16.

À l’hôtel, je laissai la blonde dans un fauteuil confortable du hall. Elle s’appelait Trudi. Trudi rien du tout, m’indiqua-t-elle gaiement, Trudi, tout court. Elle était une amie personnelle de Lutz Seipolt. Elle résidait chez lui depuis plus d’une semaine. Ils s’étaient connus par l’entremise d’un ami commun. Mouais. Cette Trudi, c’était la plus chouette, la plus ouverte des filles – et Seipolt, on ne pouvait pas demander quelqu’un de plus gentil, sous tout ce masque de meurtres et d’intrigues qu’il arborait juste pour tromper les gens.

J’allai passer mon coup de fil mais ce n’était pas à quelqu’un de l’hôtel que j’avais besoin de parler – c’était à Okking. Il me dit de chaperonner la Trudi jusqu’à ce qu’il soit en mesure de remuer son gros cul. Je débranchai les papies que j’avais sur moi et remis celui d’allemand ; je ne serais pas foutu de dire un mot à Trudi sans ça. C’est là que j’appris le Fait d’importance vitale n° 154 concernant les périphériques spéciaux que m’avait fournis Papa : Tout se paie en ce bas monde.

Voyez-vous, je le savais déjà. Je l’avais appris, il y a bien des années, sur les genoux de ma maman. Simplement, c’est un truc qu’on n’arrête pas d’oublier et qu’il convient de réapprendre de temps à autre. Personne ne vous file jamais rien pour rien.

Durant toute ma visite chez Seipolt, les papies avaient tenu mes hormones en respect. Quand j’étais retourné dans la villa pour aller fouiller le bureau de Seipolt, j’aurais été anéanti par la nausée à l’idée que ces corps débités en morceaux étaient encore en vie peu de temps auparavant, à l’idée que ce salaud de Khan pouvait fort bien se trouver encore dans les parages. Et au moment où Trudi avait appelé « Lutz ? », je me serais fendu le crâne au plafond, tellement j’aurais sursauté…

Dès que j’eus débranché les papies, je découvris que je n’avais pas évité ces terrifiantes sensations, je les avais simplement retardées. Soudain, mon cerveau et mes nerfs se retrouvaient douloureusement noués, une vraie pelote de fil. Impossible de faire le tri entre les divers courants émotionnels : l’horreur béante, contenue par les papies durant quelques heures ; une brusque fureur dirigée contre Khan, les méthodes sataniques qu’il avait choisies pour garder l’anonymat et faire de moi le témoin de ses actes haineux ; la douleur physique assortie d’une lassitude extrême, les muscles quasiment paralysés par l’accumulation des toxines de fatigue (les papies avaient dit à mon cerveau et à ma partie charnelle d’ignorer blessure et fatigue et je souffrais des deux, désormais) ; je me rendis compte également que j’avais affreusement soif et même une sacrée faim ; enfin, ma vessie, interdite de communication avec une quelconque autre partie de mon organisme, menaçait d’éclater. L’acétylcholine qui se déversait à présent dans mes veines aggravait encore mon état psychique. L’épinéphrine issue de mes surrénales accélérait encore mon rythme cardiaque, pour me préparer au combat ou à la fuite ; peu importait que la menace eût depuis longtemps disparu. J’étais en train de subir d’un coup l’ensemble de la réaction que j’aurais dû normalement éprouver sur un laps de temps de trois ou quatre heures, condensée en une salve compacte d’émotion et de privation.

Je me rembrochai ces papies au plus vite et l’univers cessa aussitôt de vaciller. En l’espace d’une minute, j’étais à nouveau maître de moi, tranquille. La respiration redevint normale, le pouls se ralentit ; soif, faim, haine, lassitude et sensation de vessie pleine, tout cela s’évanouit. J’étais soulagé mais je savais que je ne faisais que repousser encore une fois la facture à payer ; quand elle viendrait à échéance, en comparaison, la pire de mes redescentes de drogue ressemblerait à une partie de plaisir. Les dettes à régler, quelle saloperie, pas vrai, monsieur ?

Il faudrait bien y passer.

Comme je retournais vers le hall et Trudi, quelqu’un appela mon nom. J’étais bien content d’avoir remis les papies ; de toute manière, j’ai toujours eu horreur de me faire héler en public, surtout quand je suis déguisé. « Monsieur Audran ? »

Je me retournai : c’était un des employés de l’hôtel. « Oui ? » fis-je, le regard glacé.

« Un message pour vous, monsieur. Déposé dans votre boîte. » Je voyais bien que ma djellabah et mon keffieh lui posaient problème. Il vivait sur l’impression que seuls les Européens descendaient dans son bel hôtel bien propre.

Il était modérément impossible que quiconque m’eût laissé un message et ce, pour deux raisons : la première était que personne ne savait que j’étais descendu ici et la seconde que je m’y étais inscrit sous un faux nom. J’avais envie de savoir quel genre d’erreur avaient pu commettre ces imbéciles pompeux, histoire de la leur balancer dans la figure. Je pris le message.

Sur papier d’imprimante, c’est ça ?


AUDRAN :

T’AI VU CHEZ SEIPOLT, MAIS LE MOMENT N’ÉTAIT PAS OPPORTUN.

DÉSOLÉ.

JE TE VEUX POUR MOI TOUT SEUL, ISOLÉ, BIEN TRANQUILLE.

J’AVAIS PAS ENVIE QU’ON S’IMAGINE QUE TU FAISAIS PARTIE D’UN GROUPE DE VICTIMES PARMI D’AUTRES.

QUAND ON DÉCOUVRIRA TON CORPS, JE VEUX ÊTRE SÛR QU’ON VOIE BIEN QUE TU AS FAIT L’OBJET D’UN TRAITEMENT PARTICULIER.

KHAN


J’avais les genoux qui avaient envie de flageoler, implant cérébral ou pas. Je repliai le billet et le glissai dans ma sacoche.

« Vous vous sentez bien, monsieur ? demanda l’employé.

— C’est à cause de l’altitude, lui expliquai-je. Il me faut toujours un certain temps d’accoutumance…

— Mais il n’y en a pas, dit-il, ahuri.

— Justement. » Et je retournai voir Trudi.

Elle me sourit comme si la vie avait perdu toute saveur durant mon absence. Je me demandai à quoi elle pensait, toute seule dans son coin. « Isolée, bien tranquille. » Je fis la grimace.

« Je suis désolé d’avoir été si long », lui murmurai-je avec une petite révérence en m’asseyant près d’elle.

« Non, non, j’étais très bien. » Elle prit tout son temps pour décroiser les jambes et les recroiser dans l’autre sens. Tout le monde entre ici et Tombouctou avait dû pouvoir la contempler. « Vous avez pu parler à Lutz ?

— Oui. Il était bien ici mais il avait une affaire urgente à régler. Un truc officiel, avec le lieutenant Okking.

— Un lieutenant ?

— C’est le responsable de la sécurité dans le Boudayin. Vous avez entendu parler de ce quartier de notre ville ? »

Elle acquiesça. « Mais pourquoi le lieutenant veut-il parler à Lutz ? Lutz n’a rien à voir avec le Boudayin, non ? »

Je souris. « Pardonnez-moi, ma chère, mais vous me paraissez un rien candide. Notre ami est un homme très pris, très affairé. Je doute qu’il puisse se passer quelque chose dans cette ville sans que Seipolt soit au courant.

— Je suppose, effectivement. »

C’était entièrement du pipeau : Seipolt était, au mieux, à mi-échelle du pouvoir. Ce n’était certainement pas un Friedlander bey. « Ils nous envoient chercher en voiture, pour que nous puissions nous rencontrer comme prévu. Ensuite, nous pourrons décider comment organiser le reste de la soirée. »

Son visage s’illumina de nouveau : cette occasion d’étrenner sa nouvelle robe et de faire la tournée des grands-ducs n’allait pas lui passer sous le nez, en fin de compte.

« Voulez-vous boire quelque chose, pendant que nous attendons ? » lui demandai-je. Et c’est ainsi que nous fîmes passer le temps jusqu’à ce qu’un duo de pandores en civil se radine vers nous en traînant la semelle sur l’épaisse moquette bleue. Je me levai, fis les présentations et notre petite troupe quitta le hall de l’hôtel comme les meilleurs amis du monde. Nous poursuivîmes notre agréable petite conversation jusqu’à l’entrée du commissariat. Nous prîmes l’escalier mais là, le sergent Hadjar m’intercepta. Les deux types en civil escortèrent Trudi jusque chez Okking.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Hadjar, sans douceur. J’avais l’impression qu’il était redevenu cent pour cent flic. Histoire de me montrer qu’il savait encore faire.

« À votre avis ? Xarghis Khan, qui travaillait pour Seipolt et votre patron, s’est encore chargé d’effacer ses traces. Très méticuleux, le mec. À la place d’Okking, je serais vachement nerveux. Je veux dire, comme trace visible à cent lieues à la ronde, le lieutenant se pose là.

— Il le sait ; je ne l’ai jamais vu aussi secoué. Je lui ai offert trente ou quarante Paxium. Il s’en est avalé une poignée en guise de déjeuner. » Grand sourire d’Hadjar.

Un des flics en uniforme ressortit du bureau d’Okking. « Audran », me dit-il avec un signe de tête. J’étais devenu un membre de l’équipe, on me montrait beaucoup de respect.

« Une minute. » Je me retournai vers Hadjar. « Écoutez, je vais avoir besoin d’examiner ce que vous avez pu ramasser dans les tiroirs et classeurs de Seipolt.

— Je m’en doutais, dit Hadjar. Le lieutenant est trop accaparé pour se préoccuper de ça, alors il va s’en décharger sur moi. Je vais m’arranger pour vous filer ça en première exclusivité…

— Très bien, c’est important, enfin, j’espère. » Je me dirigeai vers le cagibi vitré d’Okking juste comme les deux types en civil raccompagnaient Trudi dehors. Elle me sourit et me dit « Marhaba ». C’est à ce moment que je devinai qu’elle parlait aussi l’arabe.

« Asseyez-vous, Audran », dit Okking. Il avait la voix rauque.

Je m’assis. « Où l’emmenez-vous ?

— On va simplement la cuisiner un peu plus en profondeur. On va lui passer la cervelle entièrement au crible. Puis on la laissera rentrer chez elle, où qu’elle puisse crécher. »

Ça me semblait du travail policier bien fait ; je me demandai simplement si Trudi serait en état d’aller où que ce soit, une fois qu’ils auraient fini de la passer au crible. Ils avaient recours à l’hypnose, aux drogues et à l’électrostimulation du cerveau : on avait tendance à en sortir un rien vidé. Enfin, c’est ce que j’avais entendu dire.

« Khan se rapproche, dit Okking, mais l’autre n’a pas encore montré le bout du nez depuis Nikki.

— Je ne sais pas ce que ça cache. Dites voir, lieutenant, Trudi n’est pas Khan, non ? Je veux dire, est-ce qu’elle aurait pu être James Bond ? »

Il me regarda comme si j’étais cinglé. « Merde, comment voulez-vous que je sache ? Je n’ai jamais rencontré Bond en personne, nos seuls contacts ont eu lieu au téléphone, par courrier. À ma connaissance, vous êtes la seule et unique personne en vie à l’avoir vu en tête à tête. C’est bien pourquoi je ne peux me défaire de ce petit soupçon irritant, Audran. Il y a quelque chose de pas clair chez vous. »

Pas clair, moi. C’était bougrement gonflé, venant d’un agent de l’étranger qui touchait des chèques des national-socialistes. Ça m’embêtait d’apprendre que Okking serait infoutu de découvrir Khan dans une rangée de suspects si jamais l’occasion s’en présentait, mais sans doute disait-il la vérité. Il savait qu’il était en haut de la liste, pour ne pas dire le premier, des prochaines victimes. Il avait d’ailleurs pris soin de ne plus quitter cette pièce : il y avait installé un lit de camp et un plateau-repas – inachevé – traînait sur son bureau.

« La seule chose que nous sachions sans doute avec certitude est que l’un comme l’autre se servent de leurs mamies non seulement pour tuer mais aussi pour répandre la terreur. Ça ne réussit pas mal non plus, remarquai-je. Votre gars » – Okking me lorgna d’un sale œil mais, merde, c’était la vérité –, « votre gars est passé de Bond à Khan. L’autre est resté le même, autant que je sache. J’espère simplement que le dégommeur des Russes est retourné chez lui. J’aimerais bien pouvoir être assuré qu’on n’aura plus à s’en préoccuper.

— Ouais, dit Okking.

— Avez-vous tiré quelque chose d’intéressant de Trudi avant de l’expédier en bas ? »

Okking haussa les épaules et retourna un demi-sandwich sur son plateau. « Juste des renseignements polis. Son nom et tout ça.

— J’aimerais bien savoir comment elle a fait son compte pour se retrouver avec Seipolt. »

Okking haussa les sourcils. « Facile, Audran. Seipolt avait fait l’enchère la plus haute de la semaine. »

Je laissai échapper un soupir exaspéré. « Ça, j’avais deviné, lieutenant. Elle m’a dit lui avoir été présentée par une tierce personne…

— Mahmoud.

— Mahmoud ? Mon ami, Mahmoud ? Celui qui était une des filles de Jo-Mama avant son changement de sexe ?

— Tout juste.

— Qu’est-ce que Mahmoud a à voir là-dedans ?

— Pendant que vous étiez à l’hôpital, Mahmoud a eu de l’avancement. Il a pris le poste laissé vacant quand Abdoulaye s’est fait rétamer. »

Mahmoud. Passé de la gentille petite chose bossant dans les clubs grecs à l’artiste des coups minables puis au gros bonnet de la traite des Blanches en deux temps, trois mouvements. Tout ce qui me venait à l’esprit, c’était : « Où, ailleurs qu’au Boudayin ? » Parlez-moi d’égalité des chances pour tous. Je grommelai : « Faudra que je parle à Mahmoud.

— Prenez la queue. Il va pas tarder à débarquer, sitôt que mes gars auront pu le coincer.

— Vous me direz ce qu’il vous aura raconté. »

Okking ricana. « Bien entendu, l’ami ; ne vous l’ai-je pas promis ? Ne l’ai-je pas promis à Papa ? Que puis-je faire d’autre pour vous ? »

Je me levai et me penchai par-dessus son bureau. « Écoutez, Okking, vous avez peut-être l’habitude de contempler des bouts de corps étalés partout dans le séjour des gens sympas, mais moi, j’y arrive pas sans dégueuler. » Je lui montrai mon dernier message signé de Khan. « Je veux savoir si je peux disposer d’une arme, ou je ne sais quoi.

— Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? » murmura-t-il, presque hypnotisé par le billet de Khan. J’attendis. Il leva enfin la tête, rencontra mon regard, soupira. Puis il ouvrit un des tiroirs du bas de son bureau et sortit plusieurs armes. « Laquelle ? »

Il y avait une paire de lance-aiguilles, une paire pistolets électrostatiques, un gros paralysant, et même un automatique à projectiles de gros calibre. Je choisis un petit lance-aiguilles Smith & Wesson et le canon paralysant General Electric. Okking déposa pour moi sur son buvard une boîte de chargeurs d’aiguilles calibrées, douze aiguilles par chargeur, cent chargeurs dans la boîte. Je ramassai le tout et le planquai vite fait. « Merci.

— On se sent protégé, à présent ? Ils vous donnent un sentiment d’invulnérabilité ?

— Vous vous sentez invulnérable, Okking ? »

Chute en vrille du sourire narquois. « Mon cul, oui. » D’un geste de la main, il me fit signe de décamper ; pas chien, je sortis.

Quand je quittai le bâtiment, le ciel s’assombrissait à l’est. J’entendis les appels enregistrés des muezzins résonner du haut des minarets dans toute la ville. La journée avait été chargée. J’avais envie d’un verre mais j’avais encore quelques trucs à régler avant de m’accorder un petit répit. Je regagnai l’hôtel et montai dans ma chambre, retirai tunique et coiffure et pris une douche. Je laissai l’eau brûlante me crépiter sur le corps pendant un bon quart d’heure, tournant sous le jet comme un mouton à la broche. Puis je me lavai les cheveux, me savonnai le visage deux ou trois fois. C’était regrettable mais nécessaire : la barbe allait devoir disparaître. J’étais devenu malin mais le petit rappel de Khan dans ma boîte aux lettres prouvait à l’évidence que je ne l’étais pas encore suffisamment. Je commençai d’abord par raccourcir ma toison de cheveux brun-roux.

Je n’avais pas vu ma lèvre supérieure depuis que j’étais ado, si bien que les premiers coups de rasoir engendrèrent en moi quelques petits pincements de regret. Ça passa vite ; un moment après, j’étais devenu curieux de l’apparence que je pouvais bien avoir en dessous de tout ça. Un quart d’heure encore, et j’avais totalement éliminé la barbe, repassant partout sur le cou et le visage jusqu’à en avoir le feu aux joues et des perles de sang le long de grandes estafilades rouge vif.

Quand je compris ce que mon présent aspect m’évoquait, je devins incapable de contempler plus longtemps mon reflet dans la glace. Je m’aspergeai d’eau le visage et m’essuyai. Je m’imaginai en train de faire un pied de nez à Friedlander bey et au reste des indésirables blasés de cette cité. Ensuite, je pourrais reprendre le chemin de l’Algérie pour y passer le restant de mes jours, à regarder crever les chèvres.

Je me brossai les cheveux et retournai dans la chambre où j’ouvris les paquets du tailleur pour hommes. Je me vêtis avec lenteur, ressassant certaines pensées. Une notion éclipsait tout le reste : quoi qu’il arrive, il n’était plus question que je m’enfiche à nouveau un module d’aptitude mimétique.

J’étais prêt à utiliser tous les papies susceptibles de me fournir une aide, mais ces périphériques ne faisaient que prolonger ma propre personnalité. En revanche, qu’elle soit la copie d’une personnalité réelle ou imaginaire, aucune machine pensante n’avait le moindre intérêt pour moi – aucune n’avait jamais eu à affronter une telle situation, aucune n’avait mis les pieds dans le Boudayin. J’avais besoin de mobiliser toutes mes aptitudes, pas celles de quelque reproduction totalement hors de propos.

Ça faisait du bien de voir cette question réglée. C’était le compromis que je recherchais quasiment depuis que Papa m’avait annoncé pour la première fois que j’étais volontaire pour me faire câbler. Je souris. Je sentis un poids – négligeable, un quart de livre, peut-être – quitter mes épaules.

Je ne vous dirai pas combien de temps il me fallut pour nouer ma cravate. Il existait bien des cravates à agrafer, mais elles étaient mal vues dans la boutique où j’avais acheté toute ma garde-robe.

Je glissai mes pans de chemise dans le pantalon, attachai tout ce qu’il y avait à attacher, mis les chaussures et enfilai le veston. Puis je me reculai pour contempler mon nouveau moi dans la glace. Je nettoyai quelques croûtes de sang séché sur le cou et le menton. J’avais belle allure, le supercanon avec pas grand-chose en poche. Si vous voyez ce que je veux dire. En fait, j’étais toujours le même : mais question fringues, c’était la classe. C’était impeccable parce que la plupart des gens ne regardent de toute façon que la mise. Plus important, c’était que pour la première fois je croyais le cauchemar proche de sa conclusion. J’avais parcouru la plus grande partie du chemin dans un tunnel obscur et seules deux silhouettes indistinctes dissimulaient encore la lumière tant attendue, à son débouché.

Je passai le téléphone à ma ceinture, invisible sous le veston du costume. Puis, réflexion faite, glissai dans une poche le petit lance-aiguilles ; il faisait à peine saillie et j’étais d’humeur « mieux vaut prévenir que guérir ». Mon esprit malicieux me soufflait « prévenir et guérir » ; mais l’heure était trop tardive pour que j’écoute mon esprit, j’avais fait ça toute la journée. Je comptais juste descendre quelques instants au bar de l’hôtel, un point c’est tout.

Toujours est-il que Xarghis Khan savait à quoi je ressemblais tandis que je ne savais rien de lui, hormis qu’il ne ressemblait sans doute en rien à James Bond. Je me souvins de ce que m’avait dit Hassan quelques heures plus tôt : « Je ne me fie à personne. »

Bon, ça, c’était le plan, mais était-il applicable ? Était-il même possible de passer ne fût-ce qu’une seule journée perpétuellement sur ses gardes ? À combien de personnes pouvais-je me fier sans même y penser ? – des gens qui, si l’envie leur prenait de se débarrasser de moi, auraient pu me liquider vite fait ? Jasmin, déjà. Le demi-Hadj, je l’avais même invité à monter chez moi ; tout ce qu’il lui fallait pour se muer en assassin, c’était utiliser le mauvais mamie. Même Bill, mon taxi préféré ; même Chiri, qui possédait la plus vaste collection de mamies du Boudayin. J’allais devenir cinglé si je continuais à penser de la sorte.

Et si Okking était lui-même l’assassin qu’il prétendait traquer ? Okking, ou Hadjar ?

Ou encore Friedlander bey ?

Voilà que je me mettais à penser comme le Maghrebi mangeur de haricots que j’étais pour eux tous. J’y mis le holà, quittai la chambre et descendis en ascenseur jusqu’à la mezzanine. Il n’y avait pas grand monde dans le bar aux lumières tamisées : il n’y avait déjà pas beaucoup de touristes, en plus c’était un hôtel cher et plutôt tranquille. Je parcourus du regard le comptoir et remarquai trois hommes installés sur des tabourets et qui, penchés, devisaient ensemble tranquillement. Sur ma droite, quatre autres groupes, en majorité masculins, étaient attablés. Une bande de musique européenne ou américaine passait en sourdine. L’ambiance du bar semblait être exprimée par les fougères en pots et les murs de stuc aux tonalités orange et rose pastel. Quand le barman leva vers moi un sourcil, je lui commandai un gin-bingara. Il me le prépara juste comme je l’aimais, jusqu’au trait de Rose. L’avantage d’être cosmopolite.

Ma boisson arriva et je la réglai. Puis je sirotai mon verre en me demandant pourquoi je m’étais imaginé que rester planté ici m’aiderait à oublier mes problèmes. Et puis, voilà qu’elle se laissa dériver jusqu’à moi, évoluant avec un ralenti surnaturel, comme si elle était assoupie ou droguée. Ça ne se traduisait toutefois ni dans son sourire ni avec son élocution. « Ça ne vous dérange pas si je m’assois avec vous ? demanda Trudi.

— Bien sûr que non. » Je lui adressai un sourire gracieux mais les pensées se bousculaient dans ma tête.

Elle dit au barman qu’elle voulait un peppermint-schnapps. J’aurais parié cinquante kiams là-dessus. J’attendis qu’elle soit servie ; je réglai sa consommation et elle me remercia d’un nouveau sourire langoureux.

« Comment vous sentez-vous ? » lui demandai-je.

Elle fronça le nez. « Comment ça ?

— Après une journée passée à répondre aux questions des hommes du lieutenant ?

— Oh ! tous ont été on ne peut plus aimables ! »

Je ne dis rien durant quelques secondes. « Comment avez-vous fait pour me trouver ?

— Eh bien (elle fit un geste vague), je savais que vous étiez descendu ici. Vous m’y avez amenée cet après-midi. Et votre nom…

— Je ne vous ai jamais dit mon nom.

— J’ai entendu les policiers le prononcer.

— Et vous m’avez reconnu ? Alors que je n’ai plus du tout la même tête que lorsque vous m’avez rencontré ? Alors que je n’ai jamais porté ce genre de costume auparavant, et que je ne m’étais jamais coupé la barbe ? »

Elle m’adressa un de ces sourires qui vous disent combien les hommes sont des imbéciles. « Vous n’êtes pas content de me voir ? » me demanda-t-elle avec ce vernis de sentiments blessés que savent si bien jouer les Trudis.

Je replongeai le nez dans mon gin. « C’était l’un de mes prétextes à descendre au bar. Au cas où vous passeriez…

— Et me voici.

— Je m’en souviendrai toujours… Voulez-vous m’excuser ? J’ai déjà un ou deux verres d’avance sur vous.

— Bien sûr, pas de problème.

— Merci. » Je me rendis aux toilettes, m’enfermai dans une stalle, déclipsai mon téléphone. J’appelai le numéro d’Okking. Une voix que je ne reconnus pas m’annonça qu’il était à son bureau, qu’il dormait pour la nuit et ne tenait pas à être réveillé, sauf urgence. Était-ce une urgence ? Je répondis que je ne pensais pas mais que, dans le cas contraire, je le rappellerais. Puis je demandai qu’on me passe Hadjar mais il était sorti enquêter. J’obtins son numéro et le composai.

Il laissa sonner plusieurs fois. Je me demandai s’il était réellement en train d’enquêter sur quelque chose ou se laissait juste prendre par l’ambiance. « Qu’est-ce que c’est ? répondit-il enfin, hargneux.

— Hadjar ? Vous avez l’air hors d’haleine. Vous faisiez des haltères, ou quoi ?

— Qui est à l’appareil ? Comment avez-vous eu…

— Audran. Okking est hs pour la nuit. Écoutez, qu’est-ce que vous a raconté la blonde à Seipolt ? »

Le téléphone resta muet un moment puis la voix d’Hadjar se fit à nouveau entendre, un peu plus amicale. « Trudi ? On l’a assommée, on l’a fouillée aussi profond qu’on a pu, et on l’a réveillée. Elle ne savait rien de rien. Ça nous turlupinait, alors on l’a endormie une seconde fois. Personne ne devrait en savoir aussi peu qu’elle et être encore en vie. Mais elle est nette, Audran. Je connais des piquets de tente qu’ont plus de jugeote qu’elle mais tout ce qu’elle connaît de Seipolt, c’est son prénom.

— Dans ce cas, pourquoi est-elle encore en vie et pas tous les autres ?

— L’assassin ignorait sa présence. Sinon, Xarghis Khan l’aurait baisée jusqu’au trognon et sans doute tuée ensuite. À ce qu’il se trouve, Trudi était dans sa chambre, en train de faire la sieste après déjeuner. Elle ne se rappelle même pas d’avoir fermé sa porte à clé. Si elle est encore en vie, c’est simplement parce qu’elle n’était là que depuis quelques jours et ne faisait pas partie des habitués de la maison.

— Comment a-t-elle pris la nouvelle ?

— Nous lui avons donné l’information pendant qu’elle était inconsciente, en gommant toutes les connotations d’horreur. C’est comme si elle l’avait lue dans les journaux.

— Allah soit loué, vous êtes quand même sympas, chez les flics. Vous l’avez fait filer depuis qu’elle est repartie ?

— Vous avez repéré quelqu’un ? »

Là, ça me surprit. « Qu’est-ce qui vous rend si sûr que je suis avec elle ?

— Pourquoi, sinon, m’appelleriez-vous à cette heure de la nuit ? Je vous dis qu’elle est propre, eh con, autant qu’on puisse en juger. Quant au reste, eh bien, on lui a pas fait de prise de sang, alors, à vous de voir. » Et il raccrocha.

Je fis la grimace, remis le téléphone à ma ceinture et regagnai le bar. Je passai le reste de mon gin-tonic à chercher à repérer le chaperon de Trudi mais je ne vis aucun candidat probable. Je l’invitai à manger dehors, histoire d’avoir l’esprit définitivement tranquillisé. À la fin du souper, j’avais la certitude que personne ne nous filait, Trudi et moi. Nous regagnâmes le bar pour boire encore quelques verres et faire plus ample connaissance. Elle décida qu’on se connaissait suffisamment juste avant minuit.

« Plutôt bruyant, comme endroit, vous ne trouvez pas ? »

J’acquiesçai solennellement. Il ne restait plus que trois clients au bar, y compris la bille de bois qui préparait nos cocktails. Le moment était simplement venu pour l’un ou l’autre de sortir une connerie, et elle m’avait devancé. Ce fut à cet instant précis que, simultanément, j’oubliai ma prudence et décidai de donner une leçon à Yasmin. Bon j’étais un peu saoul, j’étais dépressif et solitaire, Trudi était vraiment une fille sympa et absolument superbe – qu’est-ce qu’il vous faut encore ?

Quand nous fûmes en haut, Trudi me sourit et m’embrassa plusieurs fois, avec lenteur et insistance, comme si le jour ne devait se lever qu’après l’heure du déjeuner. Puis elle me dit que c’était son tour d’utiliser la salle de bains. J’attendis qu’elle ait fermé la porte, puis appelai la réception en insistant bien pour qu’on me réveille dès sept heures le lendemain matin. Je sortis le petit pistolet lance-aiguilles, rabattis le dessus de lit et dissimulai rapidement l’arme. Trudi sortit de la salle de bains, la robe ouverte, les attaches déjà dénouées. Elle me sourit, d’un sourire entendu, alangui. Quand elle s’approcha de moi, la seule chose qui me vint à l’esprit fut que ce serait la première fois que je me mettrais au lit avec une arme sous mon oreiller.

« À quoi tu penses ?

— Oh ! juste que t’as pas l’air mal, pour une vraie fille.

— T’aimes pas les vraies filles ? me susurra-t-elle à l’oreille.

— C’est justement que ça fait un bout de temps que ça ne m’était plus arrivé. Ça s’est trouvé comme ça.

— Tu préfères les jouets ? » murmura-t-elle, mais l’heure n’était plus à la discussion.

Загрузка...