Friedlander bey vivait dans une imposante demeure blanche, flanquée de tours qu’on aurait presque pu qualifier de palais. C’était un vaste domaine sis au milieu de la ville, à deux pâtés de maisons seulement du quartier chrétien. Je ne crois pas que personne d’autre possédait une telle étendue de terrain clos. La maison de Papa faisait passer celle de Seipolt pour une tente badawi. Mais le sergent Hadjar ne me conduisait pas à la propriété de Papa : il allait dans la mauvaise direction. Je le lui fis remarquer, à ce salaud.
« C’est moi qui conduis », répondit-il d’une voix aigre. Il m’appelait « il-Maghrib », Maghrîb veut dire couchant mais c’est également le terme qui recouvre cette vague et vaste partie de l’Afrique du Nord, vers l’ouest, d’où proviennent les idiots non civilisés – Algériens, Marocains, et autres créatures semi-humaines dans ce genre. J’ai des tas de copains qui m’appellent il-Maghrib ou bien Maghrebi, et dans leur cas ce n’est qu’un surnom, une épithète ; quand Hadjar en faisait usage, c’était clairement une insulte.
« La maison est dans la direction opposée, à quatre kilomètres d’ici.
— Comme si je le savais pas ? Par le Christ, comme j’aimerais te tenir un quart d’heure au poteau, menottes aux poings.
— Mais par la terre verdoyante et fertile d’Allah, où est-ce que vous m’emmenez ? »
Hadjar refusa de répondre à toute autre question, aussi renonçai-je pour regarder plutôt défiler la cité. Comme chauffeur, Hadjar n’était pas sans rappeler Bill : avec lui, on n’apprenait pas grand-chose et l’on n’était pas certain de sa destination ni du moyen d’y parvenir.
Le flic s’engagea dans une allée goudronnée, derrière un motel en parpaings, dans les faubourgs orientaux de la ville. Les parpaings étaient enduits en vert pâle et il y avait un petit panonceau rédigé à la main qui indiquait simplement :
MOTEL/COMPLET
Un motel avec un panonceau complet installé à demeure, ça me parut pour le moins louche. Hadjar descendit de la voiture de patrouille et ouvrit la portière arrière. Je me glissai dehors et m’étirai un peu ; les triamphés me faisaient crépiter à vitesse grand V. Les drogues combinées à ma nervosité avaient pour résultat une sévère migraine, un estomac plus que barbouillé et une bougeotte qui confinait à l’effondrement émotionnel total.
Je suivis Hadjar jusqu’à la chambre dix-neuf du motel. Il frappa contre le battement selon une espèce de signal. L’ouvrit un Arabe massif qui ressemblait à un bloc de grès ambulant. Je n’escomptais pas le voir marcher ou penser ; quand il le fit, je fus surpris. Il salua de la tête Hadjar qui n’avait pas bronché ; le sergent regagna sa voiture. Le Roc me considéra un moment, se demandant sans doute d’où j’étais sorti ; puis il comprit que j’avais dû venir avec Hadjar et que j’étais celui qu’il devait introduire dans sa putain de chambre de motel. « Entrez », fit-il. Il avait la même voix qu’un bloc de grès parlant.
Je frémis en lui passant devant. Il y avait deux autres personnes dans la pièce, un autre Roc parlant, au fond, et Friedlander bey, assis devant une table pliante, installée entre le lit immense et le bureau. Tout le mobilier était de style européen mais un rien usé et élimé.
Papa se leva dès qu’il me vit errer. Il mesurait environ un mètre soixante-dix mais pesait près de cent kilos. Il était vêtu d’une banale chemise de coton blanc uni, d’un pantalon gris et de babouches. Il ne portait aucun bijou. Quelques mèches folles de cheveux gris brossées en arrière sur le crâne, de doux yeux noisette. Friedlander bey n’avait pas du tout l’allure de l’homme le plus puissant de la ville. Il éleva la main droite devant son visage, touchant presque son front. « Paix », me dit-il.
Je me touchai le cœur et les lèvres. « Et la paix soit avec toi. »
Il n’avait pas l’air ravi de me voir. Les formalités me protégeraient un petit moment et me donneraient du temps pour réfléchir. Ce qu’il me fallait mettre au point, c’était le moyen d’esquiver les deux blocs de grès pour sortir de cette chambre de motel. Ça s’annonçait comme un vrai défi.
Papa se rassit derrière la table. « Que ta journée soit prospère », me dit-il en m’indiquant la chaise en face de lui.
« Que ta journée soit prospère et bénie », répondis-je. Sitôt que j’en aurais l’occasion, je demanderais un verre d’eau pour avaler tous les Paxium que j’avais sur moi. Je m’assis.
Ses yeux marron croisèrent mon regard et le soutinrent. « Comment va ta santé ? » la voix n’était pas amicale.
« Allah soit loué », dis-je. Je sentais monter ma terreur.
« Nous ne t’avons pas vu depuis un certain temps, remarqua Friedlander bey. On se sentait abandonnés.
— Qu’Allah t’empêche à jamais de te sentir abandonné. »
Le second Roc servit le café. Papa prit une tasse et le goûta pour me montrer qu’il n’était pas empoisonné. Puis il me le tendit. « Je t’en prie. » Il n’y avait guère d’hospitalité dans sa voix.
Je pris la tasse. « Que l’on trouve éternellement du café dans ta demeure. »
Nous bûmes quelques gorgées ensemble. « Tu nous as honorés », observa-t-il enfin.
« Qu’Allah te préserve. » Nous étions parvenus au bout de ce bref échange d’amabilités. Les choses sérieuses allaient commencer. Toutes affaires cessantes, je sortis ma boîte à pilules, y piochai tous les tranquillisants que je pus trouver et les avalai avec une nouvelle gorgée de café. Quatorze Paxium ; certains trouveraient que ça fait beaucoup. Pas pour moi. Question alcool, je connais des tas de gens dans le Boudayin capables de me faire rouler sous la table – Yasmin, par exemple – mais je ne le cède à personne pour la capacité à absorber pilules et cachets. Avec un peu de chance, quatorze Paxium dosés à dix milligrammes ne feraient que décrisper un peu ma tension ; même pas commencer à vraiment me tranquilliser. Pour l’heure et pour y parvenir, il m’aurait fallu quelque chose d’un peu plus rapide. Quatorze Paxium, ça atteignait à peine Mach 1.
Friedlander bey tendit sa tasse à son domestique qui la lui remplit. Papa en aspira une brève gorgée, tout en m’observant par-dessus le rebord de sa petite tasse. Puis il la reposa délicatement et dit : « Tu sais sans doute que j’emploie un grand nombre de personnes.
— Certes oui, ô cheikh.
— Un grand nombre de personnes qui dépendent de moi, non seulement pour leur subsistance mais pour bien d’autres choses. Je suis pour eux une source de sécurité dans ce monde difficile. Ils savent qu’ils peuvent compter sur moi pour leur salaire et certaines faveurs, tant qu’ils travaillent pour moi de manière satisfaisante.
— Oui, ô cheikh. » Le sang séché sur mon visage et mes bras m’irritait.
Il hocha la tête. « Aussi, quand j’apprends qu’un de mes amis vient en fait d’être accueilli par Allah au Paradis, je suis désemparé. Je m’inquiète du bien-être de tous ceux qui me représentent dans la cité, depuis mes fidèles lieutenants jusqu’au plus pauvre et au plus insignifiant mendiant qui m’aide dans la mesure de ses faibles moyens.
— Tu es le bouclier du peuple contre les calamités, ô cheikh. »
Il agita la main, las de mes interruptions. « La mort, c’est quelque chose, mon neveu. La mort nous prend tous, nul ne peut y échapper. Le pot ne peut rester à jamais intact. Nous devons apprendre à accepter notre disparition finale ; et qui plus est, nous devons nous préparer aux délices et au repos éternels qui nous attendent au Paradis. Pourtant, mourir avant que son heure ait sonné n’est pas naturel. C’est une chose toute différente ; c’est un affront à Allah, et qu’il convient de réparer. On ne peut rappeler un mort à la vie mais on peut venger un meurtre. Est-ce que tu me comprends ?
— Oui, ô cheikh. » Il ne lui avait pas fallu longtemps pour apprendre la fin prématurée de Courvoisier Sonny. Nassir avait sans doute prévenu Papa avant même d’appeler la police.
« Alors, permets-moi de te poser cette question : comment fait-on pour venger un meurtre ? »
Long silence glacial. Il n’y avait qu’une seule réponse mais je pris mon temps pour la formuler mentalement. « Ô cheikh, dis-je enfin, une mort doit être contrée par une autre mort. C’est la seule vengeance possible. C’est écrit dans la Voie droite : “La vengeance vous est prescrite en matière de meurtre” ; et aussi : “celui qui t’attaque, attaque-le de la même manière qu’il t’a attaqué.” Mais il est dit également ailleurs : “Âme pour âme, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent, le talion pour les blessures. Mais qui se désiste obtiendra pardon de ses fautes[5].” Je suis innocent de ce meurtre, ô cheikh, et chercher à se venger à tort est un crime pire que le meurtre même.
— Allah est Le plus Grand », murmura Papa. Il me regarda avec surprise : « J’avais entendu dire que tu étais un infidèle, mon neveu, et cela me peinait. Malgré tout, tu as une certaine connaissance du noble Qur’ân. » Il se leva de table et se massa le front de la main droite. Puis il se dirigea vers la vaste couche et s’étendit sur le dessus de lit. Je me tournai pour lui faire face mais une énorme patte brune vint se plaquer sur mon épaule, me forçant à me retourner. J’étais contraint de fixer de l’autre côté de la table la chaise vide de Friedlander bey. Je ne pouvais pas le voir mais je pouvais toujours l’entendre. « On m’a dit que de tous les gens du Boudayin, c’était toi qui avais le plus de raisons d’assassiner cet homme. »
Je me repassai mentalement les derniers mois écoulés ; je n’étais même pas capable de me souvenir de la dernière fois où j’avais simplement dit bonjour à Sonny. J’évitais La Lanterne rouge ; je n’avais rien à faire avec le genre de débs, de changistes et de filles que Sonny mettait sur le trottoir ; nos cercles de relations ne se recoupaient apparemment pas, à l’exception de Fouad il-Manhous – et Fouad n’était pas de mes amis, je pouvais le garantir, et pas un ami de Sonny non plus. Et pourtant, la notion de vengeance est aussi développée, patiente, chez les Arabes que chez les Siciliens. Peut-être Papa faisait-il allusion à quelque incident qui se serait produit des mois, voire des années plus tôt, que j’aurais totalement oublié, et qu’on pourrait interpréter comme un motif pour tuer Sonny. « Je n’avais aucune raison de le faire, dis-je d’une voix tremblante.
— Je n’apprécie pas les faux-fuyants, mon neveu. Il m’arrive bien souvent de devoir poser à quelqu’un ce genre de question difficile et il commence toujours par des réponses dilatoires. Ceci continue jusqu’à ce que l’un de mes serviteurs le persuade d’arrêter. L’étape suivante est une série de réponses qui ne semblent pas aussi vagues mais sont manifestement des mensonges. Là encore, mon hôte doit être persuadé de ne pas nous faire ainsi perdre un temps estimable. » Sa voix était lasse et basse. Je voulus à nouveau me retourner vers lui et, une fois encore, la grosse patte me saisit l’épaule, plus douloureusement ce coup-ci. Papa poursuivit : « Au bout d’un moment, on en vient au point où la vérité et la coopération semblent la voie la plus raisonnable, pourtant cela m’attriste souvent de constater l’état dans lequel se trouve mon hôte quand il fait cette découverte. Mon conseil, par conséquent, est de passer au plus vite la phase des esquives et des mensonges – mieux encore, de l’éviter entièrement – pour aller droit à la vérité. Nous en profiterons tous. »
La main de roc n’avait pas quitté mon épaule. J’avais l’impression que mes os étaient lentement réduits en poudre blanche sous ma peau. Je n’ouvris pas la bouche.
« Tu devais à cet homme une somme d’argent, expliqua Friedlander bey. Tu ne la lui dois plus parce qu’il est mort. Je vais prélever cette somme, mon neveu, et faire ce que le Livre m’autorise à faire.
— Je ne lui devais aucune somme ! m’écriai-je. Pas le moindre putain de fîq ! »
Une seconde main de roc avait commencé à m’écraser l’autre épaule. « La queue du chien est toujours pliée, ô Seigneur, murmura le Roc parlant.
— Je ne mens pas, dis-je, haletant. « Si je te dis que je ne devais rien à Sonny, c’est la vérité. Tout le monde me connaît en ville comme un type qui ne ment pas.
— Il est vrai que je n’ai jamais eu matière à douter de toi jusqu’ici, mon neveu.
— Peut-être a-t-il trouvé des raisons d’acquérir cette habitude, ô Seigneur, murmura le Roc parlant.
— Sonny ? dit Friedlander bey en regagnant la table. Tout le monde se fout de Sonny. Ce n’était pas mon ami, ni celui de personne ; ça, je puis en témoigner. Et s’il est mort, même, cela ne peut que rendre l’air au-dessus du Boudayin plus agréable à respirer. Non, mon neveu, si je t’ai convié à venir me voir ici, c’est pour parler du meurtre de mon ami, Abdoulaye Abou-Saïd.
— Abdoulaye…» Je ressentis une douleur immense ; de petites pastilles rouges s’étaient mises à voleter devant mes yeux. Je repris, d’une voix rauque et presque inaudible : « Je ne savais même pas qu’Abdoulaye était mort. »
Papa se massa de nouveau le front. « Il y a eu ces derniers temps plusieurs décès parmi mes amis. Plus qu’il n’est naturel.
— Oui, reconnus-je.
— Tu dois me prouver que tu n’as pas tué Abdoulaye. Personne d’autre n’avait de meilleure raison de lui nuire.
— Et laquelle au juste, selon toi ?
— L’obligation que j’ai évoquée. Abdoulaye n’était pas très aimé, c’est vrai ; on peut même dire qu’il était détesté, voire haï. Tout le monde savait néanmoins qu’il était sous ma protection et que lui nuire, c’était me nuire. Son assassin mourra, de la même façon que lui. »
Je voulus élever la main mais j’en étais incapable. « Comment est-il mort ? » demandai-je.
Papa me regarda derrière ses paupières baissées. « C’est à toi de me dire comment.
— Je…» Les mains de Roc lâchèrent mes épaules. La douleur n’en fut que pire. Puis je sentis les doigts se nouer autour de ma gorge.
« Réponds vite, dit Papa, doucement, ou très bientôt tu ne seras plus en mesure de répondre quoi que ce soit, jamais.
— Abattu, coassai-je. D’une seule balle. Un petit projectile en plomb. »
Papa esquissa un imperceptible geste de la main ; les doigts de Roc relâchèrent leur emprise. « Non, il n’a pas été abattu. Toutefois, deux autres personnes ont été abattues précisément par la même arme antique au cours de la dernière quinzaine. Il me paraît révélateur que tu saches ce détail. L’une de ces personnes était sous sa protection. » Il marqua un temps d’arrêt, le visage pensif. Ses mains rêches et tremblantes jouaient avec sa tasse à café vide.
La douleur céda rapidement même si j’allais avoir les épaules endolories pendant plusieurs jours. « S’il n’a pas été abattu, demandai-je, comment donc a-t-il été assassiné ? »
Les yeux de Papa revinrent brusquement me fixer. « Je ne suis pas encore certain que tu ne sois pas son meurtrier.
— Tu as dit que j’étais le seul à avoir un motif, que j’avais une dette envers lui. Cette dette a été réglée il y a plusieurs jours. Je ne lui devais plus rien. »
Les yeux de Papa s’agrandirent. « Tu en as une preuve quelconque ? »
Je me relevai à peine de mon siège, pour prendre le reçu qui était encore dans ma poche arrière. Les mains du Roc retournèrent instantanément à mes épaules mais, d’un geste, Papa les fit s’écarter. « Hassan était là, dis-je. Il te le dira. » Je sortis le papier de ma poche, l’ouvris, le passai de l’autre côté de la table. Friedlander bey y jeta un œil puis l’étudia de plus près. Il regarda derrière moi, par-dessus mon épaule, et fit un petit signe de tête. Quand je me retournai, le Roc était retourné se poster près de la porte.
« Ô cheikh, si je puis te poser la question, qui t’a parlé de cette dette ? Qui t’a suggéré que j’étais l’assassin d’Abdoulaye ? Ce doit être quelqu’un qui ignorait que je l’avais intégralement réglée. »
Le vieillard hocha lentement la tête, ouvrit la bouche comme pour me le dire, puis se ravisa. « Ne pose plus de questions. »
Je poussai un profond soupir. Je n’étais pas encore sorti de l’auberge ; j’avais intérêt à ne pas l’oublier. Avec le Paxium, je n’éprouvais aucune sensation. Ces putains de tranquillisants, c’était de l’argent foutu en l’air.
Friedlander bey contempla ses mains, qui jouaient de nouveau avec la tasse à café. Il fit un signe au second, Roc qui vint la remplir. Le domestique me regarda et j’acquiesçai ; il remplit également ma tasse. « Où étais-tu, me demanda Papa, vers dix heures, hier soir ?
— J’étais au Café du Réconfort, je jouais aux cartes.
— Ah. À quelle heure as-tu commencé la partie ?
— Aux alentours de huit heures trente.
— Et tu es resté dans ce café jusqu’à minuit ? »
J’essayai de me remémorer la soirée de la veille. « Il était environ minuit et demi quand nous avons tous quitté le Réconfort pour nous rendre à La Lanterne rouge. Sonny s’est fait poignarder quelque part entre une heure et une heure et demie, je dirais.
— Le vieil Ibrihim du Réconfort ne contredirait pas ta version ?
— Non, sûrement pas. »
Papa se retourna pour adresser un signe de tête au Roc parlant, derrière lui. Le Roc se servit du téléphone de la chambre. Peu après, il revint à la table et murmura quelque chose à l’oreille de Papa. Ce dernier soupira. « Je suis bien content pour toi, mon neveu, que tu aies un alibi pour ces heures. Abdoulaye est mort entre dix et onze heures du soir. J’accepte que tu n’aies pas tué mon ami.
— Loué soit Allah le Protecteur, dis-je doucement.
— Je vais donc te révéler comment il est mort. Son corps a été trouvé par mon subordonné, Hassan le Chiite. Abdoulaye Abou-Saïd a été assassiné de la façon la plus vile, mon neveu. J’hésite à la décrire, de peur que quelque esprit malin n’y trouve l’idée de me réserver le même sort. »
Je récitai la formule de superstition de Yasmin et cela plut au vieil homme. « Puisse Allah te préserver, mon neveu, me dit-il. Abdoulaye gisait dans le passage derrière la boutique d’Hassan, la gorge tranchée et recouvert de sang. Il y en avait néanmoins fort peu sur la chaussée ; on l’avait donc assassiné quelque part ailleurs puis traîné jusqu’à l’endroit où Hassan l’a découvert. D’horribles signes révélaient qu’il avait été brûlé à maintes reprises, à la poitrine, aux bras, aux jambes, au visage, même sur les organes de la génération. Quand la police a examiné le corps, Hassan a appris que le chien répugnant qui avait assassiné Abdoulaye avait auparavant usé du corps de mon ami comme de celui d’une femme, dans la bouche et dans le vase interdit des sodomites. Hassan était complètement bouleversé et il a fallu le placer sous calmants. » Ce disant, Papa semblait également fort agité, comme s’il n’avait jamais vu ou entendu quelque chose d’aussi hallucinant. Je savais qu’il avait l’habitude de la mort, qu’il avait indirectement causé celle de plusieurs personnes et que d’autres encore étaient mortes à cause de leurs relations avec lui. Le cas d’Abdoulaye, en revanche, l’affectait de manière passionnelle. Ce n’était pas vraiment l’assassinat ; c’était ce mépris absolu, terrifiant, pour le plus élémentaire code de conscience. Le tremblement des mains de Friedlander avait encore empiré.
« Tamiko a été tuée de la même manière », observai-je.
Papa me regarda, incapable de parler pendant un moment. « Comment se fait-il que tu sois en possession de cette information ? »
Je sentais bien qu’il caressait de nouveau l’idée que je puisse être responsable de ces assassinats. Je lui semblais disposer de faits et de détails qui autrement auraient dû me rester inconnus. « C’est moi qui ai découvert le corps de Tami, lui expliquai-je. Et qui ai prévenu le lieutenant Okking. »
Papa acquiesça et baissa de nouveau les yeux. « Je ne puis te dire à quel point je suis empli de haine. J’en ai mal. J’ai essayé de maîtriser ce genre de sentiments, essayé de vivre miséricordieusement, en homme prospère, si telle est la volonté d’Allah, et de le remercier de ma richesse, lui rendre honneur en ne nourrissant jamais ni colère ni jalousie. Et néanmoins, on me force toujours la main, quelqu’un essaie toujours de mettre à l’épreuve ma faiblesse. Je suis obligé de réagir durement ou bien de perdre tout ce à quoi mes efforts m’ont permis d’aboutir. Je ne désire que la paix et ma récompense est le ressentiment. Je serai vengé de cet abominable boucher, mon neveu ! Cet exécuteur fou qui profane l’œuvre sainte d’Allah va mourir ! Par la barbe sacrée du Prophète, j’aurai ma vengeance ! »
J’attendis un moment, qu’il se soit un peu calmé. « Ô cheikh, lui dis-je, il y a eu deux personnes tuées par des balles en plomb et deux qui ont été torturées puis égorgées de manière identique. Je crois qu’il risque d’y en avoir d’autres. J’étais en ce moment à la recherche d’une amie qui a disparu. Elle vivait avec Tamiko et m’a transmis un message terrifié. Je crains pour sa vie. »
Papa me regarda, l’air renfrogné, puis marmonna : « Je n’ai pas de temps à perdre avec tes soucis. » Il était encore préoccupé par l’outrage que représentait la mort d’Abdoulaye. Par certains cotés, de son point de vue, c’était encore plus terrifiant que ce que le même assassin avait fait subir à Tamiko. « J’étais prêt à croire que tu en étais le responsable, mon neveu ; si tu n’avais pas prouvé ton innocence, tu serais mort, dans cette chambre même, d’une mort lente et terrible. Je remercie Allah qu’une telle injustice ne se soit pas produite. Tu semblais la cible la plus évidente pour ma colère mais je dois à présent en trouver une autre. Ce n’est qu’une question de temps avant que je ne découvre son identité. » Il pinça les lèvres en un sourire exsangue, cruel. « Tu dis que tu jouais aux cartes au Café du Réconfort. Tes partenaires auront donc le même alibi. Qui étaient ces hommes ? »
Je nommai mes amis, heureux de fournir une justification à leur activité de la veille ; au moins n’auraient-ils pas à faire face à ce genre d’inquisition.
« Veux-tu encore un peu de café ? » me demanda Friedlander bey, d’une voix lasse.
« Qu’Allah nous guide, j’en ai eu suffisamment.
— Que tes heures soient prospères, dit Papa en poussant un gros soupir. Va en paix.
— Avec ton autorisation, dis-je en me levant.
— Que le matin te trouve en bonne santé. »
Je songeai à Abdoulaye. « Inchallah. » Je me retournai et le Roc parlant avait déjà ouvert la porte. Je sentis un immense soulagement m’envahir quand je quittai la chambre. Dehors, dans la nuit, sous un ciel limpide piqué d’étoiles éclatantes, m’attendait le sergent Hadjar, appuyé contre sa voiture de patrouille. Je fus surpris ; je l’avais cru rentré en ville depuis longtemps.
« Je vois que tu t’en es bien tiré, me dit-il. Fais le tour par l’autre côté.
— Je monte devant ?
— Ouais. » Nous montâmes en voiture ; je n’étais jamais encore monté à l’avant d’une voiture de police. Si seulement mes potes me voyaient… « Cigarette ? » demanda Hadjar en sortant un paquet de françaises.
« Non, j’y touche pas. »
Il démarra, effectua un demi-tour serré et prit la direction du centre-ville, gyrophare allumé et sirène hurlante. « Tu veux t’acheter quelques soleils ? Ça, je sais que t’y touches. »
J’aurais volontiers complété mon stock mais en acheter à un flic, ça me faisait bizarre. Le trafic de stupéfiants était toléré dans le Boudayin, de la même manière qu’on tolérait le reste de nos inoffensives faiblesses. Certains flics n’appliquent pas toutes les lois ; il existait sans nul doute quantité de policiers auprès de qui on pouvait sans risque se procurer de la came. Simplement, Hadjar ne m’inspirait pas confiance. Pour l’instant.
« Qu’est-ce qui vous prend d’être si sympa avec moi, tout d’un coup ? »
Il se tourna vers moi et sourit : « Je n’escomptais pas te voir sortir vivant de cette chambre de motel. Quand tu as franchi cette porte, tu avais l’estampille de Papa sur le front. Ce qui est estampillé “o.k.” pour Papa l’est également pour moi. Pigé ? »
J’avais pigé. J’avais cru que Hadjar travaillait pour le lieutenant Okking et les forces de police mais Hadjar travaillait pour Friedlander bey, depuis le début.
« Vous pouvez me déposer chez Frenchy ?
— Frenchy ? Ta nana bosse là-bas, pas vrai ?
— Vous savez tout. »
Il se tourna, me sourit de nouveau. « Six kiams pièce, les soleils.
— Six ? C’est ridicule. Je peux les avoir pour deux et demi.
— T’es cinglé ? Il n’y a nulle part en ville où on peut les avoir pour moins de quatre, et encore, t’en trouves pas.
— Bon d’accord, je vous donne trois kiams chaque. »
Hadjar roula les yeux au ciel. « Te fatigue pas », me dit-il d’une voix dégoûtée. « Allah me donnera largement de quoi vivre sans toi.
— Jusqu’où pouvez-vous descendre ? Je veux dire, votre plancher.
— Propose ce qui te semble correct.
— Trois kiams, répétai-je.
— Parce que c’est entre toi et moi, dit Hadjar, très sérieux, je descendrai jusqu’à cinq et demi.
— Trois et demi. Si vous voulez pas de mon fric, je trouverai bien quelqu’un d’autre qui crachera pas dessus.
— Allah me sustentera. J’espère que tes affaires vont bien.
— Enfin merde, Hadjar ? Bon, d’accord, quatre.
— Quoi, tu crois peut-être que je te les offre ?
— À ce prix-là, c’est pas un cadeau. Quatre et demi. Content ?
— D’accord, je chercherai en Dieu mon réconfort. Je n’y gagne rien mais file-moi l’argent et qu’on n’en parle plus. » Et voilà comment marchandent les Arabes, dans un souk pour un vase en cuivre repoussé ou sur la banquette avant d’une voiture de flic.
Je lui donnai cent kiams et il me donna vingt-trois soleils. Durant le trajet jusque chez Frenchy, il me rappela trois fois qu’il m’en avait filé un gratis, en cadeau. À l’entrée dans le Boudayin, il ne ralentit pas : il fonça sous la porte pour enfiler la rue à toute vitesse, en prédisant aimablement que tout le monde lui dégagerait la voie ; ce fut quasiment le cas. Arrivés devant Frenchy, je m’apprêtais à descendre de voiture quand il m’interpella, d’un ton blessé : « Eh ? Tu vas pas m’offrir un pot ? »
Debout sur le trottoir, je claquai la portière puis me penchai pour passer la tête par la glace ouverte. « Je voudrais bien mais je peux tout simplement pas : si mes copains me voyaient trinquer avec un flic, eh bien, imaginez un peu l’effet déplorable pour ma réputation. Les affaires sont les affaires, Hadjar. »
Il sourit. « Et l’action, c’est l’action. Je sais, j’entends ça tout le temps. À un de ces quatre. » Et il fit demi-tour sur les chapeaux de roues pour redescendre la rue, sirène hurlante.
J’étais déjà en train de m’asseoir au comptoir de Frenchy quand je me souvins de tout le sang qui maculait mon corps et mes vêtements. Trop tard. Yasmin m’avait déjà repéré. Je grognai. J’avais besoin de quelque chose pour me remonter en prévision de la scène qui approchait à grands pas. Veine, j’avais tous ces soleils…