup, il pensa à la mauvaise foi, aux coups de poignard dans le dos, à la haine des ignorants pour tout ce qui était nouveau, et il colla son visage contre la visière du prisonnier et hurla :

— C’est un crime éternel !

Ganymède cilla. Ce n’était peut-être qu’un réflexe, parce qu’aucun signe de remords n’apparut sur son visage de pierre. Pour souligner son argument, Galilée flanqua un coup sur le casque de l’homme, l’envoyant voltiger. Du sol, Ganymède leva les yeux vers Galilée. Lequel s’avança tout contre lui, soudain furieux.

— Vous mentez, vous trichez et vous donnez des coups de poignard dans le dos ! Vous êtes tous pareils, bande de lâches. Vous essayez de tuer tout ce que vous trouvez différent, parce que vous en avez peur !

Tout à coup, Ganymède déclara, d’une voix pareille à une coulée de bronze :

— Je vous ai élevé à partir de rien. Vous étiez un professeur de maths de seconde zone dans une vie de seconde zone. C’est moi qui vous ai fait, Galilée.

— C’est moi qui me suis fait, répondit Galilée. Vous n’avez fait que m’embrouiller. Vous essayez de me faire tuer. Vous auriez dû me laisser tranquille.

— Si j’avais su…

— Jupiter nous a parlé…, dit Héra.

Galilée hocha la tête et revint à son affaire :

— L’esprit jupitérien a plongé son regard en nous, et il sait maintenant qui est le criminel. Il sait que nous ne sommes pas une espèce aussi dépravée et criminelle qu’il le pensait peut-être. Il se peut même qu’il sache que certains d’entre nous ont essayé d’empêcher votre action précipitée.

Ganymède les foudroya du regard, depuis le sol. Héra vit son expression, pleine de haine, et lui dit :

— Vous avez attaqué l’extraterrestre à cause de ce que nous aurions pu apprendre de lui. Vous jugiez que l’humanité était lâche, et donc vous avez agi comme un lâche.

Le prisonnier se contenta de grimacer.

— Nous allons vous ramener vers Europe, dit Héra, et vous remettre entre les mains de ses habitants. À eux de décider ce qu’il convient de faire de vous. Bien que je ne voie pas ce qui pourrait être approprié.

— Réparation, dit Galilée.

Ils le regardèrent tous.

— Il demandait réparation, eh bien il va l’obtenir.

Il se tourna vers Aurore et lui dit :

— Vous m’avez appris ce que vous pouviez faire et ne pas faire dans le champ des variétés temporelles. Vous m’avez décrit les dépenses énergétiques. Si vous aviez assez d’énergie à votre disposition, ne pourriez-vous, en l’utilisant, procéder à des changements plus proches que l’intrication de résonance avec mon époque ?

— Que voulez-vous dire ?

— Certains d’entre vous sont retournés dans le passé et ont interféré avec moi, de sorte que ce qui m’arrive diffère de ce qui me serait arrivé si vous n’étiez pas venus me voir. Alors pourquoi ne pouvez-vous changer l’horreur commise par Ganymède ? Pourquoi ne pas le renvoyer vers une époque où il ne l’aurait pas encore perpétrée, et l’en empêcher ?

Aurore dit :

— L’intrication est plus aisée aux triples interférences des schémas d’ondes de la variété temporelle. À l’intérieur de la première interférence positive, établir une intrication exige une énergie beaucoup plus importante. Il faudrait une énergie vraiment stupéfiante pour déplacer un intricateur vers une époque si proche de la nôtre.

Galilée réfléchit aux équations qu’elle lui avait enseignées, nageant dans les brumes de sa mémoire. Des ondes concentriques qui se superposaient sur une mare…

— Mais ce n’est pas impossible, conclut-il. Renvoyez-le juste avant qu’il entre dans l’océan de Ganymède, avant son exil, et arrêtez-le à ce moment. Cela, vous pourriez le faire, non ? Ce ne serait qu’une question d’énergie ?

Elle réfléchit, faisant peut-être appel à ses augmentations mécaniques.

— Oui, mais l’énergie pourrait être impossible à maîtriser.

— Utilisez le gaz d’une géante gazeuse extérieure, comme lors de l’envoi des premiers teletrasportas.

— Et si ces géantes gazeuses étaient toutes vivantes, comme Jupiter ?

— La vision qu’elle nous en a donnée indique qu’elles ne le sont pas. Il reste trois géantes au-delà de Saturne, à ce que vous m’avez dit, non ?

— Oui. Uranus, Neptune et Hadès.

— N’importe laquelle d’entre elles fournirait suffisamment d’énergie potentielle pour alimenter une brève analepse dans le passé de Ganymède, dit Galilée.

— C’est possible.

Galilée se tourna vers Héra et pointa Ganymède du doigt.

— Renvoyez-le, dit-il. Renvoyez-le et faites-lui changer ce qu’il a fait précédemment.

— Cela pourrait le tuer.

— Et alors ?

— Cela pourrait changer les choses au point que toute cette expédition disparaîtrait, dit-elle en regardant Aurore. Tout ce que nous avons fait depuis son attaque pourrait se volatiliser.

— C’est déjà fait, de toute façon, objecta Galilée. Tout change en permanence.

Elle secoua la tête.

— Dans le temps e…

— Même là. Hélas.

Ils échangèrent un regard.

— Rappelez-vous pour moi, dit Galilée.

— Et vous, pour moi, répondit-elle.

Elle esquissa un infime sourire, le regarda dans les yeux. Galilée se dit à lui-même : Rappelle-toi.

Il jeta un coup d’œil à Ganymède, mais Ganymède regardait vers le plafond de la cabine du vaisseau, ou à travers lui, vers l’infini. Galilée était incapable de dire s’il était en quête d’expiation ou juste d’une nouvelle opportunité de recommencer. Les vrais espoirs sont l’une des sept vies secrètes.

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