10.

« Le lieutenant Okking n’est pas dans son bureau pour l’instant, dit un agent en uniforme. Puis-je vous venir en aide ?

— Le lieutenant sera-t-il bientôt de retour ? » demandai-je. Derrière lui, la pendule indiquait qu’il était presque dix heures. Je me demandai jusqu’à quelle heure Okking allait travailler ce soir ; je n’avais aucun désir de parler avec le sergent Hadjar, quels que fussent ses rapports avec Papa. Je n’avais toujours pas confiance en lui.

« Le lieutenant a dit qu’il remontait à l’instant, il est juste descendu faire une course. »

Cela me rassura. « Pas de problème si j’attends dans son bureau ? Nous sommes de vieux amis. »

Le flic me lorgna, dubitatif. « Puis-je voir vos papiers ? » Je lui donnai mon passeport algérien ; il est périmé mais c’est le seul document qui porte ma photo. Il entra mon nom dans son ordinateur et, quelques instants plus tard, ma biographie complète se mit à défiler sur son écran. Il dut estimer que j’étais un honnête citoyen car il me restitua mon passeport, me dévisagea un moment puis dit enfin : « Vous vous fréquentez depuis un bout de temps, le lieutenant Okking et vous.

— C’est une longue histoire, effectivement.

— Il sera là d’ici dix minutes. Vous pouvez l’attendre à l’intérieur. »

Je le remerciai et pénétrai dans le bureau d’Okking. C’était vrai, j’avais effectivement passé pas mal de temps ici. Le lieutenant et moi, nous formions une curieuse alliance, vu que nous travaillions des deux côtés opposés de la barrière légale. Je m’installai sur la chaise à côté du bureau d’Okking et attendis. Dix minutes s’écoulèrent et je commençai à m’impatienter. Je me mis à examiner les papiers entassés en lourdes piles, essayant de les lire à l’envers ou de biais. Son casier expédition était à moitié rempli d’enveloppes mais il y avait encore plus de boulot entassé dans la corbeille réception. Okking méritait bien le maigre traitement que lui allouait le service. Je remarquai une grosse enveloppe en kraft adressée à un grossiste en armes légères des États fédérés de la Nouvelle-Angleterre, en Amérique ; une autre, rédigée à la main, à quelque médecin en ville ; une autre encore, soigneusement adressée à une firme du nom d’Universal Export, sise près du bord de mer – je me demandai si c’était une des entreprises dont s’occupait Hassan, à moins que ce ne fût l’une de celles appartenant à Seipolt ; et enfin, un gros paquet à expédier à un fabriquant d’articles de bureau du protectorat de Brabant.

J’avais quasiment tout examiné dans le bureau d’Okking quand, une heure plus tard, l’occupant des lieux apparut enfin. « J’espère ne pas vous avoir trop fait attendre, lança-t-il distraitement. Qu’est-ce que vous voulez, encore ?

— Ravi de vous voir, lieutenant. Je sors juste d’un entretien avec Friedlander bey. »

Voilà qui retint son attention. « Oh… alors maintenant, on fait le coursier pour les nègres du désert avec des illusions de grandeur. Rappelez-moi : c’est une promotion ou une déchéance pour vous, Audran ? Je suppose que ce vieux charmeur de serpents vous aura confié un message ? »

J’acquiesçai. « Au sujet de ces assassinats. »

Okking s’installa derrière le bureau et me contempla, l’air innocent : « Quels assassinats ?

— Les deux au pistolet antique, les deux à l’arme blanche. Vous n’avez sûrement pas oublié. Ou bien étiez-vous encore trop occupé à coincer les piétons indisciplinés ? »

Il me lança un sale regard en faisant courir un doigt sur une mâchoire épaisse qui aurait eu besoin d’un bon coup de rasoir. « Je n’ai pas oublié, me répond-il sèchement. Pourquoi le bey croit-il que ça le concerne ?

— Sur les quatre victimes, trois lui rendaient service à l’occasion, au temps où elles avaient un peu plus de ressort. Il doit simplement vouloir s’assurer qu’aucun de ses autres employés ne subira le même traitement. De ce côté-là, Papa a énormément de sens civique. Je ne crois pas que vous sachiez apprécier ce trait à sa juste mesure. »

Okking renifla. « Ouais, vous avez raison. J’ai toujours pensé que ces deux sexchangistes travaillaient pour lui. Z’avaient toujours un air à vouloir planquer des potirons sous leur corsage.

— Papa pense que ces meurtres le visent. »

Okking haussa les épaules. « Si c’est le cas, ces tueurs visent plutôt mal. Jusqu’à présent, ils ne l’ont même pas égratigné.

— Il ne voit pas les choses ainsi. Les filles qui travaillent pour lui sont ses yeux, les hommes, ses doigts. Il le dit lui-même, à sa manière chaleureuse et fleurie.

— Et Abdoulaye, alors, c’était quoi, son trou du cul ? »

Je savais très bien que Okking et moi pouvions continuer de la sorte toute la nuit. Je l’informai brièvement de la proposition inhabituelle que m’avait demandé de transmettre Friedlander bey. Comme prévu, le lieutenant Okking y ajoutait peu de foi. « Vous savez, Audran, dit-il d’un ton cassant, les groupes chargés du respect de la loi se préoccupent tout spécialement de leur image auprès du public. On se fait déjà bien suffisamment assaisonner par les médias sans éprouver le besoin de se mettre en avant et de baiser le cul d’un type comme Friedlander bey sous prétexte qu’on serait incapable de régler cette affaire de meurtres sans son aide. »

J’agitai les mains en l’air pour aplanir tout malentendu entre nous. « Non, non, non, ce n’est pas ça du tout. Vous vous méprenez ; vous vous méprenez sur les motifs de Papa. Personne ne dit que vous ne sauriez pas épingler ces assassins sans aide. Ces types ne sont pas plus malins ou dangereux que les pauvres cloches à cervelle d’oiseau que vous coffrez tous les jours. Friedlander bey suggère simplement que, ses intérêts personnels étant directement mis en cause, un travail en collaboration pourrait épargner à tout le monde du temps et des efforts, en même temps qu’épargner des vies. Cela n’en vaudrait-il pas la peine, lieutenant, si seulement nous pouvions empêcher l’un de vos flics en uniforme d’intercepter une balle à son corps défendant ?

— Ou l’une des putes du bey d’adopter un couteau de boucher ? Ouais, bon, écoutez, j’ai déjà reçu un coup de fil de Papa, sans doute pendant que vous étiez en route pour venir ici. J’ai déjà eu droit à la chanson et je lui ai donné mon accord jusqu’à un certain point. Un certain point, Audran. Je n’aime pas beaucoup vous voir, lui ou vous, essayer de faire le boulot de la police à sa place, me dire comment procéder dans mon enquête, vous immiscer d’une manière quelconque. Compris ? »

J’acquiesçai. Je connaissais le lieutenant Okking comme je connaissais Friedlander bey et peu importait ce que Okking disait ne pas vouloir faire ; Papa aurait de toute manière le mot de la fin.

« Pour l’heure, nous nous sommes entendus ainsi, poursuivait le lieutenant. Tout ceci est contre nature, comme de voir des rats et des souris aller prier à l’église pour la guérison d’un chat. Quand nous en aurons terminé, quand nous tiendrons ces deux tueurs, ne vous attendez pas à une prolongation de la lune de miel. Ce sera : retour aux paralysants, aux matraques et à la même traque de chaque côté. »

Je haussai les épaules. « Les affaires sont les affaires…

— J’en ai vraiment marre d’entendre ça… Et maintenant, hors de ma vue. »

Je sortis et descendis au rez-de-chaussée par l’ascenseur. La soirée était agréable et fraîche, un fin croissant de lune jouait à cache-cache derrière des nuages aux reflets métalliques. Je regagnai à pied le Boudayin, pensif. Dans trois jours d’ici, j’allais avoir le cerveau câblé. J’avais jusqu’à présent évité d’y songer depuis que j’avais quitté Friedlander bey ; maintenant, j’avais tout mon temps pour y réfléchir. Je ne ressentais aucune excitation, aucune impatience, rien que de la terreur. Je sentais, quelque part, que Marîd Audran allait cesser d’exister, que quelqu’un de nouveau s’éveillerait de l’opération, et que je serais à jamais incapable de toucher du doigt la différence ; cela me tracasserait jusqu’au bout, comme un fragment de popcom définitivement coincé entre deux dents. Tous les autres remarqueraient le changement mais pas moi, parce que je serais à l’intérieur.

Je me rendis directement chez Frenchy. Quand j’y entrai, Yasmin était en train de travailler un jeune type mince vêtu d’un pantalon bouffant blanc muni de passants aux chevilles, et d’une veste de chasse poivre et sel vieille d’au moins une cinquantaine d’années. Il avait dû acheter sa garde-robe dans l’arrière-boutique d’un antiquaire quelconque pour un kiam et demi ; ça sentait le moisi, comme un édredon d’arrière-grand-mère trop longtemps oublié au grenier.

La fille sur scène était une sexchangiste nommée Blanca ; Frenchy avait pour politique de ne pas engager de débs. Les filles, pas de problème, idem pour les débs qui s’étaient fait faire la totale, mais ceux ou celles qui restaient coincés, indécis, entre les deux, lui donnaient le sentiment de risquer de faire de même un de ces jours au milieu de quelque transaction importante, et il n’avait tout simplement pas envie d’en être tenu pour responsable. Vous saviez, en entrant chez Frenchy, que vous ne risquiez pas d’y trouver quelqu’un équipé d’une bite plus grosse que la vôtre, mis à part Frenchy ou l’un des autres clients, et si jamais vous découvriez cette affreuse vérité, vous ne pouviez vous en prendre qu’à vous-même.

Blanca dansait d’une manière bizarre, semi-consciente, fort répandue parmi les danseuses d’un bout à l’autre de la Rue : elles évoluaient vaguement en mesure avec la musique, ennuyées et lasses, attendant de sortir du faisceau torride des projecteurs. Elles ne cessaient de se reluquer dans les glaces maculées derrière elles, ou bien se retournaient pour contempler leur reflet à l’autre bout de la salle, derrière les clients. Elles gardaient les yeux à jamais perdus dans quelque espace vide, cinquante centimètres au-dessus de la tête des clients. L’expression de Blanca traduisait une vague tentative pour paraître agréable – « séduisante » et « aguicheuse » ne faisaient pas partie de son vocabulaire professionnel – mais elle donnait plutôt l’air de s’être injecté une bonne dose d’anesthésique dans la mâchoire inférieure sans être encore capable de décider si ça lui plaisait. Tant qu’elle était sur scène, Blanca se vendait – elle faisait sa promotion comme d’un produit entièrement indépendant de sa propre image, celle qu’elle aurait en redescendant de l’estrade. Ses mouvements – pour l’essentiel des imitations lasses et sans conviction des mouvements du sexe – étaient censés titiller les spectateurs mais il fallait que les clients aient beaucoup bu ou bien qu’ils fassent une fixation sur elle en particulier pour que sa danse ait un quelconque effet sur eux. J’avais regardé Blanca danser des douzaines, peut-être des centaines de fois ; c’était toujours la même musique, elle effectuait toujours les mêmes girations, les mêmes pas, les mêmes sauts, les mêmes mouvements, aux mêmes moments de chaque morceau.

Blanca termina son dernier numéro, salué par quelques rares applaudissements, venus pour l’essentiel du micheton qui lui avait payé à boire et se croyait amoureux d’elle. Il faut un peu plus de temps pour établir une relation dans une boîte comme celle de Frenchy – ou dans l’un ou l’autre des bars de la Rue. Cela peut sembler un paradoxe, vu que les filles se ruent sur tous les hommes seuls qui traînent dans le coin. La conversation se limitait néanmoins toujours à quelque chose comme : « Salut, comment c’est ton petit nom ?

— Juan Javier.

— Oh ! c’est mignon ! Tu viens d’où ?

— De Nuevo Tejas.

— Oh ! c’est intéressant ! Et t’es ici depuis longtemps ?

— Deux jours.

— Tu m’offres un verre ? »

Voilà, c’était tout, et on n’en demandait pas plus. Même un kador des services secrets internationaux ne pourrait transmettre plus d’information en ce bref laps de temps. Sous-jacent à tout cela, il y avait le courant permanent de la déprime, comme si les filles étaient bloquées dans ce boulot, comme si l’illusion de liberté absolue planait, presque palpable, dans l’air au-dessus d’elles. « Dès que tu veux qu’on se tire, chéri, tu sors. » La sortie, toutefois, ne menait qu’à deux endroits : un autre bar, identique à celui de Frenchy, ou bien l’étape suivante vers les sordides bas-fonds de la Vie : « Salut, beau gosse, on cherche de la compagnie ? » Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Et le revenu diminue de plus en plus, à mesure que la fille prend de l’âge, et très bientôt vous vous retrouvez avec des Maribel qui lèvent les clients pour un petit verre de blanc.

Après Blanca, ce fut au tour d’une vraie fille nommée Indhira de monter sur scène ; ça aurait même pu être son vrai nom. Elle évoluait de la même manière que Blanca, ondulant des hanches et des épaules, les pieds presque immobiles. Tout en dansant, Indhira prononçait machinalement, en silence, les paroles de la chanson, totalement inconsciente de ce qu’elle était en train de faire. J’avais interrogé plusieurs filles sur ce point ; toutes articulaient les paroles, mais aucune ne s’en rendait compte. Elles devenaient toutes timides quand je le leur faisais remarquer, mais la fois d’après elles remettaient ça tout pareil. Ça faisait passer le temps plus vite, je suppose, ça leur donnait quelque chose à faire, plutôt que de reluquer les clients. Et les filles ondulaient d’avant en arrière, bougeant les lèvres, les mains décrivant des gestes creux, les hanches ondulant au rythme que leur dictait l’habitude. C’était peut-être sexy pour les hommes qui n’avaient encore jamais vu pareil spectacle, cela valait peut-être pour eux ce que Frenchy faisait payer ses consommations. Moi, je pouvais boire gratis parce que Yasmin bossait ici et parce que j’amusais Frenchy ; si j’avais dû payer, j’aurais trouvé quelque chose de plus intéressant pour m’occuper. N’importe quoi ; rester assis dans une pièce sombre insonorisée aurait été plus intéressant.

J’attendis jusqu’à la fin du numéro d’Indhira, puis Yasmin sortit des vestiaires. Elle m’adressa un large sourire qui me fit me rengorger. Il y eut quelques applaudissements, lancés par deux ou trois types essaimés le long du bar : elle se démerdait pas mal ce soir, l’argent rentrait bien. Indhira passa un corsage diaphane et se mit à faire la chasse au pourboire. Je lui lançai un kiam et elle m’envoya un petit baiser. Indhira est une brave gosse. Elle joue le jeu et ne fait chier personne. Blanca pourrait aller se faire foutre, pour ce qui me concerne, mais Indhira et moi, on pourrait être bons amis.

Frenchy intercepta mon regard et me fit signe de le retrouver à l’extrémité du comptoir. C’était un homme imposant, à peu près la taille de deux gorilles marseillais, avec une grosse barbe noire en broussaille qui faisait passer la mienne pour du duvet d’oreille de chat. Il me lança son œil noir. « Alors, qu’est-ce qui se passe, chef ?

— Y se passe rien ce soir, Frenchy.

— Ta nana se démerde très bien toute seule.

— Eh bien, à la bonne heure, parce que j’ai perdu mon dernier fïq par la faute d’une poche trouée. »

Frenchy loucha vers ma djellabah. « T’as pas de poche dans ce truc, mon noraf.

— C’est arrivé l’autre jour, Frenchy, expliquai-je solennel. Depuis, on vit plus que d’amour et d’eau fraîche. » Yasmin s’était connecté un mamie quelconque d’une vélocité orbitale et la voir danser, c’était quelque chose. D’un bout à l’autre du bar, les clients en oubliaient leur verre et les autres filles installées sur leurs genoux pour la contempler.

Frenchy rigola ; il savait que je n’étais jamais aussi fauché que je le prétendais toujours. « Les affaires vont mal », dit-il en crachant dans un petit gobelet en plastique. Avec Frenchy, les affaires vont toujours mal. Personne ne parle jamais de prospérité dans la Rue ; ça porte la poisse.

« Écoute, lui dis-je, il faut que je discute de choses importantes avec Yasmin quand elle aura fini son numéro. »

Frenchy hocha la tête. « Elle est en train de travailler ce micheton, là, celui avec le fez. Attends au moins qu’elle l’ait mis à sec, après tu pourras lui raconter tout ce que tu voudras. Si t’attends jusqu’à ce que son client s’en aille, je trouverai quelqu’un d’autre pour la remplacer sur scène.

— Allah soit loué, lui dis-je. Je peux t’offrir un pot ? »

Il me sourit. « Deux. Fais comme s’il y en avait un pour moi, un pour toi et bois les deux. Je ne supporte plus. » Il se tapota l’estomac avec une grimace puis se leva pour gagner le bout du comptoir, saluant ses clients et chuchotant à l’oreille des filles. Je demandai deux verres à Dalia, la barmaid de Frenchy, petite, visage rond, toujours bien informée. Je la connaissais depuis des années. Dalia, Frenchy et Chiriga faisaient sans doute déjà partie des meubles quand la Rue n’était encore qu’un sentier à chèvres reliant une extrémité à l’autre du Boudayin. Avant que le reste de la cité ne décide de nous murer à l’intérieur, sans doute, et d’y mettre au bout le cimetière.

Quand Yasmin eut fini de danser, les applaudissements furent nourris et prolongés. Sa sébile s’emplit rapidement puis elle s’empressa de rejoindre son micheton enamouré avant qu’une autre pute le lui pique. Elle me pinça affectueusement le cul en passant derrière moi.

Je la regardai rire, parler, distraire et papouiller ce bigleux de salaud de fils de chien jaune pendant une demi-heure ; puis le type se retrouva à sec et Yasmin et lui eurent l’air triste : voilà que leur liaison connaissait une fin prématurée. Ils s’adressèrent des adieux touchants et presque passionnés en se promettant de ne jamais oublier cette soirée dorée. Chaque fois que je vois un de ces putains de métèques foutre ses pattes partout sur Yasmin – ou sur l’une des autres filles, pour tout dire – je revois l’image d’hommes sans nom s’emparant de ma mère. Ça faisait un putain de bail, mais pour certaines choses j’aurais plutôt trop bonne mémoire. Je regardais Yasmin en me disant que c’était simplement son boulot ; mais je ne pouvais retenir cette sensation acide, écœurante, qui me remontait du ventre et me donnait envie de me mettre à casser des trucs.

Elle arriva vers moi en trottinant, trempée de sueur, et me dit dans un souffle : « J’avais l’impression que ce fils de traînée ne se déciderait jamais à partir !

— C’est sans doute à cause du charme de ta présence, remarquai-je, amer. Du scintillement de ta conversation. De la bière corsée de Frenchy.

— Ouais », fit Yasmin, intriguée par ma contrariété, « t’as raison.

— Il faut que je te cause de quelque chose. »

Yasmin me regarda et respira plusieurs fois profondément. Elle s’épongea le visage avec un torchon propre. Je suppose que je devais avoir l’air inhabituellement grave. Toujours est-il que je lui narrai les événements de la soirée : ma seconde rencontre avec Friedlander bey ; nos – enfin, ses – conclusions ; enfin, mon entrevue avec le lieutenant Okking que je n’avais pas réussi à impressionner. Quand j’eus terminé, il régnait un silence abasourdi.

« Et tu vas le faire ? » demanda Frenchy. Je n’avais pas remarqué son retour. Je n’avais pas fait attention qu’il avait les oreilles qui traînaient mais enfin, il était chez lui et nul mieux que lui ne savait où laisser traîner ses oreilles.

« Tu vas te faire câbler ? » demanda Yasmin, le souffle coupé. Elle trouvait cette idée complètement fascinante. Bandante, même, si vous voyez ce que je veux dire.

« T’es dingue si tu fais ça », intervint Dalia. Dans la Rue, Dalia était ce qui se rapprochait le plus de la notion de vraie traditionaliste. « Regarde un peu ce que ça fait aux gens.

— Et qu’est-ce que ça fait aux gens, hein ? » s’écria Yasmin, outrée, en tapotant son propre mamie.

« Oups, désolée », dit Dalia qui s’empressa d’aller éponger quelque tache de bière imaginaire tout à l’autre bout du comptoir.

« Pense à tous les trucs qu’on pourrait faire ensemble, continua Yasmin, rêveuse.

— C’est peut-être pas assez bien pour toi, tel que c’est », remarquai-je, un rien blessé.

Son expression se décomposa. « Eh ! Marîd… c’est pas ce que je voulais dire. C’est juste que…

— Ça, c’est ton problème, intervint Frenchy. C’est pas mes oignons. Moi, j’ retourne derrière compter la recette de la soirée. Ça m’ prendra pas bien longtemps. » Il disparut derrière un drap miteux, couleur or, qui servait de fragile barrière avec les vestiaires et son bureau.

« C’est permanent, remarquai-je. Une fois que c’est fait, c’est fait. Pas question de revenir en arrière.

— Tu m’as déjà entendu dire que je voulais me faire arracher les câbles ? demanda Yasmin.

— Non », reconnus-je. C’était simplement l’aspect irrévocable de l’opération qui me donnait la chair de poule. « Je ne l’ai pas regretté un seul instant, pas plus qu’une seule de mes connaissances qui s’est fait faire ça. »

Je m’humectai les lèvres. « Tu ne comprends pas…» J’étais incapable de terminer mon argumentation ; incapable de formuler ce qu’elle ne pouvait comprendre.

« T’as tout simplement la trouille.

— Ouais », reconnus-je. C’était un bon point de départ.

« Le demi-Hadj s’est bien fait câbler le cerveau, lui, et il n’est pas le quart de l’homme que tu es.

— Et tout ce que ça lui a rapporté, c’est de répandre partout le sang de Sonny. Je n’ai pas besoin de mamies pour me comporter comme un cinglé, je fais cela très bien tout seul. »

Soudain, ses yeux furent envahis d’un regard lointain, inspiré. Je compris que quelque chose de fascinant lui était arrivé, et je compris également que ça n’annonçait rien de bon pour moi. « Oh ! Allah et la Vierge Marie dans une chambre de motel », dit-elle doucement. Je crois bien que ç’avait été un des blasphèmes favoris de son père. « Tout se passe exactement comme annoncé par l’hexagramme.

— L’hexagramme. » Cette histoire de Yi king m’était sortie de l’esprit presque avant que Yasmin ait terminé de me l’expliquer.

« Tu te rappelles ce qu’il disait ? demanda-t-elle. De ne pas avoir peur de traverser les grandes eaux ?

— Ouais. Quelles grandes eaux ?

— Les grandes eaux signifient quelque changement majeur dans ta vie. Te faire câbler le cerveau, par exemple.

— Hm-Hmmm. Et il me disait de rencontrer le grand homme. C’est ce que j’ai fait. Par deux fois.

— Il disait d’attendre trois jours avant de commencer, et trois avant d’achever. »

Je comptai rapidement : demain, samedi, dimanche. Lundi, quand je me laisserais tripatouiller, les trois jours seraient passés. « Et merde, grommelai-je.

— Et il disait que personne ne te croirait, et que tu devrais garder confiance pendant l’adversité et que tu ne servais pas les rois et les princes mais des principes supérieurs. C’est tout, mon Marîd. » Et elle m’embrassa ; je me sentais malade. Je n’avais absolument aucun moyen d’éviter la chirurgie, désormais, à moins de prendre la poudre d’escampette dès ce soir pour recommencer une nouvelle vie dans quelque autre pays, garder les chèvres ou les moutons et manger quelques ligues un jour sur deux pour rester en vie comme les autres fellahîn.

« Je suis un héros, Yasmin, lui dis-je, et nous autres héros avons parfois quelque affaire secrète à régler. Faut que j’y aille. » Je l’embrassai trois ou quatre fois, lui pinçai son téton droit pur silicone, pour me porter chance, et me levai. En sortant, je passai derrière Indhira et lui donnai une petite tape sur le cul ; elle se retourna pour me sourire. J’adressai un signe d’adieu à Dalia. Blanca, je fis comme si elle n’existait pas.

Je redescendis la Rue jusqu’au Palmier d’argent, juste pour voir ce que faisaient les gens, voir ce qui se passait. Mahmoud et Jacques étaient installés à une table et buvaient du café en engloutissant des pains pita[6] tartinés de hoummous[7] . Le demi-Hadj était absent, sans doute en train de s’éclater avec de gigantesques tailleurs de pierre précieuse hétérosexuels. Je m’installai avec mes copains. « Que ton et ta et ainsi de suite », dit Mahmoud. Il n’était pas du genre à s’encombrer de formalités.

« Toi de même.

— Alors, on se fait câbler, y paraît ? demanda Jacques. Décision cruciale. Affaire majeure. Je suis sûr que tu as envisagé les deux aspects de la chose ? »

J’étais quelque peu surpris. « Les nouvelles vont vite, à ce que je vois. »

Mahmoud haussa les sourcils. « C’est à ça que servent les nouvelles, dit-il, la bouche pleine de pain et de hoummous.

— Permets-moi de t’offrir un peu de café, proposa Jacques.

— Allah soit loué, répondis-je, mais j’aimerais mieux quelque chose de plus fort.

— Aucun problème, dit Jacques à l’adresse de Mahmoud. Marîd a plus d’argent que nous deux réunis. Il est employé par Papa, à présent. »

Je n’aimais pas du tout ce genre de rumeur. Je me rendis au comptoir pour commander mon gin, bingara et Rose. Derrière le comptoir, Heidi grimaça mais s’abstint de dire quoi que ce soit. Elle était jolie – merde, c’était une des plus belles vraies femmes que j’aie rencontrées. Ses habits choisis avec goût, elle les portait toujours avec une aisance parfaite que lui enviaient la plupart des débs et des changistes, avec leurs corps achetés sur catalogue. Heidi avait de superbes yeux bleus surmontés d’une douce frange blonde. Je ne sais pas pourquoi, mais les franges chez les jeunes femmes m’ont toujours mis les nerfs à fleur de peau. Ce doit être mon côté hébéphile, je suppose ; si je m’examine de près, je découvre en moi des traces de toutes les qualités discutables propres au mâle. J’ai toujours désiré vraiment bien connaître Heidi mais je suppose que je n’étais pas son type. Peut-être son type était-il disponible sur mamie, et une fois que j’aurais le cerveau câblé…

Tandis que j’attendais qu’elle eût préparé mon cocktail, une autre voix s’éleva, à cinq ou six mètres de distance, derrière un groupe de Coréens qui n’allaient, sans aucun doute, pas tarder à se rendre compte qu’ils s’étaient trompés de quartier. « Une vodka-martini, dry. De la Wolfschmidt d’avant-guerre, si vous en avez, frappée, pas agitée. Et avec un zeste de citron. »

Tiens, tiens, me dis-je, v’là autre chose. J’attendis le retour de Heidi avec mon verre. Je la réglai et fis tourner le glaçon dans mon verre, à toute vitesse, en sens inverse des aiguilles d’une montre. Heidi me rapporta la monnaie ; je lui laissai un kiam de pourboire et elle se crut obligée d’entamer quelque conversation polie. Je la coupai assez rudement, beaucoup plus intéressé par la vodka-martini.

Je pris mon verre et me reculai légèrement du bar, histoire de mieux lorgner James Bond. Il était tel que dans le souvenir de notre brève rencontre dans la boîte à Chiri, comme sorti des romans de Ian Fleming : cheveux bruns séparés par une raie sur le côté, avec la mèche bouclée qui retombait en virgule rebelle au-dessus de l’œil droit, et la cicatrice courant sur la joue droite. Sourcils noirs rectilignes, long nez aquilin. La lèvre supérieure était courte et la bouche, bien que détendue, donnait comme une impression de cruauté. Il avait l’air impitoyable. Il avait dépensé un paquet de fric pour qu’une équipe de chirurgiens lui donne cet air-là. Il me regarda, sourit ; je me demandai s’il se souvenait de notre précédente rencontre. Les pattes-d’oie au coin de ses yeux gris-bleu se plissèrent légèrement tandis qu’il m’observait ; j’avais réellement l’impression physique d’être soumis à un examen détaillé. Il portait une chemise en coton uni, un pantalon tropicalisé, sans aucun doute de coupe britannique, et des sandales de cuir noir adaptées au climat local. Il régla son martini et se dirigea vers moi, la main tendue. « Ravi de vous revoir, mon vieux. »

Je lui serrai la main. « Je ne crois pas avoir eu l’honneur d’être présenté au gentleman », lui dis-je en arabe.

Bond me répondit dans un français impeccable : « Autre bar, autres circonstances. C’était sans grande conséquence. Au bout du compte, tout s’est terminé pour le mieux. » Pour lui, en tout cas. À cette heure, feu le Russe n’avait plus d’opinion sur la question.

Je m’excusai : « Qu’Allah me pardonne, mais mes amis m’attendent. »

Bond m’adressa son fameux demi-sourire. Puis il me répondit par un proverbe du cru – dans un arabe local parfait : « Ce qui est mort est écoulé », me dit-il avec un haussement d’épaules, ce qui pouvait signifier soit qu’il fallait tirer un trait sur le passé, soit qu’on me conseillait fortement de commencer à oublier toutes les récentes disparitions ; je ne savais quelle interprétation Bond désirait lui donner. Je hochai la tête, déconcerté avant tout par sa facilité à manier ma langue. Puis je me souvins qu’il portait un mamie James Bond, sans doute équipé d’un papie d’arabe. Je rapportai mon verre à la table où Mahmoud et Jacques étaient installés et choisis une chaise d’où je pouvais embrasser du regard la salle et son unique entrée. Le temps de m’installer, Bond avait descendu son martini et regagnait la rue pavée. Je me sentis gagné par une vague glaciale d’indécision : qu’étais-je censé faire ? Pouvais-je espérer le neutraliser sur-le-champ, avant même d’avoir le cerveau câblé ? J’étais sans armes. Que gagnerais-je à l’attaquer prématurément ? Pourtant, nul doute que Friedlander bey jugerait cela comme une occasion perdue, et qui pourrait bien signifier la mort de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui m’était particulièrement cher…

Je décidai de le suivre. Je laissai sur la table mon verre intact et, sans donner à mes amis aucune explication, quittai ma chaise et sortis par la porte ouverte du Palmier d’argent, juste à temps pour voir Bond prendre à gauche dans une rue latérale. Je le filai discrètement. Pas assez de toute évidence, car lorsque je m’arrêtai à l’angle pour jeter avec précaution un coup d’œil, James Bond avait disparu. Il n’y avait pas d’autre passage parallèle à la Rue dans lequel il aurait pu tourner ; il avait dû entrer dans l’une des maisons basses à toit en terrasse et chaulées de blanc qui bordaient la ruelle. C’était déjà une information. Je fis demi-tour et regagnais le Palmier d’argent quand une fulguration de douleur explosa derrière mon oreille gauche. Je m’affalai à genoux tandis qu’une robuste main bronzée saisissait la fine étoffe de la djellabah pour me remettre debout. Je marmonnai quelque imprécation et levai le poing. Le tranchant de l’autre main s’abattit à l’angle de mon épaule et mon bras retomba, engourdi, inerte.

James Bond rit doucement. « Chaque fois que vous voyez un Européen bien sapé dans un de vos bouis-bouis crasseux, vous croyez pouvoir le filer et le soulager de son portefeuille. Eh bien, l’ami, t’as pas dû choisir le bon Européen à voler. » Il me donna une claque, pas trop fort, me repoussa contre le mur derrière moi et me fixa, comme si je lui devais une explication ou une excuse. Je décidai qu’il avait raison.

« Cent mille pardons, effendi », murmurai-je. Quelque part dans mon esprit naquit l’idée que ce James Bond avait fait des progrès considérables depuis quinze jours, quand il m’avait laissé le reconduire hors de la boîte à Chiri. Ce soir, son putain d’accroche-cœur n’avait même pas bougé. Il n’était même pas essoufflé. À cela aussi, il y avait une explication logique ; je laissai à Papa, à Jacques ou au Yi king le soin de la démêler : j’avais trop la migraine et mes oreilles carillonnaient.

« Et pas besoin de me servir de l’effendi, ajouta-t-il, menaçant. C’est une flatterie de Turc et ceux-là, je peux encore moins les encadrer. Tu ne m’as pas l’air turc, d’ailleurs, à voir ta tête. » Sa bouche un rien cruelle m’adressa un rictus un rien vicieux puis il me passa devant, comme si je n’étais nullement une menace pour lui ou son portefeuille. De ce côté-là, il avait parfaitement raison. Je venais d’avoir ma seconde confrontation avec l’homme qui se faisait passer pour James Bond. Pour l’instant, nous en étions à un partout ; je n’étais pas du tout pressé de jouer la belle. Il semblait avoir appris pas mal de choses depuis notre dernière rencontre, ou bien, pour quelque raison, il s’était volontairement laissé vider de chez Chiri. Je savais en tout cas que, cette fois-ci, il m’avait nettement surclassé.

Tout en regagnant lentement et douloureusement le Palmier d’argent, je parvins à une importante décision : j’allais informer Papa que je ne comptais pas l’aider. Ce n’était pas simplement une question de peur d’avoir le cerveau câblé ; merde, même garni comme la table du Prophète, il ne me permettrait toujours pas de rivaliser avec ces tueurs. Je n’étais même pas foutu de suivre James Bond jusqu’au premier coin de rue de mon quartier sans me faire botter le cul. Et je ne doutais pas un seul instant qu’il aurait pu m’arranger encore plus s’il l’avait voulu. Il m’avait pris pour un simple détrousseur, le banal voleur arabe, et il m’avait traité comme il traitait n’importe quel banal voleur arabe. Ça devait lui arriver tous les jours.

Non, rien ne pourrait me faire changer d’avis. Je n’avais pas besoin de trois jours de réflexion – Papa pouvait toujours aller se faire voir, avec son plan mirifique.

Je regagnai le Palmier d’argent et descendis mon verre en deux grandes goulées. Malgré les protestations de Mahmoud et de Jacques, je leur annonçai qu’il fallait que j’y aille. J’embrassai Heidi sur la joue et lui soufflai à l’oreille une suggestion licencieuse – toujours la même ; et elle me répondit avec le même refus amusé. Je retournai, songeur, chez Frenchy expliquer à Yasmin que je n’allais pas être un héros, que je n’allais pas servir des principes plus élevés que les rois ou les princes et tout le reste de ces balivernes. Je la décevrais et elle ne se laisserait sans doute pas sauter de toute une semaine ; mais enfin, c’était toujours mieux que de me faire trancher la gorge et d’avoir mes cendres dispersées sur le champ d’épandage…

J’aurais un tas d’explications à fournir à tout le monde. Un tas d’excuses aussi. J’aurais tout le monde au cul, de Selima à Chiri en passant par le sergent Hadjar et Friedlander bey en personne, mais ma décision était prise. J’étais un homme libre et je n’avais pas l’intention qu’on me force à accepter un destin terrifiant, si hautement moral et inspiré par le bien public qu’on me le fît paraître. Le verre bu au Palmier d’argent, les deux autres chez Frenchy, mes deux triamphés, les quatre soleils et les huit Paxium partageaient entièrement mon avis. Je n’avais pas encore regagné le bar de Frenchy que la nuit était devenue tiède, sûre, entièrement de mon côté, et tous ceux qui me pressaient d’aller me faire câbler la cervelle se retrouvaient enfouis au fond d’un puits obscur dans lequel je me promettais bien de ne plus jamais fourrer le nez. Ils pouvaient bien tous aller se faire foutre, j’en avais rien à cirer. J’avais ma vie à mener.

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