4.

Vous savez ce qu’est une gueule de bois. La migraine pulsante, la nausée vague et persistante, l’impression qu’on aimerait mieux perdre entièrement conscience jusqu’à ce que la cuite soit passée. Mais est-ce que vous savez à quoi ressemble une gueule de bois consécutive à une prise massive de drogue hypnotique ? Vous avez l’impression d’être dans le rêve de quelqu’un d’autre ; de ne pas être réel. Vous vous dites : « Je ne suis pas en train de vivre ça en ce moment ; tout cela m’est arrivé il y a des années et des années, c’est simplement un souvenir. » Et toutes les deux ou trois secondes, vous vous rendez compte que vous êtes bel et bien en train de le vivre, que vous êtes bel et bien ici et maintenant, et cette discordance entame un cycle d’anxiété et d’encore plus grande irréalité. Par moments, vous n’êtes même plus certain de savoir où sont vos bras et vos jambes. Vous avez l’impression d’avoir été gravé dans un bout de bois pendant la nuit et, à condition de bien vous tenir, de pouvoir devenir un jour un vrai petit garçon. « Pensée » et « mouvement » sont des concepts étrangers ; ce sont des attributs des gens vivants. Ajoutez le tout à une cuite à l’alcool, mélangez à une dépression abyssale, un épuisement à vous rompre les os, un surcroît de nausée, d’anxiété, de tremblements et crampes dus à tous les triamphés que j’avais absorbés la veille. Voilà dans quel état je me sentais quand je m’éveillai au petit matin : un mort réchauffé… ah ! et encore, même pas réchauffé !

L’aube, pourtant. Les coups résonnèrent à ma porte juste comme le muezzin criait : « Venez à la prière, venez à la prière. La prière vaut mieux que le sommeil. Allah est Grand ! » Le coup de la prière qui vaut mieux que le sommeil m’aurait fait marrer si j’en avais été capable. Je roulai sur moi-même pour me retrouver face au mur vert craquelé. Je regrettai aussitôt ce simple mouvement ; je me serais cru dans un film passé au ralenti en sautant une image sur deux. L’univers s’était mis à bégayer tout autour de moi.

Les coups à la porte ne voulaient pas cesser. Après quelques instants, je me rendis compte que plusieurs poings essayaient de défoncer le panneau. « Ouais, ouais, une minute. » Je rampai lentement hors du lit, en essayant de ne pas amocher les parties de mon corps qui pouvaient être encore en vie. Je parvins à me retrouver par terre et me levai très très lentement. Je restai planté là, oscillant légèrement, attendant de me sentir réel. Quand ça ne vint pas, je décidai malgré tout de me rendre à la porte. J’étais à mi-distance quand je m’aperçus que j’étais à poil. Je m’arrêtai. Toutes ces décisions à prendre me portaient sur les nerfs. Devais-je retourner vers le lit et passer quelque chose ? Des cris furieux s’étaient joints au martèlement des poings. Et tant pis pour les fringues.

J’ouvris la porte et découvris le spectacle le plus terrifiant depuis que je ne sais trop quel héros avait dû faire face à Méduse et aux deux autres Gorgones. Les trois monstres auxquels j’étais confronté étaient les Trois Sœurs Veuves noires, Tamiko, Devi et Sélima. Toutes les trois avaient leurs seins grotesques enserrés sous un pull noir et fin ; elles portaient des jupes collantes en cuir noir et des talons aiguilles : leur tenue de travail. Mon esprit engourdi se demanda pourquoi elles étaient habillées pour le turbin si tôt déjà. L’aube. D’ordinaire, je ne la vois jamais, sauf quand je l’aborde par l’autre bout, quand je me pieute après que le soleil s’est levé. Je supposai que les sœurs n’avaient pas dû…

Devi, la réfugiée de Calcutta, me repoussa sans douceur dans la chambre. Les deux autres suivirent, claquant la porte derrière elles. Sélima – « paix », en arabe – se retourna, leva le bras droit et, avec un rictus, m’enfonça la pointe du coude dans l’estomac, juste sous le sternum. J’en eus les poumons vidés et m’effondrai à genoux, le souffle coupé. Un pied vint me frapper vicieusement la mâchoire et je basculai en arrière. Puis l’une des trois me releva tandis que les deux autres me travaillaient au corps, vicieusement et soigneusement, sans omettre un seul endroit sensible et exposé. Elles avaient commencé par m’estourbir ; après quelques bons coups bien assénés, j’avais perdu toute trace des événements. Soutenu comme une chiffe molle par quelqu’un, j’étais presque reconnaissant que tout cela ne m’arrivât pas réellement, que tout cela ne fût que quelque terrible cauchemar dont je me souvenais simplement, bien à l’abri dans l’avenir.

J’ignore combien de temps elles me tabassèrent de la sorte. Quand je repris mes esprits, il était onze heures. J’étais allongé par terre et je respirais ; je devais avoir plusieurs côtes cassées car chaque inspiration était une agonie. J’essayai de mettre de l’ordre dans mes pensées – au moins, la gueule de bois consécutive aux drogues avait quelque peu diminué. Ma boîte à pilules. Fallait que je retrouve ma boîte à pilules. Bordel, pourquoi je ne la retrouve jamais, cette satanée putain de boîte à pilules ? Je rampai très lentement jusqu’au lit. Les Sœurs Veuves noires avaient travaillé de manière complète et efficace ; chaque geste me l’apprenait à mes dépens. J’étais salement contusionné à peu près sur tout le corps mais elles n’avaient pas versé une goutte de sang. Je m’avisai que si elles avaient voulu me tuer, un petit coup de dent aurait suffi. Tout cela était censé signifier quelque chose. Il faudrait que je leur demande, la prochaine fois que je les verrais.

Je me hissai jusque sur le lit et traversai le matelas pour atteindre mes vêtements. Ma boîte à pilules était dans mon jean, à sa place habituelle. Je l’ouvris, sachant qu’elle contenait quelques analgésiques hyper-rapides. Je vis que ma réserve entière de beautés – les butaqualides HC1 – avait disparu. Elles étaient bigrement illégales et pas moins efficaces pour autant. Il aurait dû m’en rester au moins huit. Je devais en avoir pris une poignée pour m’endormir malgré les triamphés ; et Nikki devait avoir embarqué le reste. Peu m’importait à présent. Ce qu’il me fallait c’était des opiacés, n’importe lesquels, et vite. J’avais sept comprimés de soléine. Quand je les aurais avalés, ce serait comme une percée de soleil à travers des nuages lugubres. Je me prélasserais dans un répit tiède et bourdonnant, une illusion de bien-être qui envahirait chaque partie de mon corps amoché, blessé. L’idée de ramper jusqu’à la salle de bains pour prendre un verre d’eau était trop ridicule pour être envisagée. Mobilisant salive et courage, j’avalai les soleils crayeux, un par un. Il leur faudrait une vingtaine de minutes pour faire effet, mais l’anticipation suffisait à calmer quelque peu la douleur pulsante.

Avant que les soleils se soient enflammés, on frappa à ma porte. Je poussai involontairement un petit cri inquiet. Je ne bougeai pas. Les coups, polis mais fermes, reprirent. « Yaa shaâb », lança une voix. C’était Hassan. Je fermai les yeux en souhaitant croire suffisamment à quelque chose pour le prier.

« Une minute », répondis-je. J’étais incapable de crier. « Que je m’habille. » Hassan avait employé une formule plus ou moins amicale mais ça ne signifiait strictement rien. Je gagnai la porte aussi vite que je le pus, vêtu seulement de mon jean. Je l’ouvris et vis qu’Abdoulaye accompagnait Hassan. Mauvais signe. Je les invitai à entrer. « Bismillah », dis-je, les conviant à entrer au nom de Dieu. C’était une simple formule de politesse et Hassan l’ignora.

« Abdoulaye Abou-Saïd attend ses trois mille kiams », dit-il simplement, en ouvrant les mains.

« C’est Nikki qui les a. Allez l’embêter, elle. Je ne suis pas d’humeur pour vos marchandages crapoteux. »

Ce n’était sans doute pas ce qu’il fallait dire. Le visage d’Hassan s’obscurcit comme le ciel du couchant sous le simoun. « Celle qui est gardée a pris la fuite, dit-il sèchement. Tu es son mandant. Tu es responsable de sa dette. »

Nikki ? Je ne pouvais pas croire que Nikki m’ait fait ce coup-là. « Il n’est pas encore midi. » C’était une manœuvre boiteuse mais c’est la seule qui me vint alors à l’esprit.

Hassan acquiesça. « Nous allons donc nous mettre à l’aise. » Ils s’installèrent sur mon matelas et me fixèrent d’un œil farouche avec une expression vorace qui ne me plaisait pas du tout.

Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire ? J’envisageai d’appeler Nikki mais c’eût été inutile ; Hassan et Abdoulaye avaient certainement déjà visité l’immeuble de la Treizième Rue. Puis je compris que la disparition de Nikki et le tabassage en règle que m’avaient infligé les Sœurs étaient sans aucun doute reliés de quelque manière. Nikki était leur chouchou. Tout ça devait se tenir, mais pas pour moi, pas encore du moins. Bon d’accord, j’étais apparemment bien parti pour régler sa somme à Abdoulaye, quitte à l’extorquer à Nikki quand je lui aurais remis la main dessus. « Écoute, Hassan », commençai-je, en humectant mes lèvres tuméfiées. « Je peux déjà te donner peut-être deux mille cinq cents. C’est tout ce que j’ai sur mon compte pour l’instant. Je te réglerai le solde demain. C’est le mieux que je puisse faire. »

Hassan et Abdoulaye échangèrent un regard. « Tu me paieras les deux mille cinq cents aujourd’hui, dit Abdoulaye, et encore mille demain. » Nouvel échange de coups d’œil. « Je rectifie : encore quinze cents demain. » J’avais saisi. Cinq cents pour rembourser Abdoulaye, cinq cents de gratte pour lui, et cinq cents de gratte pour Hassan.

Je hochai la tête, résigné. Je n’avais pas le choix. Soudain, toute ma douleur et ma colère se polarisèrent sur Nikki. Je n’avais qu’une hâte : lui voler dans les plumes. Tant pis si c’était devant la mosquée de Shimaâl, j’allais lui faire payer le dernier fîq de cuivre qu’elle m’avait coûté, après la séance avec les Sœurs Veuves noires et ces deux gros salauds.

« Tu me sembles quelque peu mal à l’aise, observa plaisamment Hassan. Nous allons t’accompagner jusqu’à ton distributeur bancaire. Nous prendrons ma voiture. »

Je le fixai un long moment, en souhaitant qu’il existât un moyen de lui exciser du visage ce sourire condescendant. Finalement, je me contentai de répondre : « Je suis tout bonnement incapable d’exprimer mes remerciements. »

Hassan me gratifia de son mouvement de main négligent. « Les remerciements sont inutiles quand on accomplit un devoir. Allah est Grand.

— Loué soit Allah, dit Abdoulaye.

— Ouais, t’as raison », dis-je. Nous quittâmes mon appartement, Hassan pressé contre mon épaule gauche, Abdoulaye contre la droite.

Abdoulaye s’assit devant, à côté du chauffeur d’Hassan. Je m’assis à l’arrière, avec Hassan, les yeux clos, la tête appuyée contre la sellerie de cuir véritable. Jamais de ma vie je n’étais monté dans une telle voiture, et à cet instant précis c’était le cadet de mes soucis. La douleur montait, grinçante. Je sentais des gouttelettes de sueur me dégouliner lentement du front. Je devais avoir gémi. « Quand nous aurons conclu notre transaction, murmura Hassan, il nous faudra veiller à ta santé. »

J’effectuai le reste du trajet jusqu’à la banque sans un mot, sans une pensée. À mi-parcours, les soleils entrèrent en jeu et, soudain, je me retrouvai capable de respirer à l’aise et de changer légèrement de position. La bouffée se poursuivit jusqu’au moment où je me crus près de défaillir puis je me retrouvai installé dans un merveilleux halo douillet et prometteur. C’est à peine si j’entendis Hassan quand nous arrivâmes devant le guichet automatique. Je sortis ma carte bancaire, vérifiai ma position, et retirai deux mille cinq cent cinquante kiams. Cela me laissait avec un solde de six kiams sur mon compte. Je tendis à Abdoulaye les vingt-cinq billets.

« Quinze cents de plus demain, me dit-il.

Inchallah », raillai-je.

Abdoulaye leva la main pour me frapper mais Hassan la bloqua et le retint. Il lui marmonna quelques mots mais je ne pus les distinguer. Je fourrai les cinquante restants dans ma poche et pris alors conscience que je n’avais pas d’autre argent sur moi. Il aurait dû m’en rester un peu – la monnaie de la veille plus les cent de Nikki, moins ce que j’avais pu dépenser dans la soirée. Peut-être que Nikki avait mis la main dessus, elle ou l’une des Sœurs Veuves noires. Ça ne faisait aucune différence. Hassan et Abdoulaye étaient en train de se consulter en murmurant. Finalement, Abdoulaye se toucha le front, les lèvres, la poitrine et s’éloigna. Hassan me prit par le coude pour me reconduire dans sa luxueuse automobile laquée noire. Je voulus parler ; ça me prit un moment. « Où ? » demandai-je. Ma voix me parut étrange, rauque, comme si je ne l’avais pas utilisée depuis des mois.

« Je vais te conduire à l’hôpital, dit Hassan. Si tu veux bien me pardonner, je t’y abandonnerai. J’ai de pressantes obligations. Les affaires sont les affaires.

— L’action est l’action. »

Hassan sourit. Je ne crois pas qu’il nourrissait à mon égard une quelconque animosité. « Salâamtak. » Il me souhaitait la paix.

« Allah yisallimak », répondis-je. Je descendis devant l’hôpital public et me dirigeai vers les urgences. Je dus présenter mes papiers et attendre qu’on ait sorti mon dossier du fichier de leur ordinateur. Je m’assis sur une chaise pliante grise en acier, la copie imprimée de mon dossier sur les genoux, et attendis qu’on appelle mon nom. J’attendis onze heures ; les soleils s’éteignirent au bout de quatre-vingt-dix minutes. Le reste fut un enfer délirant. J’étais assis dans une salle immense remplie de malades et de blessés, tous pauvres, tous souffrants. Les gémissements de douleur et les piaillements des bébés ne s’arrêtaient jamais. L’air empestait la fumée de tabac, la puanteur des corps, du sang, du vomi et de l’urine. Un toubib harassé me vit enfin, marmonna tout en m’examinant, ne me posa pas une seule question, me tapota les côtes, rédigea une ordonnance et me flanqua dehors.

Il était trop tard pour faire exécuter l’ordonnance à la pharmacie mais je savais que je pourrais toujours dénicher quelques produits coûteux, une fois dans la Rue. Il n’était maintenant pas loin de deux heures du matin ; il y aurait de l’activité. Encore allait-il falloir que je me traîne jusqu’au Boudayin mais ma rage envers Nikki me donnait de l’énergie. Et j’avais également un compte à régler avec Tami et ses copines.

Quand j’arrivai à la boîte de Chiriga, elle était à moitié vide et étrangement calme. Les filles et les débs étaient assises, mal à l’aise ; les clients avaient le nez dans leur chope de bière. La musique était aussi tonitruante que d’habitude, évidemment, et la voix de Chiri tranchait dans tout ce bruit avec son accent swahili perçant. Mais ça manquait de rires, du frémissement des conversations à double sens. Il ne se passait rien. Le bar sentait la sueur rance, la bière renversée, le whisky et le hasch.

« Marîd », dit Chiri en me voyant. Elle avait l’air fatigué. À l’évidence, la nuit avait été lente et longue, sans beaucoup d’argent pour personne.

« Laisse-moi t’offrir un pot, lui dis-je, tu m’as l’air d’en avoir bien besoin. »

Elle réussit à me présenter un sourire las. « Ai-je jamais refusé une proposition pareille ?

— Pas à ma souvenance.

— Et ça ne sera pas de sitôt, non plus. » Elle se retourna pour se verser à boire d’une bouteille spéciale qu’elle se gardait sous le comptoir.

« C’est quoi ?

— Du tendé. Une spécialité d’Afrique orientale. »

J’hésitai « Tu vas me faire goûter. »

Son expression devint faussement sérieuse : « Tendé pas bon pour bwana blanc. Tape bwana blanc sur son mgongo.

— J’ai eu une putain de rude journée, moi aussi, Chiri. » Je lui tendis un billet de dix kiams.

Elle prit un air compatissant. Elle me versa un peu de tendé et leva son verre pour trinquer. « Kwa siha yako », dit-elle en swahili.

Je levai mon verre à mon tour. « Sahataÿn », répondis-je en arabe. Je goûtai le tendé. Haussai les sourcils. C’était fort et désagréable ; pourtant, je savais qu’en y mettant du mien, je pourrais bien y prendre goût. Je le bus cul-sec.

Chiri hocha la tête. « Moi négresse y’en a peur pour bwana blanc. Y’en a attendre que bwana blanc vomisse tout sur son beau bar tout propre.

— Remets-moi ça, Chiri. Change pas de main.

— La journée a été si rude ? Viens, chou, fais-toi donc voir à la lumière. »

Je contournai le bar pour qu’elle puisse m’examiner à loisir. Je devais avoir une tête de déterré. Elle leva la main pour effleurer doucement les ecchymoses à mon front, autour de mes yeux, mes lèvres et mes narines pourpres et gonflées. « J’ai simplement envie de me cuiter vite fait, Chiri. Et je suis à sec, en plus.

— Tu m’avais pas dit que t’avais extorqué trois mille à ce Russe ? Ou c’est quelqu’un d’autre qui m’a raconté ça ? Yasmin, peut-être. Après qu’il a avalé cette bastos, tu sais, mes deux nouvelles se sont barrées, idem pour Djamila. » Elle me versa un autre tendé.

« Djamila, ce n’est pas une grosse perte. » C’était un déb, un transsexuel pré-op qui n’avait jamais eu l’intention de se faire opérer. J’entamai mon second verre. Apparemment, c’était la tournée de la maison.

« Facile à dire. Je voudrais t’y voir à attiger les touristes, sans nénés en train de t’agiter sur la scène… Bon, tu veux me raconter ce qui t’es arrivé ? »

J’agitai doucement le verre de liqueur. « Une autre fois.

— Tu cherches quelqu’un en particulier ?

— Nikki. »

Chiri émit un petit rire. « Ça explique en partie, mais ce n’est pas Nikki qui aurait pu te mettre dans cet état.

— Les Sœurs.

Les Trois ? »

Je fis la grimace. « En solo et de concert. »

Chiri leva les yeux au ciel. « Pourquoi ? Qu’est-ce que tu leur as fait ?

— Ça, j’ai pas encore trouvé », ricanai-je.

Chiri pencha la tête et me regarda, en coin, un petit moment. Puis elle reprit doucement : « Tu sais, j’ai effectivement vu Nikki aujourd’hui. Elle est passée ici vers dix heures ce matin. Elle m’a dit de te dire “merci”. Elle n’a pas dit pourquoi mais je suppose que tu sais. Puis elle est repartie à la recherche de Yasmin. »

Je sentis ma colère se remettre à bouillonner. « T’a-t-elle dit où elle allait ?

— Non. »

Je me relaxai de nouveau. Si quelqu’un dans le Boudayin savait où se trouvait Nikki, ce serait Tamiko. Je n’aimais pas la perspective d’affronter à nouveau cette salope cinglée, mais je n’allais certainement pas laisser échapper l’occasion. « Tu sais où je pourrais mettre la main sur la came ?

— Qu’est-ce qu’il te faut, chou ?

— Oh ! disons, une demi-douzaine de soleils, une demi-douzaine de triamphés, une demi-douzaine de beautés.

— Et tu dis que t’es à sec, en plus ? » Elle plongea de nouveau la main sous le comptoir et trouva son sac. Elle farfouilla dedans et en sortit un cylindre de plastique noir. « Emporte ça dans les toilettes et fourre dans ta poche ce dont t’as besoin. Tu me les devras. On trouvera bien moyen de s’arranger – peut-être que je te ramènerai finir la nuit à la maison. »

C’était une perspective excitante même si elle avait de quoi intimider. Dans le temps, je ne me laissais pas souvent émouvoir par qui que ce soit, femmes, changistes, débs ou garçons ; je veux dire, je ne suis pas une sex-machine surhumaine, mais enfin j’assure. Chiri, toutefois, c’était une proposition un peu terrifiante. Toutes ces cicatrices effrayantes et ces dents affûtées… « Je reviens tout de suite », dis-je en embarquant le cylindre noir.

« Je viens d’avoir le nouveau module Honey Pilar, l’entendis-je lancer dans mon dos. Je meurs d’envie de l’essayer. Jamais eu envie de baiser Honey Pilar ? »

C’était une suggestion fort tentante mais dans l’immédiat j’avais d’autres chats à fouetter. Après… Une fois le module de mimétique Honey Pilar enfiché, Chiri deviendrait Honey Pilar. Elle baiserait comme Honey avait baisé au moment de l’enregistrement du module. Vous fermez les yeux et vous vous retrouvez au lit avec la femme la plus désirable du monde, et le seul homme qu’elle désire, qu’elle implore, c’est vous…

Je pris quelques cachets et pilules dans la réserve de Chiri puis regagnai la salle. Chiri parcourut négligemment du regard le bar tandis que je lui glissais dans la main le cylindre noir. « Personne ne fait d’affaires ce soir, observa-t-elle, maussade. Encore un verre ?

— Faut que j’y aille. L’action c’est l’action.

— Les affaires sont les affaires, répondit Chiri. Si l’on peut dire. Elles tourneraient mieux si ces putains de rapiats voulaient bien dépenser quatre sous. Rappelle-toi ce que je t’ai dit au sujet de mon nouveau mamie, Marîd.

— Écoute, Chiri, si j’en ai terminé et que tu es toujours ici, on se casse tous les deux. Inchallah. »

Elle m’adressa son sourire qui me plaisait tant. « Kwa heri, Marîd.

As-salâam Aleïkoum. » Puis je replongeai dans la nuit tiède et crépitante, inspirant à grandes goulées les douces senteurs de quelque arbre en fleur.

Le tendé m’avait redonné le moral, et puis j’avais avalé un triamphé et un soleil. Je serais à point pour déboucher dans le trou à rats de cette tordue de geisha de Tamiko. Je remontai la Rue quasiment au pas de course jusqu’à la Treizième, hormis que je m’aperçus bien vite que j’en étais incapable. Dans le temps, j’arrivais à courir sur de bien plus grandes distances. Je décidai que ce n’était pas à cause de l’âge mais des mauvais traitements que mon corps avait subis dans la matinée. Ouais, ça devait être ça. À coup sûr.


Deux heures et demie, trois heures du matin, et la musique koto sortait de la fenêtre de Tami. Je martelai sa porte jusqu’à en avoir mal à la main.

Elle ne pouvait pas m’entendre ; soit à cause du volume de la musique, soit à cause de son état d’hébétude. J’essayai de forcer la porte et découvris qu’elle était déverrouillée. J’entrai lentement et gravis tranquillement l’escalier. Dans le Boudayin, presque tout le monde autour de moi est plus ou moins modifié, avec des modules d’aptitude mimétique ou des périphériques câblés directement sur le cerveau, qui vous procurent aptitudes, talents et entrées d’informations ; voire, comme avec le mamie Honey Pilar, une personnalité entièrement neuve. Moi seul évoluais au milieu d’eux en demeurant intact, ne me fiant qu’à mes nerfs, ma vivacité, ma jugeote. Je putassais les putes, mesurant mes dons innés à leur conscience gonflée par l’informatique.

Pour l’heure, mes dons innés me hurlaient qu’il y avait quelque chose d’anormal. Tami n’aurait jamais laissé sa porte ouverte. À moins qu’elle ne l’ait fait pour Nikki, qui aurait oublié sa clé…

Arrivé en haut des marches, je la découvris, à peu près dans la même position où je l’avais vue la veille. Le visage de Tamiko était peint du même blanc immaculé, souligné des mêmes infâmes accents noirs. Elle était nue, pourtant, et son corps caricaturalement déformé par la chirurgie ressortait, livide, sur le plancher foncé. Sa peau avait une pâleur maladive, sauf à l’endroit des marques sombres de brûlure et d’ecchymoses autour de la gorge et des poignets. Elle avait une grande entaille depuis la carotide droite jusqu’à la gauche, et une large flaque de sang s’était formée, dans laquelle son maquillage blanc s’était en partie dissous. Cette Veuve noire ne piquerait plus jamais personne.

Je m’assis près d’elle sur les coussins et la contemplai, cherchant à comprendre. Peut-être que Tami avait simplement levé le mauvais client, et qu’il avait sorti son arme avant qu’elle ait pu décapsuler la sienne. Les marques de brûlure et les ecchymoses révélaient la torture, une torture longue, lente, douloureuse. Tami avait été remboursée, au centuple, de ce qu’elle m’avait fait subir. Le Qadâa ou qadar – le jugement de Dieu et du destin…

J’allais appeler le bureau du lieutenant Okking quand mon téléphone de ceinture se mit à sonner. J’étais tellement absorbé par mes pensées, les yeux rivés sur le corps de Tami, que la sonnerie me fit sursauter. Être assis dans une pièce en compagnie d’un cadavre de femme qui vous fixe est déjà passablement terrorisant. Je répondis : « Ouais ?

— Marîd. Il faut que tu…» Et puis j’entendis qu’on coupait la communication. Je ne l’aurais pas juré avec certitude mais il me semblait pourtant avoir reconnu cette voix : on aurait dit celle de Nikki.

Je restai encore assis quelques instants, à m’interroger : Nikki avait-elle voulu me demander quelque chose ou bien m’avertir ? Je me sentais glacé, incapable de bouger. Les drogues commençaient à faire effet mais, cette fois, c’est à peine si je le remarquai. Je pris deux profondes inspirations et prononçai dans le micro le numéro de code d’Okking. Pas d’Honey Pilar pour ce soir.

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