12.

Les musulmans sont, par nature, très superstitieux. Nos compagnons de route à travers l’étonnante Création d’Allah comprennent toutes sortes de djinns, d’afrits, de monstres, de bons et de mauvais anges. Puis il y a des légions de sorciers armés de dangereux pouvoirs, le mauvais œil étant le plus fréquemment répandu. Tout cela ne rend pas la culture musulmane plus irrationnelle qu’une autre ; tous les autres groupes sociaux possèdent leur catalogue propre de choses invisibles, inamicales, prêtes à fondre sur l’insouciant. En règle générale, il y a bien plus d’ennemis dans le monde spirituel qu’il n’y a de protecteurs, même s’il est censé exister d’innombrables armées d’anges et consorts. Peut-être qu’ils sont tous partis en permission depuis que Shaïtan s’est fait chasser du paradis, je ne sais pas.

Toujours est-il que l’une des pratiques superstitieuses à laquelle tiennent certains musulmans, en particulier les tribus nomades et les fellahîn incultes du Maghrib – comme ma mère et les siens –, est de baptiser un nouveau-né du nom de quelque maladie ou autre déficience afin de lui éviter qu’un esprit ou un sorcier quelconque ne lui prête par trop attention. Je me suis laissé dire que la chose est pratiquée dans le monde entier par des gens qui n’ont jamais entendu parler du Prophète, que la paix soit sur Son nom. Je m’appelle Marîd, ce qui veut dire « maladie » et l’on m’a donné ce nom dans l’espoir que me soit épargné un maximum d’affections au cours de mon existence. Le charme semble avoir eu un certain effet positif. Je me suis fait retirer l’appendice après son éclatement, il y a quelques années, mais c’est une opération courante, de routine, et c’est le seul problème médical sérieux que j’aie jamais eu. Je suppose que c’est dû à l’amélioration des traitements disponibles en cette époque de prodiges mais enfin, qui peut le dire ? Loué soit Allah, et tout ça.

Donc, je n’avais pas une grande expérience des hôpitaux. Quand les voix m’éveillèrent, il me fallut un bon bout de temps pour savoir où j’étais, et plus encore pour me rappeler ce que je venais y foutre. J’ouvris les paupières ; je n’y voyais rien, hormis un vague brouillard. Je les clignai encore et encore mais c’était comme si quelqu’un avait cherché à me les coller avec un mélange de sable et de miel. Je voulus lever la main pour me frotter les yeux mais mon bras était trop faible ; il refusa de parcourir la distance négligeable de ma poitrine à mon visage. Je plissai encore les paupières, louchai. Finalement, je parvins à distinguer deux infirmiers qui se tenaient près du pied de mon lit. L’un était jeune, barbe noire et voix claire. Il tenait un graphique et mettait au courant son collègue. « M. Audran ne devrait pas vous poser trop de problèmes », lui disait-il.

Le second homme était bien plus âgé, cheveux gris et voix rauque. Il hocha la tête et demanda : « Médication ? »

Son cadet fronça les sourcils. « C’est assez inhabituel. Il peut avoir à peu près tout ce qu’il désire, avec l’approbation de ses médecins. À ce que j’ai cru comprendre, il lui suffit de demander pour l’avoir. Autant et aussi souvent qu’il le veut. » L’homme aux cheveux gris laissa échapper un soupir indigné. « Qu’est-ce qu’il a fait, il a gagné un concours, ou quoi ? Un safari-drogues tous frais payés dans l’hôpital de son choix ?

— Moins fort, Ali. Il ne bouge pas mais il se peut qu’il t’entende. Je ne sais pas qui c’est mais, depuis le début, l’hôpital le traite comme s’il était quelque dignitaire étranger ou je ne sais quoi. Ce qu’on a pu dépenser pour lui épargner la moindre parcelle d’inconfort aurait pu soulager la douleur d’une douzaine de malheureux à l’hospice. »

Naturellement, je me fis l’effet d’un vil porc puant. Je veux dire, j’ai des sentiments, moi aussi. Je n’avais pas demandé un tel traitement – je n’avais pas souvenance de l’avoir demandé, en tout cas – et je résolus d’y mettre un terme sitôt que possible. Enfin, sinon un terme, du moins un certain allègement. Je n’avais pas envie d’être traité comme un cheikh féodal.

L’infirmier le plus jeune poursuivit, consultant son tableau : « M. Audran a été admis pour une intervention intracrâniale de convenance. Implantation de circuits élaborés, quelque chose de très expérimental, crois-je savoir. C’est pourquoi on l’a maintenu alité si longtemps. Il pourrait y avoir des effets secondaires imprévus. » Voilà qui me mit un rien mal à l’aise. Quels effets secondaires ? Personne ne m’avait parlé de ça. Avant.

« Je jetterai un œil à son dossier, ce soir, dit l’homme grisonnant.

— Il dort les trois quarts du temps : il ne devrait pas trop vous déranger. Allah le Miséricordieux soit loué, entre l’ampoule d’étorphine et les injections, il devrait en avoir encore pour dix ou quinze ans à roupiller…» Évidemment, il sous-estimait la merveilleuse efficacité de mon foie et de mon système enzymatique. Tout le monde croit toujours que j’exagère à ce sujet.

Ils s’apprêtaient à quitter la chambre. Le plus âgé des deux ouvrit la porte et sortit. Je voulus parler ; pas un son ne sortit, comme si je n’avais pas fait usage de ma voix depuis des mois. Nouvelle tentative. Qui se traduisit par un croassement assourdi. J’avalai un peu de salive et murmurai : « Infirmier…»

Le barbu posa mon dossier sur la console près de mon lit et se tourna vers moi, l’expression indéchiffrable. « Je suis à vous tout de suite, monsieur Audran », me dit-il d’une voix glacée. Puis il sortit en refermant la porte derrière lui.

La chambre était propre, lisse, et presque entièrement dépourvue de décoration, mais elle était également confortable. Bien plus que les salles de l’hospice où l’on m’avait traité après mon éclatement de l’appendice. Ç’avait été un épisode désagréable ; le seul point positif étant qu’on m’avait sauvé la vie, Allah en soit remercié, et que j’avais découvert la soléine, Allah soit loué une fois encore. L’hospice n’était pas entièrement philanthropique – je veux dire que les fellahîn qui ne pouvaient pas se payer des médecins privés recevaient certes des soins gratuits, mais la motivation principale de l’établissement était d’offrir la gamme la plus large de problèmes inhabituels aux internes, externes et élèves-infirmiers sur lesquels ils pouvaient s’exercer. Quiconque vous auscultait, procédait à tel ou tel type d’examen, pratiquait tel ou tel acte chirurgical mineur à votre chevet, n’avait qu’une modeste pratique de son métier. Ces gens étaient honnêtes et sincères, mais sans expérience aucune : ils pouvaient faire d’une simple prise de sang un supplice et transformer une procédure un peu plus douloureuse en torture infernale. Il n’en allait pas de même dans cette chambre individuelle. Je jouissais du confort, de toutes mes aises et j’étais libéré de la douleur. J’avais la paix, le repos et je bénéficiais de soins compétents. Friedlander bey me donnait tout cela, mais il faudrait que je le rembourse. Il y veillerait.

Je suppose que j’avais dû somnoler un petit moment car, lorsque la porte se rouvrit, je m’éveillai en sursaut. Je m’attendais à voir l’infirmier mais c’était un jeune homme en blouse verte de chirurgien. Il avait la peau mate et bronzée, des yeux bruns éclatants et l’une des plus grosses moustaches noires que j’aie jamais vues. Je l’imaginai essayant de la contenir sous son masque chirurgical et cela me fit sourire. Mon docteur était un Turc. J’avais un peu de mal à comprendre son arabe. Et réciproquement.

« Comment allons-nous aujourd’hui ? » dit-il sans me regarder. Il survola les notes de l’infirmier puis se tourna vers le terminal de données près de mon lit. Il pressa quelques touches et l’affichage se modifia sur l’écran de l’appareil. Il n’émit pas un son, ni clapement soucieux ni murmure encourageant. Il se contentait de fixer les chiffres qui défilaient en se tortillant le bout des moustaches. Finalement, il se tourna vers moi pour me demander : « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

— Bien », répondis-je sans me mouiller. Quand j’ai affaire aux médecins, je m’imagine toujours qu’ils sont à l’affût de quelque information spécifique ; mais jamais ils ne viendront vous demander directement ce qu’ils veulent savoir parce qu’ils ont trop peur que vous ne déformiez la vérité et ne leur serviez ce que vous pensez qu’ils veulent entendre : alors, ils prennent cette voie détournée, comme si vous n’alliez pas, quand même, tenter de deviner leurs intentions, essayer, quand même, de déformer la vérité.

« Vous souffrez ?

— Un peu. » C’était un mensonge : j’étais plombé jusqu’aux cheveux – enfin, mes ex-cheveux. Ne dites jamais à un toubib que vous ne souffrez pas, ça pourrait l’inciter à diminuer votre dose d’antalgiques.

« Dormez bien ?

— Oui.

— Mangé quelque chose ? »

Je réfléchis quelques instants. J’avais une faim de loup, malgré le goutte-à-goutte qui me perfusait sa solution glucosée sur le dessus de la main. « Non, répondis-je.

— Nous pourrions commencer à vous mettre au bouillon clair dans la matinée. V’ vous êtes déjà levé ?

— Non.

— Bien. Restez encore quarante-huit heures au lit. Des vertiges ? Engourdissements des extrémités ? Nausée ? Sensations inhabituelles, éblouissements, entendu des voix, impression de membres fantômes, ou phénomènes de cet ordre ? »

Des membres fantômes ? Non. Même si c’était vrai, jamais je ne lui aurais avoué une chose pareille.

« Votre état progresse de manière très favorable, monsieur Audran. Tout à fait selon les prévisions.

— Allah en soit remercié. Depuis combien de temps suis-je ici ? »

Le toubib me jeta un regard puis revint à mon dossier. « Un peu plus de deux semaines.

— Quand m’a-t-on opéré ?

— Il y a quinze jours. Vous aviez été admis deux jours auparavant.

— Hmmouais. » Il restait donc moins d’une semaine de ramadân. Je me demandai ce qui s’était passé en ville durant mon absence. J’espérais bien qu’un minimum de mes amis et associés étaient encore en vie. Si l’un ou l’autre avait été touché – tué, en fait –, ce serait à Papa d’en porter l’entière responsabilité. Même si cela revenait en fait à le reprocher à Dieu, question efficacité pratique. Allez donc trouver un magistrat pour les poursuivre l’un ou l’autre…

« Dites-moi, monsieur Audran, quelle est la dernière chose dont vous ayez souvenance ? »

Là, c’était une colle. Je réfléchis un petit moment ; impression de plonger dans un banc de nuées sombres et orageuses : le néant, hormis, tout au bout, la nette certitude de quelque funeste pressentiment. Une vague impression de voix décidées, le souvenir de mains me retournant sur le lit, et des éclairs de douleur fulgurante. Je me souvenais de quelqu’un disant : « Tire pas là-dessus » mais sans savoir qui l’avait dit ou ce que cela signifiait. Je cherchai plus avant et m’aperçus que j’étais incapable de me souvenir de mon entrée en salle d’opérations ou même de mon départ de l’appartement et de mon admission à l’hôpital. La dernière chose dont j’avais le clair souvenir, c’était…

Nikki. « Mon amie…», dis-je, la bouche soudain sèche et la gorge serrée.

« Celle qui a été assassinée, dit le toubib.

— Oui.

— Cela remonte à près de trois semaines. Vous ne vous souvenez de rien, depuis ?

— Non. Rien.

— Alors, vous ne vous souvenez pas de m’avoir vu avant aujourd’hui ? De nos conversations ? »

La muraille de nuages noirs montait pour m’engloutir et, cette fois, le moment me parut opportun. J’avais horreur de ces trous de conscience. C’est déjà la plaie quand il ne s’agit que des petites failles de douze heures ; mais une tranche entière de trois semaines disparue de mon gâteau mental, c’était plus que je n’en voulais supporter. Je n’avais tout bonnement pas les ressources pour me payer une panique décente. « Je suis désolé, lui dis-je. Je ne m’en souviens absolument pas. »

Le toubib hocha la tête. « Je suis le Dr Yeniknani. L’assistant de votre chirurgien, le Dr Lisân. Ces derniers jours, vous avez graduellement repris en partie conscience. Si toutefois vous avez oublié la teneur de nos entretiens, il est très important que nous en discutions à nouveau. »

J’avais seulement envie de me rendormir. Je me frottai les yeux d’une main lasse. « Et si vous m’expliquez tout de nouveau, je l’aurai sans doute oublié demain et vous n’aurez plus alors qu’à tout recommencer. »

Le Dr Yeniknani haussa les épaules. « C’est bien possible mais vous n’avez pas d’autre distraction et l’on me paie suffisamment bien pour que je sois tout disposé à faire ce qui doit être fait. » Il m’adressa un large sourire pour me faire comprendre qu’il plaisantait – pour ce genre de type farouche, c’est conseillé, sinon on ne devinerait jamais ; le docteur avait une tête à manier le fusil dans une embuscade de montagne plutôt que le calepin et l’abaisse-langue, mais enfin, ce n’est que mon esprit creux qui s’invente des stéréotypes. Ça m’amuse toujours. Le docteur me montra encore une fois ses grosses dents jaunes mal plantées et ajouta : « En outre, je nourris un amour immodéré pour l’humanité. C’est la volonté d’Allah que je contribue à apaiser toute souffrance humaine en recommençant chaque jour avec vous le même entretien inintéressant jusqu’à ce que vous finissiez par vous en souvenir. Il nous revient de faire de telles choses ; il revient à Allah de les comprendre. » Il haussa les épaules. Il était très expressif, pour un Turc.

Je bénis le nom de Dieu et attendis donc que le Dr Yeniknani se lance dans son bavardage de chevet.

« Vous êtes-vous déjà regardé ? me demanda-t-il.

— Non, pas encore. » Je ne suis jamais pressé de contempler mon corps après quelque dommage important. Je n’éprouve pas de fascination particulière pour les blessures, surtout lorsque ce sont les miennes. Après qu’on m’eut retiré l’appendice, je n’ai pas pu me regarder sous le niveau du nombril de tout un mois. Aujourd’hui, avec mon cerveau câblé de neuf et mon crâne rasé, je n’avais pas envie de me contempler dans la glace ; ça risquait de me faire penser à ce qu’on m’avait fait, aux raisons qui y avaient mené, et aux conséquences susceptibles d’en découler. Alors qu’en m’y prenant bien, je pourrais rester dans ce lit d’hôpital, tranquillement sous sédatifs, pendant des mois, voire des années. Ça ne me semblait pas un sort si terrible. Être un légume inerte était toujours préférable à être un cadavre inerte. Je me demandai combien de temps je parviendrais à m’incruster ici avant qu’on me rejette à la Rue avec pertes et fracas. En tout cas, je n’étais pas pressé.

Le Dr Yeniknani hocha machinalement la tête. « Votre… protecteur, dit-il, choisissant judicieusement son terme, votre protecteur a spécifié qu’on vous offre la réticulation intracrâniale la plus complète possible. C’est la raison pour laquelle le Dr Lisân a tenu à procéder lui-même à l’intervention : le Dr Lisân est le meilleur neurochirurgien de cette ville, et l’un des plus respectés au monde. Une bonne partie de ce qu’il vous a implanté a été inventée ou perfectionnée par lui, et dans votre cas le Dr Lisân a essayé une ou deux procédures nouvelles qu’on pourrait qualifier… d’expérimentales. »

Ce n’était pas pour m’apaiser, si grand chirurgien que pût être le Dr Lisân. Je suis de l’école du « mieux vaut tenir que courir ». J’aurais fort bien pu me satisfaire d’un cerveau dépourvu de l’un ou l’autre de ces talents « expérimentaux », pourvu surtout qu’il ne risque pas de se transformer en tahin[10] si par malheur je me concentrais un peu trop longuement. Enfin, bon. Je lui adressai un sourire torve à Dieu vat et pris conscience que me faire planter des électrodes dans les recoins inconnus de ma cervelle pour voir ce qui arrivait n’était finalement pas pire que de sillonner la ville sur la banquette arrière du taxi de Bill. Peut-être que m’habitait une espèce de pulsion de mort, après tout. Ou de parfaite stupidité.

Le toubib souleva le couvercle d’une desserte placée à côté de mon lit ; dessous, il y avait une glace et il fit rouler la table pour que je puisse contempler mon reflet. J’avais une mine épouvantable : l’air d’être mort, d’avoir pris le chemin des enfers et de m’être perdu en route, pour me retrouver désormais collé nulle part, certainement pas vivant mais pas décemment décédé non plus. Ma barbe était taillée proprement, je m’étais rasé tous les jours – ou quelqu’un l’avait fait pour moi ; mais ma peau était pâle, d’une teinte livide de papier mâché, et j’avais des cernes profonds sous les yeux. Je me contemplai un long moment dans la glace avant de m’apercevoir que j’avais effectivement la tête rasée, avec juste un fin duvet qui me recouvrait le crâne comme du lichen s’accrochant à un stupide caillou. La broche implantée était invisible, dissimulée sous des couches protectrices de pansement en gel. Je levai une main hésitante, comme pour me caresser le sommet du crâne, mais ne pus m’y résoudre. Je sentais un étrange et désagréable fourmillement dans le ventre et frissonnai. Ma main retomba et je regardai le toubib.

« Quand nous aurons retiré le gel cicatriciel, me dit-il, vous pourrez remarquer que vous avez deux broches, une antérieure et une autre postérieure.

— Deux ? » À ma connaissance, personne encore n’en avait porté deux.

« Oui. Le Dr Lisân vous a donné un accroissement double de celui qu’offre une implantation corymbique classique. »

Un tel surcroît de capacité branché sur mon cerveau équivalait à poser un moteur-fusée sur un char à bœufs ; ce n’est pas pour ça qu’il volerait. Je fermai les yeux, sacrément terrifié. Je me mis à murmurer Al-Fatihah[11], la première sourate du noble Qur’ân, une prière réconfortante qui me vient toujours à l’esprit en ce genre de circonstance. C’est l’équivalent islamique du Notre Père chrétien. Puis je rouvris les yeux et fixai mon reflet. J’avais toujours peur mais du moins avais-je fait connaître aux deux mon incertitude, et dès lors je n’aurais qu’à accepter tout ce qui pouvait advenir comme étant la volonté d’Allah. « Est-ce que ça veut dire que je peux brancher deux mamies en même temps, et être deux personnes à la fois ? »

Le Dr Yeniknani plissa le front. « Non, monsieur Audran, le second connecteur n’accepte que des papies logiciels, pas de modules mimétiques complets. Vous n’auriez pas envie d’essayer deux modules à la fois : vous risqueriez de vous retrouver avec une paire d’hémisphères cérébraux carbonisés et un bulbe rachidien aussi utile qu’un presse-papiers. Nous vous avons procuré cette augmentation comme – il faillit commettre une indiscrétion en laissant échapper le nom – votre protecteur l’a ordonné. Un thérapeute viendra vous apprendre à vous servir convenablement de vos implants corymbiques. Comment vous choisirez de les utiliser après votre sortie de l’hôpital n’est, bien sûr, pas notre affaire. Rappelez-vous simplement que vous travaillez désormais sur votre système nerveux central. Il ne s’agit plus de prendre quelques pilules et de partir en titubant jusqu’à ce que vous ayez repris vos esprits. Si vous faites une imprudence quelconque avec vos implants, les effets peuvent fort bien être permanents. Permanents, et terrifiants. »

Vu, il m’avait convaincu. Je faisais ce que voulaient Papa et tous les autres : j’avais le cerveau câblé. Ce brave vieux Dr Yeniknani m’avait quand même flanqué la frousse, et je me jurai illico, sur ce lit d’hôpital, de ne jamais faire usage de cette saleté. J’allais quitter l’hosto le plus vite possible, rentrer à la maison, oublier les implants et reprendre mes petites affaires comme si de rien n’était. Il ferait froid dans la Djiddâh avant que moi je me branche. Je n’aurais qu’à garder mes broches à titre décoratif. Question amplification sub-crânienne de Marîd Audran, les mecs, on avait oublié de fournir les piles et j’avais bien l’intention de laisser les choses en l’état. Titiller à l’occasion mes petites cellules grises avec des substances chimiques ne provoquait pas d’incapacité permanente et je n’allais certainement pas me les passer à la friteuse électrique. On peut me pousser jusqu’à un certain point seulement, ensuite, ma perversité innée reprend ses droits.

« Bien, reprit le Dr Yeniknani sur un ton plus encourageant, cet avertissement donné, je suppose que vous avez hâte d’apprendre les services que votre esprit et votre corps améliorés sont capables de vous rendre.

« Un peu, tiens, répondis-je sans enthousiasme.

— Que savez-vous de l’activité du cerveau et du système nerveux ? »

Je ris. « J’en sais à peu près autant qu’une pute du Boudayin tout juste capable de lire et d’écrire son nom. Je sais que le cerveau est dans la tête, j’ai entendu dire qu’il n’était pas recommandé de laisser n’importe quelle brute vous le répandre sur la chaussée. À part ça, je n’en sais guère plus. » Pour tout dire, ce n’était pas entièrement le cas mais j’aime bien toujours me garder de la réserve. C’est une bonne politique d’être un peu plus rapide, un peu plus fort et un peu plus malin que ne le croient tous les autres.

« Eh bien donc, comme je vous l’ai dit, l’implant corymbique postérieur est absolument classique. Il vous permettra de vous connecter un module d’aptitude mimétique. Vous n’ignorez pas que la profession médicale n’est pas unanime dans son jugement à l’égard de tels modules. Certains de nos collègues estiment que les risques potentiels d’excès surpassent de loin les éventuels avantages. Lesquels, à vrai dire, étaient extrêmement limités au début ; les modules étaient produits à l’origine en quantité limitée à titre d’aide thérapeutique pour des patients souffrant de désordres neurologiques graves. Les médias populaires les ont toutefois accaparés, les utilisant dans des buts fondamentalement différents de ceux prévus à l’origine par les inventeurs. » Il haussa de nouveau les épaules. « Il est trop tard aujourd’hui pour y faire quoi que ce soit et les rares personnes à s’en formaliser et prêtes à en interdire l’usage ne recueillent qu’une audience quasiment négligeable. Vous aurez donc accès à la gamme entière des modules de personnalité en vente publique, des modules extrêmement pratiques et susceptibles de soulager de bien des corvées, tout comme à ceux que bon nombre de gens peuvent estimer choquants. » Je songeai aussitôt au mamie Honey Pilar. « Vous pourrez entrer dans n’importe quelle boutique et devenir Salâh ad-Dîn, un héros authentique, le sultan qui chassa les Croisés ; ou bien devenir le Sharhryar, le sultan mythique, et vous distraire avec la belle conteuse et le récit entier des Mille et Une Nuits. Votre implant postérieur peut également admettre jusqu’à six périphériques d’extension logicielle.

— C’est exactement le même genre d’implant qu’ont déjà tous mes amis. Qu’en est-il de ces avantages expérimentaux que vous avez mentionnés ? Y a-t-il un risque à se basculer dessus ? »

Bref sourire du toubib. « C’est difficile à dire, monsieur Audran ; ils sont, après tout, expérimentaux. On les a testés sur de nombreux sujets animaux et juste sur quelques volontaires humains. Les résultats ont été satisfaisants mais pas unanimes. Cela dépendra en grande partie de vous, ce qu’à Allah ne plaise. Laissez-moi vous expliquer ça en commençant par vous décrire le genre d’extension auquel nous faisons allusion. Les modules d’aptitude mimétique altèrent votre conscience en vous faisant croire, temporairement, que vous êtes quelqu’un d’autre. Les périphériques d’apprentissage intégré électroniques alimentent directement votre mémoire à court terme, en vous procurant une connaissance immédiate sur n’importe quel sujet ; cette aptitude disparaît dès que vous retirez la puce. Les périphériques connectables sur l’implant antérieur affectent plusieurs autres structures diencéphaliques plus spécialisées. » Il prit un feutre noir et dessina un plan schématique du cerveau. « Tout d’abord, nous avons inséré un fil d’argent extrêmement fin, gainé de plastique, dans votre thalamus. Un fil de moins de deux micromètres de diamètre, trop délicat pour être manipulé à la main. Il va raccorder votre système réticulaire à une carte d’extension spécifique que nous vous fournirons ; celle-ci vous permettra d’oblitérer le réseau neural qui liste les détails sensoriels. Si, par exemple, il est vital pour vous de vous concentrer, vous pourrez choisir de bloquer les signaux parasites, qu’ils soient visuels, auditifs, tactiles ou autres. »

Je haussai les sourcils. « Je vois effectivement tout l’intérêt de la chose. »

Le Dr Yeniknani sourit. « Ce n’est que le dixième de ce qu’on vous a fourni – il y a d’autres fils, d’autres zones. Près du thalamus, au centre du cerveau, siège l’hypothalamus. L’organe est de taille réduite mais il a quantité de fonctions aussi vitales que variées. Vous serez en mesure de piloter, accroître ou court-circuiter la plupart d’entre elles. Par exemple, vous pourrez décider d’ignorer la faim, si vous le souhaitez ; avec le périphérique adéquat, vous n’éprouverez plus aucune sensation de faim, quelle que soit la durée de votre jeûne. Vous disposerez de la même maîtrise sur la soif ou la douleur. Vous pourrez réguler de manière consciente votre température corporelle, votre pression sanguine et votre état d’excitation sexuelle. Plus utilement peut-être, vous pourrez également supprimer toute fatigue. »

Je le regardai, interdit, les yeux écarquillés, comme s’il venait de déballer devant moi un trésor fabuleux ou une authentique Lampe merveilleuse. Mais le Dr Yeniknani n’était pas un djinn prisonnier. Ce qu’il m’offrait ne relevait pas de la magie, mais pour moi ça aurait aussi bien pu : je n’étais même pas entièrement sûr de le croire, sauf que j’aurais plutôt tendance à écouter les Turcs à l’air farouche en position d’autorité. Je m’abstins en tout cas de les contredire, et le laissai donc poursuivre.

« Vous découvrirez qu’il est plus simple de se faire par soi-même à ces nouveaux talents et à ces informations. Bien entendu, vous aurez des périphériques électroniques pour inclure toutes ces données dans votre mémoire à court terme ; mais si vous désirez les transférer à titre permanent dans votre mémoire à long terme, les circuits de votre hippocampe et des autres aires associées ont été modifiés dans ce but. Si le besoin s’en fait sentir, vous pouvez altérer vos rythmes circadiens et lunaires. Vous pourrez vous endormir sur commande et vous réveiller automatiquement en fonction des puces utilisées. Le circuit raccordé à la glande pituitaire vous permettra de commander indirectement les autres glandes endocrines telles que la thyroïde et les surrénales. Votre thérapeute entrera plus en détail sur les avantages que vous pourrez tirer de telles fonctions. Comme vous pouvez le constater, vous serez en mesure de consacrer toute votre attention à vos diverses tâches sans être contraint de les interrompre périodiquement pour accomplir les fonctions corporelles normales. Cela dit, évidemment, on ne peut pas tenir indéfiniment sans dormir, boire ou vider sa vessie ; mais si tel est votre choix, vous pourrez négliger les signes avertisseurs insistants et de plus en plus désagréables.

— Mon protecteur n’a pas envie que je sois distrait », observai-je sèchement.

Le Dr Yeniknani soupira. « Non, effectivement. Par rien.

— Y a-t-il autre chose ? »

Il se mordilla les lèvres un bon moment. « Oui. Mais votre thérapeute abordera l’ensemble et, d’autre part, nous vous fournirons toutes les brochures et notices habituelles. Je puis toutefois vous dire que vous serez en mesure de contrôler votre système limbique, qui pilote vos émotions. C’est l’une des évolutions mises au point par le Dr Lisân.

— Je serai capable de choisir mes sentiments ? Comme on choisit ses habits ?

— Jusqu’à un certain point. Qui plus est, en câblant ces zones de votre cerveau, nous avons bien souvent pu affecter plus d’une fonction à une aire précise. Par exemple, petit bonus, votre organisme est désormais capable de brûler l’alcool plus efficacement et plus vite qu’au rythme normal de trente grammes à l’heure. Si tel est votre choix. » Il me jeta un bref regard entendu, parce que, bien sûr, un bon musulman ne boit jamais d’alcool ; il devait savoir que je n’étais pas le plus dévot qui soit. Malgré tout, le sujet restait délicat à aborder entre deux individus relativement étrangers.

« Mon protecteur en sera également ravi, j’en suis certain. À la bonne heure. J’ai hâte d’essayer. Je vais être une force du bien parmi les impies et les corrompus.

Inchallah », dit le docteur. Comme Dieu le veut.

« Loué soit-il », répondis-je, rendu modeste par sa foi sincère.

« Il reste encore un point, et ensuite j’aimerais vous donner un conseil personnel, disons, vous faire part, modestement, de ma philosophie. Le premier point est que, comme vous devez le savoir, le cerveau –, l’hypothalamus, en fait – possède un centre du plaisir que l’on peut stimuler électriquement. »

J’inspirai profondément. « Oui, j’en ai entendu parler. L’effet est censé être absolument irrésistible.

— Les animaux et les individus dont on a connecté ce secteur et qui ont la possibilité de stimuler eux-mêmes leur centre du plaisir oublient souvent tout le reste – le boire, le manger, tous les autres besoins et pulsions. Ils peuvent fort bien continuer à exciter le centre du plaisir jusqu’à ce que mort s’ensuive. » Il plissa les paupières. « Vous, votre centre du plaisir n’a pas été câblé. Votre protecteur a estimé que cela représenterait pour vous une tentation trop grande et que vous aviez mieux à faire que passer le reste de votre existence dans quelque paradis onirique. »

Je ne savais pas si la nouvelle me réjouissait ou non. Je n’avais pas envie de dépérir pour cause d’orgasme mental ininterrompu ; mais si j’avais le choix entre ça ou me carrer deux tueurs sauvages et fous, je crois que, dans un moment de faiblesse, je pourrais effectivement choisir un plaisir exquis inlassablement renouvelé. Il faudrait peut-être une petite période d’accoutumance, mais je suis certain que j’aurais vite pris le coup.

« Près du centre du plaisir, poursuivit le Dr Yeniknani, se trouve une aire qui provoque la rage et un comportement férocement agressif. C’est également le centre de la punition. Lorsqu’on stimule celui-ci, le sujet éprouve un tourment aussi grand que l’extase que procure le centre du plaisir. Cette aire, en revanche, a été câblée. Votre protecteur a estimé que cette possibilité pourrait se révéler utile dans vos activités pour lui, en lui permettant dans une certaine mesure d’avoir une influence sur vous. » Le tout dit sur un ton manifestement désapprobateur. La nouvelle ne m’enchantait pas non plus outre mesure. « Si vous choisissez d’en faire usage de votre propre chef, vous risquez de vous muer en une créature destructrice impossible à contenir et parfaitement enragée. » Il se tut ; à l’évidence, il n’appréciait guère l’exploitation faite par Friedlander bey de l’art neurochirurgical.

« Mon… protecteur a beaucoup réfléchi à la question, semble-t-il, remarquai-je, sardonique.

— Oui, je suppose. Et je vous engage à faire de même. » Sur quoi, le docteur fit quelque chose d’inhabituel : il se pencha pour me poser la main sur le bras ; l’atmosphère jusque-là compassée de notre entretien changea du tout au tout. « Monsieur Audran », me dit-il, solennel, en me regardant droit dans les yeux, « je crois me douter de la raison pour laquelle vous avez subi cette intervention.

— Hmmm », fis-je, curieux, attendant de savoir ce qu’il avait à dire.

« Au nom du Prophète, la paix soit sur Son nom et Ses bienfaits, vous n’avez pas besoin de craindre la mort. »

Cela m’ébranla. « Eh bien, je dois dire que je n’y pense pas beaucoup. De toute manière, les implants ne sont pas dangereux, non ? J’admets avoir craint qu’on me fasse cramer les neurones si quelque chose se passait mal mais je ne m’imaginais pas que ça puisse me tuer.

— Non, vous n’avez pas saisi. Quand vous allez quitter l’hôpital, quand vous allez vous retrouver dans la situation qui a nécessité cet accroissement de capacités, il ne faut pas que vous ayez peur. Le grand shâ’ir anglais, Wilyam al-cheikh Sebîr, dans sa pièce splendide, Henry IV, acte II, dit : “Nous devons à Dieu une mort… et, qu’il en soit comme il doit en advenir, celui qui meurt cette année-ci est quitte pour l’année suivante.” Ainsi, voyez-vous, la mort vient à tous. Nul ne peut y échapper. La mort est désirable en tant que passage pour notre entrée au paradis, Allah en soit loué. Aussi, faites ce que vous devez faire, monsieur Audran, et ne laissez pas une peur excessive de la mort vous entraver dans votre quête de la justice. »

Magnifique : mon toubib était une espèce de mystique soufi ou je ne sais quoi. Je restai à le fixer, bougrement incapable de trouver quoi lui répondre. Il me pressa le bras puis se leva. « Avec votre permission…»

Je fis un geste grave. « Que votre journée soit prospère…

— La paix soit avec vous.

— Et avec vous de même », répondis-je. Puis le Dr Yeniknani quitta ma chambre. Jo-Mama allait se régaler. J’avais déjà hâte de l’entendre raconter sa version de l’histoire.


Juste après que le docteur fut sorti, le jeune infirmier revint, une seringue à la main. « Oh ! » fis-je, et je voulus lui dire qu’un peu plus tôt, ce n’était pas cela que je lui avais demandé. J’avais simplement voulu lui poser quelques questions.

« Tournez-vous, m’ordonna-t-il sans perdre de temps. Quel côté ? »

Je me tortillai un peu dans mon lit, sentis mes hanches endolories, jugeai qu’elles étaient également douloureuses. « Vous ne pouvez pas me la faire ailleurs ? Au bras ?

— Dans le bras, non. Mais je peux toujours dans la jambe. » Il rabattit le drap, me désinfecta le dessus de la cuisse jusqu’à mi-distance du genou puis me piqua. Il me tamponna de nouveau rapidement avec la compresse, reboucha son aiguille et se retourna sans un mot. Je n’étais pas un de ses patients préférés, je le voyais bien.

J’avais envie de lui dire quelque chose, de lui faire savoir que je n’étais pas le sybarite rongé de vices, le porc méprisable qu’il me croyait être. Mais avant que j’aie pu ouvrir la bouche, avant même qu’il ait atteint la porte de ma chambre, ma tête se mit à tourner et je me sentis sombrer dans l’étreinte tiède et familière de l’engourdissement. Ma dernière pensée, avant de perdre définitivement conscience, fut que je ne m’étais jamais autant amusé de toute ma vie.

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