6.

C’était un de ces rares moments de bonheur partagé, de contentement parfait. Nous avions comme le pressentiment que ce qui était déjà merveilleux ne pourrait qu’aller en s’améliorant à mesure que le temps passait. Ces instants font partie d’une des choses les plus rares, les plus fragiles qui soient au monde. Vous avez intérêt à en profiter ; à vous rappeler tous les trucs pourris, dégueulasses que vous avez pu endurer pour mériter cette paix. Vous devez vous souvenir d’en goûter chaque minute, chaque heure parce que, même si vous avez l’impression que ça va se prolonger éternellement, l’univers nourrit d’autres projets. Vous avez envie d’être reconnaissant de chaque précieuse seconde, mais vous en êtes simplement incapable. Ce n’est pas dans la nature humaine de vivre la vie dans toute sa plénitude. Avez-vous jamais remarqué que des quantités égales de joie et de douleur ne sont pas, en fait, égales en durée ? La douleur s’éternise jusqu’à ce que vous vous demandiez si la vie vaudra encore d’être vécue ; le plaisir, en revanche, une fois qu’il est parvenu à son apogée, se fane plus vite qu’un gardénia qu’on piétine et dont la mémoire cherche en vain la douce senteur enfuie.

Yasmin et moi refîmes l’amour quand enfin nous fûmes réveillés, mais cette fois, sur le côté, elle me tournant le dos. Quand ce fut terminé, nous restâmes serrés l’un contre l’autre, mais seulement quelques instants, parce que Yasmin avait envie de vivre à nouveau la vie dans toute sa plénitude. Je lui rappelai que cela non plus n’était pas dans la nature humaine – du moins, pour ce qui me concernait. J’avais envie de savourer un peu plus longtemps le gardénia qui était encore frais dans mon esprit. Yasmin, quant à elle, voulait déjà en cueillir un autre. Je lui dis de patienter une ou deux minutes.

« Bien sûr, me dit-elle. Demain, avec les abricots. » C’était l’équivalent levantin de : « Quand les poules auront des dents. »

J’aurais adoré la baiser illico jusqu’à ce qu’elle implore miséricorde mais ma chair était encore faible. « Ça fait partie de ce qu’on appelle les suites agréables, lui expliquai-je. Les gens sensibles et voluptueux comme moi l’apprécient tout autant que la baise en elle-même.

— Mon cul, oui, c’est que tu vieillis, c’est tout. » Je savais qu’elle n’était pas sérieuse, qu’elle me charriait simplement – enfin, qu’elle essayait. À vrai dire, je sentais d’ailleurs déjà ma faible chair commencer à se raidir à nouveau et j’étais quasiment prêt à faire valoir mes beaux restes de jeunesse quand on frappa à la porte.

« Oh ! oh ! voilà ta surprise ! » Pour un reclus, on ne peut pas dire que je manquais de visites ces temps derniers.

« Je me demande qui ça peut bien être. Tu ne dois plus d’argent à personne. »

Je saisis mon jean et me glissai dedans. « Alors, ça doit être quelqu’un qui cherche à m’en emprunter », dis-je en me dirigeant vers le judas de la porte.

« À toi ? Tu ne donnerais pas un fîq en cuivre à un mendiant détenteur du Secret de l’Univers. »

Je me retournai pour la regarder : « L’univers n’a pas de secrets, rétorquai-je, cynique. Que des ruses et des mensonges. » Mon humeur indulgente s’évanouit en une fraction de seconde quand je regardai par le judas. « Putain », murmurai-je. Je retournai vers le lit. « Yasmin, dis-je doucement, passe-moi ton sac.

— Pourquoi ? Qui est-ce ? » Elle retrouva son sac à main et me le passa.

Je savais qu’elle avait toujours sur elle un petit pistolet paralyseur, pour se protéger. Je ne porte jamais d’arme de ce genre ; seul et sans arme, je parcourais les coupe-gorge du Boudayin, parce que j’étais spécial, exempt, fier et stupide. J’entretenais ce genre d’illusions, voyez-vous, vivant dans une espèce de fantasme romantique. Je n’étais pas plus excentrique que le premier cinglé venu. Je pris l’arme et m’en retournai à la porte. Yasmin m’observait en silence, anxieuse.

J’ouvris. C’était Sélima. J’avais le pistolet braqué entre ses deux yeux. « Quel plaisir de te voir. Entre donc. Il y avait justement un truc que j’avais envie de te demander.

— T’as pas besoin du pistolet, Marîd », dit Sélima. Elle me passa devant, ne parut pas ravie de voir Yasmin et chercha en vain un endroit où s’asseoir. Je remarquai qu’elle était extrêmement mal à l’aise et qu’elle semblait très ennuyée.

« Alors, dis-je cruellement, tu veux encore t’en payer une dernière tranche avant que quelqu’un te fasse ta fête, comme à Tami ? »

Sélima me fusilla du regard, recula la main et me frappa violemment au visage. Je ne l’avais pas volé.

« Assieds-toi sur le lit, Sélima. Yasmin va se pousser. Quant au pistolet, il m’aurait été bien utile quand toi et tes copines vous êtes passées l’autre fois me souhaiter le bonjour à votre manière… À moins que tu ne t’en souviennes plus ?

— Marîd », dit-elle en humectant ses lèvres couvertes de rouge brillant. « Je suis désolée pour cette histoire. C’était une erreur.

— Oh ! bien ! dans ce cas, c’est encore mieux. » Je regardai Yasmin se couvrir du drap et ramper pour s’écarter le plus possible de Sélima, les genoux relevés, le dos contre un coin de mur. Sélima avait les seins immenses qui étaient la marque distinctive des Sœurs Veuves noires, mais pour le reste, elle n’était quasiment pas modifiée. Elle était naturellement plus jolie que la plupart des sexchangistes. Tamiko s’était muée en une caricature de la geisha pudique et réservée ; Devi avait accentué son héritage indien, jusques et y compris la marque de caste au front, parfaitement usurpée dans son cas, et quand elle ne travaillait pas elle portait un sari en soie de couleur vive, brodé d’or. Sélima, au contraire, portait le voile et la cape fermée, arborant le parfum subtil et le maintien de la citadine musulmane des classes moyennes. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, qu’elle était pratiquante ; je n’arrive pas à imaginer comment elle parvenait à accorder son existence de vols et de violences répétés avec les enseignements du Prophète, que les prières et la paix soient avec lui. Je ne suis pas le seul imbécile aveuglé d’illusions dans le Boudayin.

« Je t’en prie, Marîd, laisse-moi t’expliquer. » Je n’avais jamais vu Sélima – ni aucune des Sœurs, d’ailleurs – dans un tel état de quasi-panique. « Tu sais que Nikki est partie de chez Tami. » J’acquiesçai. « Je ne crois pas qu’elle voulait s’en aller. Je crois que quelqu’un l’y a forcée.

— Ce n’est pas exactement le message que j’ai eu, moi. Elle m’a écrit un mot où elle me parlait d’un certain Allemand, et de la merveilleuse existence qu’elle allait mener, qu’elle tenait un vrai pigeon et qu’elle comptait bien lui faire cracher jusqu’au dernier sou.

— Nous avons tous reçu la même lettre, Marîd. Malgré tout, tu n’y as pas remarqué quelque chose de suspect ? Peut-être que tu ne connais pas aussi bien que moi l’écriture de Nikki. Peut-être que tu n’as pas prêté attention au choix des mots. Il y avait dans ce billet des indices qui nous portent à penser qu’elle essayait de dire quelque chose entre les lignes. Je crois que quelqu’un se tenait derrière elle, la forçant à rédiger ces missives pour que personne ne s’interroge trop sur sa disparition. Nikki est droitière et ces messages ont été rédigés de la main gauche. L’écriture est épouvantable, rien de commun avec son écriture habituelle. Elle nous a écrit en français, bien qu’elle sache parfaitement qu’aucune de nous trois n’entend cette langue. Elle connaît l’anglais et Devi comme moi aurions pu le lire ; c’est la langue qu’elle employait avec elles. Elle n’a jamais mentionné ce vieil ami allemand de sa famille ; il est fort possible qu’un tel homme ait existé quand elle était plus jeune mais cette façon de se qualifier de “petit garçon timide et introverti”, eh bien, ça n’a fait que souligner le mauvais pressentiment que nous inspire l’ensemble de la missive. Nikki nous a raconté un tas d’histoires sur sa vie avant le changement. Elle restait vague sur la plupart des détails – d’où elle venait réellement, ce genre de choses – mais elle riait toujours de la vraie terreur qu’elle – qu’il – avait été. Elle avait simplement envie d’être comme nous, d’où ces comptes rendus biographiques de ses fredaines passées. Toujours est-il qu’elle était tout sauf timide et introvertie. Marîd, cette lettre est louche du début à la fin. »

Je laissai retomber ma main armée. Tout ce que venait de dire Sélima se tenait, maintenant que j’y réfléchissais. « C’est pour ça que tu es ébranlée à ce point, observai-je, pensif. Tu penses que Nikki a des ennuis…

— Je pense que Nikki a des ennuis, confirma Sélima, mais ce n’est pas pour ça que je suis si à plat. Marîd, Devi est morte. On l’a assassinée, elle aussi. »

Je fermai les yeux et gémis. Yasmin étouffa un cri ; elle prononça encore une formule superstitieuse – « loin de toi » – pour nous protéger du mal qui venait d’être évoqué. Je me sentais las, comme saturé de nouvelles horribles et désormais incapable d’éprouver la réaction appropriée. « Me dis rien… Laisse-moi deviner : exactement comme Tami. Brûlures, ecchymoses autour des poignets, violée par tous les bouts, étranglée et la gorge tranchée. Et tu crois que quelqu’un a décidé de vous avoir toutes les trois et que tu es la prochaine. » Sa réponse m’éberlua : « Non, tu te trompes. Je l’ai trouvée gisant dans son lit, presque comme si elle était paisiblement endormie. On l’a abattue, Marîd, avec une de ces armes démodées, celles qui utilisent des projectiles métalliques. La balle a fait un trou exactement au centre de sa marque de caste. Aucun signe de lutte ou quoi que ce soit. Rien de dérangé dans l’appartement. Juste Devi, une partie du visage emporté, et plein d’éclaboussures de sang sur les draps et les murs. J’ai vomi. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Ces armes anciennes étaient si sanglantes et… enfin, brutales. » Et cela, venant d’une femme qui ne s’était pas privée en son temps de taillader des visages. « Je parierais que personne ne s’est fait tuer par balle depuis cinquante ans. » Sélima n’était manifestement pas au courant pour mon Russe, quel qu’ait pu être son nom ; les macchabées n’engendraient pas tant de scandales et de commérages dans le Boudayin ; c’est qu’ils n’étaient pas si rares. Les cadavres étaient plus un désagrément qu’autre chose. Nettoyer plein de grosses marques de sang sur de la soie de prix ou du cachemire est toujours une corvée pénible.

« As-tu déjà prévenu Okking ? »

Sélima acquiesça. « Il n’était pas de service. Le sergent Hadjar est venu poser toutes sortes de questions. J’aurais préféré que ce soit Okking. »

Je savais ce qu’elle voulait dire. Hadjar était le genre de flic qui me vient à l’esprit quand je pense au mot « flic ». Toujours à tourner en rond comme s’il avait un bouchon dans le cul, toujours à chercher des petits chahuteurs pour leur rentrer dans le lard. Il avait une dent particulière contre les Arabes qui n’étaient pas attentifs à leurs devoirs spirituels : des gens comme moi ou presque tout le monde dans le Boudayin.

Je remis le pistolet dans le sac de Yasmin. Mon humeur avait changé du tout au tout ; à présent, tout soudain, et pour la première fois, j’éprouvais de la sympathie pour Sélima. Yasmin lui posa la main sur l’épaule en un geste de réconfort. « Je vais faire un peu de café », dis-je. Puis je regardai la dernière des Sœurs Veuves noires. « À moins que tu ne préfères du thé ? »

Elle nous était reconnaissante de notre amabilité, heureuse aussi d’avoir notre compagnie, je crois bien. « Du thé, oui, merci. » Elle avait commencé à se calmer.

Je mis la bouilloire à chauffer. « Bon, alors dis-moi juste une chose : qu’est-ce qui vous a donc pris de me flanquer cette raclée l’autre jour ?

— Qu’Allah ait pitié de moi », dit Sélima. Elle sortit de son sac un bout de papier plié et me le donna. « C’est de l’écriture habituelle de Nikki mais il est manifeste qu’elle était terriblement pressée. » Le mot était rédigé en anglais, griffonné à la va-vite au dos d’une enveloppe.

« Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? »

Sélima me jeta un regard puis consulta rapidement le papier. « Il est écrit : “Au secours. Vite. Marîd. Voilà pourquoi nous avons agi de la sorte : nous avons mal compris. Nous t’avons cru responsable des ennuis dans lesquels elle se trouvait. Maintenant, je sais que tu lui avais rendu le service de négocier sa libération des pattes de ce porc d’Abdoulaye et qu’elle te devait de l’argent. Elle voulait nous faire savoir qu’elle avait besoin d’aide mais n’avait pas le temps d’en écrire plus. Elle a sans doute eu de la chance de pouvoir déjà griffonner ça. »

Je songeai à la raclée qu’elles m’avaient flanquée ; à ces heures d’inconscience ; à la douleur que j’avais endurée et que j’endurais encore ; à l’attente interminable, cauchemardesque, à l’hôpital ; à la colère que j’avais éprouvée envers Nikki ; aux mille kiams que ça m’avait coûtés. J’additionnai le tout et voulus le biffer d’un trait. Impossible. Je continuais à sentir gronder en moi une rage inhabituelle mais à présent il me semblait que je n’avais plus rien pour lui donner libre cours. Je regardai Sélima. « Laisse tomber », lui dis-je.

Sélima n’était pas ébranlée. J’avais cru qu’elle me retrouverait à mi-chemin et puis je me souvins à qui j’avais affaire. « Non, tout n’est pas réglé, tu sais, me rappela-t-elle. Je suis toujours inquiète pour Nikki.

— La lettre qu’elle a écrite pourrait être authentique, après tout », dis-je en versant le thé dans trois tasses. « Ces indices que tu as mentionnés, ils pourraient fort bien tous avoir quelque explication anodine. » Je n’en croyais pas un mot, au moment même où je le disais. C’était uniquement pour réconforter Sélima.

Elle prit sa tasse de thé et la garda dans la main. « Je ne sais plus quoi faire, à présent.

— Il se peut que ce soit un micheton complètement jeté qui en ait après vous trois, suggéra Yasmin. Peut-être que t’aurais intérêt à te planquer pendant un moment.

— J’y ai pensé », dit Sélima. La théorie de Yasmin ne me paraissait pas tenir debout : Tamiko et Devi avaient été tuées de façons tellement différentes. Bien entendu, ça n’éliminait pas la possibilité d’un assassin imaginatif. Malgré tous les vieux truismes de flics sur les méthodes criminelles, il n’y avait aucune raison au monde pour qu’un tueur n’utilisât pas deux techniques excentriques. Ça aussi, je le gardai pour moi.

« Tu pourrais t’installer dans mon appartement, proposa Yasmin. Moi, je pourrais m’installer ici avec Marîd. » Sélima fut aussi surprise que moi par la proposition de Yasmin.

« C’est gentil à toi de me le proposer, dit Sélima. Je vais y réfléchir, mon chou, mais il y a une ou deux choses, avant, que je veux tenter. Je te tiendrai au courant.

— Pas de problème si tu gardes l’œil ouvert, intervins-je. Arrête de bosser durant quelques jours, ne fraye pas avec des étrangers. » Sélima acquiesça. Elle me tendit sa tasse de thé ; elle n’y avait même pas touché.

« Il faut que j’y aille, nous dit-elle. J’espère qu’à présent tout est réglé entre nous.

— Tu as sans doute d’autres soucis en tête, Sélima… Nous n’avons jamais été très proches. Détail morbide, mais il se pourrait bien qu’on finisse meilleurs amis à cause de tout ça…

— L’aura fallu payer le prix fort », observa-t-elle. Ce n’était que trop vrai. Sélima voulut dire autre chose puis s’interrompit. Elle se retourna, gagna la porte, sortit et referma doucement le battant derrière elle.

Je restai planté près de la cuisinière avec mes trois tasses de thé. « T’en veux une ?

— Non, répondit Yasmin.

— Moi non plus. » Je versai le thé dans l’évier.

« On se retrouve soit avec un sacré putain de tordu qui s’amuse à rectifier les gens, observa Yasmin, songeuse, soit, ce qui est pire encore, avec deux salauds qui travaillent de concert. J’ai presque la trouille d’aller bosser. »

Je m’assis à côté d’elle et caressai ses cheveux parfumés. « Tout se passera bien. Écoute simplement ce que j’ai dit à Sélima : ne sors pas de client que tu ne connaisses déjà. Et installe-toi ici avec moi au lieu de rentrer toute seule dans ta piaule. »

Elle me fit un petit sourire. « Je pourrais pas amener ici un client, dans ton appartement.

— Là, t’as bigrement raison… Laisse tomber cette idée de lever des clients tant que cette affaire n’est pas réglée et qu’on n’a pas chopé le mec. Il me reste assez de fric pour nous faire vivre tous les deux pendant un petit moment. »

Elle me passa les bras autour de la taille, posa la tête sur mon épaule. « T’es sympa.

— T’es pas mal non plus, quand tu ne ronfles pas comme tous les diables. » En représailles, elle me griffa le dos de ses ongles écarlates et démesurés. Et l’on se retrouva étendus sur le lit pour folâtrer encore pendant une demi-heure.

Je la sortis du lit aux alentours de deux heures et demie, lui préparai quelque chose à manger pendant qu’elle se douchait et s’habillait, et la pressai d’aller travailler avant qu’elle se retrouve avec son amende habituelle pour retard : cinquante kiams, c’est cinquante kiams, lui rappelais-je sans cesse. Sa réponse était immanquablement : « Alors, pourquoi s’en faire ? Un billet de cinquante ressemble à tous les autres. Si ce n’est pas celui-là que je ramène à la maison, c’en sera un autre. » Je n’arrivais jamais à lui faire piger que si elle se magnait un peu le popotin, elle pourrait ramener les deux à la maison.

Elle me demanda ce que je comptais faire cet après-midi. Elle était un rien jalouse parce que j’avais déjà gagné mon argent pour les prochaines semaines ; je pouvais traîner toute la journée dans un café, fanfaronner et bavarder avec des copains, d’autres filles et d’autres danseuses. Je lui dis que j’avais quelques courses à faire et que je ne chômerais pas moi non plus. « Je vais déjà voir de quoi il retourne au sujet de Nikki.

— Tu n’as pas cru Sélima ?

— Ça fait un bout de temps que je la connais. Je sais qu’elle a tendance à se monter le coup dans ce genre de situation. Je serais prêt à parier que Nikki est heureuse et tranquille avec ce Seipolt. Il fallait simplement que Sélima s’invente une histoire pour donner à son existence une touche de risque et d’exotisme. »

Regard dubitatif de Yasmin. « Sélima n’a vraiment pas besoin de s’inventer des histoires. Sa vie est déjà exotique et risquée. Je veux dire, comment peux-tu exagérer une balle en plein front ? La mort, c’est toujours la mort, Marîd. »

Là, elle n’avait pas tort, mais je n’allais pas lui rendre ouvertement ce point. « Va bosser », lui dis-je en l’embrassant et en la propulsant vers la porte de l’appartement sans cesser de la caresser. Et puis je me retrouvai seul. Un « seul » bien plus tranquille que jamais auparavant ; je crois bien que je préférais presque avoir plein de bruit, de gens et de provocation tout autour de moi. Mauvais signe pour un reclus. C’est même pis encore pour un agent solitaire, pour un dur qui ne vit que pour l’action et la menace, le genre de mec farouche et compétent que je me plaisais à imaginer être. Quand le silence commence à vous flanquer des frémissements nerveux, c’est à ce moment-là que vous découvrez que vous n’êtes pas un héros, après tout. Oh ! bien sûr ! je connaissais un tas de gens réellement dangereux, et j’avais accompli un tas de choses dangereuses. J’étais dans le bain, avec les squales plutôt qu’avec le menu fretin ; et j’avais du respect pour les autres requins. Le problème était qu’avoir Yasmin en permanence sous la main était agréable, mais que ça ne collait pas à l’image du loup solitaire.

Je me disais tout ça tandis que je me rasais le cou, en me contemplant dans la glace de la salle de bains. J’essayais de me persuader de quelque chose, ce qui me prit du temps. Quand j’y fus parvenu, ma conclusion ne m’enchanta guère : je n’avais pas abouti à grand-chose au cours de ces derniers jours ; mais à trois reprises déjà, des gens étaient tombés raides morts à côté de moi, des gens que je connaissais, des gens que je ne connaissais pas. Si la tendance continuait, ça pouvait mettre Yasmin en danger.

Merde, ça pouvait me mettre en danger, moi.

J’avais dit que je trouvais que Sélima s’affolait pour rien. C’était faux. Tandis qu’elle me racontait son histoire, me revenait le bref coup de fil affolé que j’avais reçu : « Marîd ? Faut que tu…» Jusque-là, je n’avais pas été certain qu’il émanât de Nikki ; mais j’en étais sûr à présent et je me sentais coupable de n’avoir pas aussitôt réagi. Si Nikki en avait pâti d’une façon ou d’une autre, j’allais m’en repentir jusqu’à la fin de mes jours.

Je passai une djellabah de coton blanc ; me couvris la tête de la coiffure arabe traditionnelle, le keffieh blanc, que je maintins en place à l’aide d’un akal en cordelette. Puis je glissai des sandales à mes pieds. À présent, je ressemblais à n’importe lequel de ces Arabes pauvres et miteux qui parcouraient la cité, un de ces fellahîn ou paysans. Je doute m’être vêtu de la sorte plus de dix fois au cours des années que j’ai passées dans le Boudayin. J’ai toujours eu une prédilection pour les habits à l’européenne, dans ma jeunesse en Algérie comme plus tard, quand mes pérégrinations m’ont conduit vers l’Orient. Là, je ne ressemblais pas du tout à un Algérien ; je voulais qu’on me prenne pour un fellah du coin. Seule peut-être ma barbe rouquine apportait-elle une note discordante mais l’Allemand ne le remarquerait pas. Entre la sortie de mon appartement et la porte au bout de la Rue, je n’entendis pas une seule fois appeler mon nom, et constatai aux regards que je passais totalement inaperçu. Alors que je marchais au milieu de mes amis, aucun ne me reconnut, si inhabituel était mon accoutrement. Je me sentais invisible et l’invisibilité s’accompagne d’un certain sentiment de puissance. Mon incertitude des minutes précédentes s’évapora bientôt, remplacée par mon assurance d’antan. J’étais redevenu dangereux.

Juste au-delà de la porte orientale, orientée nord-sud, s’étendait le large boulevard Il-Djamîl, bordé de palmiers de chaque côté. Un terre-plein spacieux séparait les files de circulation, planté de plusieurs variétés d’arbustes en fleurs. Il y en avait une qui fleurissait pour chaque mois de l’année, embaumant l’air du boulevard de senteurs parfumées, distrayant les yeux des passants avec ses couleurs éclatantes : roses succulents, carmins flamboyants, pourpres profonds des pensées, jaunes safran, blancs virginaux, bleus aussi variés que la mer infatigable et tant d’autres encore. Dans les branches des arbres ou nichés sur les toits, loin au-dessus de la rue, roucoulait une multitude d’oiseaux chanteurs, alouettes et ramiers. Ces beautés combinées vous incitaient à remercier Allah pour la prodigalité de ces dons. Je m’arrêtai un instant sur la bande centrale ; j’avais émergé du Boudayin vêtu comme ce que j’étais réellement : un Arabe de quelques kiams, sans grande éducation, et aux perspectives sévèrement limitées. Je n’avais pas prévu le sentiment d’allégresse qu’un tel spectacle éveillerait en moi. J’éprouvais une complicité nouvelle avec les autres fellahîn qui grouillaient autour de moi, une complicité qui allait – pour le moment – jusqu’à cette part religieuse de la vie quotidienne que je négligeais depuis si longtemps. Je me promis de veiller au plus tôt à ces devoirs, dès que j’en aurais l’occasion ; il fallait d’abord que je retrouve Nikki.

Deux pâtés de maisons au nord de la porte orientale du Boudayin, en direction de la mosquée de Shimaal, je retrouvai Bill. Je savais qu’il serait près de l’enceinte du quartier, assis au volant de son taxi, contemplant les passants qui arpentaient le trottoir, avec un mélange de patience, d’amour, de curiosité et de froide terreur. Bill avait à peu près ma taille, mais il était plus musclé. Il avait les bras couverts de tatouages bleu-vert, si anciens qu’ils étaient brouillés, étaient devenus indistincts ; je n’étais pas certain de ce qu’ils avaient pu représenter. Bill n’avait pas taillé ses cheveux et sa barbe couleur paille depuis des années, bien des années ; on aurait dit un patriarche hébreu. Sa peau, là où elle était exposée au soleil quand il parcourait la ville au volant, était d’un rouge vif, comme écrevisses interdites dans une casserole. Dans son visage rubicond, les yeux bleu pâle vous fixaient avec une intensité de dément qui m’avait toujours fait rapidement détourner le regard. Bill était fou, d’une folie qu’il s’était choisie avec le même soin qu’avait mis Yasmin pour choisir ses pommettes hautes et sexy.

J’avais fait la connaissance de Bill dès mon arrivée dans la cité. Ça faisait des années qu’il avait appris à vivre parmi les exclus, les rebuts, les brutes du Boudayin ; il m’avait appris à m’intégrer sans peine dans cette société discutable. Bill était né aux États-Unis d’Amérique – c’est dire son âge – dans une région appelée aujourd’hui le Déseret-Souverain. Quand l’union d’Amérique du Nord avait éclaté en plusieurs nations jalouses et balkanisées, Bill avait définitivement tourné le dos à son pays natal. J’ignore comment il gagnait sa vie avant de venir apprendre à vivre ici ; Bill non plus ne s’en souvient plus. Toujours est-il qu’il avait acquis assez d’argent pour se payer une seule et unique modification chirurgicale. Plutôt que de se faire câbler le cerveau, comme tant d’autres paumés du Boudayin choisissaient de le faire, Bill avait opté pour une modcor plus subtile, plus terrifiante : il s’était fait retirer un poumon pour y substituer une vaste glande artificielle qui le perfusait en permanence avec une quantité précise de drogue psychédélique de la quatrième génération. Bill n’était plus très sûr du type de drogue qu’il avait demandé mais à en juger par son élocution détachée et la qualité de ses hallucinations, je supposais que c’était soit de la ribopropylméthionine – RPM –, soit de la néocorticine acétylée.

On n’achète pas de RPM ou de néocorticine sur le trottoir. Le marché pour ces deux drogues n’est pas si vaste. L’une et l’autre ont les mêmes effets à long terme : après des doses répétées, le système nerveux central d’un individu commence à dégénérer. Ces produits rivalisent pour occuper les sites de liaison du cerveau humain normalement utilisés par un neuro-transmetteur, l’acétylcholine. Ces nouveaux psychédéliques attaquent et occupent les sites de liaison comme une armée victorieuse déferlant sur une ville conquise ; ils ne peuvent être éliminés, ni par les processus naturels de l’organisme, ni par aucune forme de thérapeutique. Les expériences hallucinatoires induites sont sans précédent dans l’histoire de la pharmacologie mais leur prix en termes de dégâts cérébraux se révèle exorbitant. L’utilisateur, d’une manière encore plus littérale qu’auparavant, se consume le cerveau, synapse après synapse. La condition résultante ne se différencie pas, du point de vue symptomatique, des stades avancés de la maladie de Parkinson ou de la démence sénile, la maladie d’Alzheimer. L’usage continu, quand les drogues commencent à interférer avec le système nerveux central, se révèle sans doute fatal.

Bill n’avait pas encore atteint ce stade. Il vivait un rêve éveillé, jour et nuit. Je me souvenais encore de l’effet que ça pouvait faire, du temps où j’avais tâté d’une drogue psychédélique moins dangereuse et que m’avait frappé la terreur paralysante de « ne jamais redescendre », illusion fréquente qu’on emploie pour se torturer soi-même. Vous avez alors l’impression que cette expérience particulière, contrairement à toutes les agréables expériences du passé, cette fois-ci vous n’en reviendrez pas, que vous avez définitivement brisé quelque chose dans votre tête. Tremblant, terrifié, vous promettant de ne plus jamais toucher une autre de ces pilules, vous vous repliez sur vous-même, vous protégeant de l’irruption de vos rêves les plus noirs. Et puis, en fin de compte, vous en émergez quand même ; l’effet de la drogue s’épuise, et tôt ou tard vous oubliez à quel point l’horreur était épouvantable. Vous replongez. Peut-être que ce coup-ci vous aurez plus de veine, peut-être pas.

Il n’y avait pas de peut-être avec Bill. Bill ne redescendait jamais. Jamais. Quand ces instants de frayeur totale, absolue, commençaient, il n’avait aucun moyen de réduire son anxiété. Il ne pouvait pas se dire qu’à condition de tenir le coup, au matin, il serait revenu à la normale. Bill ne reviendrait jamais à la normale. C’était ainsi qu’il l’avait voulu. Quant à la mort cellule par cellule de son système nerveux, il se contentait de hausser les épaules. « De toute manière, elles crèveront toutes un de ces jours, pas vrai ?

— Certes », répondis-je en m’agrippant nerveusement à la banquette arrière du taxi tandis qu’il plongeait à travers les ruelles étroites et sinueuses.

« Et puis si elles claquent toutes en même temps, tous les autres s’en paient une bonne tranche à ton enterrement. Toi, t’as droit à rien. On t’ensevelit, c’est tout. Tandis que là, mes neurones, je peux leur dire au revoir un par un. Z’en ont fait un sacré boulot, pour moi. Salut, salut, au revoir, ça a été chouette de vous connaître. Et je donne congé à chacun de ces petits salauds. Si tu clamces comme un vulgaire pékin, vlan ! t’es mort, arrêt brutal de toute la bécane, un sucre dans le réservoir, de la flotte dans le carbu, toute la mécanique qui se grippe, t’as peut-être, quoi ? une seconde, deux, pour gueuler au Bon Dieu que t’es bien parti. Une sale façon de tirer sa révérence. Vivre une vie violente, vivre une mort violente. Moi, je me faufile de l’autre côté, un neurone à la fois. S’il faut que j’entre dans cette sainte nuit, j’y vais en douceur ; et merde à celui qu’a dit de pas le faire. C’ connard est mort, mec, alors, qu’est-ce qu’il en savait, d’abord ? Pas même le courage de ses convictions. Peut-être qu’après ma mort, les afrits s’apercevront même pas que je suis là si je ferme ma gueule. Peut-être qu’ils me foutront la paix. J’ai pas envie qu’on me fasse chier quand je serai mort, mec. Comment peut-on se protéger après qu’on est mort ? Réfléchis un peu à ça, mec. J’aimerais bien mettre la main sur le type qu’a inventé les démons, mon vieux. Et y disent qu’ c’est moi qui suis cinglé…»

Je n’avais pas envie de poursuivre plus avant la discussion.

Bill me conduisit jusque devant chez Seipolt. Je choisissais toujours Bill comme chauffeur quand je devais me rendre en ville pour une raison ou une autre. Sa démence me distrayait de la normalité insinuante alentour, de cette envahissante absence de chaos. Conduit par Bill, c’était comme si j’emportais sur moi un petit extrait de Boudayin, par mesure de sécurité. Comme on emporte une bouteille d’oxygène quand on plonge dans les ténèbres abyssales.

Le domicile de Seipolt était très à l’écart du centre-ville, à la lisière sud-est. Il était situé en vue du royaume des sables éternels, là où les dunes attendent qu’on relâche juste un peu notre attention pour aussitôt nous recouvrir comme des cendres, comme de la poussière. Le sable aplanirait tous les conflits, toutes les œuvres, tous les espoirs. Il déferlerait, telle une armée victorieuse sur une ville conquise, et nous nous retrouverions tous ensevelis dans les ténèbres abyssales sous le sable, à jamais. La sainte nuit viendrait – mais non, pas tout de suite. Non, pas ici, pas tout de suite.

Seipolt avait veillé à ce que l’ordre fût maintenu et le désert contenu ; les palmiers s’arquaient au-dessus de la villa et les jardins étaient en fleurs parce qu’on avait contraint l’eau à irriguer ces lieux inhospitaliers. Les bougainvillées fleurissaient et leur arôme entêtant parfumait la brise. Les portes de fer forgé étaient parfaitement entretenues, peintes et graissées ; les longues allées incurvées parfaitement désherbées et ratissées ; les murs chaulés. C’était une résidence magnifique, la demeure d’un homme riche. C’était un refuge contre le sable insinuant, contre la nuit insinuante qui attend avec une telle patience.

J’étais toujours assis à l’arrière du taxi de Bill. Le moteur hoquetait au ralenti et lui marmonnait et riait tout seul. Je me sentais tout petit, l’air idiot – malgré moi, le domaine de Seipolt m’intimidait. Qu’est-ce que j’allais lui raconter ? Cet homme avait du pouvoir – et moi, je n’aurais pas su retenir ne fût-ce qu’une poignée de sable, même si j’avais essayé de toutes mes forces en priant Allah en même temps.

Je dis à Bill d’attendre et le fixai jusqu’au moment où j’eus estimé que, quelque part dans son esprit qui battait la campagne, il avait compris. Puis je sortis du taxi et franchis le portail en fer forgé pour remonter l’allée garnie de gravier blanc en direction de l’entrée de la villa. Je savais que Nikki était cinglée ; je savais que Bill était cinglé ; j’étais en train de découvrir à présent que je n’étais pas tout à fait bien dans ma tête, moi non plus.

Tout en écoutant mes pieds crisser sur le gravillon, je me demandais pourquoi nous n’étions pas simplement tous retournés d’où nous venions. C’était cela le vrai trésor, le plus grand don : se trouver là où l’on a réellement sa place. Avec un peu de chance, un de ces jours, je la trouverais. Inchallah. Si Allah le voulait.

La porte d’entrée était un panneau massif taillé dans une espèce de bois clair, avec de grosses paumelles en fer et un grillage métallique. Le battant s’ouvrit juste au moment où je levais la main pour saisir le heurtoir de cuivre. Un Européen, grand, mince et blond, me dévisagea. Il avait des yeux bleus (contrairement à ceux de Bill, ils étaient de ceux qu’on entend toujours qualifier de « perçants » et, par la barbe du prophète, je me sentais bel et bien transpercé) ; le nez droit, fin, aux narines évasées ; un menton carré ; et une bouche aux lèvres minces, comme perpétuellement crispée en une mimique de léger dégoût. Il s’adressa à moi en allemand.

Je secouai la tête. « ’Anaa la ’afhamch », répondis-je en souriant comme le stupide paysan arabe pour qui il me prenait.

Le blond avait l’air impatient. Il fit une nouvelle tentative en anglais. Je secouai de nouveau la tête, souriant, m’excusant et lui emplissant les oreilles d’arabe. Il était évident qu’il ne comprenait mot de ce que je disais et qu’il n’avait pas spécialement l’intention de trouver une autre langue que je puisse saisir. Il était sur le point de me claquer la porte au nez quand il avisa le taxi de Bill. Ça lui donna à réfléchir : j’avais l’air d’un Arabe ; pour cet homme, tous les Arabes, en gros, se ressemblaient, et l’une des caractéristiques qu’ils partageaient était la pauvreté. Pourtant, j’avais pris un taxi pour me conduire jusqu’à la résidence d’un homme riche et influent. Il avait du mal à faire coller tout ça, de sorte qu’il n’était déjà plus si enclin à me chasser sans hésiter. Il pointa le doigt sur moi en grommelant quelque chose ; je suppose que ce devait être « Attends ici ». Je souris, me touchai le cœur et le front, et louai Allah trois ou quatre fois.

Une minute plus tard, Blondinet était de retour avec un vieillard, un Arabe employé comme domestique. Les deux hommes échangèrent brièvement quelques mots. Le vieux fellah se tourna vers moi et sourit. « La paix soit avec toi ! me dit-il.

— Et sur toi de même. Ô voisin, cet homme est-il l’excellent et honoré Lutz Seipolt pacha ? »

Le vieux étouffa un petit rire. « Tu fais erreur, mon neveu. Ce n’est que le portier, un laquais au même titre que moi. » Je doutais franchement qu’ils fussent à ce point égaux. D’évidence, le blondinet faisait partie de la suite de Seipolt, venue d’Allemagne avec lui.

« Sur mon honneur, quel imbécile je fais ! Je suis venu poser une question importante à Son Excellence. » Les formes d’adresse employées en arabe font souvent usage de ces flatteries élaborées. Seipolt était plus ou moins un homme d’affaires ; je l’avais déjà appelé pacha (terme désuet employé en ville pour s’attirer les bonnes grâces de l’interlocuteur) puis Son Excellence (comme s’il était une espèce d’ambassadeur). Le vieil Arabe à la peau tannée saisit parfaitement mes intentions. Il se tourna vers l’Allemand et lui traduisit notre conversation.

Ce dernier parut encore moins ravi. Il répondit d’une phrase sèche et brève. L’Arabe se tourna vers moi. « Reinhardt le portier désire entendre cette question. »

Je fixai les yeux durs de Reinhardt, un large sourire aux lèvres. « Je cherche simplement ma sœur, Nikki. »

L’Arabe haussa les épaules et transmit l’information. Je vis Reinhardt cligner les yeux et esquisser un geste avant de se reprendre. Il dit quelque chose au vieux fellah. « Il n’y a personne de ce nom, ici, m’indiqua l’Arabe. Il n’y a pas une seule femme dans cette maison.

— Je suis certain que ma sœur est ici, insistai-je. C’est une question d’honneur pour ma famille. » J’avais pris l’air menaçant ; l’Arabe écarquilla les yeux.

Reinhardt hésita. Il ne savait pas s’il devait me claquer la porte au nez, en fin de compte, ou répercuter le problème au-dessus de lui. Je l’avais pris pour un pleutre ; j’avais raison. Il n’avait pas envie d’assumer la responsabilité de la décision, aussi accepta-t-il de me guider à l’intérieur de cette demeure fraîche et luxueusement meublée. Je n’étais pas mécontent de quitter ce soleil torride. Le vieil Arabe disparut, retourné à ses occupations. Reinhardt ne daigna même pas m’adresser un regard ou une parole ; il se contenta de s’enfoncer plus avant dans les profondeurs de la villa et je le suivis. Nous parvînmes devant une autre lourde porte, celle-ci d’un bois dur et sombre au grain fin. Reinhardt frappa ; une voix rogue se fit entendre et Reinhardt répondit. Il y eut un bref silence puis la voix rauque donna un ordre. Reinhardt tourna le bouton, entrouvrit à peine le battant et s’éloigna. J’entrai, en reprenant mon air d’Arabe abruti. Je pressai les mains en une mimique suppliante et inclinai plusieurs fois la tête pour faire bonne mesure. « Vous êtes Son Excellence ? » demandai-je en arabe.

J’avais devant moi un homme chauve, massif, aux traits grossiers, la soixantaine, avec un mamie et deux ou trois papies branchés sur son crâne luisant de sueur. Assis derrière un bureau encombré, il avait un téléphone dans une main et un lourd lance-aiguille d’acier bleui dans l’autre. Il me sourit.

« Faites-moi, je vous prie, le plaisir de vous rapprocher », me dit-il dans un arabe sans accent ; c’était sans doute un papie linguistique qui parlait pour lui.

Je m’inclinai de nouveau. J’essayais de réfléchir mais j’avais l’esprit comme un parchemin vierge. Les pistolets à aiguille ont tendance à me faire cet effet, parfois. « Ô excellent homme, commençai-je, j’implore ton pardon pour m’immiscer ainsi.

— Au diable les “Excellences“. Dis-moi pourquoi tu es ici. Tu sais qui je suis. Tu sais que je n’ai pas de temps à perdre. »

Je sortis de mon sac à bandoulière la lettre de Nikki et la lui donnai. Je me disais qu’il aurait vite fait le point.

Il la lut entièrement puis il reposa le téléphone – mais pas son arme. « Tu es Marîd, alors ? » Il ne souriait plus.

« J’ai ce privilège.

— Ne fais pas le malin avec moi. Assieds-toi sur cette chaise. » Du canon de son arme, il me fit m’écarter. « J’ai entendu deux ou trois choses sur ton compte.

— Par Nikki ? »

Seipolt secoua la tête. « Ici et là-bas, en ville. Tu sais comme les Arabes aiment jaser. »

Je souris. « J’ignorais que j’avais une telle réputation.

— Il n’y a pas de quoi être si fier, mon gars. Bien, qu’est-ce qui te porte à croire que cette Nikki, qui qu’elle puisse être, se trouve ici ? Cette lettre ?

— Ta demeure me semblait un bon point pour commencer mes recherches. Si elle n’est pas ici, pourquoi ton nom apparaît-il avec tant d’insistance dans ses plans ? »

Seipolt avait l’air sincèrement surpris. « Je n’en ai pas la moindre idée, et c’est la vérité. Je n’ai jamais entendu parler de ta Nikki et elle ne m’intéresse pas le moins du monde. Comme mon personnel pourra l’attester, cela fait des années qu’aucune femme ne m’a intéressé…

— Nikki n’est pas n’importe quelle femme, repris-je. C’est une simulation de femme bâtie sur un châssis de garçon retaillé sur mesure. Peut-être est-ce là ce qui a titillé ton intérêt durant toutes ces années. »

L’expression de Seipolt trahit l’impatience. « Je vais être direct, Audran. Je n’ai plus l’appareillage nécessaire pour être sexuellement intéressé par quiconque ou quoi que ce soit. Je n’éprouve plus le désir de voir cet état rectifié. J’ai découvert que je préférais les affaires. Versten’ ? »

J’acquiesçai. « Je ne pense pas que tu m’autoriseras à fouiller ta superbe demeure. Je n’ai pas besoin de te déranger dans ton travail : ne t’occupe pas de moi, je serai aussi silencieux qu’un Djerboa.

— Non, répondit-il. Les Arabes sont voleurs. » Son sourire s’agrandit lentement en un affreux rictus.

Je ne suis pas volontiers persifleur, aussi laissai-je passer. « Puis-je récupérer la lettre ? » Seipolt haussa les épaules ; je m’approchai du bureau et récupérai le billet de Nikki, le fourrai de nouveau dans mon sac. « Import-export ? » demandai-je.

Seipolt eut l’air surpris. « Oui », dit-il. Il consulta une pile de connaissements.

« Un domaine particulier ou bien l’assortiment habituel ?

— Quelle putain de différence cela te fait-il que je…»

J’attendis qu’il fût parvenu au milieu de sa phrase outragée puis, de la main gauche, je lui frappai vivement l’intérieur du bras droit, écartant ainsi le canon de son lance-aiguille, et claquai son visage blanc et potelé de la main droite. Ensuite, je raffermis mon étreinte sur son poignet gauche. Nous luttâmes de la sorte en silence pendant un moment. Il était toujours assis et je le dominais, en équilibre, profitant de ma force d’inertie et de l’effet de surprise. Je lui tordis le poignet vers l’extérieur, forçant les os de son avant-bras. Il grommela, laissa échapper sur le bureau son arme que, de ma main libre, je balayai d’un geste à l’autre bout de la pièce. Il ne fit rien pour la récupérer. « J’en ai d’autres, dit-il doucement. J’ai des alarmes pour appeler Reinhardt et le reste du personnel.

— Je n’en doute aucunement », dis-je, sans relâcher mon emprise sur son poignet. Je sentais mon petit penchant sadique commencer à goûter la situation. « Parle-moi de Nikki.

— Elle n’a jamais été ici, je ne sais fichtre rien d’elle, dit Seipolt qui commençait à souffrir. Tu peux braquer le pistolet sur moi, on peut se bagarrer tout autour de la pièce, tu pourras battre mes hommes, fouiller toute la maison. Bon Dieu, je ne sais même pas qui est ta fameuse Nikki ! Bordel, si tu ne me crois pas maintenant, il n’y a pas une putain de chose au monde que je puisse dire qui te fera changer d’avis. Alors maintenant, voyons voir si tu es si futé que ça.

— Quatre personnes au moins ont reçu cette même lettre, dis-je, pensant tout haut. Deux d’entre elles sont mortes à présent. Peut-être que la police pourra retrouver ici un indice quelconque, même si moi je ne peux pas.

— Lâche-moi le poignet. » Le ton était glacial, impérieux. Je le relâchai ; de toute manière, je ne voyais plus l’intérêt de le retenir encore. « Allez, vas-y, appelle les flics. Qu’ils viennent fouiller. Qu’ils te persuadent, eux. Ensuite, quand ils seront repartis, je te jure que je te ferai regretter d’avoir mis les pieds chez moi. Si tu ne sors pas de mon bureau sur-le-champ, espèce d’idiot mal dégrossi, tu risques de ne pas avoir une autre chance à saisir. Versten’ ? »

« Idiot mal dégrossi », était une insulte répandue dans le Boudayin et difficilement traduisible. Je doutais qu’elle fît partie du vocabulaire du papie de Seipolt ; ça m’amusait qu’il ait piqué l’expression à la faveur de ses années en notre compagnie.

Je jetai un bref coup d’œil au pistolet à aiguille, toujours par terre sur la moquette à trois ou quatre mètres de moi. J’aurais bien aimé l’embarquer mais ça aurait fait mauvais genre. Je n’allais quand même pas le ramasser pour lui, malgré tout ; qu’il demande à Reinhardt de le faire. « Merci pour tout », dis-je, l’air aimable. Puis j’adoptai mon expression crétine d’Arabe très respectueux « Je te suis fort obligé, ô Excellent Maître. Que ta journée soit heureuse, que demain te voie t’éveiller en pleine santé ! » Seipolt se contenta de me fixer haineusement. Je m’éloignai à reculons – non par prudence mais uniquement pour exagérer la courtoisie arabe avec laquelle je le raillais. Je franchis la porte du bureau et la refermai doucement. Puis je fixai de nouveau Reinhardt au fond des yeux. Je souris et lui fis la révérence ; il me reconduisit à la sortie. Je marquai un arrêt avant la porte pour admirer quelques étagères garnies de diverses œuvres d’art des plus rares : objets précolombiens, verres Tiffany, cristaux de Lalique, icônes russes, fragments de statues antiques égyptiennes et grecques. Parmi ce fatras d’époques et de styles, il y avait une bague, obscure et pas spécialement remarquable, un simple anneau d’argent incrusté de lapis-lazuli. J’avais déjà vu cet anneau, autour de l’un des doigts de Nikki quand elle jouait interminablement avec ses boucles de cheveux. Reinhardt m’étudiait avec trop d’attention ; j’avais envie de m’emparer de la bague mais c’était impossible.

À la porte, je pivotai et voulus servir à Reinhardt quelque formule de gratitude en arabe mais il ne m’en laissa pas l’occasion : cette fois, avec un soulagement manifeste, ce salaud d’Aryen blond me claqua la porte à la volée, manquant de peu me briser le nez. Je redescendis l’allée gravillonnée, perdu dans mes pensées. Je remontai dans le taxi de Bill. « À la maison, dis-je.

— Hein ? grogna celui-ci. Joue dur, défonce-toi, fais-toi mal. Tiens, facile à dire pour lui, le fils de pute. Et voilà la meilleure ligne défensive de l’histoire qui attend que je magne mon petit cul rose, qui attend que je m’arrache la tête pour qu’il me fasse une passe, d’ac ? “Le sacrifice.” Alors, moi, j’espérais bien qu’ils se lanceraient dans un jeu ouvert, le temps pour moi de rebecqueter ; mais non, pas aujourd’hui. Le trois-quarts arrière était un afrit, il n’avait qu’une apparence d’être humain. Mais je l’avais parfaitement repéré. Quand il l’a transmis, le ballon était brûlant comme des charbons ardents. J’aurais dû deviner qu’il y avait un truc zarbi, même déjà. Des démons de feu. Un petit poil de soufre et de fumée, tu vois, et l’arbitre voit pas quand ils s’en prennent à ton masque. Les afrits trichent. Les afrits veulent que tu saches quel effet ça fera après que tu seras mort, quand ils pourront te faire subir tout ce qu’ils voudront. Ils aiment bien jouer comme ça avec ton esprit. Les afrits. Z’ont pas arrêté de faire des plaquages tout l’après-midi. Brûlants comme l’enfer.

— On rentre à la maison, Bill », répétai-je, plus fort.

Il se tourna pour me regarder puis grommela : « Tiens, facile à dire, pour toi. » Puis il fit démarrer son vieux taxi et sortit en marche arrière de l’allée de Seipolt.

Durant le trajet de retour au Boudayin, j’appelai le numéro du lieutenant Okking. Je lui parlai de Seipolt et du message de Nikki. Il ne parut pas très intéressé. « Seipolt n’est rien, me dit-il. C’est un riche rien du tout débarqué de la Neu-Deutschland réunifiée.

— Nikki était morte de trouille, Okking.

— Elle vous a probablement menti, à vous comme aux autres, dans ces lettres. Elle a menti sur sa destination véritable, pour quelque raison. Puis ça n’a pas marché comme elle l’avait prévu, alors elle a essayé de vous contacter. Celui avec qui elle s’était enfuie, quel qu’il soit, ne l’a pas laissée terminer. » Je l’entendis presque hausser les épaules. « Elle n’a pas fait quelque chose de très futé, Marîd. Probable qu’elle a déjà dû en baver à cause de ça, parce que Seipolt n’y est pour rien.

— Seipolt est peut-être un rien du tout, observai-je, amèrement, mais il ment fort bien sous la contrainte. Avez-vous découvert quelque chose au sujet du meurtre de Devi ? Un rapport quelconque avec l’assassinat de Tamiko ?

— Il n’y a probablement aucun rapport, mon vieux, quelle que soit votre envie qu’il y en ait, à vous et à vos collègues truands. Les Sœurs Veuves noires font partie de ces gens qui se font assassiner, point final. Ce qu’elles cherchent, elles le trouvent. Simple coïncidence que ces deux-là se soient fait oblitérer presque en même temps.

— Quel genre d’indices avez-vous découvert chez Devi ? »

Bref silence. « Diable, Audran, tout d’un coup je me trouve un nouveau partenaire ? Mais pour qui vous prenez-vous, bordel de merde ? Qu’est-ce qui vous prend de m’interroger ? Comme si vous ne saviez pas que je ne peux pas discuter d’enquête policière avec vous, comme ça, même si je le voulais, ce qui n’est certainement pas le cas. Foutez le camp, Marîd. Vous portez la poisse. » Puis il coupa la communication.

Je rangeai le téléphone dans mon sac et fermai les yeux. Le trajet du retour jusqu’au Boudayin était long, torride et poussiéreux. Il aurait été tranquille, s’il n’y avait pas eu le constant monologue de Bill ; et il aurait été confortable s’il n’y avait pas eu son taxi agonisant. Je songeais à Seipolt et Reinhardt ; à Nikki et aux sœurs ; à l’assassin de Devi, quel qu’il soit ; au pervers cinglé qui avait torturé Tamiko, quel qu’il soit. Rien de tout cela n’avait de sens pour moi.

Okking venait à l’instant de me dire la même chose : ça n’avait pas de sens parce qu’il n’y avait aucune logique. On ne trouve pas de mobile à un meurtre gratuit. Je venais simplement de prendre conscience de la violence gratuite au milieu de laquelle je vivais depuis des années, élément de celle-ci, inconscient de son existence et m’en croyant immunisé. Mon esprit essayait d’embrasser les événements sans relations de ces derniers jours pour les faire entrer dans un cadre, comme on dessine des guerriers et des bêtes mythiques à partir des étoiles essaimées dans le ciel nocturne. Quête absurde et vaine ; pourtant, l’esprit humain se cherche toujours des explications. Il exige de l’ordre et seul quelque chose comme le RPM ou la soléine peut calmer cette exigence impérieuse ou, à tout le moins, distraire l’esprit avec autre chose.

Voilà qui me paraissait une super idée. Je sortis ma boîte à pilules et avalai quatre soléines. Je ne me fatiguai pas à en proposer à Bill ; il avait payé d’avance et, de toute façon, il avait déjà sa projection privée.

Je lui demandai de me déposer à la porte orientale du Boudayin. La course coûtait trente kiams ; je lui en donnai quarante. Il contempla l’argent un long moment avant de le prendre et le fourrer dans sa poche de chemise. Puis il leva les yeux sur moi comme s’il ne m’avait jamais vu. « Tiens, facile à dire, pour toi », murmura-t-il.

J’avais besoin d’apprendre deux ou trois choses, aussi me rendis-je directement vers une modulerie sur la Quatrième Rue. La modulerie était tenue par une vieille bonne femme pleine de tics qui avait été l’une des premières à se faire bidouiller le cerveau. Je crois que les chirurgiens devaient avoir un poil raté leur coup, toujours est-il que Laïla vous donnait envie de fuir au plus vite sa présence. Elle était incapable de vous parler sans gémir. Elle inclinait la tête et vous fixait comme une espèce de mollusque terrestre que vous vous apprêteriez à écraser. On se prenait effectivement parfois des envies de l’écrabouiller mais elle était trop vive. Elle avait de longs cheveux gris emmêlés ; les sourcils gris et broussailleux ; des yeux jaunes ; des lèvres exsangues cachant mal des mâchoires dépeuplées ; une peau noire, squameuse, rugueuse ; et les doigts crochus, griffus d’une vraie sorcière. Elle avait un mamie d’un genre ou d’un autre branché à longueur de journée mais sa propre personnalité – qui n’avait rien de sympathique – en suintait en permanence, comme si le mamie n’excitait pas les neurones convenables, ou bien n’en excitait pas assez, ou pas suffisamment. Résultat, vous aviez droit à Janis Joplin avec des éclairs parasites de Laïla, vous aviez la marquise Joséphine Rose Kennedy avec le gémissement nasal de Laïla, mais c’était sa boutique et sa marchandise et si vous n’aviez pas envie de vous la carrer, personne ne vous empêchait d’aller voir ailleurs.

J’allai voir Laïla parce que, même si je n’étais pas câblé, elle me laissait « emprunter » n’importe quel mamie ou papie de son stock en se le branchant dessus. Si j’avais besoin de faire un peu de recherche, j’allais voir Laïla en espérant qu’elle ne déformerait pas ce que je cherchais à apprendre d’une quelconque manière létale.

Cet après-midi, elle était elle-même, avec juste un périphérique de comptabilité et un autre de gestion d’inventaire branchés sur ses connecteurs. C’était déjà la période des bilans ; comme les mois passent vite quand on prend plein de drogues.

« Laïla », appelai-je. Elle ressemblait tellement à la vieille sorcière de Blanche-Neige qu’elle vous en coupait le sifflet. Laïla était la seule personne avec qui on évitait tout bavardage inutile, quoi qu’on voulût lui demander.

Elle leva les yeux, les lèvres marmottant chiffres de stock, quantités, hausses et baisses. Elle hocha la tête.

« James Bond, ça te dit quelque chose ? » lui demandai-je.

Elle posa son micro enregistreur et le coupa. Elle resta quelques secondes à me fixer, les yeux de plus en plus ronds, puis elle plissa les paupières. Elle parvint à siffler mon nom : « Marîd…»

Je répétai ma question : « James Bond, ça te dit quelque chose ?

— Vidéos, livres, fantasmes de puissance du XXe siècle. Espionnage, ce genre d’activité. Il était irrésistible pour les femmes. Tu veux être irrésistible ? me siffla-t-elle, suggestive.

— Ça, j’y travaille tout seul, merci. Je veux simplement savoir si quelqu’un t’a acheté un mamie James Bond, récemment.

— Non, ça j’en suis sûre. J’en ai même plus en stock depuis un sacré bout de temps. James Bond, c’est plutôt de l’histoire ancienne, Marîd. Les gens cherchent à prendre leur pied ailleurs. Les histoires d’espionnage, c’est trop vieux jeu. » Dès qu’elle cessait de parler, des chiffres se formaient sur ses lèvres, les papies continuant à parler directement à son cerveau.

Je connaissais James Bond parce que j’avais lu les livres – de vrais bouquins, en papier. Enfin, j’en avais lu quelques-uns, quatre ou cinq. Bond était un mythe eur-am, comme Tarzan ou Johnny Carson. J’aurais bien aimé que Laïla ait un mamie Bond ; ça aurait pu m’aider à comprendre comment pensait l’assassin de Devi. Je hochai la tête ; quelque chose me titillait à nouveau l’esprit…

Je tournai le dos à Laïla et quittai sa boutique. J’avisai l’affiche holographique qui jouait sur le trottoir devant sa vitrine. C’était Honey Pilar. Elle avait l’air d’avoir trois mètres de haut, et elle était absolument nue. Quand vous êtes Honey Pilar, c’est le seul costume qui vous aille. Elle faisait courir ses mains lascives sur son corps superlumineusement sexy. Elle écarta d’un mouvement de tête ses cheveux pâles de devant ses yeux verts et me fixa. Elle fit glisser le petit bout rose de sa langue sur ses lèvres appétissantes, étonnamment pleines. Je restai planté là à fixer l’holoporno, fasciné. C’était le but de la manœuvre et elle y réussissait parfaitement. À la lisière de ma conscience, je savais que d’autres hommes et femmes s’étaient immobilisés sur place, les yeux rivés dessus, eux aussi. Puis Honey parla. Sa voix, électroniquement trafiquée pour envoyer des frissons de désir dans mon corps déjà envahi de lubricité, m’évoqua des désirs adolescents oubliés depuis des années. J’avais la bouche sèche ; le cœur qui battait la chamade.

L’hologramme vendait le nouveau mamie de Honey, celui que possédait déjà Chiri. Si j’en achetais un pour Yasmin…

« Mon mamie m’attend, outre-océan », susurra Honey d’une voix de gorge, en pastichant le classique « My Bonnie », tandis que ses mains glissaient avec langueur sur les courbes avantageuses de ses seins parfaits…

« Il m’attend sur la rive opposée…», confia-t-elle, tandis que ses ongles ardents caressaient son ventre plat, cherchant encore, cherchant toujours…

« Mon mamie m’attend outre-océan / Maintenant, la baise, il connaît ! » Elle était en extase, les yeux mi-clos. Sa voix devint un gémissement haletant, implorant la poursuite du plaisir. C’était moi qu’elle implorait, tandis que ses mains glissaient enfin, disparaissant entre ses cuisses bronzées.

Tandis que l’hologramme se dissolvait en fondu, une autre voix de femme, en superposition, précisait les caractéristiques techniques et le prix du produit. « N’avez-vous pas essayé les aides maritales modulaires ? Vous servez-vous encore d’un holoporno ? Dites voir, si utiliser une capote, ça vous fait l’effet d’embrasser votre sœur, alors un holoporno, ça doit vous faire l’effet d’embrasser une photo de votre sœur ! Pourquoi reluquer un holo de Honey Pilar quand avec son nouveau mamie vous pouvez vous envoyer en l’air avec elle, aussi souvent que vous voulez, chaque fois que vous voulez ! Allez ! Offrez à votre petit(e) ami(e) le nouveau mamie Honey Pilar dès aujourd’hui ! Les aides maritales modulaires ne sont vendues qu’en nouveauté ! »

La voix s’évanouit, me laissant reprendre mes esprits. Les autres spectateurs, également libérés, se remirent à vaquer à leurs affaires, titubant légèrement. Je me tournai vers la Rue, songeant d’abord à Honey Pilar, puis au mamie que j’offrirais à Yasmin en cadeau d’anniversaire (aussitôt que possible, en anniversaire de n’importe quoi. Au diable les prétextes) et enfin, en dernier, au truc qui n’avait cessé de me turlupiner. Ça m’était venu à l’esprit juste après que j’avais parlé à Okking de la fusillade dans la boîte de Chiriga, et de nouveau, encore aujourd’hui :

Un tueur qui aurait envie de s’amuser un peu n’aurait jamais utilisé un mamie James Bond. Non, un module James Bond était trop spécialisé, trop stérile. James Bond ne tirait aucun plaisir à tuer les gens. Si quelque psychotique voulait se servir d’un module d’aptitude mimétique pour l’aider à perpétrer ses meurtres, il aurait pu choisir n’importe lequel parmi une douzaine de gredins disponibles au catalogue. Sans parler des mamies pirates, qu’on ne vendait pas dans les boutiques respectables : pour un joli tas de kiams, on pouvait sans doute mettre la main sur un mamie de Jack l’Éventreur. Il existait des mamies de personnages imaginaires ou réels, enregistrés directement à partir du cerveau ou bien reconstitués par d’habiles programmeurs. J’étais malade rien qu’à songer à tous ces pervers qui cherchaient des mamies illicites, et à ce fructueux marché parallèle qui les approvisionnait en modules Charles Manson, Nosferatu ou Heinrich Himmler.

J’étais certain que, quel qu’il soit, celui qui avait utilisé le module Bond, l’avait fait pour une raison différente, sachant à l’avance qu’il ne lui procurerait pas beaucoup de plaisir. Ce n’était pas en effet le plaisir qu’avait recherché le faux James Bond. Son objectif n’avait pas été l’excitation mais l’exécution.

La mort de Devi – et, bien entendu, celle du Russe –, n’avaient pas été l’œuvre d’un boucher fou issu des rebuts de la société. Les deux meurtres avaient été, en fait, des assassinats. Des assassinats politiques.

Seulement, Okking ne voudrait rien entendre de tout cela sans preuve. Et je n’en avais aucune. Je n’étais moi-même pas certain du sens exact de tout cela. Quel rapport pouvait-il exister entre Bogatyrev, petit fonctionnaire à la légation d’un royaume d’Europe oriental indigent et faible, et Devi, l’une des Sœurs Veuves noires ? Les deux univers n’avaient aucun point commun.

J’avais besoin de plus d’informations, mais j’ignorais d’où elles pourraient venir. Je me surpris à me diriger quelque part d’un pas décidé. Vers où ? me demandai-je. L’appartement de Devi, bien sûr. Les hommes d’Okking seraient encore en train de passer les lieux au peigne fin, à la recherche d’indices. Il y aurait des barrières, un cordon de balisage assorti de panneaux POLICE / ACCÈS INTERDIT. Il y aurait…

Rien. Ni barrière, ni cordon, ni flics. Il y avait une lumière à la fenêtre. Je me dirigeai vers les volets verts qui fermaient normalement l’entrée. Ils étaient grands ouverts, de sorte que le vestibule de Devi était parfaitement visible du trottoir. À quatre pattes, un Arabe d’âge mûr était en train de repeindre une cloison. Nous nous saluâmes ; il voulait savoir si je désirais louer l’appartement ; celui-ci serait remis en état d’ici deux jours. Voilà tout l’éloge funèbre auquel avait droit Devi. Voilà qui résumait les efforts accomplis par Okking pour retrouver l’assassin. Comme dans le cas de Tami, les autorités n’avaient guère de temps à consacrer à Devi. Les deux femmes n’avaient pas été de bonnes citoyennes ; elles n’avaient pas mérité le droit à la justice.

Je parcourus du regard le pâté de maisons. Toutes celles situées de ce côté de la rue étaient identiques : des maisonnettes basses, chaulées, au toit plat, avec des portes et des fenêtres obturées par des volets verts. Nul endroit où un « James Bond » aurait pu se dissimuler pour assaillir Devi. Il n’aurait pu se cacher qu’à l’intérieur même de son appartement, pour la surprendre au retour du boulot ; ou alors, l’attendre quelque part à proximité. Je traversai la vieille rue pavée. De l’autre côté, certaines maisons possédaient des vérandas basses munies de balustrades en fer. J’allai m’asseoir, juste en face de la maison de Devi, sur les degrés supérieurs de l’escalier et parcourus les lieux du regard. Par terre devant moi, à droite des marches, j’avisai plusieurs mégots de cigarette. Quelqu’un s’était assis sous cette véranda, un fumeur ; peut-être l’occupant de cette maison, et peut-être pas. Je m’accroupis pour examiner les mégots. Tous portaient trois anneaux dorés autour du filtre.

Dans les livres de James Bond, celui-ci fumait des cigarettes manufacturées spécialement pour lui à partir d’un mélange particulier de tabac, et leur marque caractéristique était trois anneaux d’or. L’assassin prenait sa tâche au sérieux ; il utilisait un pistolet de petit calibre, sans doute un Walther PPK, comme celui de Bond. Bond mettait ses cigarettes dans un porte-cigarettes gris acier qui pouvait en contenir cinquante ; je me demandai si l’assassin en portait également un identique.

Je glissai les mégots dans ma sacoche. Okking voulait des preuves, j’avais une preuve. Ça ne voulait pas dire qu’il serait d’accord. Je lorgnai le ciel ; il commençait à se faire tard et il n’y aurait pas de lune ce soir. Le fin croissant de la lune nouvelle apparaîtrait demain soir, annonçant avec sa venue le début du mois saint du ramadân.

Déjà frénétique, le Boudayin deviendrait plus hystérique encore après la tombée de la nuit, demain soir. En revanche, la journée connaîtrait un calme mortel. Mortel. Je ris doucement tout en me dirigeant vers le bar de Benoît le Frenchy. La mort, j’en avais eu ma dose, mais cette idée de calme et de paix me paraissait bien attrayante.

Quel imbécile je faisais.

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