Kim Stanley Robinson Le rêve de Galilée

Les Muses aiment les chants alternés.

Virgile, Églogues, Livre III

1 L’étranger

1.1

Tout à coup, Galilée sentit qu’il avait déjà vécu cet instant – il s’était déjà trouvé au marché d’artisanat du vendredi, devant l’Arsenal de Venise, avait déjà senti peser sur lui un regard, déjà levé les yeux et remarqué qu’un homme l’observait, un étranger de grande taille, au visage étroit et au profil aquilin. Comme la fois précédente (mais quelle fois ?), l’étranger lui signala par un hochement du menton qu’il avait perçu son regard, puis avança dans sa direction, louvoyant entre les couvertures, les tables et les éventaires surchargés qui parsemaient le Campiello del Malvasia. L’impression de déjà-vu était si forte que Galilée se sentit pris d’un léger vertige, bien qu’une partie de son cerveau demeurât suffisamment détachée pour se demander comment il était possible de sentir le regard de quelqu’un posé sur soi.

L’étranger s’approcha de Galilée, s’arrêta et s’inclina avec raideur, puis tendit sa main droite. Galilée lui répondit par une légère courbette, prit la main tendue et la serra. L’homme avait la main longue et étroite, comme son visage.

Dans un latin guttural, aux accents des plus étranges, il croassa :

— Vous êtes bien le signor domino Galileo Galilei, professeur de mathématiques à l’université de Padoue ?

— En effet. À qui ai-je l’honneur ?

L’homme lui lâcha la main.

— Je suis un collègue de Johannes Kepler. Nous avons récemment examiné, lui et moi, l’une de vos très utiles boussoles militaires.

— Je suis ravi de l’apprendre, répondit Galilée, surpris. Comme le signor Kepler vous l’a probablement dit, nous avons été en correspondance, mais il ne m’a rien écrit à votre sujet. Où et quand l’avez-vous rencontré ?

— À Prague, l’an dernier.

Galilée hocha la tête. Kepler avait si souvent changé de résidence au fil des ans qu’il avait renoncé à suivre sa trace. En fait, il n’avait même pas répondu à la dernière lettre de Kepler, faute d’avoir réussi à terminer le livre qui l’accompagnait.

— Et d’où venez-vous ?

— D’Europe du Nord.

L’Alta Europa. En vérité, l’homme parlait un latin fort étrange, différent des autres versions transalpines qu’il avait été donné à Galilée d’entendre. Il examina le gaillard avec attention, remarqua son extrême minceur, sa très grande taille, son dos voûté, ses yeux rapprochés, au regard intense. Il avait peut-être la barbe dure, mais il était rasé de très près. Sa veste et sa cape sombres, taillées dans un tissu précieux, étaient si propres qu’elles paraissaient neuves. Avec sa voix rauque, son nez crochu, son visage étroit et ses cheveux noirs, il ressemblait à un corbeau changé en homme. Galilée eut à nouveau l’impression très bizarre que cette rencontre avait déjà eu lieu. Un corbeau parlant à un ours…

— Quelle ville, quel pays ? insista Galilée.

— Echion Linea. Près de Morvran.

— Je ne connais pas ces villes.

— Je voyage beaucoup.

Le regard de l’homme était rivé sur Galilée comme celui du chat contemplant le rôti posé sur le rebord de la fenêtre.

— Tout récemment, j’étais aux Pays-Bas, où j’ai vu un instrument qui m’a fait penser à vous à cause de votre boussole – que Kepler m’avait montrée, ainsi que je vous l’ai dit. Cet instrument hollandais était une sorte de lunette d’approche…

— Un miroir grossissant ?

— Non, un instrument d’optique dans lequel on regarde. Plus précisément, un tube muni d’une lentille à chaque extrémité. Il grossit les objets observés.

— Comme une loupe de joaillier ?

— Oui.

— Mais cela ne marche que pour les objets proches.

— Celui-ci marchait pour les objets éloignés.

— Comment est-ce possible ?

L’homme haussa les épaules.

Ça, c’était intéressant.

— Peut-être parce qu’il y avait deux lentilles, dit Galilée. Étaient-elles convexes ou concaves ?

L’homme ouvrit la bouche pour parler, puis hésita et eut un nouveau haussement d’épaules. Il se mit presque à loucher. Il avait des yeux marron piquetés de brun et de vert, comme les canaux de Venise au coucher du soleil.

— Je ne sais pas, dit-il finalement.

Galilée ne fut pas impressionné.

— Vous avez l’un de ces tubes ?

— Pas sur moi.

— Mais vous en avez un ?

— Pas de ce modèle. Mais oui, en effet.

— Et vous vous êtes dit que vous alliez m’en parler.

— Oui. À cause de votre boussole. Nous avons vu, parmi ses autres applications, qu’on pouvait l’utiliser pour calculer certaines distances.

— Évidemment.

L’une des fonctions principales de la boussole était de régler la portée de tir des canons. Malgré cela, très peu d’officiers ou de régiments d’artillerie s’en étaient procuré. En douze ans, il s’en était vendu très précisément trois cent sept.

— Ce genre de calcul, reprit l’étranger, serait plus simple si l’on pouvait voir les objets éloignés.

— Bien des choses en seraient facilitées, oui.

— Et maintenant, c’est possible.

— Intéressant, répondit Galilée. Quel est votre nom, déjà, signor ?

L’homme détourna le regard, mal à l’aise.

— Je vois que les artisans commencent à remballer. Je ne voudrais pas vous retenir, et j’ai rendez-vous avec quelqu’un qui vient de Raguse. Nous nous reverrons.

Après une rapide courbette, il fit demi-tour et s’éloigna le long du haut mur de brique qui bordait le campiello. Il marchait rapidement en direction de l’Arsenal, si bien que Galilée l’aperçut bientôt sous l’emblème du lion ailé de saint Marc, dont le bas-relief surmontait l’entrée de la grande forteresse. L’espace d’une seconde, ce fut comme si ces deux créatures ailées avaient volé l’une vers l’autre. Puis l’homme disparut à un coin de rue.


Galilée reporta son attention sur le marché des artisans. Certains s’apprêtaient bel et bien à partir, repliant leurs couvertures dans les ombres de l’après-midi et rangeant leurs marchandises dans des caisses et des paniers. Depuis quinze ou vingt ans qu’il conseillait les différents groupes de l’Arsenal, Galilée se rendait souvent au marché du vendredi, curieux de découvrir quels nouveaux instruments, dispositifs, pièces de machines ou autres pouvaient y être exposés. Il se promenait à présent parmi les visages familiers, mû par l’habitude. Mais il était distrait. Ce serait une bonne chose d’arriver à voir les objets éloignés comme s’ils étaient tout près. Plusieurs usages évidents lui vinrent aussitôt à l’esprit. Des avantages militaires, en fait.

Il s’approcha de l’étal d’un des fabricants de lentilles en fredonnant un petit air qu’il tenait de son père et qui lui venait chaque fois qu’il était en quête de quelque chose. Mais, pour de meilleures lentilles, il devrait aller à Murano ou à Florence ; ici, il n’y avait rien à trouver, hormis les verres grossissants habituels qu’on utilisait pour travailler de près. Il en prit deux, les tint en l’air et les plaça devant son œil droit. Le lion de saint Marc devint une pièce d’ivoire ailée, floue. C’était un bas-relief de médiocre facture, ainsi qu’il le constata lorsqu’il le regarda de nouveau avec son autre œil. De facture très primitive en comparaison des statues romaines usées par le temps qui se trouvaient au-dessous, flanquant la porte.

Galilée reposa les lentilles sur la table et descendit vers la Riva San Biagio, où l’un des bacs de Padoue venait d’accoster. La splendeur de la Sérénissime étincelait au crépuscule. Il s’assit à la proue, à sa place habituelle, et se mit à réfléchir. Ici, la plupart des gens savaient qu’il fallait le laisser tranquille quand il était ainsi plongé dans ses pensées. On parlait toujours de la fois où il avait poussé un marinier dans le canal parce qu’il avait troublé sa solitude.

Une loupe était un verre aux deux faces convexes, qui grossissait les objets, à condition qu’ils soient placés à quelques doigts de la loupe, Galilée ne le savait que trop. Ses yeux, qui lui faisaient souvent mal, ne lui permettaient plus, depuis quelques années, d’observer les objets proches. Il se faisait vieux : un vieux rondouillard hirsute, dont la vue baissait. Les lentilles grossissantes l’aidaient, surtout lorsqu’elles étaient bien polies.

Il était facile d’imaginer qu’un polisseur de lentilles, au cours de son travail, présente devant ses yeux deux lentilles l’une sur l’autre, pour voir ce qui se passerait. Il s’étonna de ne l’avoir jamais fait lui-même. Cela dit, ainsi qu’il venait de le découvrir, ça ne donnait pas grand-chose. Ce qu’il ne put s’expliquer, sur le moment. Enfin, il pourrait toujours approfondir la question, à sa façon habituelle. Au pire, il n’aurait qu’à regarder à travers différentes sortes de lentilles agencées de toutes les façons possibles ; il verrait bien ce qu’il en sortirait.

C’était un vendredi après-midi sans vent, et l’équipage du bac ramait lentement le long du Canale della Giudecca, vers la lagune ouverte, en direction des fondamente de la Porta Maghere. Les invectives rituelles que le capitaine adressait aux rameurs couvraient les cris des mouettes qui les suivaient, évoquant des vers de Ruzzante. « Bande de femmelettes, chiffes molles, ma mère rame mieux que vous… »

— La mienne, en tout cas, c’est sûr, lâcha distraitement Galilée, comme chaque fois.

La vieille salope avait encore des bras de débardeur. Un jour qu’elles s’étaient accrochées, elle avait battu Marina comme plâtre jusqu’à ce que Galilée s’interpose entre elles ; pourtant, Marina n’était pas manchote quand il s’agissait de faire le coup de poing. Les séparer l’une de l’autre, pendant que tout le monde hurlait…

De sa place à la proue du bac, il contemplait le soleil couchant. Dans le temps, il aurait passé la nuit en ville, généralement au palais rose de Sagredo – « l’Arche », avec sa ménagerie de créatures sauvages et ses fêtes endiablées. Mais désormais Sagredo était à Alep, en mission diplomatique. Quant à Paolo Sarpi, malgré sa charge prestigieuse, il vivait dans une cellule de moine aux murs de pierre ; et tous les autres partenaires de beuveries de Galilée avaient eux aussi déménagé ou changé d’habitudes nocturnes. Non, ces années étaient loin derrière lui. Ça avait été de bonnes années, même s’il était fauché à l’époque – ce qu’il était encore. Travailler toute la journée à Padoue, faire la fête toute la nuit à Venise. D’où le fait que ses retours à la maison se produisaient généralement à l’aube, debout à la proue d’une barge, encore sous le coup des lueurs résiduelles du vin et du sexe, des rires et du manque de sommeil. Ces matins-là, le soleil jaillissait sur le Lido, derrière eux, et se répandait sur ses épaules, illuminant le ciel et la surface de la lagune, lisse comme un miroir, un espace aussi clair et net qu’une preuve évidente : tout était lavé de frais et se gravait sur ses globes oculaires, luisant de la promesse d’une journée où tout était possible.

Alors que rentrer chez lui par la dernière barge de la journée, comme en ce moment précis, revenait à regagner le sac de nœuds inextricables qu’était son existence. Plus les rayons du couchant lui éclaboussaient le visage, plus il risquait de sentir l’abattement le gagner. Il était d’humeur changeante, passait rapidement d’un état d’âme à un autre, et ces couchers de soleil d’opérette lui faisaient généralement chuter le moral, tel un pélican plongeant dans la lagune.

Pourtant, ce soir-là, l’air était d’une clarté limpide, et Vénus, très haut dans un crépuscule de lapis-lazuli, brillait comme une espèce d’emblème.

Il pensait à l’étranger, et à ses informations plus étranges encore. Se pouvait-il que ce fût vrai ? Et dans ce cas, comment se faisait-il que personne ne l’ait remarqué avant ?

Il débarqua sur le long quai du haut de l’estuaire et marcha vers la file des charrettes qui entamaient leurs navettes nocturnes. Il sauta à l’arrière de l’une de celles qui se rendaient régulièrement à Padoue, salua le conducteur et s’allongea sur le dos pour regarder les étoiles jaillir au-dessus de lui. Lorsque la charrette sortit de la Via Vignali, près du centre de Padoue, c’était la quatrième heure de la nuit, et des nuages masquaient les étoiles.

Avec un soupir, il ouvrit la porte de son jardin, un vaste espace enclos dans le L formé par la grande et vieille maison. Des légumes, des treilles couvertes de vigne, des arbres fruitiers : il inspira profondément, s’emplissant les poumons des odeurs de la partie de la maison qu’il préférait, puis il prit son courage à deux mains et s’engouffra dans le pandémonium qui régnait perpétuellement à l’intérieur. La Piera n’avait pas encore fait irruption dans sa vie, et personne avant elle n’avait réussi à faire régner l’ordre.

— Maestro ! cria l’un des plus petits artisans en voyant Galilée entrer dans la grande cuisine. Mazzoleni m’a battu !

Galilée lui flanqua sur la tête une tape qui aurait enfoncé un tuteur à tomates dans le sol.

— Tu le méritais, j’en suis sûr.

— Pas du tout, maestro !

Le gamin se releva et, sans se laisser démonter, commença à se plaindre. Il fut bientôt lui-même submergé par les étudiants qui se jetaient sur Galilée, le suppliant de les aider à résoudre un problème qu’on devait leur soumettre le lendemain, à l’université, lors du cours sur les fortifications. Galilée se fraya un chemin à travers la meute.

— On n’y comprend rien, gémissaient-ils en contrepoint, bien que le problème parût simple.

— Des masses inégales ont le même poids lorsqu’elles sont suspendues à des distances inégales, inversement proportionnelles à leur masse, entonna Galilée.

C’est ce qu’il avait essayé de leur enseigner pas plus tard que la semaine précédente. Mais avant qu’il ait eu le temps de s’asseoir et de déchiffrer les étranges annotations de Mazzoleni, leur professeur, Virginia se jeta dans ses bras pour lui relater avec un luxe de détails les bêtises que sa jeune sœur Livia avait faites ce jour-là.

— Laissez-moi une demi-heure, dit-il aux élèves en soulevant Virginia pour l’emmener vers la longue table. Je me languis de mon dîner et Virginia se languit de moi.

Mais ils avaient plus peur de Mazzoleni que de lui, aussi finit-il par leur indiquer les équations pertinentes, insistant pour qu’ils trouvent la solution par eux-mêmes tout en mangeant les restes de leur dîner et en faisant sautiller Virginia sur ses genoux. Elle était légère comme un oiseau. Il avait chassé Marina de la maison cinq ans plus tôt, un soulagement par bien des côtés, mais maintenant c’était à lui et aux servantes d’élever les filles, et de leur trouver un chemin dans le monde. Les demandes d’admission au pré-noviciat adressées aux couvents voisins avaient été accueillies par des fins de non-recevoir. Il allait donc falloir tenir encore un certain nombre d’années. Deux bouches de plus à nourrir, perdues parmi toutes les autres. Trente-deux, pour être précis. On se serait cru dans un hôtel de Boccace, trois étages de chambrées pleines à craquer, où tout le monde dépendait de Galilée et de son salaire de cinq cent vingt florins par an. Évidemment, les dix-neuf élèves qui avaient statut d’interne payaient pour leur enseignement et leur logement, mais ils dévoraient tellement qu’il en était pour son argent. Pis encore, ils lui prenaient du temps. Il vendait ses boussoles militaires cinq scudi chaque, et vingt de plus pour une session de formation de deux mois, mais, compte tenu du temps que ça lui prenait, il était devenu évident qu’il perdait de l’argent sur chaque vente. En vérité, les boussoles ne lui avaient pas rapporté autant qu’il l’avait espéré.

L’un des garçons de la maison lui apporta un petit paquet de lettres déposées par un coursier, qu’il parcourut tout en mangeant, en faisant cours et en jouant avec Virginia. Celle du dessus était encore une lettre de son éponge de frère, Michelangelo, qui mendiait de l’argent pour les aider à vivre, sa famille nombreuse et lui, à Munich, où il essayait de percer comme musicien. L’échec de leur père dans la même entreprise et les perpétuelles remontrances de la vieille harpie à ce sujet n’avaient pas réussi à lui faire comprendre – ce qui n’était pourtant pas difficile – que c’était une tâche impossible, même quand on avait un génie musical, ce qui n’était pas le cas de son frère. Il laissa tomber la lettre par terre sans la terminer.

La lettre suivante était pire : elle était de Galetti, l’inénarrable mari de sa sœur, qui lui demandait à nouveau le solde de sa dot, laquelle aurait dû lui être payée par Michelangelo, mais Galetti avait compris que sa seule chance d’être réglé se trouvait du côté de Galilée. Si Galilée ne payait pas, Galetti promettait de lui faire un nouveau procès. Il espérait que Galilée se souviendrait que la dernière fois il avait été obligé de rester éloigné de Florence pendant un an pour éviter de se faire arrêter.

Galilée laissa aussi tomber cette lettre par terre. Il s’intéressa à un poulet à moitié mangé, puis regarda dans le chaudron de soupe suspendu dans la cheminée, où il pécha les quelques morceaux de porc fumé qui le lestaient encore. Son pauvre père avait été prématurément poussé dans la tombe par des lettres telles que celles-ci, et par sa Xanthippe de femme, qui les récupérait et les lui lisait d’une voix tonitruante. Cinq enfants auxquels il n’avait rien eu à laisser, pas même à son fils aîné, en dehors d’un luth. Un très bon luth, à vrai dire, un instrument que Galilée chérissait et dont il jouait souvent mais qui ne l’aidait aucunement à entretenir ses frères et sœurs cadets. Et les mathématiques avaient ceci de commun, hélas, avec la musique qu’elles ne rapportaient jamais suffisamment. Cinq cent vingt florins par an, c’était tout ce qu’il recevait pour enseigner à l’université la plus pratique des sciences, alors que Cremonini en touchait mille pour gloser sur toutes les fois où Aristote s’était raclé la gorge.

Mais il préférait ne pas y penser, cela risquait de perturber sa digestion. Les étudiants continuaient à le harceler. Leurs voix retentissaient dans l’Hostel Galileo, aussi dément qu’un couvent, et marchant à perte. S’il n’inventait pas rapidement quelque chose d’un peu plus lucratif que la boussole militaire, il n’allait plus pouvoir faire face à ses dettes.

Ce qui lui rappela l’étranger. Il posa Virginia par terre et se leva. Tels des oisillons pressés les uns contre les autres dans un nid, ses élèves tournèrent leur visage vers lui.

— Allez, ouste ! fit-il avec un geste impérieux. Fichez-moi le camp.

Parfois, quand il était vraiment en colère, il ne se contentait pas d’exploser comme poudre à canon, il était ébranlé comme par un tremblement de terre et se mettait à gronder d’une telle façon que tout le monde dans la maison savait qu’il valait mieux s’enfuir en courant. À ces moments-là, il arpentait les pièces vides en jurant, renversant les meubles et hurlant aux gens de venir se faire rosser comme ils le méritaient. Tous les serviteurs, et la plupart des élèves, l’avaient suffisamment pratiqué pour reconnaître les signes avant-coureurs de ce genre de colère, qui se traduisaient par un ton particulièrement plat et dégoûté. Tous savaient alors qu’il fallait se carapater avant qu’il n’explose. Cette fois ils hésitèrent, ne reconnaissant pas ce ton, mais plutôt celui du maestro en quête de quelque chose. Quand il était de cette humeur, il n’y avait rien à craindre.

Il rangea le flacon de vin qui se trouvait sur la table, la nettoya et flanqua un coup de pied à l’un des gamins.

— Mazzoleni ! beugla-t-il. MAZZ-ZO-LE-NIIIIII !

Pas de tremblement de terre ce soir ; c’était l’un des bons bruits du foyer, comme le chant du coq à l’aube. Le vieil artisan, qui dormait sur un banc près du fourneau, décolla sa face moustachue du bois.

— Maestro ?

Galilée vint se planter au-dessus de lui.

— Nous avons un nouveau problème.

— Ah.

Mazzoleni secoua la tête tel un chien s’ébrouant au sortir d’une mare et chercha des yeux la bouteille de vin.

— Vraiment ?

— Vraiment. Il nous faut des lentilles. Autant que tu pourras en trouver.

— Des lentilles ?

— Aujourd’hui, quelqu’un m’a dit que si on regardait dans un tube où il y en avait deux on pouvait voir des objets éloignés comme s’ils étaient tout à côté.

— Et ça marcherait comment ?

— C’est ce qu’il nous faut découvrir.

Mazzoleni hocha la tête. Avec une prudence d’arthritique, il se souleva du banc.

— Il y en a toute une boîte dans l’atelier.


Galilée, debout devant la boîte, l’agitait dans un sens puis dans l’autre en regardant la lumière de la lampe jouer sur les surfaces mouvantes.

— La surface d’une lentille est soit convexe, soit concave, soit plane.

— Si elle n’est pas défectueuse.

— Bien sûr, bien sûr. Deux lentilles, ça signifie quatre surfaces. Alors, combien cela nous fait-il de combinaisons possibles ?

— M’est avis que ça fait douze, maestro.

— Bien. Mais certaines ne donneront assurément rien.

— Vous croyez ?

Quatre surfaces planes, ça ne marchera pas.

— Pour sûr.

— Et des surfaces convexes sur les quatre faces reviendraient à empiler deux verres grossissants. Nous savons déjà que ça ne donne rien.

Mazzoleni se redressa.

— Quant à moi, je n’admets rien a priori. Tout devrait être testé de la façon habituelle.

C’était la phrase rituelle de Mazzoleni dans ce genre de situation. Galilée hocha distraitement la tête en reposant la boîte sur la plus grande table de l’atelier. Il tendit la main pour épousseter les folios posés de guingois sur l’étagère au-dessus ; on aurait dit des sentinelles mortes en service. Pendant que Mazzoleni réunissait les lentilles éparpillées dans les casiers de l’atelier, Galilée descendit le folio des travaux en cours, un gros volume presque noir de notes et de croquis. Il l’ouvrit à la première page vierge, ignorant le reste du volume, des centaines de pages – près de vingt ans de sa vie – qui moisissaient là, ne seraient jamais retranscrites et offertes au monde, son grand œuvre aussi perdu que s’il s’était agi des griffonnages d’un pauvre alchimiste fou. Quand il pensait aux heures glorieuses passées à travailler sur les plans inclinés qu’ils avaient construits, une douleur le transperçait comme un coup de poignard en plein cœur.

Il ouvrit une bouteille d’encre, y plongea une plume et commença à esquisser ses idées sur le système que l’étranger avait décrit, tout en envisageant diverses façons de procéder. Il s’y prenait toujours ainsi lorsqu’il réfléchissait à des problèmes de mouvement, d’équilibre ou de force de percussion. Mais la lumière, c’était particulier. Ses premiers croquis lui parurent, de prime abord, peu prometteurs. Eh bien, ils n’auraient qu’à essayer toutes les combinaisons possibles, comme Mazzoleni l’avait dit, et ils verraient bien ce qui en découlerait.

Très vite, le vieil artisan se mit à assembler des petits cadres en bois dans lesquels ils pourraient insérer diverses lentilles. Elles pourraient ensuite être fixées aux extrémités d’un tube de plomb que Mazzoleni avait déniché dans une boîte pleine de bric-à-brac. Pendant que son compère s’occupait ainsi, Galilée triait leur collection de lentilles par genre, les tripotant une à une, les prenant deux par deux et regardant à travers, les tendant parfois à Mazzoleni pour qu’il les fixe aux extrémités du tube.

Ils n’avaient pas grand-chose à observer en dehors de l’atelier éclairé par leur lanterne, du coin du jardin et de la tonnelle baignés par la lumière tombant des fenêtres de la maison, mais ça suffisait pour tester diverses possibilités. Galilée examinait les lentilles contenues dans la boîte, les levait en l’air. D’un côté, puis de l’autre. Les images devenaient floues, disparaissaient, se brouillaient, rendaient même les choses plus petites que quand on les voyait à l’œil nu. Cela dit, un effet inverse de celui recherché était toujours intéressant à considérer.

Il coucha les résultats sur la page de son cahier de travail. Deux lentilles convexes d’un genre particulier donnaient une image renversée. Ça exigeait une explication géométrique, et il nota l’observation avec un point d’interrogation. L’image inversée était agrandie, et nette. Il dut reconnaître qu’il ne comprenait pas la lumière, ni ce qu’elle faisait entre les lentilles, à l’intérieur du tube. En dix-sept ans, il ne s’était risqué que deux fois à donner des cours d’optique, et il n’en avait été content aucune des deux fois.

Puis il leva deux lentilles, et le citronnier en pot qui se dressait à la limite du jardin apparut, nettement plus gros, dans le verre situé le plus près de son œil. Feuillage vert éclairé latéralement par la lumière de la lanterne, imposant et net…

— Hé ! s’exclama Galilée. Essaie cette paire-là. La concave près de l’œil, la convexe au bout du tube.

Mazzoleni glissa les lentilles dans les fentes des cadres et tendit le tube à Galilée. Celui-ci le prit et le braqua vers la première branche d’arbre de la tonnelle. Seule une petite partie de la branche apparut dans le tube, mais elle était sacrément agrandie : les feuilles étaient plus grosses, nettes, l’écorce minutieusement rugueuse. L’image était légèrement floue en bas, et il déplaça le cadre extérieur pour incliner la lentille, puis il la fit pivoter et la déplaça plus loin dans le tube. L’image devint encore plus nette.

— Mon Dieu, ça marche ! Comme c’est bizarre…

Il fit signe au vieil homme.

— Va vers la maison et tiens-toi sur le seuil, dans la lumière de la lampe.

Quant à lui, il traversa le jardin pour aller sous la tonnelle. Il dirigea le tube vers Mazzoleni, debout dans l’embrasure de la porte.

— Sainte mère de Dieu !

Là, au milieu de la lentille, flottait le visage ridé du vieil homme, une moitié dans la lumière, l’autre moitié dans l’ombre, si proche que Galilée aurait pu le toucher alors qu’ils étaient à cinquante pas l’un de l’autre, sinon plus. L’image se grava dans l’esprit de Galilée – le sourire édenté, familier, de l’artisan, vacillant et plat, mais gros et net –, le symbole même des nombreux jours heureux qu’ils avaient passés dans l’atelier à essayer de nouvelles choses.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, profondément surpris. Ça marche !

Mazzoleni se précipita pour essayer à son tour. Il fit pivoter les cadres, regarda dedans à l’envers, inclina les lentilles, les déplaça d’avant en arrière dans le tube.

— Il y a des taches floues, remarqua-t-il.

— Il nous faut de meilleures lentilles.

— Vous pourriez en commander un stock à Murano…

— À Florence. Le meilleur verre optique vient de Florence. Le verre de Murano, c’est bon pour les babioles colorées.

— Si vous le dites. J’ai des amis qui ne seraient pas d’accord.

— Des amis de Murano ?

— Oui.

Quand Galilée riait pour de bon, ça faisait un uh, uh, uh sourd.

— S’il le faut, nous fabriquerons nos propres lentilles. Nous pourrions acheter des lentilles neutres à Florence. Je me demande ce qui se passerait si nous avions un tube plus long…

— Je crois bien que c’est le plus long que nous ayons. Je suppose que nous pourrions fabriquer des feuilles de plomb plus longues et les rouler, mais il nous faudrait des moules.

— N’importe quel tube fera l’affaire.

Dans ce domaine, Galilée était aussi bon que Mazzoleni ou que n’importe quel artisan – bon pour voir ce qui importait, et pour imaginer rapidement différentes façons de l’obtenir.

— Nous n’avons pas besoin de prendre du plomb. Nous pourrions essayer avec un tube en tissu ou en cuir, renforcé pour le maintenir droit. Coller un long tube de cuir sur des lamelles. Ou tout bonnement du carton.

Mazzoleni fronça les sourcils, soupesa une lentille dans sa main. Elle avait à peu près la même taille qu’un florin vénitien, soit trois doigts de diamètre.

— Est-ce que ça resterait suffisamment droit ?

— Je crois.

— Et la surface intérieure devrait être lisse ?

— Est-ce nécessaire ?

— Je ne sais pas. Il faudrait qu’elle le soit ?

Ils se regardèrent. Mazzoleni sourit de nouveau, une topographie complète de rides se gravant aussitôt sur son visage buriné, une superposition de deltas, la marque blanche causée par une brûlure sur sa tempe gauche ajoutant à son sourcil levé comme une touche d’espièglerie. Galilée lui ébouriffa les cheveux comme il l’aurait fait avec un enfant. Le travail qu’ils faisaient ensemble tissait entre eux un lien humain qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’il connaissait – rien à voir avec celui qui l’unissait à une maîtresse, un enfant, un collègue ou un élève, un ami ou un confesseur, rien à voir avec personne d’autre, en fait, parce qu’ils faisaient des nouvelles choses ensemble, apprenaient de nouvelles choses. Et là, ils étaient à nouveau en quête.

— Apparemment, il faudrait que l’on puisse déplacer une lentille d’avant en arrière, dit Galilée.

— On pourrait fixer une lentille au tube et l’autre dans un tube légèrement plus petit, qui rentrerait dans le tube principal de telle sorte qu’on puisse le faire coulisser d’avant en arrière tout en conservant l’alignement vertical. De cette façon, on pourrait aussi le faire tourner, si on voulait.

— Ça me semble bien.

Galilée aurait fini par arriver à la même solution, mais Mazzoleni excellait dans tout ce qu’il pouvait voir et toucher.

— Tu pourrais bricoler un truc comme ça ? Pour demain matin ?

Mazzoleni eut un ricanement. C’était le milieu de la nuit, et il n’y avait pas un bruit en ville.

— Pas difficile, comparé à votre satanée boussole.

— Attention à ce que tu dis… Cette chose a payé ton salaire pendant des années.

— Et le vôtre, aussi !

Galilée lui flanqua une tape. La boussole était devenue une sacrée épine dans son pied, impossible de le nier.

— Tu as tout ce qu’il te faut comme matériel ?

— Non. Je pense qu’il nous faudra d’autres tubes de plomb, et des lamelles plus fines que celles que nous avons ici, et plus longues, si vous voulez des tubes de cuir. Et du carton, aussi. Et vous aurez besoin de davantage de lentilles.

— Je vais passer commande à Florence. En attendant, commençons avec ce que nous avons.


Pendant les jours suivants, chaque instant fut consacré au nouveau projet. Galilée négligea ses obligations professorales, demandant aux étudiants qu’il hébergeait de se faire cours les uns aux autres et prenant ses repas dans l’atelier tout en travaillant. Rien ne comptait plus que ce projet. Dans ces moments-là, il devenait évident que l’atelier était l’épicentre de la maison. Le maestro était à peu près aussi irritable que d’ordinaire, mais comme il était occupé à quelque chose, c’était un peu moins pénible pour les domestiques.

Pendant le déroulement des diverses tentatives de fabrication, d’assemblage et d’essai, Galilée prenait également le temps d’écrire à ses amis et alliés vénitiens pour préparer le terrain à une future présentation du système. La carrière qu’il avait menée jusqu’alors allait finalement porter ses fruits. Connu surtout comme un excentrique quoique ingénieux professeur de mathématiques de quarante-cinq ans, fauché et frustré, il avait aussi passé vingt ans à travailler et à jouer avec bon nombre des plus grands intellectuels de Venise – et notamment, point crucial, son grand ami et mentor, Fra Paolo Sarpi. Sarpi ne dirigeait pas, en ce moment précis, Venise pour le doge, parce qu’il se remettait de blessures reçues deux ans auparavant lors d’une agression, mais il continuait à conseiller le doge et le Sénat de Venise, surtout dans les matières techniques et philosophiques. Il n’aurait pu être en meilleure position pour aider Galilée dans cette période.

Une lettre lui fut donc envoyée pour lui expliquer sur quoi il travaillait. Ce qu’il lut dans la réponse de Sarpi le surprit, et même le terrifia. Il faut croire que l’étranger rencontré au marché d’artisans s’était entretenu avec d’autres personnes. Et la nouvelle qu’il y avait une lunette d’approche qui marchait, lui écrivait Sarpi, était apparemment déjà répandue en Europe du Nord. Sarpi lui-même avait eu vent d’une telle rumeur neuf mois auparavant, mais il ne l’avait pas considérée comme assez importante pour en informer Galilée.

Galilée lança un juron en lisant cela.

— Pas important ? Mon Dieu !

C’était difficile à croire. En fait, cela laissait à penser que son vieil ami avait été autant mentalement que physiquement atteint par les couteaux que ses agresseurs lui avaient enfoncés dans la tête.

Mais on ne pouvait plus rien y changer, à présent. Les gens d’Europe du Nord, surtout les Flamands et les Hollandais, fabriquaient déjà des petites longues-vues. Cet étranger hollandais, écrivait Sarpi, avait contacté le Sénat vénitien, proposant de leur vendre une telle lunette pour mille florins. Sarpi avait déconseillé l’achat au Sénat, certain que Galilée arriverait à fabriquer un tel objet d’une qualité au moins équivalente, voire meilleure.

— J’aurais pu le faire si seulement vous m’en aviez parlé, se lamenta tout haut Galilée.

Mais Sarpi ne l’avait pas fait, et maintenant l’air bruissait de rumeurs relatives à une version primitive de l’objet. C’était un phénomène que Galilée avait déjà remarqué. Chez les artisans, les progrès passaient d’atelier en atelier sans que les érudits ou les princes en entendent parler ;il arrivait donc souvent qu’un peu partout des ateliers se mettent soudain à fabriquer un modèle réduit, ou un acier plus résistant. Cette fois, c’était une petite longue-vue. D’après ce qu’on disait, elle grossissait les choses environ trois fois.

Galilée répondit rapidement à Sarpi, lui demandant d’organiser une rencontre avec le doge et ses sénateurs afin d’examiner un nouveau type de lunette, améliorée, qu’il était en train d’inventer. Il le priait également d’obtenir du doge qu’il refuse d’accéder à la moindre requête d’ici là. Sarpi lui renvoya une note dès le lendemain, l’informant qu’il avait fait ce qui lui avait été recommandé, et que le rendez-vous souhaité était fixé au 21 août. On était le 5. Galilée avait deux semaines pour fabriquer une meilleure lunette.

À l’atelier, l’activité s’intensifia. Galilée annonça à ses étudiants affolés qu’ils devraient se débrouiller par eux-mêmes – y compris le comte Alessandro Montalban, qui venait de s’établir chez Galilée pour y préparer son examen de doctorat, et qui n’était pas content d’être ainsi négligé. Mais Galilée avait déjà enseigné à de nombreux fils de nobles, et il dit sèchement au jeune homme d’étudier avec les autres, de les guider, que ce serait bon pour lui. Ensuite, il transféra ses pénates dans l’atelier, où il examina de très près les instruments qu’ils avaient déjà fabriqués, et commença à chercher le moyen de les améliorer encore.

Comprendre ce qui se passait avec les doubles lentilles n’était pas une mince affaire. Pour Galilée, tout ce qui était physique se ramenait à des questions de géométrie, et il était clair que la façon dont la lumière se courbait était un processus géométrique, mais il ignorait les lois de la réfraction, et ce n’était pas en substituant des lentilles les unes aux autres qu’il les découvrirait. Cela dit, des variables tangibles étaient impliquées, qu’ils pouvaient soumettre aux méthodes de l’atelier déjà mises au point lors de leurs recherches précédentes.

C’est ainsi que, dans l’heure suivant le coucher du soleil, les artisans de l’atelier se réunissaient. Certains étaient des serviteurs de la maison, d’autres des anciens qui avaient travaillé dans les arsenaux, ou des gamins du voisinage qui venaient, en dormant debout, actionner les soufflets pour faire brûler les feux dans les chaudières, reprenant la tâche qu’ils avaient abandonnée la veille au soir. Tous se pliaient aux règles de Galilée : ils mesuraient deux fois les choses, couchaient tout par écrit. Ils travaillaient en mangeant. Ils regardaient tomber la pluie par la partie ouverte du hangar, attendant que la lumière revienne pour se remettre à la besogne. La chaudière de brique formait, juste devant le toit de l’appentis, un rempart derrière lequel ils pouvaient rester au chaud quand il pleuvait. Cela dit, c’était l’été, et les orages de l’après-midi n’étaient pas si froids. La large zone centrale de l’atelier, au sol de terre battue, accueillait plusieurs tables de grandes dimensions. Celle qui se trouvait le long du mur du fond était réservée aux instruments. Dans la maigre lumière de l’averse, ils pouvaient nettoyer ou aiguiser les outils, remettre de l’ordre ou picorer la carcasse d’oie de la veille au soir. Lorsque le soleil revenait, ils se remettaient à l’ouvrage.

Ils procédèrent à de si nombreuses modifications sur chacune des nouvelles lunettes que Galilée ne savait plus très bien quel effet était dû à quelle modification, mais tout était beaucoup trop intéressant pour ralentir le rythme et vérifier chaque chose, sauf lorsqu’un point crucial était en cause. L’épistémologie de la quête consistait à suivre une étape après l’autre sans trop se préoccuper d’un plan d’ensemble. Ils découvrirent que des tubes de carton, parfois renforcés avec des lattes ou recouverts de cuir, faisaient remarquablement l’affaire. L’intérieur n’avait pas besoin d’être parfaitement lisse, même si l’image observée était plus claire lorsqu’ils le peignaient en noir. Le plus important, c’était les lentilles, celle qui était le plus près de l’œil, qu’ils appelèrent l’oculaire, et celle qui se trouvait au bout, l’objectif. Quand elles étaient correctement polies, leurs surfaces, convexes comme concaves, constituaient des sections de sphères bombées vers l’intérieur ou vers l’extérieur. Des sphères de rayons différents donnaient des courbures différentes. Selon l’habitude en vigueur chez les fabricants de lentilles, Galilée appelait « longueur focale » le rayon de la sphère complète dont la lentille était un fragment. Bientôt, leurs essais répétés avec différentes lentilles révélèrent que les agrandissements les plus importants résultaient de la combinaison d’une lentille convexe à longue distance focale au niveau de l’objectif et d’une lentille concave à courte focale pour l’oculaire. Le polissage des lentilles convexes était assez simple, même s’il était important d’éliminer autant que possible les petites irrégularités, qui provoquaient des taches floues. En revanche, obtenir un creux incurvé vraiment lisse dans les petites lentilles concaves était plus compliqué. Une petite bille placée dans le mécanisme d’un tour d’acier en rotation vissé à l’un des établis servait d’outil de polissage. Pour mieux y voir, ils portaient des lunettes faites avec des lentilles obtenues au début de leurs essais.

Pendant tout cela, Mazzoleni confectionnait aussi les tubes en carton qui devaient glisser dans les tubes principaux de cuir renforcés par des baleines, leur donnant la possibilité d’ajuster la distance entre les lentilles afin d’obtenir une image plus nette. Les oculaires étant plus petits, ils fixèrent le tube coulissant de ce côté, en l’équipant de cales en feutre.

Pour découvrir le degré d’agrandissement ainsi obtenu, Galilée fixa une grille à une partie passée au blanc de chaux du mur du jardin. Cela lui permit de mesurer avec précision la différence entre l’image agrandie de la grille et l’image qu’il voyait en même temps avec l’autre œil.


L’après-midi du 17 août, Galilée expertisa leurs trois meilleurs instruments. Ils faisaient tous à peu près la même longueur, juste un peu plus d’un braccio, tel que mesuré avec l’étalon de la maison. Galilée compara toutes les dimensions, rédigeant des notes exhaustives au fur et à mesure.

Tout à coup, il éclata de rire. L’un de ces moments particuliers venait de se produire – un éclair d’intuition à la fin d’une période de recherches, qui lui procura une secousse et un frisson, comme s’il était une cloche que le battant venait de heurter. Il hurla :

MAZZ-ZO-LE-NIIIII !

Le vieil homme apparut, plus échevelé et hirsute que jamais, les yeux rouges de manque de sommeil.

— Regarde ! lui ordonna Galilée. Tu prends la longueur focale de l’objectif – pour celui-ci, cent minimes –, tu la divises par la longueur focale de l’oculaire – dans ce cas, onze minimes – et tu obtiens un nombre qui identifie le pouvoir grossissant de l’instrument, qui est donc ici de près de neuf fois ! C’est un ratio ! De la géométrie, encore une fois ! Et non seulement ça, fit-il en prenant le vieil homme par l’épaule, mais regarde ! Soustrais la longueur focale de l’oculaire de la longueur focale de l’objectif, et tu obtiens la distance qui sépare les lentilles quand le dispositif est convenablement réglé ! Dans ce cas, juste un peu moins d’un braccio. C’est une simple question de soustraction !

Devant cette découverte, il se sentit nimbé d’une sorte de gloire, comme bien souvent lorsqu’il arrivait à formuler de nouvelles choses de cette sorte. Il félicita tout le monde dans la maisonnée, demanda qu’on apporte du vin et lança des crazia et autres piécettes aux serviteurs et aux étudiants qui affluaient dans la cour pour participer aux réjouissances. Il les serra un par un dans ses bras en remerciant Dieu et en s’abandonnant a son humeur la plus fanfaronne, ce qui était tout un spectacle. Il louait son génie de l’avoir éclairé une fois de plus, il dansait, il riait, il prenait Mazzoleni par les oreilles et lui criait en pleine face :

— Je suis l’homme le plus intelligent du monde !

— C’est probable, maestro.

— L’homme le plus intelligent de l’Histoire !

— C’est dire si nous sommes dans la mouise, maestro…

Ce genre de piques, dans ces moments d’allégresse, avait pour seul résultat de lui arracher un grand rire et de lui faire repousser Mazzoleni d’une bourrade pour se remettre à gesticuler de plus belle.

— Des florins et des ducats, des couronnes et des scudi ! Encore, encore !

Personne dans la maisonnée ne comprenait tout à fait pourquoi il croyait que la lorgnette l’enrichirait. Les servantes pensaient qu’il avait l’intention de l’utiliser pour les regarder faire la lessive au bord de la rivière, ce qu’il faisait déjà depuis ce qu’il croyait être une distance prudente.

Pour finir, tout le monde se remit au travail. Mazzoleni restait planté là, à tenir la lorgnette en secouant la tête.

— Pourquoi doit-elle avoir de telles proportions ? demanda-t-il.

— Ne me demande pas pourquoi, rétorqua Galilée en lui arrachant l’objet des mains. Pourquoi, c’est la question que nos philosophes se posent, et c’est pour ça que ce sont des sacs à merde. Nous ne savons pas pourquoi. Seul Dieu sait pourquoi. S’il le sait.

— D’accord, j’ai compris, répondit Mazzoleni. « Contente-toi de demander quoi, contente-toi de demander comment… » Mais quand même… On ne peut pas s’empêcher de se poser des questions, non ?

En agitant la nouvelle page du folio de Galilée, plein de schémas et de chiffres, il ajouta :

— Ça paraît tellement…

— Tellement clair. C’est une sacrée coïncidence, ça, c’est sûr. Dans le genre, on ne pouvait pas être mieux servi. Mais ce n’est qu’une preuve de plus de ce que nous savions déjà. Dieu est un mathématicien.

En tant que mathématicien lui-même, Galilée trouvait cette phrase immensément satisfaisante : elle suffisait souvent à lui mettre les larmes aux yeux. Dieu est un mathématicien. Il soulignait habituellement cette pensée par un coup de marteau sur l’enclume. Et, en vérité, la pensée l’ébranlait comme une cloche. Il joignait les mains comme en prière, inspirait profondément puis exhalait un souffle frémissant. Lire Dieu comme un livre, le résoudre comme une équation – c’était la meilleure des prières. Depuis l’époque où, petit garçon, il avait levé les yeux à l’église, vu une lampe se balancer au bout de sa chaîne et compris, en mesurant sa course avec les battements de son pouls, qu’il lui fallait le même temps pour osciller dans un sens puis dans l’autre, quelle que soit la distance qu’elle parcourait. Il avait senti le doigt de Dieu dans toutes ces choses. Il y avait une méthode dans Sa folie, c’était clair. Et cette méthode, c’était les mathématiques. C’était un réconfort quand tout paraissait se ramener à la folie, comme quand il était malade, malheureux ou plongé dans la mélancolie ; quand il constatait les effets de la peste ou quand il contemplait l’immense royaume de la perversité humaine. Son seul réconfort, alors, était la géométrie inhérente au monde.


Le jour de sa démonstration vénitienne approchait. Leur meilleur tube montrait des choses neuf fois plus grosses que l’œil ne les voyait. Galilée voulait mieux, et croyait savoir comment l’obtenir, mais il manquait de temps. Pour le moment, un grossissement de neuf fois devrait faire l’affaire.

Il demanda à l’équipe de Mazzoleni de recouvrir de cuir rouge l’extérieur du meilleur tube et de le faire graver de motifs décoratifs en filigrane d’or. Mazzoleni adapta aussi un trépied qu’ils vendaient comme accessoire pour la boussole militaire, afin de faire office de support à la lunette.

Celle-ci était enserrée dans un manchon de laiton vissé au sommet d’une boule de métal, laquelle était emprisonnée dans une coupe hémisphérique elle-même vissée au sommet du trépied. Grâce à ce support, on n’avait plus besoin de maintenir la lunette fixe quand on regardait dedans – ce que personne ne pouvait faire plus d’une ou deux secondes. Cela améliorait considérablement la vision à travers l’instrument.

Le résultat final était un bel objet, posé là, étincelant au soleil, étrange mais doté d’une finalité, qui intriguait aussitôt, plaisant à l’œil et pour l’esprit. Un mois plus tôt, il n’existait rien de tel, nulle part au monde.


Le 21 août 1609, Galilée prit le bac du matin pour Venise, la lunette et son support dans un long étui en cuir passé sur son épaule par une courroie. Sa forme évoquait une paire d’épées, et, surprenant les regards des gens qui l’observaient, il se disait : Oui, je vais couper le nœud gordien. Je vais couper le monde en deux.

Venise se trouvait sur la lagune, la Venise crasseuse du milieu de la journée. Magnifique à marée basse. Galilée descendit du bac au môle de Saint-Marc, où il fut accueilli par Fra Paolo. Le grand moine avait l’air émacié dans sa plus belle robe, son visage était dévasté de façon irréversible. Mais son sourire torve restait doux, et son regard pénétrant.

Galilée lui baisa la main. Sarpi tapota gentiment l’étui.

— C’est donc là votre nouvel occhialino ?

— Oui. En latin, nous disons un perspicullum.

— Très bien. Votre public est réuni à l’Anticollegio. Vous serez content d’apprendre que tous ceux qui comptent sont là.

Une garde d’honneur se forma en réponse au signe de tête de Sarpi et les escorta à la Signoria, en haut des marches de l’Escalier d’Or, jusque dans l’Anticollegio, l’antichambre de la vaste cour de la Signoria. C’était une vaste salle somptueusement décorée dans le style vénitien, avec son plafond octogonal couvert de peintures encadrées d’or, représentant des allégories de l’origine mythique de Venise, tandis que, sous leurs pieds, le sol était peint à l’imitation du lit de gravier d’un torrent de montagne. Galilée avait toujours trouvé que c’était un endroit étrange, où il avait le plus grand mal à accommoder sa vision.

Pour l’heure, l’antichambre était pleine de dignitaires. Mieux encore, ainsi qu’il devait bientôt l’apprendre, le doge, Leonardo Dona, attendait en personne dans la Sala del Collegio, la plus grande salle de réunion, qui se trouvait derrière la porte voisine et qui était aussi la pièce la plus somptueuse de la Signoria. En entrant, il vit Dona et les Savi – ses six plus proches conseillers –, ainsi que le grand chancelier et d’autres dignitaires de l’État, tous réunis sous l’immense toile de la bataille de Lépante. Sarpi s’était surpassé.

Puis le grand servite mena Galilée vers le doge et après un salut cordial Dona conduisit le groupe entier dans la Sala delle Quattro Porte, puis dans la Sala del Senato, où un grand nombre d’autres sénateurs se tenaient debout, vêtus de leur plus belle pourpre, autour de tables chargées de mets. Sous l’accumulation des tableaux surchargés et des cadres dorés qui couvraient les murs et le plafond, Galilée sortit les deux parties de son dispositif de leur étui et vissa la lunette en haut du trépied. Ses mains s’activaient sans trembler ; vingt ans de conférences devant des assemblées, vastes ou restreintes, avaient consumé tout le trac qu’il aurait pu éprouver. Il est vrai aussi qu’il n’était jamais très difficile de s’adresser à une foule à laquelle on se sentait intimement supérieur. Ainsi donc – ces centaines de conférences n’étant plus désormais que le prélude à cet apogée –, c’est très calme et tout à fait à son aise qu’il entreprit de décrire le travail effectué pour mettre au point l’instrument, et ses diverses caractéristiques. Tout en parlant, il le braqua vers Le Triomphe de Venise du Tintoret, au plafond, à l’autre bout de la pièce, fixant l’image dans la lunette de telle sorte qu’elle révèle le minuscule visage d’un ange, agrandi au point de le faire ressortir avec la même netteté que la trogne de Mazzoleni, lors de cette première nuit de travail.

D’un geste de la main, il invita le doge à jeter un coup d’œil. Le doge regarda, se recula pour observer Galilée, les sourcils soudain remontés au milieu du front, puis regarda à nouveau. Les deux grandes pendules placées sur le long mur latéral marquèrent un passage de dix minutes tandis qu’il braquait la lorgnette sur une image puis une autre. Dix autres minutes s’écoulèrent pendant que les hommes en robe pourpre défilaient l’un après l’autre pour jeter un coup d’œil dans la lunette. Galilée répondait à toutes les questions qu’on lui posait sur la façon dont elle avait été fabriquée, oubliant presque de mentionner les ratios qu’il avait découverts, au sujet desquels ils n’avaient même pas idée de l’interroger. Il répétait souvent que le processus était maintenant clair pour lui, que des améliorations ultérieures suivraient sans nul doute, et aussi – tout en s’efforçant de dissimuler une impatience croissante – que ce n’était pas le genre d’instrument dont la démonstration pouvait s’effectuer au mieux à l’intérieur, même dans une pièce aussi vaste et magnifique que la Sala del Senato. Finalement, le doge lui-même fit écho à cet argument, et Sarpi suggéra bientôt de transporter l’instrument en haut du campanile de Saint-Marc pour lui offrir définitivement plus d’espace. Dona accepta, et aussitôt toute l’assistance le suivit hors du bâtiment puis de l’autre côté de la piazzetta qui séparait la Signoria du campanile, et enfin dans le grand clocher, gravissant l’étroit escalier de fer forgé qui menait à la plateforme d’observation sous les cloches. Là, Galilée réassembla son instrument.

La plateforme d’observation se trouvait à cent braccia au-dessus de la piazza. Ils y étaient tous montés bien souvent. De là, on pouvait dominer Venise et la lagune, et voir le passage à travers le Lido, à San Niccolo, l’unique chenal navigable conduisant vers l’Adriatique. Une longue étendue de la rive marécageuse du continent était également visible à l’ouest, et par temps clair on pouvait apercevoir les Alpes, au nord. On n’aurait pu trouver meilleur endroit pour démontrer la puissance de la nouvelle lunette ; tout en la préparant, Galilée regarda dans l’oculaire, avec autant d’intérêt que les autres, sinon davantage. Pareille occasion ne s’était encore jamais présentée à lui, et ce qu’il pouvait voir par la lunette était aussi nouveau pour lui que pour n’importe qui. C’est ce qu’il leur dit tout en s’affairant, et cela leur plut. Ils faisaient partie de l’expérimentation. Il stabilisa et orienta très soigneusement la lunette, sentant qu’un petit délai, à ce moment, n’était pas une mauvaise chose, en termes de mise en scène. Selon l’habitude, l’image dans l’oculaire chatoyait un peu, comme s’il s’agissait d’une chose conjurée par un magicien dans une boule de cristal – ce n’était pas un effet désiré, mais il ne pouvait rien y faire. En proie à une vive curiosité, il essaya même de repérer Padoue. Lors de ses visites précédentes dans le campanile, il avait noté la vague colonne de fumée qui montait de la ville et savait précisément où elle se trouvait.

Lorsqu’il eut centré la tour de Santa Giustina, à Padoue, dans la lunette, aussi claire que s’il contemplait la cité de Padoue depuis son mur d’enceinte, il réprima tout cri, tout sourire, et se contenta de s’incliner devant le doge et de s’effacer de sorte que Dona puis les autres puissent regarder dedans. Une petite touche de la majesté silencieuse du mage n’était pas inappropriée à ce stade non plus, pensa-t-il.

Parce que la vue était, en effet, stupéfiante.

— Ho ! s’exclama le doge. Regardez ça !

Au bout d’une minute ou deux, il céda la lunette à son entourage, et après cela, ce fut la ruée. Des exclamations, des cris, des rires incrédules. On se serait cru au Carnaval. Galilée se tenait fièrement debout près de son tube, le rajustant lorsqu’on le déplaçait. Lorsque tout le monde eut jeté un premier coup d’œil, il repéra sur la terre ferme des villes encore plus lointaines que Padoue, qui se trouvait elle-même à quarante kilomètres : Chioggia au sud, Trévise à l’ouest, et même Conegliano, nichée au pied des collines, à plus de quatre-vingts kilomètres.

Ensuite, il déplaça la lunette vers les arches du Nord, et la braqua sur diverses parties de la lagune. Ces observations révélèrent sans ambiguïté que beaucoup des sénateurs étaient encore plus stupéfaits de voir des gens ainsi rapprochés qu’ils ne l’avaient été de voir des bâtiments ; peut-être leur esprit avait-il bondi aussi rapidement que celui des servantes de Galilée sur l’usage que l’on pouvait faire d’un tel instrument. Ils regardèrent les fidèles entrer dans l’église de San Giacomo à Murano, ou monter dans des gondoles à l’embouchure du Rio de Verieri, juste à l’ouest de Murano. À un moment, l’un d’eux reconnut même une femme qui passait.

Après cette tournée d’observation, Galilée souleva le dispositif, maintenant aidé par autant de mains que le trépied pouvait en accueillir, et toute l’assemblée se déplaça vers le côté sud du campanile et l’arche la plus à l’est, d’où la lunette pouvait être braquée sur le Lido et le bleu vibrant de l’Adriatique. Pendant un long moment, Galilée tapota le tube doucement d’un côté et de l’autre, en scrutant l’horizon. Puis il se réjouit de repérer les voiles d’une petite flotte de galères qui procédaient à l’approche finale de la Sérénissime.

— Regardez vers la mer, conseilla-t-il en se redressant pour laisser la place au doge.

Il devait se dominer pour cacher son euphorie.

— À l’œil nu, on ne voit rien là-bas, alors qu’avec la lunette…

— Une flotte ! s’exclama le doge.

Il se redressa et regarda la foule, le visage rouge.

— Une flotte approche, loin au large de San Niccolo !

Les Sages de l’Ordre se massèrent aux premiers rangs pour voir par eux-mêmes. Toutes les tenures vénitiennes de l’est de la Méditerranée étaient sujettes aux attaques des Turcs et des pirates levantins. De simples vaisseaux, des flottilles, des tours côtières, et même des villes fortifiées aussi puissantes que Raguse avaient subi des attaques surprises. C’est pourquoi les dirigeants de Venise, qui avaient tous une expérience navale d’une espèce ou d’une autre, se regardaient maintenant en hochant la tête d’un air entendu, et circulaient dans la foule qui entourait Galilée en lui serrant la main, lui tapant dans le dos et lui demandant d’autres rendez-vous. Notamment Fra Micanzio et le général del Monte, qui avaient travaillé avec lui à l’Arsenal sur divers projets d’ingénierie, et qui le félicitèrent avec une chaleur particulière. Ils l’avaient rencontré pour la première fois vingt ans auparavant, et alors amené à se demander s’il n’y aurait pas un moyen de reconfigurer les avirons de leurs galères afin de leur donner plus de puissance. Galilée avait immédiatement esquissé des analyses de mouvement des avirons en considérant leur point d’appui comme n’étant plus les dames de nage mais la surface de l’eau ; et cette surprenante façon d’aborder le problème avait de fait conduit à améliorer l’emplacement des dames de nage. Ils savaient donc de quoi il était capable. Mais cette fois del Monte lui serrait la main interminablement, et Micanzio avait un grand sourire et les sourcils remontés comme pour lui dire en riant : « Finalement, un de vos trucs va vraiment changer les choses ! »

À cet instant Galilée pouvait se permettre de rire avec lui. Il lui suggéra de mesurer l’intervalle de temps séparant leur observation de la flotte par la lunette du moment où les observations à l’œil nu permettraient de repérer les vaisseaux. Le doge surprit leur échange et ordonna que ce soit fait.

Après cela, Galilée se contenta de rester à côté de sa lunette, d’accepter les félicitations et de braquer l’instrument pour le repositionner si quelqu’un le demandait. Il buvait les louanges en même temps que le vin d’une grande coupe d’or, se sentant expansif et généreux. La foule colorée autour de lui, avec son pourcentage impressionnant de pourpre, évoquait des souvenirs du Carnaval – des souvenirs qui donnaient à toutes les soirées de fête à Venise une aura de splendeur et de sexe. Tout cela combiné à la hauteur du campanile, à la beauté de la cité d’eau qui s’étalait sous eux, ils auraient aussi bien pu être au sommet de l’Olympe.

En reprenant l’escalier en colimaçon du campanile, Galilée fut rejoint dans l’ombre d’un palier par l’étranger, qui descendit alors les marches d’acier à grand bruit à côté de lui. Galilée sentit son cœur bondir dans sa poitrine comme un animal essayant de s’échapper de sa cage. L’homme était vêtu de noir et avait dû rester tapi en attendant Galilée, tel un voleur ou un assassin.

— Félicitations pour ce succès, lui dit l’homme dans son latin guttural.

— Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda Galilée.

— On dirait que vous avez écouté ce que je vous ai dit.

— Oui, en effet.

— J’étais sûr que vous seriez intéressé. Vous, entre tous. Maintenant, je retourne dans le nord de l’Europe.

Encore une fois : l’Alta Europa.

— La prochaine fois que je reviendrai dans votre pays, j’apporterai une de mes propres lunettes, dans laquelle je vous inviterai à regarder. En fait, je vous y convie dès à présent.

Et, comme Galilée ne répondait pas (ils approchaient du bas de l’escalier, et de la porte de la piazzetta), il ajouta :

— Je vous ai invité.

— Ce sera avec plaisir, répondit Galilée.

L’homme effleura l’étui que Galilée portait à l’épaule.

— L’avez-vous utilisée pour regarder la Lune ?

— Non… pas encore.

L’homme secoua la tête. Si son visage était une lame, son nez en était le tranchant, long et incurvé, incliné vers la droite. Ses grands yeux brillaient dans la pénombre crépusculaire de l’escalier.

— Quand vous aurez obtenu un grossissement de vingt ou trente fois, vous trouverez ça vraiment intéressant. Ensuite, je reviendrai vous voir.

Arrivés au rez-de-chaussée du campanile, ils sortirent ensemble sur la piazzetta, où ils furent interrompus par le doge lui-même, qui attendait d’escorter Galilée vers la Signoria.

— Vraiment, mon cher signor Galilée, vous devez nous faire l’honneur de revenir avec nous vers la Sala del Senato pour célébrer l’incroyable succès de votre extraordinaire démonstration. Nous avons prévu un petit repas, du vin…

— Bien sûr, votre bienfaisante sérénité, dit Galilée. Je suis à vos ordres, comme vous le savez.

Au milieu de cet échange, l’étranger s’était éclipsé.

Déstabilisé, distrait par le souvenir du visage étroit de l’étranger, ses vêtements noirs, ses étranges paroles, Galilée but et mangea avec toute l’allégresse dont il était capable. Une rencontre de hasard avec un collègue de Kepler, c’était une chose ; une seconde rencontre, délibérément provoquée, c’en était une autre – mais quoi ? Il l’ignorait.

Quoi qu’il en fut, il ne pouvait rien faire d’autre à présent que manger, boire encore plus de vin et profiter des accolades aussi sincères qu’excessives des dirigeants de Venise. Deux heures entières de célébration de sa réussite furent marquées par les horloges géantes des murs de la sala, avant que les vigies du campanile n’annoncent qu’elles avaient repéré une flotte qui approchait de San Niccolo. La pièce entra en une éruption d’acclamations spontanées. Galilée se tourna vers le doge et s’inclina, puis s’inclina à nouveau vers tout le monde : à droite, à gauche, au centre, puis à nouveau vers le doge.

Il venait enfin d’inventer quelque chose qui allait vraiment rapporter de l’argent.

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