14.

Le lendemain matin, toute affaire cessante, j’allai rendre visite à Laïla, à sa modulerie dans la Quatrième Rue. La vieille était d’allure toujours aussi terrifiante mais son costume avait subi une légère révision : elle avait fourré ses cheveux crasseux, gris et clairsemés sous une perruque blonde pleine de bouclettes ; ça ressemblait moins à un postiche qu’au genre de truc que votre grand-tante pourrait enfiler sur un grille-pain pour le planquer. Laïla ne pouvait pas faire grand-chose du côté de ses yeux jaunis et de sa peau noire et fripée mais, pour sûr, elle essayait : elle s’était flanqué une telle couche de poudre qu’on l’aurait crue sortie de sous un silo à grain. Là-dessus, elle avait étalé de grandes traînées de rouge cerise, sur tous les emplacements encore disponibles ; pour moi, j’avais l’impression qu’ombre à paupières, fond de teint et rouge à lèvres étaient sortis du même récipient. Elle avait une paire de lunettes de soleil en plastique criard, accrochée par une lanière sale autour du cou – en forme d’yeux de chat, et qu’elle s’était choisies avec soin. Elle n’avait pas pris la peine de se trouver des fausses dents mais avait en revanche troqué sa tenue noire crasseuse contre une robe fendue décolletée, d’un jaune bouton d’or étincelant. On aurait dit qu’elle essayait de sortir la tête et les épaules d’entre les mâchoires de la plus grosse perruche du monde. Aux pieds, elle avait mis des pantoufles en peluche bleue. « Laïla…

— Marîd. » Elle avait le regard un peu trouble. Preuve indubitable que c’était bien aujourd’hui l’inimitable Laïla que j’avais devant moi ; si elle s’était enfiché un mamie quelconque, elle aurait eu le regard vif, le logiciel aurait avivé ses réactions. Ç’aurait été plus facile de discuter avec elle, si elle avait effectivement été quelqu’un d’autre, mais enfin, je fis avec ce que j’avais.

« Me suis fait câbler.

— J’ai appris. » Elle renifla, et je sentis un frisson de dégoût.

« J’aurais besoin d’aide pour choisir un mamie.

— Pour quoi faire ? »

Je me mâchonnai la lèvre. Que pouvais-je me permettre de lui révéler ? D’un côté, elle était susceptible de répéter tout ce que je lui dirais à tous ceux qui passeraient dans sa boutique. De l’autre, personne ne lui prêtait attention de toute manière. « J’ai besoin de faire un petit travail. Je me suis fait câbler parce que le boulot risque d’être dangereux. J’ai besoin d’un truc qui amplifierait mes talents de détective et en même temps m’empêcherait d’être blessé. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Tout en marmottant toute seule, elle parcourut ses rayons, fouillant parmi ses casiers. Faute de saisir ce qu’elle racontait, je pris mon mal en patience. Finalement, elle revint vers son comptoir et parut surprise de me retrouver encore là. Peut-être qu’elle avait déjà oublié ce que je lui avais demandé. « Est-ce qu’un personnage imaginaire te conviendrait ?

— S’il est assez intelligent. »

Elle haussa les épaules, marmonna de plus belle, tripotant entre ses doigts griffus un module sous emballage en plastique avant de me le tendre enfin. « Tiens. »

J’hésitai. Je me souvins avoir déjà noté qu’elle me faisait penser à la sorcière de Blanche-Neige ; à présent, je lorgnais le mamie comme si c’était une pomme empoisonnée. « Qui est-ce ?

— Nero Wolfe, me dit-elle. Un brillant détective. Un génie pour ce qui est de résoudre les meurtres. N’aimait pas sortir de chez lui. C’était toujours un autre qui se tapait le sale boulot et prenait les raclées.

— Parfait. » Je me rappelais plus ou moins le personnage, même s’il ne me semblait pas avoir lu un des bouquins.

« Faudra que tu trouves quelqu’un pour aller poser les questions, me dit-elle en me tendant un second mamie.

— Saïed s’en chargera. Je n’aurai qu’à lui dire qu’il pourra fracasser quelques crânes si ça lui chante et il sautera sur l’occasion. Combien pour les deux ? »

Ses lèvres tremblotèrent un long moment pendant qu’elle essayait d’additionner les deux chiffres. « Soixante-treize siffla-t-elle. Je te fais grâce de la taxe. »

Je sortis quatre-vingts kiams et récupérai les deux modules et ma monnaie. Elle me dévisagea. « Tu veux m’acheter des haricots porte-bonheur ? » Je ne voulais surtout pas en entendre parler.

Il y avait encore un petit détail qui me chiffonnait et qui pouvait bien être la clé de l’identité de l’assassin de Nikki, ce tortionnaire et cet égorgeur qu’on n’était pas encore parvenu à mettre hors d’état de nuire : c’était le mamie pirate de Nikki. Peut-être l’avait-elle au moment de sa mort, à moins que ce ne fût le tueur ; pour ce que j’en savais, ce truc pouvait aussi bien n’avoir été porté par personne. N’être qu’une fausse piste sans intérêt. Mais alors, pourquoi me donnait-il ce sentiment de malaise absolu chaque fois que je le regardais ? Était-ce uniquement parce que je l’associais au corps de Nikki ce soir-là, fourré dans un sac-poubelle, abandonné dans cette impasse ? J’inspirai deux ou trois fois un bon coup. Allons, me dis-je, t’as tout ce qu’il faut pour jouer les héros. T’as le logiciel au poil, prêt à te souffler ton rôle en rigolant dans ton crâne. Je m’étirai les muscles.

Mon esprit raisonnable essaya de me répéter trente ou quarante fois que le mamie n’avait aucune importance, que ce n’était rien de plus qu’un bâton de rouge ou un Kleenex chiffonné que j’aurais pu trouver au fond du sac de Nikki. Okking n’aurait pas été ravi d’apprendre que je l’avais soustrait – ainsi que deux autres objets – à la police, mais j’en arrivais au point où Okking était devenu le cadet de mes soucis. Je commençais à en avoir ma claque de toute cette histoire, mais elle réussissait pourtant à m’attirer dans son sillage. J’avais perdu jusqu’à la volonté de me dégager et sauver ma peau.

Laïla tripotait un mamie. Elle leva la main et se l’enficha. Elle aimait bien rendre visite à ses spectres et ses fantômes. « Marîd ! » Elle gémit cette fois avec la voix perçante de Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent.

« Laïla, j’ai sur moi un mamie de contrebande et j’aimerais bien savoir ce qu’il y a dessus.

— Bien sûr, Marîd, aucun problème. File-moi donc c’te p’tit…

— Laïla, m’écriai-je, j’ai pas le temps de subir ton numéro de belle Sudiste ! Ou tu me débranches ce mamie, ou tu te forces à me prêter attention. »

L’idée de déconnecter son module était trop horrifiante pour qu’elle pût l’envisager. Elle me fixa, cherchant à me distinguer dans la foule. J’étais celui qui se trouvait entre Ashley, Rhett et la porte. « Eh bien, Marîd ! Quelle mouche te pique ? Tu m’as l’air si enfiévré ! »

Je détournai la tête et pestai. Pour l’amour d’Allah, j’avais bien envie de la frapper. « Voilà, j’ai ce mamie », lui dis-je, sans desserrer les dents d’une fraction de pouce. « J’ai besoin de savoir ce qu’il y a dessus.

— Tara-ta-ta, Marîd, qu’y a-t-il de si important ? » Elle me prit des mains le module et l’examina. « Il est divisé en trois bandes, mon chou.

— Mais comment peux-tu me dire ce qui est enregistré dessus ? »

Elle sourit. « Eh bien, rien de plus facile. » Et d’une main elle sortit le module Scarlett O’Hara et le jeta négligemment derrière elle ; il alla cogner un casier de papies et glissa dans un coin. Laïla pouvait bien ne plus jamais retrouver sa Scarlett. De l’autre main elle centra mon mamie suspect et se l’enficha. Son visage amorphe se crispa imperceptiblement. Puis elle s’effondra par terre.

« Laïla ? »

Elle se tordait dans des postures grotesques, la langue sortie, les yeux grands ouverts, le regard aveugle et fixe. Elle poussait un gémissement continu, grave et sanglotant, comme si elle avait été battue et mutilée pendant des heures et n’avait même plus la force de crier. Sa respiration était rauque, son souffle court, et je l’entendais râper dans sa gorge. Ses deux mains étaient devenues deux fagots noirs de brindilles sèches, qui lui griffaient vainement la tête, cherchant désespérément à arracher le mamie, mais elle ne contrôlait plus ses muscles. Avec un sanglot étouffé, elle oscillait d’avant en arrière sur le sol. J’aurais voulu l’aider mais je ne savais pas quoi faire : que je m’approche et elle risquait de me griffer.

Elle n’avait plus rien d’humain, c’était horriblement facile à constater. Quel qu’il soit, celui qui avait conçu ce mamie aimait les animaux – aimait faire des choses aux animaux. Laïla se comportait comme un gros animal ; pas du tout comme un chat domestique ou un petit chien, mais comme un fauve en cage, rendu fou furieux. Je l’entendais siffler, gronder, je la voyais mordre les pieds des meubles et me montrer ses crocs imaginaires. Quand je m’accroupis près d’elle, elle me bondit dessus plus vite que je ne l’aurais cru possible. Je voulus saisir le mamie et m’en sortis avec trois longues estafilades sanglantes le long du bras. Puis son regard se riva au mien. Elle s’accroupit, les genoux pliés.

Laïla bondit, projetant vers moi son corps maigre et noir. Poussant un cri strident, elle tendit les mains en direction de mon cou. Le spectacle du changement qui avait frappé cette vieille femme me rendait malade. Ce n’était pas simplement de voir Laïla m’attaquer : c’était de voir le corps de cette vieille sorcière ainsi possédé par le module. D’ordinaire, j’aurais pu la repousser d’une seule main ; aujourd’hui, en revanche, je me retrouvais en mortel danger. Cette Laïla bête fauve n’était pas seulement prête à m’acculer ou me blesser allègrement. C’était à ma vie qu’elle en avait.

Au moment où elle bondissait sur moi, j’esquivai du mieux possible, agitant les bras comme un matador pour détourner l’œil du taureau. Elle s’écrasa dans une corbeille de papies usagés, roula sur le dos et projeta les jambes en l’air, comme si elle voulait m’étriper. J’abattis de toutes mes forces le poing sur sa tempe. Il y eut un craquement assourdi et elle s’affala, inerte, dans la corbeille. Je me penchai, débrochai le mamie pirate et le planquai avec mes autres logiciels. Laïla ne demeura pas longtemps inconsciente mais elle était quand même assommée : ses yeux ne parvenaient pas à accommoder et elle marmonnait dans son délire. Quand elle aurait repris ses esprits, elle allait être très malheureuse. Je parcourus rapidement la boutique du regard, à la recherche de quelque chose à mettre dans son implant vacant. Je déchirai l’emballage d’un mamie neuf – apparemment un modèle éducatif, car il était accompagné de trois papies. Un truc sur la manière d’organiser les dîners pour les bureaucrates anatoliens. J’étais certain qu’elle trouverait ça fascinant.

Je déclipsai mon téléphone et appelai l’hôpital où je m’étais fait amplifier. Je demandai le Dr Yeniknani ; quand enfin il répondit, je lui expliquai ce qui était arrivé. Il m’annonça qu’une ambulance était en route et serait à la boutique d’ici cinq minutes. Il voulait que je confie le mamie à l’un des infirmiers. Je l’avertis que tout ce qu’il pourrait tirer du module devait rester confidentiel et qu’il devrait se garder de divulguer toute information à la police ou même à Friedlander bey. Il y eut un long moment de silence mais en fin de compte le Dr Yeniknani accepta. Il me connaissait et me faisait plus confiance qu’il n’avait confiance en Okking et Papa réunis.

L’ambulance arriva dans les vingt minutes. Je regardai les deux infirmiers installer avec précaution Laïla sur une civière et la charger dans le fourgon. Je confiai le module à l’un d’eux en insistant bien pour qu’il ne le donne à personne d’autre qu’au Dr Yeniknani. Il s’empressa d’acquiescer et se remit au volant. Je regardai l’ambulance s’éloigner et quitter le Boudayin, emportant Laïla vers ce que la science médicale serait, ou non, capable de faire pour elle. Serrant mes deux achats, je refermai et verrouillai la porte de l’échoppe de la vieille femme. Puis je quittai les lieux vite fait. Sur le trottoir, je fus pris de frissons.

Qu’on me patafiole si je savais ce que j’avais appris. Primo – et à la condition non négligeable que le mamie pirate eût à l’origine appartenu à l’égorgeur – le portait-il effectivement ou bien le donnait-il à ses victimes ? Un loup sylvestre ou bien un tigre de Sibérie savait-il brûler une victime sans défense avec une cigarette ? Non, il était bien plus logique d’imaginer le mamie embroché sur une victime rendue folle furieuse mais soigneusement ligotée : voilà qui expliquerait les ecchymoses aux poignets – et Tami, Abdoulaye et Nikki avaient tous les trois le crâne équipé de connecteur. Que faisait l’assassin dans le cas où sa victime n’était pas un mamie ? Sans doute refroidissait-il la pauvre poire avant de passer l’après-midi à se morfondre.

Tout ce que je pouvais en déduire, c’est que j’étais à la recherche d’un pervers à qui il fallait un fauve enragé et mis en cage pour prendre son pied. L’idée de renoncer me traversa fugitivement l’esprit, la scène souvent répétée de ma démission malgré les menaces à mi-voix de Friedlander bey. Cette fois, j’allais jusqu’à m’imaginer au bord de la chaussée défoncée, attendant l’antique trolley avec sa foule de paysans juchés à l’impériale. J’avais l’estomac retourné et serré en même temps, ce qui n’a rien de confortable.

Il était trop tôt pour aller trouver le demi-Hadj et le convaincre de devenir mon complice. Peut-être que, sur le coup de trois ou quatre heures, il serait au Café du Réconfort, en compagnie de Mahmoud et de Jacques : ces trois-là, je ne les avais pas vus, ne leur avais pas parlé depuis des semaines : je n’avais pas revu Saïed depuis la nuit où il avait expédié Courvoisier Sonny sur la grand-route circulaire, direction le Paradis, ou ailleurs. Je rentrai chez moi. Je me dis que je pourrais toujours sortir le mamie Nero Wolfe pour le regarder et le retourner une vingtaine de fois dans ma paume puis, éventuellement, retirer le blister et savoir enfin s’il me faudrait avaler quelques pilules ou bien une bouteille de tendé pour trouver le courage de m’enfiler ce putain de truc.

En entrant, je découvris Yasmin installée dans mon appartement. J’en fus surpris ; elle, de son côté, était toute retournée et blessée. « T’es sorti de l’hôpital hier et tu n’as même pas encore trouvé le temps de m’appeler », s’écria-t-elle. Elle se laissa tomber au coin du lit et me regarda, l’air renfrogné.

« Yasmin…

— D’accord, t’avais dit que tu ne voulais pas que je vienne te rendre visite à l’hôpital, et je m’en suis donc bien gardée. Mais j’aurais cru que tu serais venu me voir sitôt rentré chez toi.

— C’est ce que j’ai voulu faire mais…

— Alors, pourquoi ne pas me donner au moins un coup de fil ? Je parie que t’étais ici avec quelqu’un d’autre.

— Je suis passé voir Papa hier soir. Hassan m’avait dit que j’étais censé me présenter à lui. »

Elle me jeta un regard dubitatif. « Et ça t’a pris toute la nuit ?

— Non, reconnus-je.

— Alors, qui d’autre as-tu vu ? »

Je poussai un grand soupir. « J’ai vu Sélima. »

Sa mine renfrognée se mua en un rictus d’absolu mépris. « Oh ! C’est donc ce qui t’excite, à présent ? Et comment était-elle ? Aussi bonne que dans ses pubs ?

— Sélima est maintenant sur la liste, Yasmin. Avec ses sœurs. »

Elle me regarda un moment en clignant les yeux. « Explique-moi pourquoi je ne suis pas surprise. On lui avait pourtant bien dit de faire gaffe.

— On ne peut pas faire gaffe tout le temps. Sauf à vivre en permanence dans une grotte, à cent kilomètres de son plus proche voisin. Et ce n’était pas le genre de Sélima.

— Non. » Il y eut un moment de silence ; je suppose que Yasmin se disait que ce n’était pas non plus le sien, et que j’étais en train de suggérer qu’il pourrait bien lui arriver la même chose. Enfin, j’espère que c’est ce qu’elle pensait, parce que c’est vrai. C’est toujours vrai.

Je m’abstins d’évoquer l’hématome que l’assassin de Sélima m’avait expédié via la glace du lavabo dans la chambre d’hôtel. Quelqu’un avait désigné Marîd Audran comme une cible facile, aussi était-il grand temps que l’intéressé se mette à jouer serré. D’autre part, mentionner la chose ne ferait rien pour améliorer le moral de Yasmin – ni le mien, d’ailleurs. « Tiens, j’ai là un mamie que j’aimerais bien essayer…»

Elle haussa un sourcil. « C’est quelqu’un que je connais ?

— Non, je crois pas. C’est un détective, tiré de vieux romans. J’ me suis dit qu’il pourrait peut-être m’aider à faire cesser cette série de meurtres.

— Ouais, je vois. C’est Papa qui l’a suggéré ?

— Non. Papa ne sait pas ce que je compte faire au juste. Je lui ai dit simplement que j’allais suivre de près l’enquête de la police, examiner les indices à la loupe et tout ça… Il m’a cru.

— Moi, ça me fait l’effet d’être du temps perdu.

— C’est effectivement du temps perdu mais Papa aime que les choses se fassent dans l’ordre. Il opère d’une manière régulière, efficace, mais avec une lenteur ennuyeuse et au prix du moindre effort.

— Mais il arrive à ses fins.

— Oui, ça, je dois le reconnaître. Malgré tout, je n’ai pas envie de l’avoir sur le dos en permanence, à objecter un coup sur deux à toutes mes initiatives. Si je fais ce boulot pour lui, je veux le faire comme je l’entends.

— Tu ne fais pas ce boulot seulement pour lui, Marîd. Tu le fais pour nous. Pour nous tous. Et par ailleurs, tu te souviens du Yi king ? Il prédisait que personne ne te croirait. C’est pour le coup que tu vas devoir travailler selon ce que tu estimes bon pour te trouver justifié à la fin.

— Bien sûr, dis-je avec un sourire maussade. J’espère simplement que ma renommée ne sera pas posthume.

— “Et gardez-vous de toute convoitise parce que Dieu aura rendu certains d’entre vous supérieurs aux autres. Aux hommes, la jouissance de ce qu’ils auront gagné. Ne vous enviez pas mutuellement mais rendez plutôt grâce à Dieu de Ses libéralités. Voilà ! Car Dieu sait tout.”

— C’est ça, Yasmin, maintenant on me lance des citations. Te voilà devenue soudain bien pieuse.

— C’est à toi qui t’interroges constamment sur ta foi. Moi, je crois déjà. Je ne suis pas pratiquante, c’est tout.

— Le jeûne sans prière, c’est comme un pasteur sans crosse, Yasmin. Et d’ailleurs, tu ne jeûnes même pas.

— Ouais, mais…

— Mais rien.

— Tu esquives encore la question. »

Là, elle avait raison, aussi changeai-je d’esquive : « Être ou ne pas être, chérie, voilà la question. » Je lançai le mamie en l’air et le rattrapai. « Est-il plus noble à l’esprit de…

— Est-ce que tu vas te brancher ce putain de truc, oui ou zut ? »

Alors, je respirai un grand coup, murmurai « Au nom de Dieu », et me branchai le module.

La première sensation, terrifiante, était de se retrouver soudain englouti dans une grotesque masse de chair. Nero Wolfe pesait un septième de tonne, cent quarante-cinq kilos ou plus. Tous les sens d’Audran étaient abusés pour le persuader qu’il avait pris quelque soixante-dix kilos en un instant. Il tomba par terre, assommé, le souffle coupé. On l’avait prévenu qu’il faudrait compter avec un certain délai d’adaptation pour chaque nouveau mamie utilisé ; qu’il ait été enregistré à partir d’un cerveau vivant ou bien programmé pour ressembler à un personnage de fiction, le module correspondait sans doute à un corps idéal différent du sien sous bien des aspects. Les muscles et les nerfs d’Audran avaient besoin d’un petit moment pour apprendre à compenser. Nero Wolfe était monstrueusement plus gras que lui, plus grand également. Dès qu’il aurait branché le module, Audran évoluerait avec la démarche de Wolfe, saisirait les objets avec le toucher, la manière de Wolfe, installerait sur les sièges sa corpulence avec la délicatesse et le luxe de précautions de Wolfe. L’expérience le frappa toutefois plus qu’il ne l’avait escompté.

Au bout d’un moment, Wolfe entendit une voix de jeune femme. Elle semblait inquiète. Audran se tortillait encore au sol, cherchant sa respiration, cherchant déjà simplement à se relever. « Tu te sens bien ? » demandait la jeune femme.

Les yeux de Wolfe se plissèrent, deux fentes au milieu des poches grasses qui les cernaient. Il la regarda. « Tout à fait, miss Nablusi », répondit-il. Puis il se rassit lentement et elle se précipita pour l’aider à se relever. Il l’écarta d’un geste impatient mais s’appuya quand même un peu sur elle pour se remettre sur pied.

Les souvenirs de Wolfe, astucieusement câblés dans le mamie se mêlaient aux pensées d’Audran, submergeant sentiments, sensations et souvenirs. Wolfe parlait couramment plusieurs langues : l’anglais, le français, l’espagnol, l’italien, le latin, le serbo-croate, d’autres encore. Il n’y avait pas la place pour stocker autant de papies linguistiques dans un unique module. Audran se demanda quel était le mot français pour al-kalb ; il le savait : le chien. Évidemment, Audran parlait lui-même parfaitement le français. Il chercha les équivalents anglais et croate d’al-kalb mais ils lui échappaient : il les avait là, sur le bout de la langue, chatouille mentale, comme un de ces petits trous de mémoire si irritants. Ils – Audran et Wolfe – étaient incapables de se rappeler quelle population parlait le croate, et où elle vivait ; Audran n’avait encore jamais entendu cette langue. Tout cela l’amenait à mettre en doute la profondeur de l’illusion. Il espérait bien qu’ils ne toucheraient pas le fond à quelque moment crucial, quand Audran dépendrait de Wolfe pour le tirer de quelque mauvais pas où sa vie serait menacée. « Pfui », fit Wolfe.

Ah ! mais Nero Wolfe se mettait rarement dans des situations où sa vie était menacée ! Il laissait Archie Goodwin prendre le plus gros des risques. Wolfe découvrirait les assassins du Boudayin en restant assis derrière son bon vieux bureau – au sens figuré, bien entendu – et en déduisant, par un raisonnement logique, l’identité du coupable. Dès lors, la paix et la prospérité descendraient une fois encore sur la ville et l’Islam tout entier résonnerait du nom de Marîd Audran.

Wolfe regarda de nouveau miss Nablusi. Il montrait souvent pour les femmes un dégoût qui confinait à la franche hostilité. Quel sentiment nourrissait-il à l’égard d’une sexchangiste ? Après un instant de réflexion, il lui sembla que le détective n’éprouvait qu’une méfiance identique à celle qu’il professait envers les femelles d’origine organique sans aucun ajout artificiel, adeptes du régime basses calories et riche en fibres. Dans l’ensemble, il savait faire preuve de souplesse et d’objectivité dans son jugement sur les gens ; il aurait difficilement pu se montrer aussi brillant détective dans le cas contraire. Wolfe n’aurait aucun mal à interroger les gens du Boudayin ou à déceler leurs attitudes excessives et leurs motivations.

À mesure que son corps s’accoutumait au mamie, la personnalité de Marîd Audran se retirait de plus en plus dans la passivité, incapable d’émettre autre chose que des suggestions tandis que Wolfe assurait son emprise. Il devenait manifeste que le port d’un mamie pouvait conduire à dépenser quantité d’argent. De même que l’assassin qui avait porté le mamie James Bond avait remodelé son aspect physique comme sa garde-robe pour se conformer à sa personnalité d’adoption, de même Audran et Wolfe étaient pris du désir soudain d’investir dans les chemises jaunes et les pyjamas de même teinte, d’engager à leur service l’un des meilleurs chefs au monde et de collectionner par milliers les plus rares orchidées exotiques. Tout cela devrait attendre. « Pfui », grommela de nouveau Wolfe.

Ils tendirent la main et débrochèrent le mamie.


De nouveau, ce vertigineux tourbillon déroutant ; et puis je me retrouvai dans ma chambre, à fixer stupidement mes mains et le module qu’elles tenaient. J’étais de retour dans mon propre corps, mon propre esprit.

« Alors, comment était-ce ? » demanda Yasmin.

Je la regardai : « Satisfaisant », dis-je, empruntant à Wolfe la plus enthousiaste de ses expressions. « Ça devrait faire l’affaire. J’ai l’impression que Wolfe sera capable de faire le tri parmi les indices et de trouver une explication, au bout du compte. S’il y en a une.

— J’en suis contente, Marîd. Et rappelle-toi, si celui-ci ne convient pas, il y en a encore des milliers d’autres à ta disposition. »

Je posai le mamie par terre, près du lit, et m’allongeai. Peut-être aurais-je dû depuis longtemps me faire gonfler le cerveau. Je soupçonnais d’avoir raté un pari, d’avoir eu tort quand tous les autres avaient eu raison. Enfin, j’étais adulte, je pouvais reconnaître mes erreurs. Pas sur tous les toits, évidemment, et jamais devant quelqu’un comme Yasmin, qui ferait tout pour que je ne risque jamais de l’oublier ; mais au tréfonds de moi, je le savais, et c’était ce qui comptait. Seuls mon orgueil et ma peur, après tout, m’avaient empêché de me faire câbler plus tôt – l’impression d’être capable de démasquer n’importe quel mamie grâce à mon bon sens inné et les yeux fermés. Je déclipsai mon téléphone et appelai le demi-Hadj chez lui ; il n’était pas encore sorti déjeuner et il me promit de passer à la maison d’ici quelques minutes. Je lui dis que j’avais un petit cadeau pour lui.

Yasmin s’étendit près de moi pendant que nous attendions l’arrivée de Saïed. Elle posa une main sur ma poitrine et cala la tête sur mon épaule. « Marîd, dit-elle doucement, tu sais que je suis vraiment fière de toi.

— Yasmin, répondis-je d’une voix lente, tu sais que je suis réellement mort de trouille.

— Je le sais, chéri ; moi aussi. Mais si tu n’avais pas assumé ton rôle ? Pense à Nikki et aux autres. Si d’autres personnes se font tuer, des gens que tu aurais pu sauver ? Qu’est-ce que je penserais de toi, alors ? Et toi, quelle opinion aurais-tu de toi-même ?

— Écoute, Yasmin, on va passer un marché tous les deux : Je vais continuer à faire ce que je peux en ne prenant que les risques que je ne pourrai pas éviter. Mais cesse de me dire à tout bout de champ que je fais juste ce qu’il faut faire et que t’es si contente que je pourrais bien être mort dans la demi-heure qui suit. Tous les encouragements lancés depuis les fauteuils du public, c’est peut-être parfait pour ton moral ; mais ça ne m’aide pas le moins du monde, et au bout d’un moment ça commence à devenir lassant et ce n’est pas ça qui fera ricocher sur mon cuir les balles de pistolet ou les lames de couteau. D’accord ? »

Elle était, bien sûr, blessée, mais je lui avais dit très exactement le fond de ma pensée ; j’avais envie une bonne fois pour toutes de couper court à ces encouragements du style : « Vas-y, mon p’tit gars ! Rentre-leur dans le gras ! » J’étais malgré tout désolé de m’être montré aussi dur à l’égard de Yasmin. Pour masquer mon embarras, je me levai et gagnai la salle de bains. Je refermai la porte et me fis couler un verre d’eau. L’eau est toujours chaude dans mon appartement, été comme hiver, et j’avais rarement des glaçons dans le petit frigo. Au bout d’un moment, on s’habitue à boire de la flotte tiède avec ses particules en suspension qui tourbillonnent dedans. Moi pas. J’y mets encore un point d’honneur. J’aime bien avoir un verre d’eau qui ne me donne pas l’impression de me regarder quand j’y porte les lèvres.

Je sortis de mon jean ma boîte à pilules et y piochai une plaquette de soléines. C’étaient mes premiers soleils depuis ma sortie de l’hôpital. Comme un intoxiqué quelconque, je fêtais mon abstinence en la rompant. Je fis tomber les soleils dans ma bouche, avalai une gorgée d’eau. Là, me dis-je, voilà ce qui va m’aider à tenir. Un ou deux soleils et quelques triamphés valent bien les encouragements de tout un stade qui agite ses calicots. Je refermai doucement la boîte à pilules – est-ce que j’essayais d’éviter que Yasmin ne m’entende ? Et pourquoi ? – et tirai la chasse. Puis je retournai dans la grande chambre.

J’avais traversé la moitié de la pièce quand Saïed frappa à la porte. « Bismillah », lançai-je et elle s’ouvrit tout grand.

« C’est ça, t’as raison », dit le demi-Hadj. Il entra et se laissa choir sur un coin de matelas. « Alors, c’est quoi, ta surprise ?

— Il est câblé, maintenant, Saïed », dit Yasmin. Le demi-Hadj se tourna lentement vers elle et lui lança son regard mauvais. Il avait retrouvé son humeur de rouleur de mécaniques : la place d’une femme est dans certains secteurs bien délimités du logis ; visible et inaudible, voire invisible, si elle est assez futée.

Le demi-Hadj se retourna vers moi en hochant la tête. « Moi, j’ai été câblé à l’âge de treize ans. »

Je n’avais pas l’intention d’entrer en compétition avec lui sur quoi que ce soit. Je me répétai que je comptais lui demander son aide et que cela serait réellement dangereux pour lui. Je lui lançai le mamie Archie Goodwin et il l’intercepta d’une main, sans peine. « Qui est-ce ?

— Un inspecteur, tiré d’une vieille série de romans. Il travaille pour le détective le plus célèbre du monde. Son patron est gros et gras et ne sort jamais de chez lui, de sorte que c’est Goodwin qui se tape toutes les corvées. Goodwin est jeune, beau et intelligent.

— Euh-hum. Et je suppose que ce mamie est un simple cadeau de fin de ramadân, avec un peu de retard, hein ?

— Non.

— T’as sauté sur le fric à Papa, t’as sauté sur son offre de câblage, résultat, tu t’es mis sérieusement à traquer celui qui s’amuse à aligner nos potes et nos voisins. Et maintenant, tu voudrais que je m’embroche ce brave et sérieux Goodwin pour m’embarquer avec toi, courir l’aventure ou je ne sais trop quoi…

— J’ai besoin de quelqu’un, Saïed. Et t’as été la première personne à qui j’aie pensé. »

Ça parut le flatter quelque peu mais, enfin, c’était loin d’être l’enthousiasme. « C’est juste que c’est pas mon truc.

— Branche-toi, et ça le sera. »

Il examina la question sous ses deux aspects et s’aperçut que j’avais raison. Il retira son keffieh, qu’il avait replié en une espèce de turban, sortit d’une pichenette le mamie qu’il portait et se brancha l’Archie Goodwin à la place.

Je l’accompagnai jusqu’au lavabo. Je regardai son expression devenir indécise, puis se reconstituer subtilement d’une manière différente. Il semblait maintenant plus détendu, plus intelligent. Il se força à m’adresser un sourire amusé mais, en réalité, il était en train de me jauger comme il jaugeait le nouveau contenu de son esprit. Son œil embrassait tout ce qu’il y avait dans la pièce, comme s’il devait établir plus tard un catalogue exhaustif de son contenu. Il attendit, me contemplant avec un air partagé entre l’insolence et la dévotion. Il ne me voyait pas, je le savais ; il était en train de voir Nero Wolfe.

Les attitudes et la personnalité de Goodwin plairaient certainement à Saïed. Il adorerait saisir l’occasion de me dauber avec les remarques sardoniques de Goodwin. Il appréciait l’idée de se sentir d’une séduction ravageuse ; portant ce mamie, il se sentait même capable de surmonter son aversion personnelle pour les femmes. « Il faudra qu’on discute la question du salaire, me dit-il.

— Bien entendu. Tu sais que Friedlander bey assure tous mes frais. »

Il sourit. Je voyais d’ici des visions de costumes coûteux, de soupers fins et de soirées dansantes au Flamingo se bousculer dans son esprit rectifié.

Puis, soudain, le sourire s’évanouit. Il parcourait les souvenirs artificiels de Goodwin. « Je ne me suis fait pas qu’un peu malmener, à travailler pour vous », remarqua-t-il, pensif.

J’agitai l’index sous son nez, à la manière de Wolfe. « Cela fait partie de votre boulot, Archie, et vous le savez fort bien. Je présume que c’est même celle que vous appréciez le plus. »

Le sourire revint sur le visage. « Et vous, vous appréciez de présumer de moi et de mes présomptions. Eh bien, allez-y, c’est le seul exercice qui vous reste. Et vous pourriez bien avoir raison. Toujours est-il que ça fait un bout de temps que nous n’avions pas eu d’énigme à résoudre. »

Peut-être que j’aurais dû m’enficher le mamie Wolfe, moi aussi ; à défaut, regarder le demi-Hadj effectuer en monologue son imitation de faire-valoir était presque gênant. J’émis un grognement à la Wolfe, parce que c’était en situation, puis marquai une pause : « Alors, vous allez m’aider ? demandai-je.

— Une seconde. » Saïed ôta son mamie et enficha son ancien à la place. Il lui fallait moins de temps qu’à moi pour s’accoutumer à passer d’un premier module au cerveau nu puis à un second. Bien sûr, il l’avait dit, il faisait cela depuis l’âge de treize ans ; je ne l’avais fait qu’une fois, quelques minutes plus tôt. Il m’examina de pied en cap, l’air renfrogné. Dès qu’il ouvrit la bouche, je sus qu’il n’était pas bien luné. Sans le module Goodwin pour tout faire paraître drôle, romantique et délicieusement risqué, le demi-Hadj ne voulait rien savoir. Il fit un pas vers moi et me parla, les mâchoires serrées. « Écoute, me dit-il, je suis franchement désolé que Nikki se soit fait tuer. Ça m’embête aussi que quelqu’un ait dégagé les Sœurs Veuves noires, même si elles n’ont jamais été de mes amies ; c’est franchement un truc complètement dégueulasse. Quant à Abdoulaye, il n’a eu que ce qui lui pendait au nez et, si tu veux mon avis, il l’a même eu plus tard qu’il ne le méritait. De sorte que tout se résume à un règlement de comptes entre toi et une espèce d’allumé, à cause de Nikki. Je dis : magnifique, t’as tout le Boudayin, toute la ville et Papa en personne derrière toi. Mais je vois pas où t’as trouvé le putain de culot » – et il m’enfonça dans le plexus un index rigide comme une tige d’acier – « de me demander de jouer pour toi les boucliers pour tous les pépins qui pourraient advenir. À toi les lauriers, pas de problème, mais les balles et les estafilades, tu t’imagines pouvoir me les refiler. Eh bien, Saïed est capable de voir ce que tu mijotes, Saïed n’est pas aussi cinglé que tu l’imagines. » Il renifla, presque étonné de mon audace. « Même si t’arrives à t’en sortir vivant, Maghrebi, même si tout le monde estime que tu es une espèce de héros, il va falloir qu’on règle cette affaire entre nous. » Il me regarda, le visage farouche, cramoisi, les muscles des mâchoires crispés, essayant de se calmer suffisamment pour laisser échapper sa rage de manière cohérente. Finalement, il renonça ; durant quelques secondes, je crus bien qu’il allait me frapper. Je ne bougeai pas d’un pouce. J’attendis. Il éleva le poing, hésita, puis récupéra dans l’autre main le module Archie Goodwin. Il le jeta au sol, le poursuivit tandis qu’il glissait par terre à travers la pièce, puis leva le pied et l’abattit, écrasant le fragile mamie sous le lourd talon en bois de sa botte de cuir. Éclats de boîtier en plastique et fragments brillants et colorés de circuits électroniques volèrent dans tous les sens. Le demi-Hadj resta quelques instants à contempler le mamie détruit à ses pieds, en clignant stupidement des yeux. Puis, lentement, il me fixa de nouveau et hurla : « Tu sais ce que boit ce type, ce qu’il boit ? Il boit du lait, sacré nom de Dieu ! » Profondément offensé, Saïed se dirigea vers la porte.

« Où tu vas ? » demanda Yasmin, timidement.

Il la fusilla du regard : « Je m’en vais dénicher le plus gros chateaubriand qu’on sert dans cette ville et lui faire un sort. Je m’en vais me payer une putain de tranche de bon temps pour fêter d’avoir évité de justesse de me faire embarquer dans le plan foireux de ton petit copain. » Sur quoi, il ouvrit la porte à la volée et sortit d’un pas décidé en la claquant derrière lui.

Je ris. Il avait fait un super numéro et c’était tout juste ce qu’il me fallait pour décompresser. Je ne m’attendais pas au noir tableau brossé par Saïed ; mais si les deux assassins ne faisaient pas de l’affaire une partie de plaisir, j’étais certain que le demi-Hadj aurait tôt fait de surmonter sa colère. Si je finissais par devenir un héros, même si l’hypothèse semblait bien improbable, il se retrouverait dans une minorité impopulaire, l’air envieux et rancunier. J’étais bien certain que Saïed n’était pas homme à rester dans un groupe impopulaire s’il avait moyen d’y remédier. Je n’avais qu’à savoir me préserver assez longtemps et le demi-Hadj finirait bien par redevenir mon ami.

Ma bonne humeur, estimai-je, coïncidait avec le lever des soleils. Vois-tu, me dis-je, comme elles t’aident déjà à garder ta maîtrise de toi, ces petites pilules ? Qu’aurais-tu gagné à en venir aux poings avec Saïed ?

« Bon, et maintenant ? » demanda Yasmin.

J’aurais préféré qu’elle s’abstienne de poser la question. « Je vais aller me chercher un autre mamie, comme tu l’as suggéré. Dans l’intervalle, il faut que je regroupe toutes mes informations selon le vœu de Papa, que j’essaie d’en faire le tri, voir si elles dessinent un schéma précis ou l’amorce éventuelle d’une piste à suivre.

— Alors, t’étais pas un dégonflé, Marîd ? Pour les implants cérébraux ?

— Certainement pas. J’avais peur, c’est vrai. Tu le sais. Mais je n’étais pas un dégonflé. C’était plutôt comme si j’avais voulu retarder l’inévitable. Ces derniers temps, je me sens vraiment comme Hamlet. Même quand tu admets que ce que tu crains est bel et bien inéluctable, tu n’es quand même pas sûr que ce soit la bonne solution. Peut-être que Hamlet aurait pu résoudre les choses autrement, de manière moins sanglante, sans forcer la main à son oncle. Peut-être que me faire amplifier le cerveau n’est le bon choix qu’en apparence. Peut-être que je néglige quelque chose d’évident.

— Si tu continues à te branler intellectuellement comme ça, d’autres gens vont mourir, toi compris, peut-être. N’oublie pas, si la moitié du Boudayin sait que tu es sur la piste des tueurs, eux le savent aussi. »

Ça ne m’était pas encore venu à l’esprit. Même les soleils ne pouvaient m’alléger le moral après une telle nouvelle.


Une heure après, j’étais dans le bureau du lieutenant Okking. Comme d’habitude, ma visite n’avait pas soulevé chez lui d’enthousiasme excessif. « Audran, me lança-t-il, vous m’avez dégoté un nouveau cadavre ? Si la logique était respectée, alors vous devriez vous traîner ici mortellement blessé, dans un effort ultime pour implorer mon pardon avant de tirer votre révérence…

— Désolé, lieutenant.

— Enfin, on peut toujours rêver, non ? »

Ye salaâm, toujours aussi marrant, le bougre. « Je suis censé collaborer plus étroitement avec vous et vous êtes censé coopérer de plein gré avec moi. Papa estime préférable que nous mettions en commun nos informations. »

Il me regarda comme s’il venait de renifler un truc en décomposition dans les parages. Il marmonna dans sa barbe quelques paroles inintelligibles. « Je n’aime pas trop que ce monsieur condescende à intervenir ainsi dans l’enquête, Audran, et vous pourrez le lui dire de ma part. Il ne va que me compliquer la tâche. Friedlander bey se met en danger plus qu’autre chose en vous amenant à vous immiscer dans les affaires de la police.

— Ce n’est pas son avis. »

Okking opina, maussade. « Très bien, que voulez-vous que je vous dise ? »

Je me calai dans mon siège et tâchai de prendre un air dégagé. « Tout ce que vous savez sur Lutz Seipolt et le Russe qui s’est fait tuer dans la boîte à Chiri. »

Surprise d’Okking. Il lui fallut un moment pour se ressaisir. « Audran, quel rapport peut-il bien exister entre les deux ? »

On avait déjà abordé la question ; je savais qu’il essayait simplement d’atermoyer. « Il doit y avoir recoupement des mobiles ou bien quelque conflit plus large qui nous dépasse, à l’œuvre dans le Boudayin.

— Pas nécessairement, rétorqua le lieutenant. Le Russe ne faisait pas partie du Boudayin. C’était un petit fonctionnaire anonyme qui a mis les pieds dans votre quartier uniquement parce que vous lui aviez donné rendez-vous.

— Vous vous y entendez pour changer de sujet, Okking. Répondez plutôt à ma question : D’où vient Seipolt et que fait-il ?

— Il a débarqué ici il y a trois ou quatre ans ; il venait de quelque part dans le IVe Reich – Francfort, je crois. Il s’est installé comme agent d’import-export – vous savez à quel point ça peut être vague. Son principal domaine d’activité concerne les produits alimentaires et les épices, le café, un peu de coton et de textile, les tapis d’Orient, les articles de bazar en cuivre et en laiton, les bijoux de fantaisie, la verrerie muski du Caire et quelques autres babioles. C’est un personnage important dans la communauté européenne, il semble faire de jolis bénéfices et n’avoir jamais été impliqué dans une forme quelconque de trafic international. C’est à peu près tout ce que je sais.

— Pouvez-vous alors imaginer pour quelle raison il a braqué une arme sur moi quand j’ai voulu lui poser quelques questions sur Nikki ? »

Okking haussa les épaules. « Peut-être qu’il aime bien préserver sa vie privée. Écoutez, vous n’avez pas spécialement l’air d’un type inoffensif, Audran. Peut-être qu’il a cru que vous étiez là pour le braquer et vous tirer avec sa collection de statues antiques, de scarabées et de souris momifiées.

— Vous êtes donc déjà allé chez lui ? »

Okking hocha la tête. « Je reçois des rapports. Je suis un fonctionnaire de police influent, vous avez oublié ?

— C’est vrai, j’oublie toujours. Donc, l’approche Nikki-Seipolt est une impasse. Et le Russe, Bogatyrev ?

— C’était une fourmi au service des Biélorusses. D’abord son gosse disparaît, ensuite il a la malchance d’intercepter la bastos de ce James Bond. Il a encore moins de rapport que Seipolt avec les autres meurtres. »

Je souris. « Merci, lieutenant. Friedlander bey voulait que je m’assure que vous n’aviez pas découvert récemment de nouveaux indices. Loin de moi l’envie de vous gêner dans votre enquête. Dites-moi simplement ce que je devrais faire à présent. »

Il fit la grimace. « Je vous suggérerais bien de vous lancer dans une recherche de preuves en Terre de Feu ou en Nouvelle-Zélande ou n’importe où je ne risque pas de vous avoir sur le dos, mais vous rigoleriez et ne me prendriez pas au sérieux. Alors, tâchez plutôt de retrouver tous ceux qui peuvent avoir eu une dent contre Abdoulaye ou de savoir si quelqu’un de précis avait un motif pour tuer les Sœurs Veuves noires. De découvrir si l’une des Sœurs n’aurait pas été vue en compagnie d’un individu inconnu ou suspect juste avant de se faire tuer.

— D’accord », et je me levai. Je venais de me faire mener en bateau en première classe, mais je voulais lui laisser croire qu’il m’avait blousé. Peut-être qu’il détenait quelques indices majeurs qu’il ne voulait pas me faire partager, malgré les recommandations de Papa. Cela pourrait expliquer qu’il mente avec cette désinvolture. Quoi qu’il en soit, j’avais bien l’intention de revenir faire un tour ici – quand Okking ne serait pas dans les parages – et de consulter les archives sur ordinateur pour fouiller un peu plus avant dans le passé de Seipolt et de Bogatyrev.


Quand j’arrivai à la maison, Yasmin me montra la table. « Quelqu’un t’a laissé un message.

— Ah ouais ?

— On a juste frappé à la porte et glissé ça dessous. Je suis allée ouvrir mais il n’y avait plus personne. Je suis descendue mais il n’y avait pas un chat non plus sur le trottoir. »

Je sentis un frisson. Je déchirai l’enveloppe. Elle contenait un bref message composé sur imprimante. Qui disait :


AUDRAN

À TON TOUR !

JAMES BOND N’EXISTE PLUS.

JE SUIS UN AUTRE À PRÉSENT.

PEUX-TU DEVINER QUI ?

PENSE À SÉLIMA ET TU SAURAS.

ÇA NE TE SERVIRA PAS À GRAND-CHOSE,

PARCE QUE TU SERAS MORT BIENTÔT !


« Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Yasmin.

— Oh ! rien. » Je sentais ma main trembler légèrement. Je tournai le dos à Yasmin, fis une boulette du papier et le fourrai dans ma poche.

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