13.

Je ne m’étais pas attendu à recevoir des masses de visites durant mon séjour à l’hôpital. J’avais dit à tous que j’appréciais leur sollicitude mais que ce n’était pas une bien grosse affaire et que je préférais qu’on me laisse tranquille jusqu’à mon complet rétablissement. La réponse que j’obtenais en général, soigneusement pesée et énoncée avec tact, était que de toute façon personne n’avait l’intention de me rendre visite. À quoi je répondais : « Parfait. » La véritable raison pour laquelle je n’avais pas envie qu’on vienne me voir était que je pouvais imaginer les effets secondaires d’une intervention neurochirurgicale importante. Les visiteurs restent assis au pied de votre lit, n’est-ce pas, et vous disent combien vous avez l’air en forme, et que vous allez vous rétablir vite fait, et à quel point tout le monde s’ennuie de vous et – si vous n’avez pas réussi à vous endormir avant – se mettent à vous raconter toutes leurs vieilles opérations à eux. Je n’avais pas besoin de ce cirque. J’avais envie qu’on me laisse seul à goûter les ultimes relents de molécules retard d’étorphine implantées dans une ampoule à l’intérieur de mon cerveau. Bien sûr, j’étais prêt à jouer les patients courageux et stoïques durant quelques minutes chaque jour mais je n’étais pas obligé. Mes amis avaient su tenir parole : je n’eus pas un seul putain de visiteur, jusqu’au dernier jour, juste avant ma sortie. Dans l’intervalle, personne ne vint jamais me voir, ni même me téléphona, ne m’envoya une carte ou une minable plante verte. Croyez-moi, cela restera à jamais gravé dans ma mémoire.

Tous les jours, le Dr Yeniknani vint me voir, et il prit soin de souligner au moins une fois par visite qu’il y avait pire à craindre que la mort. Il ne cessait de s’y attarder ; c’était le médecin le plus morbide que j’aie jamais connu. Ses tentatives pour calmer mes frayeurs avaient l’effet absolument opposé. Il aurait mieux fait de s’en tenir aux ressources de son art : les pilules. Elles, au moins – je parle de celles que j’avais à l’hôpital, fabriquées par de vraies entreprises pharmaceutiques et tout ça –, je peux compter dessus pour me faire oublier la mort, la souffrance et tout le reste.

Si bien qu’à mesure que passaient les derniers jours, je pus me faire une idée nette de l’importance que représentait mon bien-être pour la tranquillité du Boudayin : j’aurais pu mourir et me faire inhumer dans une mosquée flambant neuve à La Mecque, ou bien avoir quelque pyramide égyptienne édifiée en mon honneur, que personne n’en aurait rien su. Vous parlez de copains ! Question : pourquoi avais-je simplement caressé l’idée de me décarcasser pour leur bien-être ? Je ne cessais de la retourner dans mon esprit et la réponse était toujours : parce que qu’est-ce que j’avais d’autre ? Triste, non[12] ? Plus j’observe la façon qu’ont les gens de se comporter réellement, plus je suis ravi de ne jamais leur prêter la moindre attention.

Le ramadân se termina, avec les festivités qui marquent la fin du mois saint. J’étais désolé d’être encore hospitalisé parce que cette fête, l’Id el-Fitr, est l’une de mes périodes de l’année préférées. Je célèbre toujours la fin du jeûne avec des piles d’ataïf, ces crêpes imbibées de sirop puis arrosées d’eau de fleur d’oranger, nappées de crème épaisse et recouvertes d’amandes effilées. Au lieu de ça, cette année, je m’envoyai en guise d’adieu deux ou trois bonnes doses de soléine, pendant qu’en ville une quelconque autorité religieuse déclarait avoir aperçu le croissant de la lune nouvelle, indiquant que le mois nouveau avait commencé et que la vie pouvait désormais reprendre son cours normal.

Je m’endormis. Je m’éveillai tôt le lendemain, quand l’infirmière chargée de ma prise de sang arriva pour ses libations quotidiennes. Pour le reste des gens, la vie avait peut-être repris son cours normal mais la mienne avait définitivement bifurqué dans une direction que je ne pouvais encore imaginer. L’on m’avait ceint les reins et j’étais désormais réclamé sur le champ de bataille. Déroulez vos bannières, ô mes fils, nous déferlerons comme loups dans la bergerie. Je ne suis pas venu pour apporter la paix mais l’épée.

Le petit déjeuner arriva et repartit. Nous eûmes notre petit bain. Je réclamai une piqûre de soléine ; j’aimais bien en avoir une, sitôt achevé le dur entraînement matinal, quand j’avais deux heures devant moi avant le déjeuner. Un petit somme, puis le plateau repas : délicieuses feuilles de vigne farcies ; hammoud ; brochettes de kofta avec du riz parfumé aux oignons, à la coriandre et aux quatre-épices. La prière est préférable au sommeil, et la nourriture aux drogues… parfois. Après déjeuner, seconde piqûre et seconde sieste. Je fus réveillé par Ali, l’infirmier le plus âgé, celui qui ne m’appréciait guère. Il me secoua l’épaule. « Monsieur Audran », murmura-t-il.

Oh ! non ! me dis-je, ils veulent encore du sang. Je voulus me forcer à me rendormir.

« Vous avez de la visite, monsieur Audran.

— De la visite ? » Il devait sûrement y avoir erreur. Après tout, j’étais mort, exposé au sommet de quelque montagne. Je n’avais plus qu’à attendre l’arrivée des pilleurs de tombes. Se pouvait-il qu’ils fussent déjà là ? Je ne me sentais même pas rigide, encore. Les salauds, ils ne me laissaient même pas le temps de refroidir dans la tombe. Je parie qu’on avait montré plus de respect à Ramsès II. À Haroun al-Rashîd. Au prince Sâalih ibn Abdoul-Wahîd ibn Séoud. À tout le monde, sauf à moi. Je m’assis tant bien que mal sur le lit.

« Ô mon habile ami, tu as l’air en pleine forme. » Le visage gras d’Hassan arborait son vilain sourire d’affairiste, cette mine onctueuse que même le plus crétin des touristes trouvait trop fourbe pour être honnête.

« À Dieu ne plaise, dis-je, dans les vapes.

— Oui, loué soit Dieu. Sous peu, tu seras entièrement rétabli, inchallah. »

Je ne me fatiguai pas à répondre. J’étais déjà content qu’il ne se soit pas directement assis au pied de mon lit.

« Il faut que tu saches, mon neveu, que le Boudayin tout entier se désole sans ta présence pour illuminer nos existences lasses.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, au flot de cartes et de lettres que j’ai reçues. Aux foules d’amis qui encombrent jour et nuit les couloirs de l’hôpital, anxieux de me voir ou de prendre simplement de mes nouvelles. À toutes les innombrables petites attentions qui ont rendu mon séjour ici supportable. Jamais je ne pourrais trop te remercier.

— Les remerciements sont inutiles…

— … pour un devoir, je sais, Hassan. Autre chose ? »

Il avait l’air un brin gêné. L’idée avait dû lui effleurer l’esprit que, peut-être, je pouvais bien me moquer de lui, mais d’habitude ce genre de chose le laissait froid. Il sourit à nouveau. « Je suis heureux d’apprendre que tu seras ce soir de nouveau parmi nous. »

Surprise. « C’est vrai ? »

Il retourna la main, montrant sa paume grasse. « N’est-ce pas le cas ? Tu dois sortir cet après-midi. Friedlander bey m’a demandé de te transmettre un message : tu dois lui rendre visite sitôt que tu te sentiras mieux. Demain, ça ira amplement. Il ne faut pas te presser durant ton rétablissement.

— Je ne savais même pas qu’on me relâchait et je suis censé rendre visite à Friedlander bey dès demain ; mais il ne veut pas me presser. Je suppose que ta voiture attend en bas pour me ramener chez moi. »

Cette fois, Hassan prit un air mécontent. Il n’appréciait pas du tout ma suggestion. « Ô chéri, j’aurais bien aimé, mais ce n’est pas possible. Tu devras prendre d’autres dispositions. J’ai des affaires qui m’attendent ailleurs.

— Va tranquille », dis-je calmement. Je laissai reposer ma tête sur l’oreiller et cherchai à retrouver mon rêve. Il s’était enfui depuis longtemps.

« Allah yisallimak », murmura Hassan, avant de disparaître à son tour.

Toute la paix des derniers jours s’était envolée et cela s’était produit avec une soudaineté déconcertante. Je me retrouvai envahi par un sentiment de dégoût de soi. Je me souvins d’une fois, il y avait quelques années de cela, où j’avais couru une fille qui bossait parfois à La Lanterne rouge, d’autres fois au Big Al’s Old Chicago. Je m’étais frayé un passage dans sa conscience en me montrant drôle, vif et, je suppose, méprisable. J’étais finalement parvenu à la sortir et l’inviter à dîner – je ne me rappelle plus où – puis à la ramener chez moi. Nous étions au lit cinq minutes après que j’eus verrouillé la porte d’entrée, nous avons baisé pendant peut-être dix minutes, un quart d’heure, et tout fut terminé. Allongé sur le lit, je l’ai contemplée : elle avait les dents mal plantées, les os saillants et elle sentait comme si elle se trimballait avec de l’huile de sésame en aérosol. « Mon Dieu, me dis-je alors. Mais qui c’est, cette nana ? Et comment vais-je faire pour m’en débarrasser, à présent ? » Après l’amour, tous les animaux sont tristes ; après n’importe quelle forme de plaisir, à vrai dire. Nous ne sommes pas faits pour le plaisir. Nous sommes faits pour la souffrance, pour voir les choses trop lucidement, ce qui est bien souvent une terrible souffrance en soi. Je me suis méprisé, alors, comme je me méprisais en cet instant.

Le Dr Yeniknani frappa doucement à la porte puis entra. Il jeta un bref coup d’œil au relevé quotidien laissé par l’infirmier de garde.

« Est-ce que je sors ? » lui demandai-je.

Il tourna vers moi ses yeux noirs et brillants. « Hmmm ? Ah ! oui ! Votre bulletin de sortie est déjà signé. Il va falloir vous trouver quelqu’un pour venir vous prendre. C’est le règlement de l’hôpital. Sinon, vous pouvez partir quand vous le voulez.

— Dieu merci », dis-je, et je le pensais. J’en fus le premier surpris.

« Loué soit Allah », dit le docteur. Il avisa la boîte en plastique remplie de papies, à mon chevet, et me demanda si je les avais tous essayés.

Je lui répondis que oui. C’était un mensonge. J’en avais essayé quelques-uns, sous la surveillance d’un thérapeute ; les extensions de données avaient constitué une sacrée déception, je ne sais pas à quoi je m’étais attendu. Quand je m’embrochais un papie, ses informations étaient là, présentes à mon esprit, comme si elles y avaient été toute ma vie. C’était pareil que veiller toute la nuit pour bachoter un examen, sans avoir à perdre le sommeil et sans le risque d’oublier quoi que ce soit. Puis dès que je déconnectais la puce, tout s’évanouissait de ma mémoire. Bref, rien de bien renversant. À vrai dire, j’avais surtout hâte d’essayer certains des papies que Laïla avait dans sa boutique. Ils seraient peut-être bien pratiques, de temps en temps.

Non, c’étaient les mamies qui me faisaient peur. Les modules d’aptitude mimétiques enfichables. Ceux qui vous procuraient une personnalité entièrement nouvelle, vous planquant dans une petite boîte à l’intérieur de votre tête, pendant qu’un inconnu prenait les commandes de votre corps et de votre esprit. Ceux-là, ils me flanquaient encore une putain de trouille.

« Eh bien, dans ce cas…», dit le Dr Yeniknani. Il ne me souhaita pas bonne chance, parce que tout était entre les mains d’Allah, Qui savait de toute manière quelle serait l’issue, de sorte que la chance n’avait guère à y voir. J’avais graduellement appris que mon toubib était un apprenti saint, un derviche turc. « Que Dieu apporte une heureuse conclusion à votre entreprise », me dit-il. Bien parlé, me dis-je. J’avais fini par bien l’aimer.

« Inchallah », répondis-je. Nous nous serrâmes la main et il sortit. J’ouvris la penderie, sortis mes vêtements de ville, les étalai sur le lit – il y avait une chemise, mes bottes, des chaussettes et des sous-vêtements, plus une paire de jeans que je n’avais pas souvenance d’avoir achetée. Je me vêtis rapidement et prononçai le code de Yasmin dans le micro du téléphone. Ça sonna dans le vide. Je prononçai le mien, pensant qu’elle pouvait être chez moi ; pas de réponse là non plus. Peut-être était-elle au turbin, bien qu’il ne fût que deux heures. J’appelai chez Frenchy mais personne encore ne l’y avait vue. Je ne perdis pas mon temps à laisser un message. J’appelai plutôt un taxi.

Règlement de l’hôpital ou pas, personne ne me fit de tracasseries parce que je quittais les lieux sans être accompagné. On me conduisit jusqu’en bas et je pris mon taxi, un sac d’articles de toilette dans une main, ma boîte de papies dans l’autre. Le trajet jusqu’à mon appartement se déroula pour moi dans une sensation de vide, d’hébétude dépourvue de la moindre émotion.

Je déverrouillai ma porte et entrai. J’imaginais que ce serait le vrai bordel. Yasmin était sans doute restée coucher plusieurs fois pendant mon séjour et elle n’était pas spécialement ordonnée. Je m’attendais donc à découvrir ses vêtements en petits monticules sur tout le plancher, des monceaux d’assiettes sales dans l’évier, des restes de repas, des pots ouverts et des boîtes vides tout autour de la cuisinière et de la table ; mais la pièce était aussi propre que lorsque je l’avais quittée. Plus propre, même ; jamais je n’avais fait un tel ménage, passé le balai, dépoussiéré, fait les carreaux. Ça me rendit méfiant : quelque habile crocheteur de serrures maniaque du rangement s’était immiscé chez moi. Puis j’avisai trois enveloppes près du matelas, par terre, pleines à craquer. Je me penchai pour les ramasser. Elles portaient mon nom, inscrit à la machine ; dans chaque enveloppe il y avait sept cents kiams, en billets de dix, soixante-dix billets neufs attachés par un élastique. Trois enveloppes, deux mille cent kiams ; mes honoraires pour les semaines passées à l’hôpital. Je n’aurais pas cru qu’on me paierait pour cette période-là. Je l’aurais volontiers accomplie gratis – la soléine ajoutée à l’étorphine, ça n’avait pas été désagréable du tout.

Je m’étendis sur le lit, jetai l’argent à côté, à l’endroit où Yasmin dormait parfois. J’éprouvais toujours une étrange sensation de vide, comme si j’attendais que quelque chose se produise pour me remplir et me donner un indice sur la conduite à suivre. J’attendis, mais rien ne se passa. Je consultai ma montre : bientôt quatre heures. Je décidai de ne pas esquiver la corvée. Autant être débarrassé tout de suite.

Je me relevai, fourrai dans ma poche une liasse de quelques centaines de kiams, pris mes clés, redescendis l’escalier. Je commençai tout juste à ressentir le début d’une vague réaction émotionnelle. Je l’analysai avec une extrême attention : une sensation de nervosité, mais qui n’avait rien d’agréable ; j’étais à coup sûr en train de remonter tant bien que mal du trente-sixième dessous, en faisant gaffe à ne pas glisser la tête dans un collet encore invisible.

Je descendis la Rue jusqu’à la porte orientale du Boudayin et cherchai Bill. Je ne le vis pas. Je montai dans un autre taxi. « À la maison de Friedlander bey », lui dis-je.

Le chauffeur se retourna et me regarda : « Non », répondit-il sèchement. Je sortis et trouvai un de ses collègues qui ne voyait pas d’inconvénients à se rendre là-bas. Je pris garde, toutefois, à ce qu’on soit convenu d’abord du prix de la course.

Une fois arrivé, je réglai le chauffeur et descendis. Je n’avais averti personne de ma venue ; Papa ne s’attendait sans doute pas à me voir avant demain. Néanmoins, son domestique m’avait ouvert la porte d’acajou poli avant que j’eusse atteint le sommet des degrés de marbre blanc. « Monsieur Audran, murmura-t-il.

— Je suis surpris que tu t’en souviennes. »

Il haussa les épaules – je n’aurais su dire s’il avait ou non souri – et me dit : « La Paix soit avec vous. » Il se retourna.

« Et sur toi de même », répondis-je dans son dos puis je le suivis. Il me conduisit vers les bureaux de Papa, jusqu’à la même salle d’attente que je connaissais déjà. J’entrai, m’assis, me relevai, impatient, et me mis à faire les cent pas. Je ne savais pas ce que j’étais venu faire ici. À part « Salut, comment va ? » j’étais déprimé de découvrir que je n’avais absolument rien d’autre à dire à Papa. Mais Friedlander bey était un hôte agréable quand cela servait ses objectifs et il ne laisserait pas un invité se sentir mal à l’aise.

Au bout d’un moment, la porte de communication s’ouvrit et l’un des géants de grès me fit signe. Je le dépassai et me retrouvai en présence de Papa. Il avait l’air très las, comme s’il s’était occupé d’affaires politiques, financières, religieuses, judiciaires et militaires, sans trêve ni repos, durant plusieurs heures d’affilée. Sa chemise blanche était maculée de sueur, ses cheveux fins ébouriffés, ses yeux las et injectés de sang. C’est d’une main tremblante qu’il appela le Roc parlant. « Du café », lui demanda-t-il d’une voix rauque et bizarrement assourdie. Il se tourna vers moi. « Viens, mon neveu, viens donc t’asseoir. Il faut que tu me dises si tu te sens bien. Il plaît à Allah que l’opération se soit déroulée avec succès. J’ai eu plusieurs comptes rendus du Dr Lisân. Il semblait tout à fait satisfait des résultats. À cet égard, je le suis de même mais, bien entendu, la véritable preuve de la valeur des implants résidera dans ta manière de les utiliser. »

J’acquiesçai sans mot dire.

Le Roc arriva avec le café, ce qui me donna quelques minutes pour me calmer les nerfs, pendant qu’on papotait en sirotant le breuvage. Je me rendis compte que Papa m’examinait avec une certaine insistance, les sourcils froncés et l’air vaguement mécontent. Je fermai les yeux, exaspéré : j’étais venu avec ma tenue habituelle. Le jean et les bottes, c’était parfait dans la boîte de Chiri ou pour traîner avec Mahmoud, Jacques et Saïed, mais Papa préférait me voir en djellabah et keffieh. Trop tard, maintenant ; j’étais parti du fond du trou et je n’avais plus qu’à me remettre à l’escalader et tâcher de retrouver ses bonnes grâces.

J’agitai légèrement ma tasse après qu’on m’eut resservi une seconde fois, pour indiquer que je n’en voulais plus. Le rite du café était réglé et Papa murmura quelque chose au Roc. Le malabar quitta la pièce. C’était la première fois, je crois bien, que je me retrouvais seul avec Papa. J’attendis.

Le vieillard pinça les lèvres, songeur. « Je suis heureux que tu aies suffisamment réfléchi à mes souhaits pour accepter de subir l’intervention.

— Ô cheikh, commençai-je, c’est…»

Il me fit taire d’un geste bref. « Toutefois, ce n’est pas une simple intervention chirurgicale qui résoudra nos problèmes. Malheureusement. J’ai reçu d’autres rapports m’indiquant que tu étais réticent à explorer toute la palette de mes présents. Il se peut que tu t’imagines pouvoir satisfaire notre accord en portant les implants mais en te gardant de les utiliser. Si tu penses cela, alors, tu t’illusionnes. Notre problème mutuel ne pourra être résolu tant que tu n’accepteras pas d’employer l’arme que je t’ai donnée, et l’employer au maximum de ses possibilités. Je n’ai pas reçu moi-même une telle augmentation parce que j’estime que ma religion me l’interdit ; on pourrait en conséquence faire valoir que je ne suis pas la personne la plus habilitée à te conseiller en la matière. Malgré tout, je crois savoir une chose ou deux concernant les modules d’aptitude mimétique. Verrais-tu une objection à ce que nous discutions ensemble du meilleur choix à faire ? »

L’homme lisait mes pensées mais c’était son boulot. Le plus bizarre, c’était que plus je m’enfonçais, plus il me semblait facile de parler avec Friedlander bey. Je ne fus même pas normalement terrifié quand je m’entendis décliner son offre. « Ô cheikh, lui dis-je, nous ne sommes même pas d’accord sur l’identité de notre ennemi. Comment dans ce cas pouvons-nous espérer choisir la personnalité convenable pour être l’instrument de notre vengeance ? »

Il y eut un bref silence durant lequel j’entendis mon cœur cogner avec un grand « toc ! » puis remettre ça. Les sourcils de Papa se haussèrent imperceptiblement puis revinrent en place.

« Encore une fois, mon neveu, tu me prouves que je ne me suis pas trompé en te choisissant. Tu as absolument raison. Comment, donc, comptes-tu aborder la question ?

— Ô cheikh, je me propose, pour commencer, de me faire un allié encore plus proche du lieutenant Okking, afin d’obtenir tous les renseignements qu’il détient dans ses fichiers. Je sais des choses, concernant plusieurs victimes, dont je suis certain qu’il n’a aucune connaissance. Je ne vois pas de raison de lui procurer maintenant cette information mais il peut en avoir besoin plus tard. J’interrogerai alors tous nos amis communs ; je crois que je pourrai trouver d’autres indices. Un examen soigneux, scientifique, de toutes les données disponibles devrait constituer la première étape. »

Friedlander bey hocha la tête, songeur. « Okking détient des informations que tu n’as pas. Tu possèdes des informations qu’il n’a pas. Quelqu’un devrait rassembler tous ces renseignements en un lieu unique, et j’aimerais mieux que ce soit toi, et non ce bon lieutenant. Oui, je suis ravi par ta suggestion.

— Tous ceux qui te voient vivent, ô cheikh.

— Qu’Allah t’accorde de partir et revenir protégé. »

Je ne voyais aucune raison de lui dire que ce que je comptais faire en vérité, c’était surveiller de plus près Herr Lutz Seipolt. Ce que je savais de Nikki et de sa mort rendait toute l’affaire encore plus sinistre que Papa ou le lieutenant Okking n’étaient enclins à l’admettre. Je détenais toujours le mamie que j’avais trouvé dans le sac de Nikki. Je n’en avais parlé à personne. Il faudrait que je découvre ce qui y était enregistré. Je n’avais pas non plus mentionné la bague ni le scarabée.


Il me fallut quelques minutes encore pour m’éclipser de la villa de Papa, et là-dessus je fus incapable de trouver un taxi. Je finis par rentrer à pied, mais ça ne me dérangeait pas parce que durant tout le trajet j’eus une sérieuse discussion avec moi-même. Qui se déroula comme suit :

Moi1 (craignant Papa) : « Eh bien, pourquoi ne pas faire ce qu’il demande ? Tu te contentes de recueillir toutes les informations possibles et le laisses suggérer l’étape suivante. Autrement, c’est que tu cherches à recevoir la raclée. Ou les derniers sacrements. »

Moi2 (craignant la mort et le désastre) : « Parce que chacune de mes initiatives concerne directement deux – pas un, mais bien deux – assassins psychopathes qui se foutent comme d’un pois chiche que je sois vivant ou mort. En fait, l’un ou l’autre donnerait sans doute beaucoup rien que pour avoir la chance de me loger une balle entre les deux yeux ou me trancher la gorge. Voilà pourquoi. »

Les deux moi avaient des stocks considérables d’arguments logiques et raisonnables en réserve. C’était comme d’assister à une partie de tennis mental : le premier expédiait une affirmation de l’autre côté du filet et l’autre renvoyait aussitôt la balle avec une réfutation. Les deux adversaires étaient de force par trop égale, la partie risquait de s’éterniser. Au bout d’un moment, je me lassai et cessai de la regarder. Après tout, j’avais tout l’équipement voulu pour devenir, au gré de mon humeur, le Cid, Khomeiny ou n’importe qui d’autre, alors pourquoi hésitais-je encore ? Dans le coin, personne n’affichait le moindre de mes scrupules. Et pourtant, je ne me considérais pas non plus comme un couard. Alors, qu’est-ce qu’il me fallait pour me pousser à m’enficher ce premier mamie ?

J’eus la réponse à cette question le soir même. J’entendis l’appel à la prière du soir au moment où je franchissais la porte et commençais à remonter la Rue. À l’extérieur du Boudayin, la voix du muezzin semblait presque éthérée ; à l’intérieur, cette même voix avait acquis comme un ton de reproche. Ou bien étais-je le jouet de mon imagination ? Je me laissai dériver jusqu’à la boîte de Chiriga et m’installai au bar. Elle n’était pas là. Derrière le comptoir officiait Djamila, qui avait bossé pour Chiri quelques semaines plus tôt puis était partie après que le Russe s’était fait descendre. Ça va, ça vient, dans le Boudayin ; les gens bossent dans un club puis se font virer ou s’en vont de leur propre gré à cause d’une connerie quelconque, vont travailler ailleurs puis, à force, bouclent le circuit et finissent par se retrouver à leur point de départ. Djamila était de celles capables de parcourir le circuit plus vite que quiconque. Elle avait de la chance si elle s’accrochait à une place plus de sept jours d’affilée.

« Où est Chiri ? lui demandai-je.

— Elle arrive à neuf heures. Tu veux boire quelque chose ?

— Bingara et gin avec glaçons, avec un trait de Rose. » Djamila acquiesça puis me tourna le dos pour concocter la mixture. « Oh ! fit-elle. Il y avait un message pour toi. Ils ont laissé un message. Attends que je le retrouve. »

Cela me surprit. Je ne voyais pas qui pouvait m’avoir laissé un message, et surtout savoir que je passerais ici ce soir.

Djamila revint avec mon cocktail et un dessous de verre avec deux mots griffonnés dessus. Je la réglai et elle me laissa, sans ajouter un mot. Le message était : Appeler Okking. On ne pouvait rêver meilleur début pour ma nouvelle vie de superman : un appel de la police pour affaires urgentes. Pas de trêve pour les malfaisants : ça devenait ma devise. Je décrochai mon téléphone de ceinture, grommelai le code d’Okking puis attendis qu’il décroche. « Ouais ? répondit-il enfin.

— Marîd Audran.

— Impeccable. J’ai appelé l’hôpital mais on m’a dit que vous étiez sorti. J’ai appelé chez vous, mais ça ne répondait pas. J’ai appelé le patron de votre nana, mais vous étiez pas là. J’ai appelé votre point de chute habituel, le Réconfort, mais on ne vous y avait pas vu. Alors, j’ai essayé deux ou trois autres endroits, en laissant des messages. Je veux vous voir dans une demi-heure.

— Pas de problème, lieutenant. Où êtes-vous ? »

Il me donna un numéro de chambre et l’adresse d’un hôtel appartenant à une multinationale flamande, dans le quartier le plus opulent de la ville. Je n’y avais jamais mis les pieds, je ne m’en étais même pas approché à moins de dix rues. Ce n’était pas mon quartier.

« Quel est le problème ? demandai-je.

— Homicide. Votre nom a été cité.

— Ah ! Une connaissance à moi ?

— Ouais. C’est tout de même curieux mais sitôt que vous êtes entré à l’hôpital, tous ces meurtres bizarres ont cessé. Rien de spécial pendant trois semaines. Et le jour même de votre sortie, nous voilà revenus sous le règne de la Terreur.

— D’accord, lieutenant, vous m’avez eu, je vais devoir me confesser. Si j’avais été malin, j’aurais arrangé un meurtre ou deux pendant mon séjour à l’hosto, histoire d’écarter les soupçons.

— Vous êtes un type futé, Audran. Ça ne rend votre situation que plus difficile, l’un dans l’autre.

— Désolé. Mais vous ne m’avez toujours pas dit : qui est la victime ?

— Vous vous radinez en vitesse, c’est tout. » Et il raccrocha.

Je descendis mon verre d’un trait, laissai à Djamila un kiam de pourboire et fonçai dans la tiédeur nocturne. Bill n’était toujours pas à sa place habituelle, sur le large boulevard Il-Djamîl, à la sortie du Boudayin. Un autre chauffeur de taxi accepta de me prendre et me conduisit à tombeau ouvert à l’autre bout de la ville, jusqu’à l’hôtel. Je montai quatre à quatre jusqu’à la chambre et fus arrêté à l’entrée par un policier en faction devant le ruban jaune qui délimitait les lieux du crime. Je lui dis que j’étais attendu par le lieutenant Okking. Il me demanda mon nom puis me laissa passer.

La chambre ressemblait à l’intérieur d’un abattoir. Il y avait du sang partout – des mares de sang par terre, des traînées de sang sur les murs ; le lit, les chaises et le bureau étaient éclaboussés de sang, et il y en avait plein la moquette. Il fallait qu’un assassin dépense un temps et une énergie considérables à s’assurer que sa victime était suffisamment morte pour envoyer ainsi du sang dans tous les coins, en imbibant intégralement toute la chambre. Il fallait qu’il ait lardé de coups sa victime, comme dans un sacrifice humain rituel. C’était grotesque, inhumain, dément. Ni James Bond ni le massacreur anonyme n’avaient travaillé de la sorte. C’était soit l’œuvre d’un troisième maniaque, soit de l’un des deux premiers avec un tout nouveau mamie. Dans l’un et l’autre cas, nos pauvres indices étaient désormais sans valeur. Comme si on avait besoin de ça.

Les flics étaient en train de terminer de fourrer le corps dans un sac sur une civière avant de l’évacuer. Je trouvai le lieutenant : « Alors, qui est-ce qui s’est fait soigner, ce soir, bordel ? » lui demandai-je.

Il me dévisagea attentivement, comme s’il pouvait jauger ma culpabilité ou mon innocence à ma réaction. « Sélima », répondit-il simplement.

Mes épaules s’affaissèrent. Un immense épuisement me prit tout d’un coup. « Allah le Miséricordieux, murmurai-je. Alors, pourquoi aviez-vous besoin de moi ? Qu’est-ce que j’ai à voir dans cette histoire ?

— Vous enquêtez là-dessus pour le compte de Friedlander bey. Et d’autre part j’aimerais que vous alliez jeter un œil dans la salle de bains.

— Pourquoi ?

— Vous verrez. Accrochez-vous, toutefois ; ça n’a rien de ragoûtant. »

Je n’en eus que moins envie d’y aller. Je le fis pourtant. J’étais bien obligé, je n’avais pas le choix. La première chose que je vis fut un cœur humain, arraché à la poitrine de Sélima, déposé dans le lavabo. Ça me flanqua aussitôt des haut-le-cœur. Puis je vis le sang étalé sur tout le miroir, au-dessus. Il y avait des contours irréguliers, des motifs géométriques et des symboles inintelligibles dessinés sur la glace. Le plus désagréable, pourtant, c’étaient les quelques mots écrits en lettres dégoulinantes de sang, et qui annonçaient : Audran, à ton tour !

J’éprouvai une vague sensation d’irréalité. Que savait de moi ce boucher dément ? Quel rapport avais-je avec le monstrueux assassinat de Sélima, et d’ailleurs des autres Sœurs Veuves noires ? La seule idée qui me venait pour l’heure était que ma motivation jusqu’à présent avait été une espèce de désir chevaleresque de contribuer à protéger mes amis, ceux qui pouvaient être de futures victimes des tueurs fous inconnus. Je n’y avais aucun intérêt personnel, hormis un éventuel désir de vengeance, pour le meurtre de Nikki et pour les autres. À présent, toutefois, avec mon nom inscrit en sang figé sur ce miroir, l’affaire avait pris un tour personnel. C’était ma propre vie qui était en jeu.

S’il y avait quelque chose au monde qui pouvait m’inciter à franchir l’ultime étape et m’enficher mon premier mamie, c’était bien cela. Voilà que je savais, avec une absolue certitude, que dorénavant j’aurais besoin de mobiliser toute l’aide disponible. L’intérêt personnel bien compris, j’appelle ça ; et je maudis les ignobles exécuteurs qui m’y contraignaient.

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