Ce fut Doc Yeniknani, le doux soufi turc, qui m’autorisa finalement à quitter l’hôpital. Hassan m’avait infligé ma part de blessures mais je n’avais pas souvenance de les avoir reçues, ce dont je suis reconnaissant à Allah. Les blessures par aiguille, lésions et autres lacérations, c’était encore le moins grave : les toubibs n’avaient eu qu’à recoller les morceaux et me badigeonner de gel cicatrisant. Ce coup-ci, mon traitement était suivi par ordinateur, fini les infirmiers acariâtres. Les médecins programmèrent dans la machine une liste de drogues, avec leur quantité et le nombre de prises que j’avais le droit de réclamer. Chaque fois que je voulais m’envoyer en l’air, je n’avais qu’à presser un bouton. Si je le pressais trop souvent, rien ne se produisait. Si j’attendais le délai adéquat, l’ordinateur m’enfilait de la soléine en intraveineuse directement dans le tuyau de perfusion. Je restai hospitalisé presque trois mois ; et à ma sortie j’avais le cul aussi lisse et doux qu’au jour de ma naissance. Un de ces quatre, faudra que je me procure un de ces injecteurs. Voilà qui pourrait révolutionner le commerce des stups. Oh ! ça en mettra bien quelques-uns au chômage mais que voulez-vous, de tout temps, tel a été le prix du progrès et de la libre entreprise.
La raclée que j’avais prise tandis que je transformais feu Hassan le Chiite en chair à boulettes n’aurait pas suffi à me garder au lit si longtemps. À vrai dire, ces blessures auraient pu être traitées au service des urgences et j’aurais pu me retrouver dehors quelques heures plus tard, prêt à aller dîner et sortir danser. Non, le vrai problème, il était dans ma tête. J’avais vu et fait trop de choses horribles : le Dr Yeniknani et ses collègues avaient estimé que s’ils se contentaient de déconnecter le papie punitif et ceux de blocage, il y avait un risque réel, au moment où tous les faits et les souvenirs reviendraient assaillir ma pauvre cervelle désormais sans défense, que je finisse aussi cinglé qu’une araignée chaussée de patins à glace.
Le jeune Américain m’avait trouvé – nous avait trouvés, plutôt, Hassan, Okking et moi – et il avait aussitôt appelé les flics. On me conduisit à l’hôpital et, apparemment, les spécialistes hautement qualifiés et grassement payés ne voulurent pas de moi. Personne ne voulait risquer sa réputation en assumant la responsabilité de mon cas. « Faut-il laisser les périphériques ? Faut-il les ôter ? Si on les ôte, il risque de devenir définitivement fou. Si on les laisse, ils peuvent finir par le dévorer entièrement. » Et durant toutes ces heures, le papie pirate continuait à me titiller le centre de punition du cerveau. À peine conscient, je plongeais à nouveau, mais ce n’était pas pour rêver de Honey Pilar, ça je peux vous le garantir.
Ils me retirèrent d’abord la puce punitive, mais ne touchèrent pas aux autres, afin de me laisser dans une espèce de coma insensible. Puis on me ramena très progressivement à la conscience normale, en testant soigneusement chaque étape intermédiaire. Je suis fier de dire que je suis aujourd’hui aussi sain d’esprit que je l’ai jamais été ; j’ai quand même gardé tous mes papies dans leur boîtier de plastique, au cas où j’aurais un coup de nostalgie.
Cette fois-là non plus, je ne reçus aucune visite à l’hôpital. Je suppose que mes amis avaient bonne mémoire. Je profitai de l’occasion pour me laisser à nouveau pousser la barbe et les cheveux. C’est un mardi matin que le Dr Yeniknani signa mon bon de sortie. « Je prie Allah de ne plus jamais vous revoir ici », me dit-il.
Je haussai les épaules. « À partir d’aujourd’hui, je me trouve un petit boulot peinard de vendeur de fausse monnaie aux touristes. Je veux plus avoir d’emmerdes. »
Le toubib sourit. « Personne ne veut d’emmerdes mais il y en a suffisamment en ce bas monde. Vous ne pouvez pas y échapper. Vous souvenez-vous de la sourate la plus brève du noble Qur’ân ? C’est à vrai dire l’une des premières révélées au Prophète, que la paix et la bénédiction soient sur Son nom.
“Dis : Je me réfugie près du Seigneur des hommes, roi des hommes et Dieu des hommes, contre le mal du tentateur furtif qui susurre au cœur des hommes, vienne-t-il des djinns ou des hommes[15].”
— Des djinns, des hommes, des fusils et des couteaux…»
Le Dr Yeniknani hocha lentement la tête. « Si tu cherches des fusils, tu trouveras des fusils. Si tu cherches Allah, tu trouveras Allah.
— Eh bien, dans ce cas, dis-je avec lassitude, je n’ai qu’à recommencer une nouvelle vie en sortant d’ici. Changer toutes mes habitudes, changer ma façon de penser et oublier toutes mes années d’expérience.
— Vous vous moquez de moi, observa-t-il avec tristesse, mais un jour, vous prêterez l’oreille à vos propres paroles. Je prie Allah que, lorsque ce jour viendra, vous ayez encore le temps de faire ce que vous dites. » Puis il signa mes papiers et je me retrouvai libre à nouveau, moi-même à nouveau, et sans nulle part où aller.
Je n’avais plus d’appartement. Tout ce que j’avais, c’était un sac de sport bourré d’argent. J’appelai un taxi depuis l’hôpital et me rendis chez Papa. C’était la seconde fois que j’allais débarquer chez lui à l’improviste, mais ce coup-ci j’avais l’excuse de ne pouvoir téléphoner à Hassan pour prendre rendez-vous. Le majordome me reconnut et me gratifia même d’un infime changement d’expression. À l’évidence, j’étais devenu une célébrité. Les politiciens et les sex-stars peuvent vous cajoler, ça ne prouve rien, mais quand les majordomes relèvent votre présence, alors vous vous rendez compte que l’opinion que vous avez de vous-même est en partie justifiée.
On m’épargna même la salle d’attente : l’un des Rocs parlants apparut devant moi, opéra un demi-tour et m’ouvrit la marche. Je lui emboîtai le pas. Nous pénétrâmes dans le bureau de Friedlander bey, et j’avançai de quelques pas vers lui. Il se leva. Son visage de vieillard était tellement plissé en sourires que je craignis qu’il ne se brise en un million de morceaux. Il se précipita vers moi, me prit le visage entre les mains, m’embrassa. « Ô mon fils ! » s’écria-t-il. Puis il m’embrassa encore. Il ne trouvait pas de mots pour exprimer sa joie.
Pour ma part, j’étais légèrement mal à l’aise. Je ne savais pas si je devais jouer le héros inflexible ou le gamin ahuri qui s’était trouvé être par hasard au bon endroit au bon moment. La vérité, c’est que je n’avais qu’une seule envie : me retrouver au plus tôt très loin d’ici, avec une autre grosse enveloppe en poche, et ne plus rien avoir à faire avec ce vieux fils de pute. De ce côté-là, il ne me facilitait pas la tâche : il n’arrêtait pas de m’embrasser.
Au bout d’un moment, ça commença à bien faire, même pour un potentat arabe à l’ancienne mode comme Friedlander bey. Il me lâcha et battit en retraite derrière le formidable bastion de son bureau. Apparemment, nous n’étions pas partis pour partager un agréable repas ou un thé en échangeant des histoires de corps mutilés tandis qu’il vanterait mes exploits. Il se contenta de me fixer un long moment. L’un des Rocs s’était glissé derrière moi, juste à hauteur de mon épaule droite. Son comparse se posta symétriquement, derrière la gauche. Cela me rappela désagréablement ma première entrevue avec Friedlander bey, dans le motel. À présent, dans ce cadre plus somptueux, j’étais plus ou moins réduit du statut de héros conquérant à celui de vague petit gredin surpris la main dans le sac. Je ne sais pas comment Papa s’était débrouillé, mais cela faisait partie de sa magie. Oh ! Oh ! me dis-je, et je sentis mon estomac se mettre à gargouiller. Je ne savais toujours pas quels mobiles l’avaient animé.
« Tu t’en es fort bien tiré, ô excellent ami », dit Friedlander bey. Le ton était pensif et pas entièrement approbateur.
« J’ai bénéficié de la bonne fortune d’Allah dans Sa grandeur, ainsi que de ta prévoyance. »
Papa acquiesça. Il avait l’habitude d’être ainsi associé à Dieu. « Prends donc, dans ce cas, ce gage de notre gratitude. » L’un des Rocs me poussa une enveloppe contre les côtes. Je la pris.
« Merci, ô cheikh.
— Ne me remercie pas, moi, mais plutôt Allah dans Sa bienveillance.
— Ouais, c’est ça, t’as raison. » Je fourrai l’enveloppe au fond d’une poche. Je me demandais si maintenant je pouvais y aller.
« Nombre de nos amis ont été tués, nota Papa, songeur, et bon nombre de mes précieux associés. Il serait bon d’éviter qu’à l’avenir pareille chose ne se reproduise.
— Oui, ô cheikh.
— J’ai besoin d’amis loyaux à des postes d’autorité, et sur qui je puisse compter. La honte m’envahit quand je songe à la confiance que j’avais placée en Hassan.
— C’était un chiite, ô cheikh. »
Friedlander bey agita la main. « Mais peu importe. Il est temps de réparer les blessures qu’on nous a faites. Ta tâche n’est pas terminée, pas encore, mon fils. Tu dois m’aider à édifier une nouvelle structure de sécurité.
— Je ferai ce que je peux, ô cheikh. » Je n’aimais pas du tout la tournure que prenait cette histoire mais, une fois encore, j’étais impuissant.
« Le lieutenant Okking est mort et il a rejoint son Paradis, inchallah. Son poste sera occupé par le sergent Hadjar, un homme que je connais bien et dont je n’ai à craindre ni les paroles ni les actes. Je songe à créer un département nouveau, d’importance fondamentale – une liaison entre mes amis du Boudayin et les autorités officielles. »
Je ne m’étais jamais senti aussi petit, aussi seul, de toute mon existence.
Friedlander bey poursuivit : « Je t’ai choisi pour administrer cette nouvelle force de supervision.
— Moi, ô cheikh ? demandai-je d’une voix tremblotante. Tu n’y penses pas. »
Il acquiesça. « Qu’il en soit fait ainsi. »
Je sentis alors un sursaut de rage et fis un pas vers son bureau. « Allez au diable, toi et tes plans ! m’écriai-je. Tu restes planté là à tout manipuler – tu regardes mourir mes amis, tu paies tel ou tel mec et tu te contrefous royalement de ce qui peut leur arriver, pourvu que l’argent continue de rentrer. Tiens, ça ne m’étonnerait pas que tu aies été en même temps derrière Okking et les Allemands mais aussi derrière Hassan et les Russes. » Soudain, je la bouclai vite fait. Je n’avais pas pensé assez vite, j’avais simplement laissé échapper ma colère mais je voyais bien, à la brusque raideur au coin des lèvres de mon interlocuteur, que je venais de toucher un point bigrement sensible. « Et c’était bien le cas, n’est-ce pas ? repris-je doucement. Tu te foutais bien de ce qui pouvait nous arriver. Tu jouais sur les deux tableaux. Non pas les deux camps contre le centre. Il n’y en a jamais eu. Mais toi, toi seul, espèce de cadavre ambulant. Tu n’as pas un atome d’humanité en toi. Tu n’aimes pas, tu ne hais pas, tu t’en fous. T’as beau prier et te prosterner, tu es une coque vide. J’ai vu des poignées de sable avec plus de conscience que toi. »
Le plus étrange, c’est que durant toute cette diatribe aucun des Rocs parlants ne fit mine de m’approcher, me bousculer ou me faire rentrer mes paroles dans la bouche. Papa devait leur avoir fait signe de me laisser proférer jusqu’au bout mon petit sermon. J’avançai encore d’un pas, et les coins de sa bouche se relevèrent en une pitoyable tentative de sourire d’ancêtre. Je me figeai, comme si je venais de heurter un mur de verre invisible.
La baraka. Ce charme charismatique qui entoure les saints, les tombes, les mosquées et les Bienheureux. J’aurais été incapable de faire le moindre mal à Friedlander bey et il le savait. Il plongea la main dans un tiroir de son bureau et en sortit un boîtier de plastique gris qui venait se loger parfaitement au creux de sa paume. « Sais-tu ce que c’est, mon fils ?
— Non.
— C’est une portion de toi. » Il pressa un bouton et le cauchemar tonitruant qui avait fait de moi une bête furieuse, m’avait poussé à lacérer et déchirer Okking et Hassan, m’inonda le crâne de toute son irrépressible fureur.
Je me recroquevillai en position fœtale sur le tapis de Papa.
« Et ce n’était que pour quinze secondes », me dit-il calmement.
Je le dévisageai, abattu : « C’est ainsi que tu comptes m’obliger à faire ce que tu veux ? »
Il me servit à nouveau son vague sourire. « Non, mon fils. » Et il lança vers moi le boîtier de commande qui décrivit dans les airs une molle parabole. Je le saisis au vol. Je regardai Papa. « Prends-le, me dit-il. C’est ta coopération aimante que je désire, pas ta frayeur. »
La baraka.
J’empochai le boîtier de télécommande et attendis. Papa hocha la tête. « Qu’il en soit fait ainsi », répéta-t-il. Et voilà, ce n’était pas plus compliqué : j’étais devenu flic. Les Rocs parlants se rapprochèrent de moi. Pour pouvoir simplement respirer, je fus obligé de me glisser en avant d’une cinquantaine de centimètres. Ils me repoussèrent de la sorte jusqu’à l’extérieur du bureau, puis au bout du couloir et finalement hors de la maison de Friedlander bey. Je n’eus pas une autre chance de dire quoi que ce soit. Je me retrouvai dans la rue, bien plus riche. J’étais également devenu une sorte de caricature d’agent des forces de l’ordre, avec Hadjar comme supérieur immédiat. Même dans mes pires cauchemars délirants nés sous l’empire de la drogue, jamais je n’avais concocté quelque chose d’aussi horrible.
Évidemment, la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Tout le monde devait sans doute être au courant avant moi, alors que j’en étais encore à récupérer et jouer au solitaire avec ma soléine. Quand j’entrai au Palmier d’argent, Heidi refusa de me servir. Au Réconfort, Jacques, Mahmoud et Saïed fixèrent l’air moite, quinze centimètres au-dessus de mon épaule gauche, en lançant des allusions transparentes sur les diverses manières d’aller à la soupe ; ils ne daignèrent même pas reconnaître ma présence. Je remarquai que Saïed le demi-Hadj avait hérité de la garde du jeune Américain d’Hassan. J’espérai pour eux qu’ils seraient heureux ensemble. Je me rendis finalement chez Frenchy, et Dalia déposa un dessous de verre devant moi. Elle n’avait pas du tout l’air à l’aise. « Où qu’ tu vas, là, Marîd ? me demanda-t-elle.
— Moi, ça va très bien… Eh, dis donc, mais tu me causes encore ?
— Bien sûr, Marîd, ça fait quand même un bout de temps qu’on est copains. » Ce qui ne l’empêcha pas, malgré tout, de jeter un long coup d’œil désemparé vers le bout de son comptoir.
Je suivis son regard : Frenchy quittait son tabouret pour venir lentement vers moi. « Je voudrais pas être à ta place, Audran, commença-t-il, bourru.
— Frenchy, après que j’ai capturé Khan, tu m’as dit que je pouvais désormais boire gratis, ici comme ailleurs, jusqu’à la fin de mes jours.
— C’était avant ce que t’as fait à Hassan et Okking. J’en ai jamais rien eu à foutre, de ces deux-là, mais ce que t’as fait…» Il détourna la tête et cracha.
« Mais c’est quand même Hassan qui…»
Il me coupa. Se tourna vers sa barmaid : « Dalia, si jamais tu me sers encore ce salaud, t’es virée. Pigé ?
— Ouais », répondit-elle, le regard passant nerveusement de moi à Frenchy.
Le gros bonhomme se retourna vers moi : « Maintenant, tire-toi.
— Je peux causer à Yasmin ?
— Cause-lui et tire-toi. » Sur quoi, Frenchy me tourna le dos et s’éloigna, comme il se serait éloigné d’un truc qu’il ne voulait surtout plus avoir à regarder, sentir ou toucher.
Yasmin était assise dans une stalle en compagnie d’un client. J’allai vers elle, ignorant le mec. « Yasmin, commençai-je, je n’ai…
— Tu ferais mieux de te tirer, Marîd, fit-elle d’une voix glaciale. J’ai appris ce que t’as fait. Je suis au courant pour cette saleté de nouveau job. Tu t’es vendu à Papa. Ça, j’ m’y serais attendue de n’importe qui, mais venant de toi, Marîd, au début, j’ai pas pu le croire. Mais tu l’as fait, pas vrai ? Tout ce qu’on raconte ?
— C’était le papie, Yasmin, tu peux pas savoir l’effet qu’il me faisait. Merde, c’est quand même toi qui voulais que je…
— Je suppose que c’est aussi le papie qui t’a transformé en flic ?
— Yasmin…» Et je me retrouvais là, moi, l’homme qui se suffisait de sa seule fierté, qui n’avait besoin de rien, n’attendait rien, et qui errait sur les chemins solitaires de par le monde, sans nul étonnement parce qu’il n’y avait plus rien pour le surprendre. Cela faisait combien de temps encore que j’avais cru tout cela, que je m’étais bercé de cette illusion, m’étais imaginé de la sorte ? Et voilà que je la suppliais…
« Va-t’en, Marîd, ou je vais devoir appeler Frenchy. Je bosse.
— Je peux t’appeler plus tard ? »
Elle fit une petite grimace. « Non, Marîd. Non. »
Je m’en allai donc. Je m’étais déjà retrouvé livré à moi-même, mais là, c’était quelque chose de nouveau dans mon expérience. Je suppose que j’aurais dû m’y attendre, mais cela me frappa quand même plus durement que toute la terreur et les horreurs que j’avais traversées. Mes propres amis, mes anciens amis, trouvaient plus simple de tirer un trait sur mon nom, de me rayer de leur existence que d’affronter la vérité. Ils ne voulaient pas reconnaître le danger qu’ils avaient encouru, qu’ils pouvaient encore encourir un jour. Ils voulaient faire comme si le monde était aimable et sain, comme si le monde se conformait à quelques règles simples écrites quelque part par quelqu’un. Ils n’avaient pas besoin de savoir lesquelles, au juste ; simplement qu’elles étaient là, au cas où. J’étais désormais pour eux un rappel constant que de telles règles n’existaient pas, que la folie courait le monde en liberté, que leur propre sécurité, leur propre vie, était menacée. Ils ne voulaient pas y songer, alors ils adoptaient ce simple compromis : j’étais le méchant, j’étais le bouc émissaire, j’endossais tous les honneurs et tous les châtiments. Qu’Audran le fasse, qu’Audran paie, qu’Audran aille se faire foutre.
Eh bien d’accord, s’il fallait qu’on marche ainsi… Je fonçai chez Chiri et jetai un jeune Noir à bas de mon tabouret habituel. Maribel descendit de son siège au bout du comptoir et tituba vers moi de sa démarche d’ivrogne. « J’ t’attendais, Marîd, fit-elle d’une voix épaisse.
— Pas maintenant, Maribel. J’ suis pas d’humeur. »
Le regard de Chiriga oscilla entre moi et le jeune Noir, qui se tâtait pour déclencher un esclandre. « Gin et bingara ? » demanda-t-elle en haussant les sourcils. Ce fut la seule expression qu’elle se permit. « Ou tendé ? »
Maribel s’assit à côté de moi. « Faut que t’écoutes, Marîd. »
Je regardai Chiri ; c’était une décision délicate. J’optai pour la vodka citron.
« J’ me rappelle qui c’était, dit Maribel ; çui qu’ j’ai ramené chez moi. Avec les cicatrices, çui qu’ tu cherchais. C’était Abdoul-Hassan, le jeune Américain. Tu sais ? C’est Hassan qu’avait dû l’arranger. J’ t’avais bien dit qu’ ça m’ reviendrait. À présent, tu m’ dois des sous. »
Elle était toute fière. Elle essaya de se redresser sur son tabouret.
Je regardai Chiri et elle m’adressa juste l’esquisse d’un sourire.
« Oh, et puis merde, tiens… lançai-je.
— Tu l’as dit », fit-elle.
Le jeune Noir était toujours planté là. Il nous jeta un regard intrigué et sortit de la boîte. Je venais sans doute de lui économiser une petite fortune.