Je fus de nouveau réveillé par la sonnerie de mon téléphone. Il était plus facile à trouver ce coup-ci ; je n’avais plus le jean auquel il était accroché la nuit précédente : il avait disparu, de même d’ailleurs que ma chemise. Yasmin avait décidé qu’il serait bien plus facile de les larguer que d’essayer d’ôter les taches. En outre, avait-elle ajouté, elle n’avait pas envie de penser au sang de Sonny chaque fois qu’elle ferait courir son doigt le long de ma cuisse. J’avais d’autres chemises ; pour le jean, c’était une autre affaire. En trouver une nouvelle paire allait être la première occupation de ce jeudi.
Du moins, était-ce ce que j’avais prévu. Voilà que le coup de téléphone changeait tout. « Ouais ? fis-je.
— Salut ! Bienvenue ! Comment va ?
— Loué soit Allah, dis-je. Mais qui est à l’appareil ?
— Je te demande pardon, ô habile ami, j’avais cru que tu reconnaîtrais ma voix. C’est Hassan. »
Je fermai hermétiquement les yeux puis les rouvris. « Salut, Hassan. Friedlander bey m’a appris au sujet d’Abdoulaye, hier soir… La consolation, c’est que tu ailles bien.
— Qu’Allah te bénisse, mon ami. À vrai dire, je t’appelle pour te transmettre une invitation de Friedlander bey. Il désire que tu te rendes chez lui pour prendre le petit déjeuner en sa compagnie. Il t’enverra une voiture avec chauffeur. »
Ce n’était pas ma manière idéale de commencer la journée. « J’avais cru hier au soir le convaincre de mon innocence. »
Rire d’Hassan. « Tu n’as pas à te tracasser pour ça. C’est une invitation purement amicale. Friedlander bey aimerait se racheter des frayeurs qu’il a pu t’occasionner. En outre, il y a deux ou trois choses qu’il aimerait te demander. Il pourrait y avoir une grosse somme à la clé pour toi, Marîd, mon fils. »
Ça ne m’intéressait aucunement de prendre l’argent de Papa mais, d’un autre côté, je ne pouvais pas refuser une invitation : ça ne se faisait tout bonnement pas dans la ville qu’il régentait. « Quand la voiture sera-t-elle ici ? demandai-je.
— Très bientôt. Rafraîchis-toi, puis écoute attentivement toutes les suggestions que pourra faire Friedlander bey. Tu en tireras profit si tu es malin.
— Merci, Hassan.
— Inutile de me remercier », et il raccrocha.
Je me recalai contre l’oreiller et réfléchis. Je m’étais promis, il y a des années, de ne jamais accepter de l’argent de Papa ; même s’il représentait le légitime paiement d’un service rendu, l’accepter vous plaçait illico dans cette vaste catégorie de ses « amis et représentants ». Moi, j’étais un indépendant, mais si je tenais à préserver ce statut, j’aurais intérêt à marcher sur des œufs cet après-midi.
Yasmin dormait encore, évidemment, et je ne la dérangerai pas – le bar à Frenchy n’ouvrait pas avant le début de soirée. Je gagnai la salle de bains, me lavai le visage et me brossai les dents. Il faudrait que je me présente à Papa en costume local. Je haussai les épaules ; Papa l’interpréterait sans doute comme un compliment. Ce qui me rappela que je ferais bien de lui apporter un menu cadeau ; c’était une entrevue entièrement différente de celle d’hier soir. J’achevai ma rapide toilette et m’habillai, renonçant au keffieh au profit du petit bonnet tricoté de mon pays natal. Je remplis mon sac de sport : de l’argent, mon téléphone, mes clés, parcourus du regard l’appartement avec comme un vague pressentiment, puis sortis. J’aurais dû laisser un mot à Yasmin, lui indiquant ma destination, mais je me dis que si je ne devais jamais rentrer, ça me ferait une belle jambe.
Il tombait une tiède averse de fin d’après-midi. J’entrai dans une boutique proche et achetai une corbeille de fruits assortis puis regagnai à pied mon immeuble, goûtant l’odeur fraîche et propre de la pluie sur les trottoirs. J’avisai une longue limousine noire qui m’attendait, moteur au ralenti. Un chauffeur en uniforme se tenait sous le porche de mon immeuble, pour s’abriter de la pluie. Il me salua quand j’approchai et m’ouvrit la porte arrière du luxueux véhicule. Je montai, adressai à Allah une prière silencieuse et entendis la portière claquer. Un instant plus tard, la voiture s’ébranlait, en direction de la vaste demeure de Friedlander bey.
Le garde en uniforme en faction à la grille du mur d’enceinte laissa passer notre limousine. L’allée gravillonnée décrivait une courbe gracieuse au milieu d’un jardin paysagé soigneusement entretenu. On voyait une profusion de fleurs tropicales éclatantes s’épanouir tout alentour et, derrière, de hauts palmiers dattiers et des plantations de bananiers. L’effet était bien plus naturel et réussi que les arrangements artificiels entourant la demeure de Lutz Seipolt. Le chauffeur conduisait lentement et les pneus crissaient bruyamment sur le gravier. À l’intérieur de ces murs, tout était calme et tranquille, comme si Papa avait réussi à éloigner les bruits et les clameurs de la cité au même titre que les visiteurs indésirables. Le corps de logis par lui-même n’avait que deux niveaux mais il s’étendait sur une vaste parcelle de centre-ville, sur un terrain qui n’était pas donné. On apercevait plusieurs tours – sans aucun doute avec des gardes, également – et la demeure de Friedlander bey avait son propre minaret. Je me demandai si Papa avait aussi son muezzin privé pour l’appeler à ses dévotions.
Le chauffeur nous arrêta devant les larges degrés de marbre de l’entrée principale. Non seulement m’ouvrit-il la portière de la voiture mais il m’accompagna également en haut des marches. C’est lui qui frappa à la porte d’acajou verni de la demeure. Une espèce de majordome vint ouvrir et le chauffeur annonça : « L’invité du maître. » Puis il regagna sa voiture, tandis que le majordome s’effaçait avec une courbette : je me retrouvai à l’intérieur de la maison de Freidlander bey. La porte superbe se referma derrière moi et l’air frais et sec caressa mon visage en sueur. La maison sentait vaguement l’encens.
« Par ici, je vous prie, dit le majordome. Le maître est pour l’heure à ses prières. Vous pouvez attendre dans cette antichambre. »
Je remerciai le domestique qui souhaita avec ferveur qu’Allah m’accorde toutes sortes de choses merveilleuses. Puis il disparut, me laissant seul dans la petite pièce. Je la parcourus négligemment, admirant au passage les divers objets délicats que Papa avait acquis durant son existence longue et mouvementée. Enfin, une porte communicante s’ouvrit et l’un des Rocs me fit signe. J’aperçus Papa à l’intérieur, en train de rouler son tapis de prière pour le ranger dans un placard. Il y avait un mihrâb dans la pièce, cette alcôve semi-circulaire qu’on trouve dans chaque mosquée pour indiquer la direction de La Mecque.
Friedlander bey se tourna pour m’accueillir et son visage gris et potelé s’illumina d’un authentique sourire de bienvenue. Il vint vers moi et me salua ; nous passâmes par toutes les formalités : je lui offris mon présent et il s’en montra ravi. « Les fruits ont l’air succulents et tentants », me dit-il en déposant la corbeille sur une table basse. « Je m’en régalerai après que le soleil sera couché, mon neveu ; c’est bien aimable de ta part d’avoir songé à moi. À présent, veux-tu te mettre à l’aise ? Nous avons à parler et, quand le temps sera venu, je te prierai de te joindre à moi pour le déjeuner. » Il m’indiqua un antique divan laqué qui semblait valoir une petite fortune. Puis il alla s’étendre sur sa couche, me faisant face à l’autre bout de plusieurs mètres d’un tapis aux exquises tonalités bleu pâle et or. J’attendis qu’il commence la conversation.
Il se caressa la joue et me regarda, comme s’il n’en avait pas eu assez la veille. « Je vois à ton teint que tu es un Maghrib, me dit-il. Es-tu tunisien ?
— Non, ô cheikh. Je suis né en Algérie.
— L’un de tes parents était certainement d’ascendance berbère. »
Ça me mit légèrement en rogne. Il y a des raisons profondes, historiques à cette irritation mais tout cela est de l’histoire ancienne, ennuyeuse, et sans intérêt aujourd’hui. J’esquivai l’ensemble du différend arabo-berbère en répondant : « Je suis un musulman, ô cheikh, et mon père était français.
— Il y a un proverbe, nota Friedlander bey, qui dit que si tu demandes à un mulet son hérédité, il te répondra simplement qu’un seul de ses parents était un cheval. » Je pris cela comme un léger reproche ; l’allusion aux ânes et aux mulets est plus significative si l’on estime, comme le font tous les Arabes, que l’âne – au même titre que le chien – fait partie des animaux les plus impurs. Papa devait avoir remarqué qu’il n’avait fait que m’irriter davantage car il agita la main avec un petit rire. « Pardonne-moi, mon neveu. Je remarquais simplement que ta langue est fortement teintée du dialecte du Maghrib. Bien sûr, ici dans notre cité, notre arabe est une mixture de maghrib, d’égyptien, de levantin et de perse. Je doute que quiconque parle un arabe pur, si même une telle chose existe où que ce soit ailleurs que sur la Voie droite. Je ne voulais pas te vexer. Et je dois inclure dans mes excuses le traitement auquel tu as été soumis hier soir. J’espère que tu peux en comprendre les raisons. »
Je hochai résolument la tête mais m’abstins de répondre.
Friedlander bey poursuivit : « Il est toutefois nécessaire de revenir au désagréable sujet dont nous avons discuté brièvement au motel. Ces meurtres doivent cesser. Il n’y a pas d’autre solution acceptable. Trois des quatre victimes jusqu’à présent étaient en rapport avec moi. Je ne peux voir en ces assassinats autre chose qu’une attaque personnelle, directe ou non.
— Trois sur quatre ? m’étonnai-je. Sans doute, Abdoulaye Abou-Saïd était l’un de tes hommes. Mais le Russe ? Et les deux Sœurs Veuves noires ? Aucun mac n’oserait s’attaquer aux Sœurs. Tamiko et Devi étaient célèbres pour leur farouche indépendance. »
Papa fit un petit geste de dégoût. « Je n’interférais pas avec les Sœurs Veuves noires dans leur activité de prostitution, me dit-il. Mon domaine se situe sur un plan plus élevé, même si bon nombre de mes associés tirent bénéfice de l’exploitation de toutes sortes de vices. Les Sœurs avaient le droit de garder jusqu’au dernier kiam qu’elles gagnaient et ne s’en privaient pas. Non, c’était d’autres services qu’elles me rendaient, des services d’une nature discrète, dangereuse et nécessaire. »
J’étais abasourdi. « Tami et Devi étaient… tes assassins ?
— Oui, confirma Friedlander bey. Et Sélima poursuivra ce genre de mission chaque fois qu’aucune autre solution ne sera possible. Tamiko et Devi étaient bien payées, elles avaient toute ma confiance et ont toujours donné d’excellents résultats. Leur disparition n’a pas été sans me préoccuper. Ce n’est pas une affaire simple de remplacer de telles artistes, surtout lorsque, à titre professionnel, j’avais pu apprécier une telle association. »
Cet aveu me donnait à réfléchir ; la révélation n’était pas difficile à accepter bien qu’elle constituât une totale surprise. Elle répondait même à certaines questions qui m’avaient épisodiquement travaillé, quant à l’audace délibérée des Sœurs Veuves noires. Elles travaillaient comme agents secrets de Friedlander bey et elles étaient protégées ; ou plutôt, étaient censées l’être. Malgré tout, deux d’entre elles étaient mortes. « Ce serait plus simple pour comprendre cette situation, ô cheikh », dis-je en réfléchissant tout haut, « si Tami et Devi avaient été l’une et l’autre assassinées de la même manière. Or, Devi a été tuée par balle avec un antique pistolet tandis que Tami a été torturée et poignardée.
— Je pensais la même chose, mon neveu, me dit Papa. Je t’en prie, continue. Peut-être éclairciras-tu ce mystère. »
Je haussai les épaules. « Eh bien, même cet indice pourrait être négligé si l’on n’avait pas découvert d’autres victimes assassinées dans des circonstances identiques.
— Je vais retrouver ces deux assassins », dit calmement le vieillard. C’était une déclaration ferme, ni un vœu pieu ni une vantardise.
« Il m’est venu à l’esprit, ô cheikh, que l’assassin qui utilise un pistolet tue pour quelque raison politique. Je l’ai vu abattre le Russe qui était un fonctionnaire mineur à la légation du royaume d’Ukraine et Biélorussie. Il portait un module mimétique James Bond. Son arme était la même que celle qu’utilise le personnage romanesque. Je crois qu’un assassin ordinaire, tuant par dépit, par colère soudaine ou bien au cours d’un vol, s’embrocherait le premier mamie qui lui tombe sous la main, ou bien aucun. Ce module James Bond peut fournir un certain degré de perspicacité et de maîtrise pour perpétrer rapidement et proprement un assassinat. Il ne serait par conséquent utile qu’à un tueur sans passion dont les actes feraient partie de quelque plan plus vaste. »
Friedlander bey fronça les sourcils. « Je ne suis pas convaincu, mon neveu. Il n’y a pas le moindre rapport entre ton diplomate russe et ma Devi. L’idée de l’assassinat t’est venue uniquement parce que le Russe gravitait dans un certain univers politique. Devi, elle, n’avait pas la moindre notion des affaires du monde. Elle n’était ni une aide ni un obstacle pour aucun parti ou mouvement. Le thème James Bond mérite certes plus ample examen mais les motifs que tu suggères sont dépourvus de substance.
— As-tu une idée de l’identité du tueur, ô cheikh ?
— Pas encore, me répondit-il, mais je viens tout juste de commencer à recueillir des renseignements. C’est pourquoi je désirais discuter avec toi de la situation. Il ne faut pas que tu voies dans mon intérêt une simple affaire de vengeance. Il y a de ça, évidemment, mais cela va bien plus loin. Pour dire les choses simplement, je dois protéger mes investissements ; prouver à mes amis et associés que je ne permettrai jamais que se perpétue une telle menace pour leur sécurité. Sinon, je vais commencer à perdre le soutien des gens qui constituent les fondations et la charpente de mon pouvoir. Pris individuellement, ces quatre meurtres sont ignobles mais ils n’ont rien d’exceptionnel : il s’en produit tous les jours en ville. Réunis, toutefois, ces quatre assassinats sont un défi immédiat à mon existence. Est-ce que tu me comprends, mon neveu ? »
On ne pouvait être plus clair. « Oui, ô cheikh », dis-je. J’attendais d’entendre les suggestions annoncées par Hassan.
Il y eut un long silence durant lequel Friedlander bey me considéra, l’air pensif. « Tu es bien différent de la plupart de mes amis du Boudayin, observa-t-il enfin. Presque tout le monde s’est fait faire telle ou telle modification corporelle.
— S’ils en ont les moyens, répondis-je, je crois qu’ils devraient s’offrir tous les mods qu’ils veulent. Quant à moi, ô cheikh, mon corps m’a toujours plu tel qu’il était. Les seules interventions chirurgicales que j’ai subies l’ont été pour des raisons thérapeutiques. Je me satisfais de la forme que m’a donnée Allah. »
Papa acquiesça. « Et ton esprit ? s’enquit-il.
— Il est parfois un peu lent mais, dans l’ensemble, il m’a toujours vaillamment servi. Je n’ai jamais éprouvé le désir d’avoir le cerveau câblé, si c’est ce que tu veux dire.
— Néanmoins, tu absorbes de prodigieuses quantités de drogue. Tu l’as encore fait en ma présence hier soir. » Je n’avais rien à répondre à cela. « Tu es un homme fier, mon neveu. J’ai lu un rapport te concernant qui mentionne cet orgueil. Tu aimes à te confronter, dans des défis d’astuce, de volonté et de prouesses physiques avec des gens qui ont sur toi l’avantage de personnalités modulaires et autres périphériques logiciels. C’est un dérivatif dangereux mais tu sembles t’en être toujours sorti indemne. »
Quelques souvenirs douloureux fulgurèrent dans mon esprit. « Ça n’a pas toujours été le cas, ô cheikh. »
Il rit. « Et même cela ne t’a pas soufflé de changer d’attitude. Ton orgueil te pousse à te présenter – c’est en un sens ce que disent les chrétiens – comme étant dans le monde mais pas de celui-ci.
— Préservé de la tentation de ses trésors et indemne de ses maux, c’est tout moi. » Mon ton ironique ne lui avait pas échappé.
« J’aimerais que tu m’aides, Marîd Audran », me dit-il. Et voilà, on y était : à prendre ou à laisser.
À sa manière de présenter la chose, ma position était extrêmement inconfortable : je pouvais répondre : « Bien sûr, je vais t’aider », et me retrouver compromis précisément de la façon que je m’étais toujours juré de refuser ; ou bien dire : « Non merci », auquel cas j’aurais offensé l’homme le plus influent de mon univers. Je pris le temps de prendre deux longues et lentes inspirations avant de choisir ma réponse. « Ô cheikh, dis-je enfin, tes difficultés sont celles de tout un chacun dans le Boudayin ; voire, dans toute la cité. Sans nul doute, tout homme soucieux de ton bonheur et de ta sécurité t’aidera volontiers. Je vais t’aider dans la mesure du possible mais contre les hommes qui ont assassiné tes amis, je doute de pouvoir être d’une grande utilité. »
Papa se caressa la joue en souriant. « Je comprends que tu n’aies aucun désir de devenir l’un de mes “associés”. Le fait est. Mais tu as ma garantie, mon neveu, si tu acceptes de m’aider pour cette affaire, que cela ne te marquera pas comme un des “hommes de Papa” Ton plaisir réside dans ta liberté et ton indépendance et je m’en voudrais de les retirer à celui qui m’accorde une aussi grande faveur. »
Je me demandai s’il était en train de sous-entendre qu’il pourrait retirer la liberté à celui qui refuserait d’accomplir cette faveur. Ce serait un jeu d’enfant pour lui de me la supprimer ; il pourrait y parvenir sans difficulté en me plantant pour l’éternité, sous l’herbe tendre du cimetière qui termine la Rue.
La baraka : un terme arabe qu’il est fort difficile de traduire. Il peut signifier magie ou charisme ou la faveur spéciale de Dieu. Des lieux peuvent l’avoir ; on visite des lieux saints, on touche des reliques avec l’espoir qu’en déteigne une partie de celle-ci. Les gens peuvent avoir la baraka ; les derviches, en particulier, croient que certains individus fortunés sont spécialement bénis par Allah et sont par conséquent l’objet d’un respect particulier au sein de la communauté. Friedlander bey a plus de baraka que toutes les châsses de pierre du Maghrib. Je ne saurais dire si c’était la baraka qui avait fait de lui ce qu’il était ou s’il était parvenu à la baraka en atteignant cette position et cette influence. Quelle que soit l’explication, il était bien difficile de l’écouter et de lui refuser ce qu’il demandait. « Comment puis-je t’aider ? » lui demandai-je. Je sentis un vide en moi, comme après une immense capitulation.
« Je veux que tu sois l’instrument de ma vengeance, mon neveu. »
Je reçus un choc. Personne mieux que moi ne savait combien j’étais inadéquat à la tâche qu’il m’assignait. J’avais déjà essayé de le lui dire, mais il avait simplement balayé mes objections comme si elles n’étaient que quelque forme de fausse modestie. J’avais la bouche et la gorge sèches. « J’ai dit que je t’aiderais, mais tu m’en demandes trop. Tu as dans ton personnel des gens bien plus capables.
— Des hommes plus robustes, reconnut Papa. Les deux domestiques que tu as rencontrés hier soir sont plus forts que toi mais ils manquent d’intelligence. Hassan le Chiite possède une certaine dose de sagacité mais, à part ça, ce n’est pas un homme bien dangereux. J’ai envisagé chacun de mes amis, ô mon neveu bien-aimé, et j’ai pris ma décision : nul autre que toi n’offre la combinaison essentielle de qualités que je recherche. Plus important, j’ai confiance en toi. Je ne puis dire la même chose de certains de mes associés ; c’est triste de l’admettre. J’ai confiance en toi parce que peu t’importe de grimper dans mon estime. Tu n’essaies pas de t’attacher mes bonnes grâces pour tes propres desseins. Tu n’es pas une sangsue dégoulinante, dont j’ai plus que mon content. Pour la tâche importante que nous devons accomplir, il me faut quelqu’un en qui je n’aie nul doute ; c’est une des raisons pour lesquelles notre rencontre d’hier soir était si difficile pour toi. C’était un examen de ta valeur intrinsèque. J’ai su, quand nous nous sommes quittés, que tu étais l’homme que je recherchais.
— Tu me fais honneur, ô cheikh, mais j’ai peur de ne pas partager ta confiance. »
Il leva sa main droite qui tremblait visiblement. « Je n’ai pas terminé, mon neveu. Il y a d’autres raisons pour lesquelles tu dois faire ce que je demande, des raisons qui te profiteront à toi, plus qu’à moi. Tu as essayé de parler de ton amie Nikki, hier soir, et je ne t’ai pas laissé faire. Je te demande encore une fois ton pardon. Tu avais tout à fait raison de t’inquiéter de sa sécurité. Je suis certain que sa disparition a été l’œuvre de l’un ou l’autre de ces meurtriers ; peut-être a-t-elle été déjà assassinée, fasse Allah que ce ne soit pas vrai. Je ne saurais dire. Pourtant, s’il est un espoir de la retrouver vivante, il réside en toi. Avec mes ressources, ensemble, nous trouverons les assassins. Ensemble, nous nous occuperons d’eux, comme le stipule la sage Parole de Dieu. Nous empêcherons la mort de Nikki si c’est possible et qui peut dire combien d’autres vies nous pourrons encore sauver ? Ne sont-ce pas là des buts dignes d’estime ? Peux-tu encore hésiter ? »
Tout cela était très flatteur, je suppose ; mais j’aurais bougrement aimé que Papa choisisse quelqu’un d’autre. Saïed aurait fait un bon boulot, surtout équipé de son mamie accélérateur. Je ne pouvais pourtant rien faire d’autre qu’accepter. « Je ferai pour toi mon possible, ô cheikh, dis-je à contrecœur, mais je n’abandonne pas mes doutes.
— C’est fort bien, dit Friedlander bey. Tes doutes te garderont en vie plus longtemps. »
J’aurais franchement préféré qu’il s’abstînt de cette dernière remarque ; à l’entendre, on aurait dit que je ne pourrais pas survivre, quoi que je fasse, mais que mes doutes me permettraient de tenir assez pour me voir souffrir. « Il en sera selon la volonté d’Allah, répondis-je.
— Que la bénédiction d’Allah soit avec toi. À présent, il nous faut discuter de ton paiement. »
Là aussi, ça me surprit. « Je n’avais pas songé à cela. »
Papa fit comme s’il n’avait pas entendu. « Il faut bien se nourrir, me dit-il simplement. Tu seras payé cent kiams par jour jusqu’à ce que cette affaire soit conclue. » Conclue était le terme adéquat : soit nous mettions un terme à l’existence de ces deux salauds d’assassins, soit c’était l’un ou l’autre qui me réglait mon compte.
« Je n’ai pas demandé de tels honoraires. » Cent par jour ; enfin, Papa avait dit qu’il fallait bien se nourrir. Je me demandais ce qu’il croyait être mon ordinaire.
À nouveau, il m’ignora. Il fit un geste au Roc parlant, qui approcha et lui tendit une enveloppe. « Voici sept cents kiams, me dit Papa, ta paie pour la première semaine. » Il rendit l’enveloppe au domestique qui me l’apporta.
Si je l’acceptais, ce serait le symbole de ma totale soumission à l’autorité de Friedlander bey. Plus question de reculer, de renoncer, de se défiler avant la fin. Je considérai l’enveloppe blanche dans la main couleur de grès. Ma main s’éleva un peu, redescendit, se leva de nouveau, prit l’argent. « Merci. »
Friedlander bey avait l’air ravi. « J’espère qu’il te procurera du plaisir. » Il avait foutrement intérêt : j’allais certainement en mériter jusqu’au dernier putain de fïq.
« Ô cheikh, quelles sont tes instructions ?
— Tout d’abord, mon neveu, tu dois aller voir le lieutenant Okking et te mettre à sa disposition. Je vais l’informer de notre entière coopération avec les forces de police dans cette affaire. Il y a des situations où mes associés peuvent agir avec plus d’efficacité que la police ; je suis certain que le lieutenant le reconnaîtra. Je crois qu’une alliance temporaire de mon organisation avec la sienne servira au mieux les besoins de la communauté. Il te fournira tous les indices dont il dispose sur les meurtres, une description probable de celui qui a tranché la gorge d’Abdoulaye Abou-Saïd et de Tamiko et tous autres renseignements qu’il a jusque-là gardés par-devers lui. En retour, tu l’assureras que nous tiendrons la police informée de tous les indices que nous pourrons découvrir.
— Le lieutenant Okking est un homme estimable mais il ne coopère qu’avec qui bon lui semble, ou lorsque c’est manifestement à son avantage. »
Bref sourire de Papa. « Dorénavant, il va coopérer avec toi, j’y veillerai. Il ne va pas tarder à apprendre que c’est même dans son intérêt. » Le vieil homme saurait tenir parole : si quelqu’un pouvait convaincre Okking de m’aider, c’était bien Friedlander bey.
« Et ensuite, ô cheikh ? »
Il inclina la tête et sourit à nouveau. Pour quelque raison, je me sentis glacé, comme si un vent piquant s’était glissé dans la forteresse de Papa. « Envisages-tu un temps, mon neveu, me demanda-t-il, ou bien vois-tu une circonstance, qui t’amènerait à rechercher les modifications que tu as jusque-là rejetées ? »
Le vent glacial fraîchit encore. « Non, ô cheikh. Je ne puis envisager un tel moment ni imaginer une telle situation ; cela ne signifie pas que cela ne pourra pas se produire. Peut-être, à quelque période dans l’avenir, éprouverai-je le besoin de choisir certaines modifications. »
Il hocha la tête. « Demain, nous sommes vendredi et j’observe le sabbath. Tu auras besoin de temps pour réfléchir et t’organiser. Lundi, c’est bien assez tôt.
— Assez tôt ? Assez tôt pour quoi ?
— Pour rencontrer mes chirurgiens particuliers, me dit-il simplement.
— Non », murmurai-je.
Soudain, Friedlander bey cessa de jouer les oncles affables. Il était devenu, instantanément, le meneur d’hommes dont les ordres ne pouvaient être discutés. « Tu as accepté mon argent, mon neveu, dit-il, inflexible. Tu feras ce que je dis. Tu ne peux espérer réussir contre nos ennemis à moins d’avoir l’esprit amélioré. Nous savons qu’au moins l’un des deux possède un cerveau électroniquement augmenté. Tu dois avoir le même, mais à un degré supérieur encore. Mes chirurgiens peuvent te procurer des avantages face aux assassins. »
Les deux mains de grès avaient fait leur apparition, pesant sur mes épaules, les maintenant avec fermeté. À présent, il n’y avait effectivement plus de sortie possible. « Quel genre d’avantages ? » demandai-je, inquiet. Je commençais à sentir la sueur froide de la panique totale. J’avais évité de me faire câbler le cerveau, moins par principe que par trouille. Cette seule idée engendrait en moi une profonde terreur qui confinait à une phobie irrationnelle, paralysante.
« Mes chirurgiens te fourniront toutes les explications voulues.
— Ô cheikh, dis-je d’une voix qui se brisait. Je ne souhaite pas une telle chose.
— Les événements ont progressé au-delà de ce que tu souhaites ou non. Tu auras d’autres idées en tête, lundi. »
Non, songeai-je, ce ne sera pas moi, ce sera Friedlander bey et ses chirurgiens qui me mettront d’autres idées en tête.