15.

Depuis la nuit où Bogatyrev avait été tué chez Chiri, j’avais quasiment éprouvé toutes les émotions fortes que peut ressentir un individu. Il y avait eu le dégoût, la terreur et le soulagement. J’avais connu la haine et l’amour, l’espoir et le désespoir. J’avais été tour à tour timide et hardi. Pourtant, rien ne m’avait rempli d’une fureur telle que celle qui montait à présent en moi. Passé l’ébranlement initial, les notions comme l’honneur, la justice et le devoir se retrouvaient submergées sous le besoin tout-puissant de rester en vie, d’éviter de se faire tuer. Le temps du doute était passé. On m’avait menacé – moi – personnellement. Le message anonyme avait captivé mon attention.

Ma rage se dirigea aussitôt sur Okking. Il me dissimulait des informations, couvrait peut-être quelque chose, et mettait ma vie en danger. Qu’il ait eu envie de faire courir des risques à Abdoulaye ou Tami, fort bien, je suppose que c’est les affaires de la police. Mais me faire courir des risques, à moi, ça, c’est mon affaire. Quand je débarquerai dans son bureau, Okking allait l’apprendre à ses dépens. Par la manière forte.

Je remontai la Rue d’un pas décidé, fulminant et me répétant ce que j’allais dire au lieutenant. Il ne me fallut pas longtemps pour tout mettre au point. C’est Okking qui serait surpris de me revoir, à peine une heure après que j’avais quitté son bureau. Je comptais débouler avec perte et fracas, claquer sa porte à en briser les carreaux, lui jeter à la figure une menace de mort et exiger l’aveu complet des faits. Sinon, j’étais prêt à le traîner au sous-sol dans l’une des salles d’interrogatoire, histoire de le faire rebondir contre les murs pendant un petit moment. Et il y avait fort à parier que le sergent Hadjar serait ravi de me donner un coup de main.

Parvenu à la porte de la lisière orientale du Boudayin, mon pas se fit un peu hésitant. Une nouvelle idée s’était forcé un passage dans mon esprit. J’avais éprouvé cette petite sensation irritante d’inachevé ce matin en discutant avec Okking ; j’avais ressenti la même chose après avoir découvert le corps de Sélima. Je laissais toujours mon inconscient travailler dessus et, tôt ou tard, l’énigme finirait par se résoudre. Et voilà que je tenais ma réponse, telle une sonnerie électrique se déclenchant dans ma tête.

Question : Qu’est-ce qui manque dans le tableau ?

Réponse : Voyons ça de plus près. Primo, nous avons eu plusieurs meurtres inexpliqués dans le quartier au cours des dernières semaines. Combien ? Bogatyrev, Tami, Devi, Abdoulaye, Nikki, Sélima. Bien. Maintenant, que fait la police quand elle se heurte à un mur lors d’une enquête criminelle ? La police travaille de manière répétitive, obstinée, méthodique. Elle reconvoque tous les témoins et les fait répéter leurs dépositions, au cas où l’on aurait négligé quelque indice vital. Les flics reposent les mêmes questions cinq, dix, vingt, cent fois. Ils vous traînent au poste, ou vous réveillent au beau milieu de la nuit. Encore des questions, encore les mêmes réponses sans intérêt.

Avec un tableau présentant six meurtres inexpliqués et apparemment reliés entre eux, pourquoi la police n’avait-elle pas plus enquêté, fouiné, harcelé ? Je n’avais pas eu à répéter mes dépositions, et je doutais que Yasmin ou n’importe qui d’autre ait eu à le faire.

Okking et le reste du service ne devaient pas y toucher. Sur mon honneur et la prunelle de mes yeux, pourquoi donc ne poursuivaient-ils pas leur enquête ? Six morts déjà, et j’étais certain que le chiffre allait monter. On m’avait déjà personnellement promis un cadavre de plus – le mien.

En arrivant à la maison poulaga, je passai devant le sergent de garde sans un mot. Je n’avais pas en tête des idées de procédure ou de protocole. Plutôt des idées de sang. Peut-être était-ce la mine que j’arborais ou bien l’aura ténébreuse qui m’accompagnait, toujours est-il que personne ne m’arrêta. Je gravis l’escalier et coupai à travers le dédale de corridors jusqu’à me retrouver nez à nez avec Hadjar, assis devant le Q.G. étriqué d’Okking. Hadjar devait avoir lui aussi remarqué mon expression car il se contenta de lever le pouce derrière son épaule. Il n’avait pas l’intention de s’interposer devant moi, encore moins de se risquer à affronter le patron. Hadjar n’était pas malin, mais il était retors. Il allait nous laisser nous bouffer le nez, Okking et moi, mais en se gardant bien de rester dans les parages. Je ne me souviens plus si je lui ai dit ou non quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que je me retrouvai penché au-dessus du bureau d’Okking, agrippant du poing droit le devant de sa chemise en coton. Nous étions tous les deux en train de gueuler.

« Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ? » hurlai-je en lui brandissant sous le nez la feuille d’imprimante. Ce fut tout ce que je pus faire avant de me faire alpaguer et clouer au sol par deux policiers tandis que trois autres me tenaient en respect avec leur pistolet à aiguille. J’avais déjà le cœur qui battait la chamade ; s’il accélérait encore, il allait exploser. Je fixai l’un des flics, lorgnant la petite gueule noire de son arme. J’avais envie de lui expédier mon pied dans la figure mais j’étais incapable de bouger.

« Lâchez-le », dit Okking. Il haletait, lui aussi.

« Lieutenant, objecta l’un des hommes, si…

— Lâchez-le. Immédiatement. »

Ils me lâchèrent. Je me relevai, regardai les pandores rengainer leur artillerie et quitter la pièce. Tous grommelaient. Okking attendit que le dernier eût franchi le seuil puis il referma lentement la porte, se passa la main dans les cheveux et regagna son bureau. Il consacrait beaucoup de temps et d’efforts à se calmer. Je suppose qu’il n’avait pas envie de me reparler avant d’être parvenu à se dominer. Finalement, il s’assit dans son fauteuil pivotant et me regarda. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-il. Pas de fanfaronnade, pas de sarcasme, pas de menaces voilées ni de cajoleries de flic. Tout comme ma phase de peur et d’incertitude était passée, de même était passée sa période de mépris et de condescendance professionnels.

Je posai le message sur son buvard et le lui laissai lire. Je m’installai dans une chaise en plastique anguleuse près de son bureau et attendis. Je le vis achever sa lecture : il ferma les yeux, se massa les paupières avec lassitude. « Seigneur Jésus, murmura-t-il.

— Qui qu’ait pu être ce James Bond, il a troqué ce mamie contre un autre. Il a dit que je saurais lequel pour peu que j’y réfléchisse. Tout ça ne fait résonner aucun signal en moi. »

Okking fixait le mur derrière lui, récapitulant mentalement la scène du meurtre de Sélima. D’abord, ses yeux s’agrandirent à peine, puis sa bouche se mit à béer légèrement, enfin il gronda : « Oh ! mon Dieu…

— Quoi ?

— Que diriez-vous de Xarghis Moghédhîl Khan ? »

J’avais déjà entendu ce nom mais je n’étais pas certain de situer au juste Khan. Je savais malgré tout que je n’allais pas l’aimer. « Parlez-moi de lui.

— Ça remonte à une quinzaine d’années. Ce psychopathe s’était proclamé le nouveau prophète de Dieu, quelque part dans l’Àssam, le Sikkim ou un de ces autres coins d’Orient. Il disait qu’un ange bleu resplendissant s’était présenté devant lui, porteur de révélations et de proclamations divines, la plus urgente étant que Khan aille sauter toutes les femmes blanches qui lui tomberaient sous la main et assassine tous ceux qui s’aviseraient de s’interposer. Il se vantait d’avoir réglé leur compte à trois cents hommes, femmes et enfants avant qu’on mette fin à ses agissements. Il devait tuer encore quatre personnes en prison avant qu’on l’exécute. Il aimait bien arracher les organes de ses victimes en offrande à son ange de métal bleu. Des organes différents selon les jours de la semaine, les phases de la lune ou je ne sais quelle connerie. »

Il y eut quelques secondes de silence angoissant. Puis je remarquai : « Il risque d’être bien pire en Khan que lorsqu’il était en Bond. »

Okking acquiesça, lugubre. « À lui seul, Xarghis Moghédhîl Khan fait passer toute la collection de brutes du Boudayin pour une joyeuse famille de chats et souris de dessins animés. »

Je fermai les yeux ; je me sentais désemparé. « Il faut absolument qu’on découvre si c’est un simple dément sanguinaire ou bien s’il travaille pour quelqu’un. »

Le lieutenant continua de fixer le mur opposé quelques instants encore, retournant quelque idée dans sa tête. Sa main droite jouait nerveusement avec une petite sirène en bronze de pacotille posée sur son bureau. Finalement, son regard revint sur moi. « Là, je peux vous aider, me dit-il doucement.

— J’étais sûr que vous en saviez plus que vous ne vouliez le dire. Vous savez pour qui travaille ce Bond-Khan. Vous savez que j’avais raison de considérer qu’il s’agissait d’assassinats prémédités, c’est ça ?

— On n’a pas le temps de se congratuler et de se décerner des médailles. On pourra voir ça plus tard.

— Vous feriez bien de cracher tout le morceau. Si jamais Friedlander bey vient à apprendre que vous retenez cette information, il va vous faire virer avant que vous ayez eu le temps de prononcer des excuses.

— Ça, je n’en suis pas certain, Audran. Mais enfin, je n’ai pas envie d’essayer voir.

— Alors, accouchez : pour qui travaillait James Bond ? »

Son regard se déroba à nouveau. Quand il revint vers moi j’y lus de l’angoisse. « Il travaillait pour moi, Audran. »

Pour dire vrai, ce n’était pas ce que je m’étais attendu à entendre. Je ne savais comment réagir. « Wallâhî il-’azîm », murmurai-je. Je lui laissai le soin de m’expliquer cela comme ça lui chantait.

« Vous êtes en train de mettre les pieds dans un truc bien plus gros que quelques meurtres en série. Je suppose que vous le savez, seulement vous n’avez pas idée de la taille de la chose. Très bien. J’étais payé par un gouvernement européen pour localiser quelqu’un venu se réfugier dans notre cité. Cette personne était dans la course à la succession au pouvoir dans un autre pays. Une faction politique dans le pays natal du fugitif voulait l’assassiner. Le gouvernement pour lequel je travaille désirait le récupérer et le ramener sain et sauf. Vous n’avez pas besoin de connaître tous les détails de l’intrigue mais enfin, c’est l’idée directrice. J’ai engagé “James Bond” pour trouver cet homme et également pour entraver les tentatives d’assassinat de l’autre parti. »

Il me fallut quelques secondes pour assimiler tout cela. Ça faisait quand même un sacré gros morceau à avaler. « Bond a tué Bogatyrev. Et Devi. Et Sélima, après être devenu Xarghis Khan. J’étais donc depuis le début sur la bonne piste : Bogatyrev a été refroidi délibérément. Ce n’était pas un accident malencontreux, comme vous, Papa et tout le monde persistait à le dire. Et c’est pour cela que vous ne montrez pas une grande ardeur à mener l’enquête en profondeur. Vous savez parfaitement qui est l’auteur de tous ces meurtres.

— J’aurais bien voulu, Audran. » Okking avait l’air las, et un peu écœuré. « Je n’ai pas la moindre idée de l’identité de celui qui travaille pour l’autre camp. Ce ne sont pas les indices qui me manquent – les mêmes épouvantables rapports d’autopsie : ecchymoses et empreintes sur les corps torturés, une assez bonne description de la taille et du poids du tueur, toute une série de petits détails médico-légaux de cet ordre. Mais je ne sais toujours pas qui c’est, et ça me fout la trouille.

— Vous, avoir la trouille ? Vous êtes sacrément gonflé. Tout le monde dans le Boudayin se planque sous les couvertures depuis des semaines, chacun se demande s’il ne va pas être le prochain sur la liste de ces deux psychopathes et vous, vous avez la trouille. Et qu’est-ce qui vous fout la trouille, bordel, Okking ?

— L’autre camp a gagné, le prince s’est fait assassiner ; mais les meurtres n’ont pas cessé pour autant. J’ignore pourquoi. L’assassinat aurait dû clore l’affaire. Les tueurs sont sans doute en train d’éliminer tous ceux qui pourraient les identifier. »

Je me mordillai la lèvre et réfléchis. « Attendez que je récapitule un peu… Bogatyrev travaillait pour la légation de l’un des royaumes russes. Quel rapport a-t-il avec Devi et Sélima ?

— Je vous ai dit que je ne voulais pas vous donner tous les détails. Ça devient sordide, Audran. Vous ne pouvez pas vous satisfaire de ce que je vous ai déjà révélé ? »

Je sentis ma fureur revenir. « Okking, c’est moi qui suis sur la liste de votre putain de tueur. J’ai besoin de savoir tout de suite le fin mot de l’histoire. Pourquoi n’êtes-vous pas fichu de lui dire d’arrêter ?

— Parce qu’il a disparu. Après que les autres ont liquidé le prince, Bond a disparu de la circulation. J’ignore où il se trouve ou comment entrer en contact avec lui. Il travaille désormais pour son compte.

— À moins que quelqu’un d’autre ne lui ait donné de nouveaux ordres. » Je ne pus réprimer un frisson quand le premier nom à me traverser l’esprit ne fut pas celui de Seipolt – le choix logique – mais celui de Friedlander bey. Je sus aussitôt que je m’étais bercé d’illusions quant aux motifs réels de Papa : la peur pour sa vie et un souci louable de protéger les autres citoyens de la cité. Non, Papa n’était jamais aussi direct. Mais pouvait-il, d’une façon quelconque, être derrière ces terribles événements ? C’était une possibilité que je ne pouvais plus négliger.

Okking lui aussi était perdu dans ses pensées, une lueur de crainte dans les yeux. Il tripota encore sa petite sirène. « Bogatyrev n’était pas un vulgaire petit fonctionnaire à la légation russe. C’était le grand-duc Vassili Petrovitch Bogatyrev, frère cadet du roi Vyatcheslav de Biélorussie et d’Ukraine. Son neveu, le prince consort, était devenu trop gênant pour la cour et il avait fallu le mettre à l’écart. Des partis néo-fascistes allemands voulaient retrouver le prince et le ramener en Biélorussie, estimant pouvoir l’utiliser pour renverser son père du trône et remplacer la monarchie par un “protectorat” contrôlé par l’Allemagne. Les survivants des communistes soviétiques les soutenaient ; ils voulaient eux aussi détruire la monarchie mais pour y substituer leur propre forme de gouvernement.

— Une alliance temporaire de l’extrême droite et de l’extrême gauche. »

Okking eut un sourire désabusé. « Ça s’est déjà vu…

— Et vous travailliez pour les Allemands.

— C’est exact.

— Par l’entremise de Seipolt ? »

Okking acquiesça. Tout cela ne l’enthousiasmait pas à l’excès. « Bogatyrev voulait que vous retrouviez le prince. Cela fait, l’homme du duc, quel qu’il soit, l’aurait tué. »

J’étais ébahi. « Bogatyrev ourdissait l’assassinat de son propre neveu ? Le fils de son frère ?

— Pour préserver la monarchie dans son pays, oui. Ils avaient décidé que c’était malheureux mais nécessaire. Je vous ai dit que c’était une histoire sordide. Quand on commence à se balader dans les hautes sphères de la politique internationale, ça l’est presque toujours.

— Pourquoi Bogatyrev avait-il besoin de moi pour retrouver son neveu ? »

Okking haussa les épaules. « Au cours de ses trois dernières années d’exil, le prince avait fort bien réussi à se déguiser et se cacher. Il avait dû tôt ou tard se douter que sa vie était en danger.

— Le “fils” de Bogatyrev n’a donc pas été tué dans un accident de la circulation. Vous m’avez menti ; il était encore en vie quand vous m’avez annoncé que l’affaire était close. Mais vous dites que ce sont quand même les Biélorusses qui l’ont tué, en fin de compte…

— Il était cette sexchangiste de vos amies, Nikki. Nikki était en réalité le prince consort Nicolaï Konstantin.

— Nikki ? » dis-je d’une voix atone. J’étais vidé par le poids accumulé de toutes ces vérités que j’avais exigé d’entendre et par le poids du regret. Je me souvins de la voix terrifiée de Nikki durant ce bref coup de fil interrompu. Aurais-je pu la sauver ? Pourquoi n’avait-elle pas eu plus confiance en moi ? Pourquoi ne m’avait-elle pas dit la vérité, dit ce qu’elle devait soupçonner ? « Puis Devi et les deux autres Sœurs ont été tuées…

— Uniquement parce qu’elles étaient trop proches d’elle. Ça ne faisait pas de différence qu’elles aient réellement su ou non quelque chose de dangereux. Le tueur des Allemands – Khan à présent – et les Russes ne veulent prendre aucun risque. C’est la raison pour laquelle vous êtes également sur leur liste. C’est la raison… de ceci. » Le lieutenant ouvrit un tiroir et sortit quelque chose qu’il fit glisser vers moi sur son bureau.

C’était un autre billet sorti sur imprimante, tout comme le mien. Sauf qu’il était adressé à Okking.

« Je ne quitte pas le commissariat jusqu’à ce que cette affaire soit réglée, m’avoua-t-il. Je campe sur place entouré de cent cinquante flics amis pour surveiller mes arrières.

— J’espère pour vous qu’aucun d’eux n’est l’exécuteur des basses œuvres de Bogatyrev. » Okking grimaça. L’idée avait déjà dû l’effleurer.

J’aurais aimé savoir la longueur de la liste, savoir combien de noms encore suivaient le mien et celui d’Okking. Ce fut un choc quand je pris conscience que Yasmin pouvait bien en faire partie elle aussi. Elle en savait au moins autant que Sélima ; plus, même, parce que je lui avais dit ce que je savais et fait part de mes soupçons. Et Chiriga, son nom s’y trouvait-il aussi ? Et ceux de Jacques, Saïed et Mahmoud ? Et combien d’autres encore parmi mes connaissances ? En repensant à Nikki, passé de prince à princesse, puis à cadavre, en pensant à tout ce qui m’attendait, je me sentis anéanti. Je regardai Okking et me rendis compte qu’il était anéanti lui aussi. Bien plus que moi. Sa carrière ici était terminée, maintenant qu’il avait reconnu être un agent étranger.

« Je n’ai plus rien à vous dire.

— Si jamais vous apprenez quelque chose ou si j’ai besoin de vous toucher…

— Je serai ici, me dit-il d’une voix éteinte. Inchallah. » Je me levai et quittai son bureau. J’avais l’impression de m’évader de prison.

Une fois sorti du commissariat, je déclipsai mon téléphone et parlai dans le micro tout en marchant. J’appelai l’hôpital et demandai le Dr Yeniknani.

Sa voix profonde résonna dans l’écouteur : « Bonjour, monsieur Audran.

— Je voulais prendre des nouvelles de la vieille dame, Laïla.

— Pour être franc, il est encore trop tôt pour se prononcer. Il se peut qu’elle se rétablisse après un certain temps mais cela semble improbable. Elle est âgée et fragile. Je l’ai mise sous sédatifs et elle est sous surveillance permanente. J’ai bien peur qu’elle ne tombe dans un coma irréversible. Même si cela n’arrive pas, il est extrêmement improbable qu’elle recouvre jamais ses facultés mentales. Elle ne sera plus jamais capable d’être autonome ou d’accomplir les tâches les plus simples. »

Je pris une profonde inspiration et l’exhalai avec un soupir. Je me sentais responsable.

« Allah est ce qu’ordonne Allah, dis-je, engourdi.

— Loué soit Allah.

— Je vais demander à Friedlander bey de prendre en charge ses frais d’hospitalisation. Ce qui lui est arrivé est la conséquence de mes recherches…

— Je comprends, dit le Dr Yeniknani. Il est inutile d’en parler à votre protecteur. La femme est traitée dans le cadre du service public de santé.

— Je parle au nom de Friedlander bey comme au mien propre : nous ne savons comment exprimer nos remerciements.

— C’est un devoir sacré, répondit-il simplement. Nos techniciens ont pu déterminer ce qui était enregistré sur ce module. Désirez-vous le savoir ?

— Oui, bien sûr.

— Il y a trois bandes. La première, comme vous le savez, est l’enregistrement des réponses d’un félin affamé, maltraité et impitoyablement provoqué, apparemment un tigre du Bengale. La seconde bande est l’imprégnation cérébrale d’un bébé humain. La dernière bande est la plus répugnante de toutes. C’est la capture des derniers instants de conscience d’une femme qu’on vient juste d’assassiner.

— Je savais que j’étais à la recherche d’un monstre mais, de ma vie, je n’ai jamais rien entendu d’aussi dépravé. » J’étais complètement écœuré. Ce dément n’avait pas la moindre barrière morale.

« Un conseil, monsieur Audran. N’utilisez jamais de module fabriqué d’une manière aussi artisanale. L’enregistrement est grossier, avec énormément de “bruit” de fond dangereux. Ils sont dépourvus des sauvegardes intégrées dans les modules de fabrication industrielle. Un usage trop fréquent de mamies pirates entraîne des dégâts pour le système nerveux central et, par là, pour le corps tout entier.

— Facile à prédire : quand l’assassin se fera faire une copie du module.

— À moins que Okking ou moi ou un autre ne l’ait coincé auparavant.

— Faites attention, monsieur Audran. C’est, comme vous l’avez dit, un monstre. »

Je remerciai le Dr Yeniknani et replaçai le téléphone à ma ceinture. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la pauvre existence misérable que Laïla avait encore devant elle. Je pensai également à mon ennemi sans visage qui détournait le mandat confié par les royalistes biélorusses pour donner libre cours à son désir refoulé de commettre des atrocités. Les nouvelles de l’hôpital changeaient du tout au tout les plans que j’avais jusque-là esquissés. Je savais désormais ce qu’il me restait à faire et j’avais une assez bonne idée des moyens d’y parvenir.

En remontant la Rue, je rencontrai Fouad le Débile définitif. « Marhaba », me dit-il. Puis il me lorgna en louchant, une main en visière devant ses yeux myopes.

« Comment va, Fouad ? » lui demandai-je. Je n’étais pas d’humeur à tailler une bavette avec lui. J’avais certains préparatifs à faire.

« Hassan veut te voir. Un truc en rapport avec Friedlander bey. L’a dit que tu saurais ce qu’il veut dire.

— Merci, Fouad.

— Non, c’est vrai ? Tu sais ce qu’il veut dire ? » Il cligna les yeux, avide de cancans.

Je soupirai. « Ouais, d’accord. Je sais. Bon, faut que j’y aille…» J’essayai de me dégager.

« Hassan a dit que c’était vraiment important. C’est quoi, Marîd ? Tu peux me le dire. Je sais garder un secret. »

Je ne répondis pas. Je doutai que Fouad fût capable de garder quoi que ce soit, et encore moins un secret. Je lui donnai simplement une tape sur l’épaule, comme si c’était un pote, et lui tournai le dos. Je fis un crochet par la boutique d’Hassan avant de rentrer chez moi. Le jeune Américain était toujours assis sur son tabouret dans la pièce vide. Il me gratifia d’un sourire d’invite à vous glacer le sang. J’en étais sûr à présent : il m’aimait bien. Je ne dis pas un mot mais fonçai vers l’arrière-boutique où je trouvai Hassan. Il se livrait à son activité habituelle, qui est de vérifier des bordereaux et de comparer des listes d’expédition avec le contenu de ses caisses et cartons. Il me vit et sourit. Apparemment, lui et moi étions en bons termes désormais ; c’était tellement difficile de suivre ses sautes d’humeur que j’y avais renoncé. Il reposa son calepin, me mit une main sur l’épaule et m’embrassa sur la joue, à la mode arabe. « Bienvenue, ô mon neveu chéri.

— Fouad m’a dit que tu avais un message pour moi de la part de Papa. »

Le visage d’Hassan devint sérieux. « C’est simplement ce que j’ai dit à Fouad. Le message venait de moi. Je suis préoccupé, ô Maghrebi, je suis bien plus que préoccupé – je suis terrifié. Je n’ai pas dormi depuis quatre nuits et quand je m’assoupis, je fais les rêves les plus horribles. Je pensais que rien ne pouvait être pire que lorsque j’ai découvert Abdoulaye… quand je l’ai découvert…» Il hésita. « Abdoulaye n’était pas un saint, nous le savons, toi et moi ; pourtant, nous étions, lui et moi, étroitement associés depuis un bon nombre d’années. Tu sais que je l’employais, tout comme Friedlander bey m’emploie également. Et voilà que ce dernier m’a averti que…» La voix d’Hassan se brisa et il resta incapable de poursuivre durant quelques instants. Je craignais de voir ce porc boursouflé s’effondrer pile devant moi. L’idée de devoir lui tapoter la main en lui disant : « Là, là », me répugnait au plus haut point. Il se reprit, toutefois, et poursuivit : « Friedlander bey m’a averti que d’autres de ses amis pouvaient encore être en danger. Dont toi, ô mon habile ami, et moi de même. Je suis certain que tu as évalué l’étendue des risques depuis plusieurs semaines, mais moi, je ne suis pas un homme courageux. Friedlander bey ne m’a pas choisi pour accomplir ta tâche parce qu’il sait que je n’ai aucun courage, aucune ressource intérieure, aucun honneur. Je dois me montrer dur avec moi-même parce que dorénavant, je vois bien la vérité : je n’ai absolument aucun honneur. Je ne pense qu’à moi, qu’au danger auquel je puis me trouver confronté, qu’à la possibilité que je puisse souffrir et connaître exactement le même sort que…» Arrivé à ce point, Hassan craqua effectivement : il se mit à pleurer. J’attendis patiemment que passe l’averse ; lentement, les nuages se dissipèrent, mais même alors le soleil ne reparut pas.

« Je prends mes précautions, Hassan. Nous devons tous prendre des précautions. Ceux qui ont été tués sont morts parce qu’ils étaient imprudents ou trop confiants, ce qui revient au même.

— Je ne fais confiance à personne, dit Hassan.

— Je sais. Si quelque chose peut te sauver la vie, ce sera peut-être ça.

— Comme c’est rassurant », fit-il, dubitatif. Je ne sais pas ce qu’il voulait – la promesse écrite que je garantirais sa petite vie scabreuse et pitoyable ?

« Tout se passera bien, Hassan ; mais si tu as tellement peur, pourquoi ne pas demander asile à Papa jusqu’à ce qu’on ait capturé ces tueurs ?

— Tu penses donc qu’il y en a plus d’un ?

— J’en suis sûr.

— Ça rend la situation deux fois pire. » Il se frappa du poing la poitrine à plusieurs reprises, en appelant à la justice d’Allah : qu’avait fait Hassan pour mériter cela ? « Qu’est-ce que tu vas faire ? » me demanda le petit commerçant au visage replet.

« Je ne sais pas encore. »

Hassan hocha la tête, pensif. « Alors, qu’Allah te protège.

— La paix soit sur toi, Hassan.

— Et sur toi de même. Emporte ce don de Friedlander bey. » Le « don » était encore une enveloppe pleine à craquer de billets.

Je ressortis en passant par le vestiaire et la boutique vide sans accorder un regard à Abdoul-Hassan. Je décidai de passer voir Chiri pour l’avertir et lui donner quelques conseils ; j’avais également envie de me planquer une demi-heure chez elle, le temps d’oublier quelques instants que je cherchais mon salut dans la fuite.

Chiriga m’accueillit avec son enthousiasme caractéristique. « Habari gani ? » s’écria-t-elle, l’équivalent swahili de « Quoi de neuf ? » Puis elle plissa les yeux en découvrant mes implants. « On me l’avait dit, mais j’attendais de te voir avant d’y croire. Deux ?

— Deux », reconnus-je.

Elle haussa les épaules. « Les possibilités…», murmura-t-elle. Je me demandai à quoi elle pensait. Chiri était toujours en avance sur moi quand il s’agissait d’imaginer des moyens de pervertir et détourner les institutions légales les mieux intentionnées.

« Alors, qu’est-ce que tu deviens, depuis le temps ? lui demandai-je.

— Toujours pareil, je suppose. L’argent rentre pas, il se passe jamais rien, c’est toujours le même putain de boulot chiant. » Elle me montra ses crocs aiguisés pour me faire comprendre que si l’argent ne rentrait peut-être pas dans la boîte, chez les filles ou chez les changistes, il rentrait en revanche chez Chiri. Et qu’elle ne se faisait pas chier non plus.

« Eh bien, dis-je, il va tous falloir qu’on s’y mette si l’on veut s’en sortir. »

Elle fronça les sourcils. « À cause du… euh…» Elle agita la main en un petit mouvement circulaire.

J’agitai la main de même. « Ouais, à cause du “euh”. Personne à part moi n’est prêt à croire que cette série de meurtres n’est pas terminée et que quasiment toutes nos connaissances sont des cibles potentielles.

— Ouais, t’as raison, Marîd, dit Chiri, dans un souffle. Mais merde, qu’est-ce que je devrais faire, d’après toi ? »

Là, elle m’avait. À peine l’avais-je convaincue qu’elle voulait aussitôt que je lui explique la logique employée par les assassins. Merde, j’avais passé un bout de temps à courir dans tous les sens pour la cerner, moi aussi. Tout le monde pouvait se faire rectifier, à tout moment, et sous n’importe quel prétexte. Maintenant que Chiriga me demandait un conseil pratique, tout ce que je pouvais lui répondre, c’était : « Fais gaffe. » Apparemment, vous n’aviez qu’une alternative : continuer à vaquer à vos affaires comme d’habitude mais en ouvrant un peu mieux les yeux, ou bien aller vivre sur un autre continent, par mesure de sécurité. Et encore, en supposant que vous ne choisissiez pas le mauvais continent et n’alliez pas vous jeter dans la gueule du loup ou le laisser vous accompagner…

Aussi haussai-je les épaules en lui avouant que l’après-midi m’avait l’air propice au gin-bingara. Elle se servit un grand verre, m’en servit un double (aux frais de la maison) et nous restâmes à nous regarder tristement dans le blanc des yeux. Pas question de blaguer, de flirter, d’évoquer le mamie Honey Pilar. Je ne jetai même pas un regard aux nouvelles filles ; quant aux autres, elles nous voyaient trop proches pour oser venir nous déranger pour me saluer. Quand j’eus torpillé mon gin, je pris un verre de son tendé – je commençais à lui trouver meilleur goût. La première fois que j’y avais tâté, j’avais eu l’impression de mordre dans le flanc de quelque animal crevé sous une souche depuis une semaine. Je me levai pour partir et puis un reste de vraie tendresse que je n’eus pas la promptitude de dissimuler me fit caresser la joue balafrée de Chiri et lui tapoter la main. Elle me balança un sourire qui avait quasiment retrouvé toute son ampleur. Je m’éclipsai avant qu’on ait décidé d’aller faire retraite ensemble au Kurdistan libre ou je ne sais trop où.

De retour à mon appartement, j’y découvris Yasmin qui s’employait à être en retard au boulot. Elle s’était levée tôt ce matin pour faire retomber sur moi sa douleur et sa peine, de sorte que pour se pointer à la bourre chez Frenchy, il lui avait quasiment fallu se rendormir pour remettre ça depuis le début. Du fond du pieu, elle me lança un sourire somnolent. « Salut », fit-elle d’une toute petite voix. Je crois que le demi-Hadj et elle étaient les deux seules personnes dans toute la ville à ne pas être complètement terrifiées. Saïed avait son mamie pour lui donner du courage mais Yasmin n’avait que moi. Avec une absolue confiance, elle était sûre que j’allais la protéger. Ça la rendait encore plus abrutie que Saïed.

« Écoute, Yasmin, j’ai un million de choses à faire, et il va falloir que tu restes chez toi pendant quelques jours, d’accord ? »

De nouveau, cet air blessé. « Tu veux pas de moi, c’est ça ? » L’air de dire : t’en as encore trouvé une autre ?

« Je n’ai pas envie te t’avoir ici parce que je constitue maintenant une énorme cible flamboyante. Cet appartement va devenir trop dangereux pour qui que ce soit. Je n’ai pas envie que tu te trouves dans la ligne de tir, pigé ? »

Elle aimait mieux ça ; ça voulait dire que je tenais encore à elle, la salope envapée. Vous êtes obligé de leur répéter ça toutes les dix minutes ou elles s’imaginent que vous vous dérobez par-derrière. « D’accord, Marîd. Tu veux que je te rende les clés ? »

J’y réfléchis une seconde. « Ouais. Comme ça, je saurai où elles sont ; je serai sûr que personne ne viendra te les piquer pour rentrer chez moi. » Elle les sortit de son sac à main et les lança dans ma direction. Je les récupérai. Elle fit mine d’aller au boulot et je lui répétai vingt ou trente fois que je l’aimais, que je serais super prudent et malin, et que je l’appellerais deux fois par jour, juste par mesure de sécurité. Elle m’embrassa, jeta un bref coup d’œil à sa montre, émit un cri faussement surpris et se précipita vers la porte. Elle était encore bonne pour filer à Frenchy son bon gros billet de cinquante.

Sitôt que Yasmin fut partie, je me mis à rassembler mes affaires et constatai bientôt que ça ne faisait pas grand-chose. Je n’avais pas envie que l’un des deux exécuteurs vienne me surprendre à domicile, j’avais donc besoin d’un coin tranquille où m’installer jusqu’à ce que je me sente à nouveau en sécurité. Pour la même raison, j’avais envie de changer d’aspect physique. J’avais encore pas mal d’argent de Papa sur mon compte bancaire et les billets que je venais de récupérer chez Hassan me permettraient d’évoluer avec un minimum de liberté et de sécurité. Faire mes bagages ne me prenait jamais longtemps : je fourrai quelques affaires dans un sac en nylon noir, roulai ma boîte de papies spéciaux dans un T-shirt que je plaçai dessus, puis tirai la fermeture à glissière et quittai l’appartement. Parvenu sur le trottoir, je me demandai si Allah serait ou non ravi de m’accueillir à nouveau chez lui. Je savais bien que je me tracassais sans raison valable, comme on n’arrête pas d’agacer une dent creuse. Jésus, quel souci, de s’acharner désespérément à rester en vie…

Je quittai le Boudayin et traversai l’immense avenue pour gagner une galerie d’échoppes passablement luxueuses ; c’étaient plus des boutiques chic que le souk auquel on se serait attendu. Les touristes y trouvaient exactement les souvenirs qu’ils recherchaient, même si la majeure partie de cette pacotille était fabriquée dans d’autres pays, à des milliers de kilomètres d’ici. Il n’existe sans doute plus une seule forme d’artisanat local dans la ville, de sorte que les touristes déambulaient joyeusement entre des rangées de perroquets en paille bariolés venus du Mexique et des éventails en provenance de Kowloon. Ça ne gênait pas les touristes, de sorte que personne n’avait rien à y redire. C’est qu’on était tous très civilisés par ici, aux franges du désert.

J’entrai chez le tailleur pour hommes qui vendait des costumes trois-pièces à l’européenne. En temps ordinaire, je n’ai même pas de quoi m’acheter une demi-paire de chaussettes mais Papa me poussait à changer entièrement d’aspect. C’était tellement différent que je ne savais même pas ce dont j’avais besoin. Je m’en remis donc aux bons soins d’un employé qui semblait sincèrement vouloir aider les clients. Je lui fis comprendre que j’étais sérieux – parfois, des fellahîn entrent dans ce genre de boutique rien que pour le plaisir de coller leur transpiration aux costumes Oxxford. Je lui dis que je voulais m’équiper de pied en cap, lui indiquai combien j’étais prêt à dépenser et le laissai composer ma garde-robe. J’étais incapable d’assortir chemises et cravates – je ne savais même pas comment nouer une cravate, je me procurai une brochure sur les différents types de nœuds –, j’avais donc besoin des lumières de l’employé. Supposant qu’il devait toucher une soulte, je le laissai gonfler la note de quelque deux cents kiams. Il ne faisait pas simplement semblant d’être amical, comme la majorité des commerçants. Il n’avait même pas en un mouvement de recul à l’idée de me toucher, et j’étais pourtant à peu près aussi crado qu’il est possible. Rien que dans le Boudayin, ça exige d’être sacrément miteux.

Je réglai les vêtements, remerciai l’employé, et transportai mes emplettes deux rues plus loin, à l’hôtel Palazzo di Marco Aurelio. Cet établissement faisait partie d’une vaste chaîne internationale d’origine helvétique : tous se ressemblaient et aucun n’avait la moindre parcelle de l’élégance qui avait fait le charme de l’original. Peu m’importait. Je ne recherchais pas l’élégance ou le charme, je cherchais un endroit où dormir et où je ne risquais pas d’être passé au gril pendant mon sommeil. Je n’eus même pas la curiosité de demander pourquoi, dans cette place forte de l’Islam, l’hôtel portait le nom d’un quelconque enculé de Romain.

Le type à la réception n’avait pas l’attitude de l’employé dans la boutique du tailleur ; je vis aussitôt que c’était un snob, qu’on le payait pour être snob, que l’établissement l’avait formé à cultiver son snobisme naturel jusqu’à l’élever à des hauteurs stratosphériques. Rien de ce que je pouvais dire n’aurait pu ébranler son mépris ; il était aussi inébranlable qu’une borne. Je pouvais quand même y faire quelque chose et je ne m’en privai pas. Je sortis tout l’argent que j’avais sur moi et l’étalai sur le comptoir de marbre rose. Puis je lui dis que j’avais besoin d’une belle chambre à un lit pour une semaine ou deux et que je le réglais en liquide, d’avance.

Son expression ne changea pas – je le faisais toujours autant gerber – mais il appela un sous-fifre et lui demanda de me trouver une chambre. Ce ne fut pas long. J’emportai mes paquets dans l’ascenseur et me déchargeai du tout sur le lit dans ma chambre. Une belle chambre, je suppose, avec une vue superbe sur l’arrière-cour d’immeubles de bureaux du quartier des affaires. Je disposais quand même d’une chaîne holo, et d’une baignoire au lieu de la simple douche. Je vidai également mon sac de sport sur le lit et me changeai pour reprendre ma tenue arabe. Il était temps d’aller rendre une nouvelle visite à Herr Lutz Seipolt. Cette fois, je pris sur moi quelques papies. Seipolt était un homme rusé et son petit Reinhardt risquait de me poser des problèmes. Je m’enfichai un papie d’allemand et embarquai également quelques unités de contrôle des fonctions mentales/corporelles. Dorénavant, je n’allais plus apparaître que comme une tache floue pour les gens normaux. J’avais l’intention de ne m’attarder nulle part assez longtemps pour qu’on puisse relever ma trace. Marîd Audran, le superman des sables.

Bill était installé dans son vieux taxi fatigué et je montai à côté de lui à l’avant. Il ne me remarqua même pas. Il attendait les ordres de l’intérieur, comme d’habitude. Je l’appelai par son nom et dus lui secouer l’épaule pendant près d’une minute avant qu’il tourne la tête et me regarde en clignant les yeux. « Ouais ? fit-il.

— Bill, veux-tu me conduire chez Lutz Seipolt ?

— Je te connais ?

— Hm-hmm. On y est allés déjà il y a quelques semaines.

— Facile à dire pour toi, tiens. Seipolt, hein ? L’Allemand avec un faible pour les blondes tout en jambes ? J’aime mieux te prévenir tout de suite, t’es pas du tout son type. »

Seipolt m’avait expliqué qu’il n’avait désormais plus aucun faible pour personne. Mon Dieu, voilà que Seipolt m’avait menti lui aussi. Je vais vous dire, j’étais choqué. Je me calai dans la banquette et regardai la cité défiler autour de l’habitacle tandis que Bill s’y forçait un passage. Il rendait toujours le trajet un peu plus difficile qu’il n’était de mise. Évidemment, il évitait des trucs sur la route que la plupart des gens sont bien incapables de voir, et en plus il y parvenait fort bien. Je crois bien qu’il ne heurta pas un seul afrit de tout le trajet jusque chez Seipolt.

Je descendis du taxi et gagnai à pas lents la porte de bois massif de la villa. Je tapai, carillonnai, attendis mais personne ne vint. Je m’apprêtais à contourner la maison, avec l’espoir de tomber sur le vieux majordome, le fellah que j’avais rencontré lors de ma première visite. Le gazon était luxuriant et les plantes et les fleurs égrenaient leur agenda botanique. J’entendais le babil d’un oiseau tout en haut d’un arbre, un son devenu bien rare dans la cité, mais je ne décelai rien qui pût trahir une présence humaine dans la propriété. Peut-être que Seipolt était allé à la plage. Peut-être qu’il était allé dans la médînah s’acheter des cigognes en cuivre. Peut-être que Seipolt et Reinhardt les yeux bleus s’étaient pris l’après-midi et la soirée pour faire la tournée des endroits chauds de la cité, dîner et danser sous la lune et les étoiles.

Sur le côté droit de la vaste demeure, à l’arrière, entre deux hauts palmiers, s’ouvrait une porte latérale encastrée dans un mur chaulé. Je n’avais pas l’impression que Seipolt l’utilisait jamais ; ça ressemblait plutôt à une porte de service destinée à l’accès des livreurs et à l’évacuation des ordures. Ce côté de la propriété était décoré d’aloès, de yuccas et de cactus en fleurs, bien différent de l’avant avec ses floraisons tropicales. Je saisis la poignée et elle tourna dans ma main. Quelqu’un venait sans doute de sortir en ville acheter les journaux. Je me glissai à l’intérieur et me retrouvai devant une volée de marches qui descendaient d’un côté vers d’arides ténèbres, tandis que de l’autre, un petit escalier menait vers un office. Je le gravis, traversai cette première pièce, puis la cuisine nickel et parfaitement équipée qui lui faisait suite et pénétrai dans une salle à manger raffinée. Je ne vis et n’entendis personne. Je fis un peu de bruit pour signaler ma présence à Seipolt ou Reinhardt ; je n’avais pas envie qu’ils m’abattent en croyant que j’espionnais ou je ne sais quoi.

De la salle à manger, je passai dans un salon puis descendis un corridor et parvins à la collection d’antiquités de Seipolt. J’étais désormais en terrain connu. Le bureau du maître des lieux était juste… par…

… là. La porte était fermée, je m’en approchai donc et frappai bruyamment. J’attendis et toquai de nouveau. Rien. Je l’ouvris et pénétrai dans le bureau de Seipolt. Il était plongé dans la pénombre ; les rideaux étaient tirés devant la fenêtre. L’air était lourd et sentait le renfermé, comme si l’on avait coupé la climatisation et laissé la pièce bouclée un certain temps. Je me demandai si j’aurais le culot d’aller fouiller dans les affaires étalées sur le bureau du maître des lieux. Je m’en approchai et feuilletai rapidement quelques rapports déposés au-dessus d’une pile de papiers.

Seipolt était allongé dans une espèce d’alcôve formée par l’avancée de la fenêtre, derrière son bureau, et deux classeurs plaqués contre le mur de gauche. Il portait un costume sombre, encore assombri à présent par les taches de sang, et au premier regard je le pris pour un tapis gris anthracite posé sur la moquette brun clair. Puis je remarquai un pan de sa chemise bleu pâle et une main. J’avançai de quelques pas, pas franchement intéressé de découvrir à quel point il s’était fait tailler en pièces. Il avait la poitrine ouverte de la gorge au bas-ventre, et deux trucs noirs et sanguinolents étaient répandus sur la moquette. On avait fourré un de ses organes dans son autre main raidie.

Xarghis Moghédhîl Khan avait fait ça. Enfin, James Bond, qui travaillait pour Seipolt. Jusqu’à tout récemment. Encore un témoin et une piste d’éliminés.

Je découvris Reinhardt dans ses appartements personnels à l’étage, dans le même état. Le vieil Arabe anonyme avait été massacré sur la pelouse derrière la maison, alors qu’il travaillait parmi les fleurs adorables qu’il soignait au défi de la nature et du climat. Tous avaient été tués rapidement puis démembrés. Khan avait rampé d’une victime à l’autre, les tuant, vite et sans bruit. Il évoluait plus silencieusement qu’un spectre. Avant de réintégrer la maison, je m’enfichai deux ou trois papies qui supprimaient la peur, la douleur, la colère, la faim et la soif ; celui d’allemand était déjà en place mais je n’avais pas l’impression qu’il me serait très utile cet après-midi.

Je me dirigeai vers le bureau de Seipolt. J’avais l’intention de retourner fouiller la pièce. Avant que j’y parvienne, toutefois, quelqu’un m’appela : « Lutz ? »

Je me retournai pour regarder. C’était la blonde tout en jambes.

« Lutz ? demanda-t-elle. Bist du noch bereit[13] ?

« Ich heiße Marîd Audran, Fraulein. Wissen Sie wo Lutz ist[14] ? » Arrivé à ce point, mon cerveau absorba totalement l’extension d’allemand ; ce n’était plus comme si je pouvais simplement traduire l’allemand en arabe mais comme si je parlais une langue que je connaissais depuis ma petite enfance.

« Il n’est pas ici ? demanda-t-elle.

— Non et je n’arrive pas à trouver Reinhardt non plus.

— Ils doivent être allés en ville. Ils en parlaient plus ou moins pendant le déjeuner.

— Je parie qu’ils ont dû se rendre à mon hôtel. Nous devions dîner ensemble et j’avais cru que je devais les retrouver ici. J’ai loué une voiture pour venir. C’est vraiment trop bête. Je suppose que je n’ai plus qu’à passer un coup de fil à l’hôtel et laisser un message pour Lutz puis appeler un autre taxi. Vous voulez m’accompagner ? »

Elle se mordilla l’ongle du pouce. « Je ne sais pas si je devrais…

— Vous avez déjà vu la ville ? »

Elle fronça les sourcils. « Je n’ai encore rien vu du tout, en dehors de cette maison, depuis que je suis ici », répondit-elle avec humeur.

Je hochai la tête. « Ça, c’est bien lui. Il se surmène trop. Je lui dis toujours qu’il devrait souffler un peu et prendre du bon temps, mais non, il se donne à fond, et pareil pour tous ceux qui l’entourent. Je ne veux rien dire contre lui – après tout, c’est l’un de mes plus anciens associés en affaires et l’un de mes amis les plus chers – mais je trouve que ce n’est pas bon pour lui de continuer de la sorte. Ai-je raison ?

— C’est exactement ce que je n’arrête pas de lui répéter.

— Alors, pourquoi ne pas retourner ensemble à l’hôtel ? Peut-être qu’une fois réunis là-bas, tous les quatre, nous le convaincrons de se relaxer un peu, ce soir. Le dîner, un spectacle, je vous invite. J’insiste. »

Elle sourit. « Juste le temps de…

— Il faut nous dépêcher : si nous n’y retournons pas au plus vite, Lutz risque de faire demi-tour et revenir. C’est un homme impatient. Ça m’obligera encore une fois à repasser ici. Si vous saviez comme le trajet est pénible… Allons, venez, nous n’avons pas de temps à perdre.

— Mais si nous sortons dîner…»

J’aurais dû deviner. « Je trouve que cette robe vous sied à merveille, ma chère ; mais si vous préférez, eh bien, je vous supplie de me permettre de vous offrir un autre ensemble de votre choix, avec les accessoires que vous jugerez nécessaires. Lutz m’a fait bien des cadeaux au cours des années. Cela me ferait grand plaisir de saluer sa générosité de cette modeste façon. Nous pourrons faire les magasins avant le dîner. Je connais plusieurs boutiques anglaises, françaises et italiennes très raffinées. Je suis sûr que cela vous plaira. En fait, vous pourriez choisir vos habits de soirée pendant que Lutz et moi réglerons nos petites affaires. Ce sera pour le mieux. »

Je l’avais prise par le bras et reconduite à la porte d’entrée. Nous avions repris l’allée de graviers jusqu’au taxi de Bill. J’ouvris l’une des portes arrière et l’aidai à monter puis contournai la voiture par-derrière et montai de l’autre côté. « Bill, dis-je en arabe, on retourne en ville. Au Palazzo di Marco Aurelio. »

Bill me regarda avec aigreur : « Marcus Aurelius est mort, lui aussi, tu sais », et il démarra. Glacé, je me demandai ce qu’il voulait dire avec son « lui aussi ».

Je me tournai vers la femme superbe assise à mes côtés. « Ne faites pas attention au chauffeur, lui dis-je en allemand. Comme tous les Américains, il est fou. C’est la volonté d’Allah.

— Vous n’avez pas appelé l’hôtel », me fit-elle remarquer en m’adressant un doux sourire. Elle goûtait l’idée d’avoir une nouvelle garde-robe avec les bijoux assortis rien que parce que nous sortions dîner. Je n’étais pour elle qu’un de ces cinglés d’Arabes qui ont trop d’argent. Elle aimait bien les Arabes cinglés, je l’avais vu tout de suite.

« Non, effectivement. Il va falloir que j’appelle dès que nous serons là-bas. »

Elle fronça le nez, pensive. « Mais si nous sommes là-bas…

— Vous n’avez pas saisi, lui expliquai-je. Pour le tout-venant des clients, le réceptionniste est capable de s’occuper de ce genre d’affaires. Mais quand les clients sont, dirons-nous, particuliers – comme Herr Seipolt ou moi-même – alors, on doit s’adresser directement au gérant. »

Ses yeux s’agrandirent. « Oh ! » fit-elle.

Je me retournai pour contempler une dernière fois les jardins soigneusement arrosés que l’argent de Seipolt avait imposés à la lisière même des dunes rampantes. D’ici deux semaines, l’endroit serait aussi sec et mort que le milieu du Quartier vide. Je me tournai vers ma compagne et lui souris tranquille. Nous devisâmes durant tout te trajet jusqu’en ville.

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