Je trouvai ma boîte à pilules au fond de mon sac de sport et me pris sept ou huit soleils. J’essayais quelque chose de nouveau. J’avais le corps endolori après le combat avec Khan mais ce n’était pas tant pour la douleur ; dans un intérêt purement scientifique, je voulais savoir comment les opiacés allaient affecter mes sensations aiguisées. Tandis que j’attendais l’arrivée d’Okking, j’appris la vérité empiriquement : les papies qui nettoyaient l’alcool de mon organisme à un rythme accéléré le débarrassaient également des soleils. J’avais bien besoin de ça ! Je fis sauter ce mamie et me pris une nouvelle dose de soléine.
Quand Okking arriva, il marchait sur des nuages. Il n’y a pas d’autre mot. Je ne l’avais jamais vu si ravi. Il se montra gracieux et prévenant à mon égard, s’inquiétant pour mes blessures et ma douleur. Il était si gentil que je crus que les gars des holojournaux étaient là, à nous enregistrer, mais je me trompais. « Je suppose qu’à présent c’est moi qui vous dois la tournée, Audran. »
M’est avis qu’il me devait bien plus que ça. « Je vous ai mâché votre putain de travail, Okking. »
Même cela ne dégonfla pas sa belle humeur. « Peut-être, peut-être. En tout cas, maintenant, je vais enfin pouvoir dormir un peu. Je ne pouvais même pas manger sans m’imaginer Sélima, Seipolt et les autres. »
Khan reprit conscience ; sans mamie dans sa broche, toutefois, il se mit à hurler. Je me rappelai l’horrible sensation que j’avais éprouvée lorsque j’avais retiré les papies rien qu’au bout de quelques heures. Qui sait combien de temps Khan – quel que pût être sa véritable identité – avait tenu, se dissimulant derrière un premier mamie, puis derrière un autre. Peut-être que sans l’apport d’une fausse personnalité électronique, il était incapable d’affronter les actes inhumains qu’il commettait. Allongé sur le pavé, les mains liées dans le dos et les chevilles enchaînées, il se débattait en nous lançant des injures. Okking le contempla durant quelques secondes. « Emmenez-le », dit-il à un couple de flics en uniforme.
Ils le traitèrent sans douceur mais je n’avais aucune compassion pour lui. « Et maintenant ? » demandai-je à Okking.
Il se dégrisa quelque peu. « Je pense qu’il est temps pour moi de présenter ma démission.
— Quand la nouvelle se sera répandue que vous avez accepté de l’argent d’un gouvernement étranger, ça ne va pas vous rendre très populaire. Ça fait un sérieux accroc à votre crédibilité…»
Il acquiesça. « Le bruit s’est déjà répandu, tout du moins dans les milieux qui comptent. On m’a laissé le choix entre trouver un emploi hors de la ville ou passer le reste de ma vie derrière les barreaux de l’une de vos geôles à métèques si typiques. Je ne vois pas comment on peut flanquer des gens dans des prisons pareilles, elles sortent tout droit du Moyen Âge.
— Vous y avez flanqué votre part de population, Okking. Vous allez avoir droit à un super comité d’accueil. »
Il frissonna. « Je crois que dès que j’aurai récupéré mes affaires personnelles, je vais faire mes valises et m’éclipser dans la nuit. J’aurais quand même bien aimé qu’ils me filent un bon certificat. Je veux dire, agent étranger ou pas, j’ai quand même fait du bon boulot pour cette ville. Je n’ai jamais compromis mon intégrité, sauf peut-être deux ou trois fois.
— Combien d’autres peuvent honnêtement en dire autant ? Des comme vous, Okking, y en a pas deux. » C’était le genre de type à se sortir de cette affaire en la transformant en recommandation dans son curriculum. Il aurait vite fait de retrouver un boulot.
« Ça vous plaît bien de me voir dans la merde, pas vrai, Audran ? »
Pour tout dire, oui. Mais, plutôt que lui répondre, je me retournai, récupérai mon sac de sport et remis dedans mes affaires ; la leçon avait porté : je glissai le paralysant sous ma robe. De la conversation d’Okking, je déduisis que l’interrogatoire officiel était terminé, que je pouvais à présent disposer. « Comptez-vous rester en ville jusqu’à ce que l’assassin de Nikki soit capturé ? lui demandai-je. Vous ferez au moins ça ? » Je fis demi-tour pour le regarder dans les yeux.
Il était surpris. « Nikki ? Qu’est-ce que vous racontez ? Nous avons eu l’assassin, il est en route pour le billot. Vous êtes obsédé, Audran. Vous n’avez aucune preuve de l’existence de ce second tueur. Écrasez un peu ou vous n’allez pas tarder à apprendre à quelle vitesse les héros peuvent devenir des ex-héros. Vous devenez lassant. »
Si ce n’était pas un raisonnement de flic ! J’avais capturé Khan et l’avais remis à Okking ; et maintenant, ce dernier allait clamer sur les toits que Khan les avait tous rectifiés, de Bogatyrev à Seipolt. Bien sûr, Khan avait effectivement tué Bogatyrev et Seipolt ; mais j’étais certain qu’il n’avait pas tué Nikki, Abdoulaye ou Tami. En avais-je une preuve quelconque ? Non, rien de tangible ; mais autrement, rien dans cette histoire ne tenait debout. C’était un panier de crabes international ; un camp essayait d’enlever Nikki pour la ramener vivante dans son pays natal, tandis que le camp adverse voulait la tuer pour éviter le scandale. Si Khan avait assassiné des agents des deux parties, cela n’avait de sens que s’il était un simple psychotique qui découpait les gens de manière stupide, insensée, sans schéma préétabli. Ce qui n’était absolument pas le cas. Khan était un assassin dont les victimes avaient été éliminées pour accomplir les desseins de ses employeurs et protéger son propre anonymat. L’homme qui avait poignardé Seipolt n’était pas un fou, il n’était pas vraiment Khan : il portait simplement un mamie de Khan.
Et cet homme-là n’avait rien à voir dans la mort de Nikki. Il y avait un autre tueur en liberté dans la ville, même si Okking trouvait plus pratique de l’ignorer.
À peu près dix minutes après que nous nous fûmes séparés, Okking, ses hommes et moi, mon téléphone se mit à sonner. C’était Hassan qui rappelait pour m’informer de ce qu’avait dit Papa. « Moi aussi, j’ai des nouvelles, Hassan.
— Friedlander bey veut te voir au plus tôt. Il t’envoie une voiture d’ici un quart d’heure. Je suppose que tu es chez toi ?
— Non, mais j’attendrai au pied de l’immeuble. J’étais en intéressante compagnie mais tout le monde est reparti maintenant.
— Bien, mon neveu. Tu méritais un peu de détente avec tes amis…»
Je lorgnai le ciel couvert, songeant à ma confrontation avec Khan et me demandant si je devais rire de la remarque d’Hassan. « Je ne me suis pas détendu des masses. » Et je lui narrai ce qui était arrivé depuis notre dernière conversation jusqu’au moment où les flics avaient embarqué le tueur à gages d’Okking.
Hassan en bégayait d’ahurissement. « Audran…, dit-il quand il eut enfin repris ses esprits, il plaît à Allah que tu sois sauf, que ce dément ait été capturé et que la sagesse de Friedlander bey ait triomphé.
— C’est ça, t’as raison. Donnes-en tout le crédit à Papa. D’accord, il m’a fait profiter de sa sagesse. Maintenant que j’y réfléchis, je n’ai pas reçu beaucoup plus d’aide de sa part que de celle d’Okking… Évidemment, il m’a acculé dans un coin et m’a forcé à me faire triturer le crâne ; mais après ça, il s’est contenté de rester en retrait en me jetant des pièces. Papa est au courant de tout ce qui se passe dans le Boudayin, Hassan. Et tu veux me faire croire que lui et Okking sont restés plantés là, les doigts enfoncés dans les oreilles, complètement en dehors du coup ? Je ne marche pas. J’ai découvert quel rôle Okking avait joué dans toute cette histoire ; j’aimerais encore plus savoir ce qu’a fait Papa, en coulisse.
— Silence, fils de chienne malade ! » Hassan avait laissé tomber ses manières doucereuses et son vrai moi repointait le nez, un truc qui ne lui arrivait pas trop souvent. « Tu as encore beaucoup à apprendre en ce qui concerne le respect envers tes aînés et tes supérieurs. » Puis, tout aussi soudainement, le vieil Hassan, Hassan le presque bouffon mensonger, fut de retour. « Tu es encore sous le coup des tensions du conflit. Pardonne-moi d’avoir perdu patience à ton égard, c’est à moi d’être plus compréhensif. Tout doit être selon la volonté d’Allah, ni plus ni moins. Je disais donc, mon neveu, que la voiture viendrait te prendre sous peu. Friedlander bey sera extrêmement ravi.
— Je n’ai pas le temps de lui trouver un petit cadeau, Hassan. »
Il étouffa un rire. « Les nouvelles que tu apportes suffiront amplement. Va en paix, Audran. »
Je ne dis rien mais coupai la communication. Je me recalai le sac de sport à l’épaule et, à pied, reprit la direction de mon ancien immeuble. J’irais au rendez-vous de Papa, puis je retournerais me planquer dans le cagibi d’Ishak Jarir. Le côté positif de toute cette histoire, c’est que Khan avait désormais disparu du tableau. Khan avait été le seul des deux tueurs à avoir manifesté un quelconque désir de m’éliminer. Cela signifiait que l’autre ne voyait peut-être pas d’objection à me laisser la vie sauve. Enfin, j’espérais.
Tout en attendant l’arrivée de la limousine de Papa, je réfléchissais à ma bagarre avec Khan. Je détestais violemment cet homme – il me suffisait pour cela de me remémorer l’horreur du corps mutilé de Sélima, la répulsion que j’avais ressentie en tombant sur les corps démembrés dans la villa de Seipolt. Pour commencer, il avait tué Bogatyrev, le propre oncle de Nikki qui voulait sa mort. Nikki était la clé ; tous les autres homicides faisaient partie de cette entreprise effrénée de dissimulation censée couvrir le scandale russe. Je suppose que ça avait marché – oh ! bien des gens ici étaient au courant, mais sans un prince consort en vie pour gêner la monarchie, il n’y avait plus de scandale, là-bas en Russie blanche. Le roi Vyatcheslav pouvait être tranquille sur son trône, les loyalistes avaient gagné. En fait, en se débrouillant habilement, ils pouvaient exploiter l’assassinat de Nikki pour renforcer leur emprise sur cette nation instable.
Peu m’importait. Après ma bagarre avec Khan, j’étais prêt à lui laisser la vie sauve – quelque temps. Il avait à présent rendez-vous avec le président du tribunal de la mosquée de Shimâal. En attendant, qu’il revive ses brutalités dans la terreur d’Allah.
La limousine arriva et me conduisit à la propriété de Friedlander bey. Le majordome m’escorta jusqu’à la même salle d’attente que j’avais déjà vue les deux fois précédentes. J’attendis que Papa eût achevé ses prières. Friedlander bey ne faisait pas trop étalage de sa dévotion, ce qui en un sens le rendait d’autant plus remarquable. Par moments, sa foi m’emplissait de honte ; en ces occasions, je n’avais qu’à me remémorer les crimes et les cruautés dont il était responsable : je ne faisais que m’illusionner ; Allah sait que nul n’est parfait. Je suis sûr que Friedlander bey n’entretenait lui-même aucune illusion de cet ordre. Au moins demandait-il à son Dieu de lui pardonner. Papa me l’avait expliqué une fois déjà : il avait charge d’un grand nombre de parents et d’associés, et parfois le seul moyen de les protéger était de se montrer excessivement dur envers les étrangers. Vu dans cette perspective, il était un grand chef et un père aimant et ferme pour les siens. Moi, d’un autre côté, je n’étais qu’un rien du tout qui faisait de même quantité de choses illicites, et au profit de personne ; et je n’avais même pas la grâce salvatrice d’implorer le pardon d’Allah.
Enfin, l’un des deux malabars qui gardaient Papa se dirigea vers moi. Je pénétrai dans le bureau intérieur ; Friedlander bey m’attendait, assis sur son antique divan de bois laqué. « À nouveau, tu me fais un grand honneur », me dit-il en m’indiquant une place en face de lui, de l’autre côté de la table, sur l’autre divan.
« L’honneur est pour moi de te souhaiter le bonsoir, lui répondis-je.
— Partageras-tu avec moi un morceau de pain ?
— Tu es particulièrement généreux, ô cheikh. » Je ne me sentais ni intimidé ni sur le qui-vive, comme lors de mes précédentes rencontres avec Papa. Après tout, j’avais fait pour lui l’impossible. Je devais garder sans cesse à l’esprit que le grand homme était désormais mon débiteur.
Les domestiques apportèrent le premier plat du repas et Friedlander bey mena la conversation, passant d’un sujet futile à l’autre. Nous picorâmes dans une vaste quantité de mets différents, tous plus succulents et parfumés les uns que les autres ; je décidai de déconnecter le papie coupe-faim et, aussitôt, m’aperçus à quel point j’étais affamé. Je n’eus aucun mal à faire honneur au festin de Papa. Je n’étais pas prêt toutefois à retirer les autres périphériques. Pas tout à fait encore.
Les domestiques servirent des plats d’agneau, de poulet, de bœuf et de poisson, accompagnés de légumes délicatement assaisonnés et d’un riz savoureux. Nous terminâmes avec un assortiment de fromages et de fruits frais ; quand tous les plats furent débarrassés, Papa et moi nous détendîmes en dégustant un café fort parfumé d’épices.
« Puisse ta table durer éternellement, ô cheikh, dis-je. Jamais je n’avais apprécié chère aussi fine. »
Il était ravi. « Je remercie Dieu qu’elle ait été à ton goût. Voudras-tu encore un peu de café ?
— Oui, merci, ô cheikh. »
Les domestiques étaient partis, ainsi d’ailleurs que les deux Rocs parlants. Friedlander bey me servit lui-même, geste de sincère respect. « Tu dois maintenant reconnaître que mes plans à ton égard étaient parfaitement justifiés, me dit-il doucement.
— Oui, ô cheikh. Et je t’en suis reconnaissant. »
Il écarta cela d’un geste. « C’est à nous, à cette ville et à moi-même, de t’en être reconnaissants, mon fils. Mais maintenant, il nous faut parler de l’avenir.
— Pardonne-moi, ô cheikh, mais nous ne pouvons songer sans risque à l’avenir tant que nous ne serons pas sûrs du présent. L’un des assassins qui nous menaçaient a été mis hors d’état de nuire mais il en reste encore un en liberté. Ce malfaiteur a peut-être regagné son pays natal, c’est vrai ; cela fait déjà un certain temps qu’il n’a plus occasionné de victimes. Malgré tout, il serait prudent pour nous d’envisager la possibilité qu’il soit encore dans cette ville. Nous serions donc bien avisés de chercher à connaître son identité et son point de chute. »
À ces mots, le vieillard fronça les sourcils et tira sur sa joue grise. « Ô mon fils, toi seul crois en l’existence de cet autre assassin. Je ne vois pas pourquoi l’homme qui était James Bond et aussi Xarghis Khan ne pourrait pas être également le tortionnaire qui a massacré Abdoulaye de manière si inqualifiable. Tu as mentionné les nombreux modules d’aptitude mimétique que Khan avait en sa possession. L’un d’eux ne pourrait-il faire de lui le démon qui a également massacré le prince héritier Nikolaï Konstantin ? »
Que devais-je faire pour les persuader tous ? « Ô cheikh, ta théorie requiert qu’un seul homme travaillerait à la fois pour l’alliance fascistes-communistes et les loyalistes biélorusses. Avec pour effet qu’il se neutraliserait à chaque fois. Cela retarderait certes l’issue, ce qui pourrait être à son avantage, quoique je ne voie pas comment ; et lui permettrait en sus de rapporter à l’un et l’autre camp des résultats positifs. Pourtant, en admettant que tout cela soit vrai, comment résoudrait-il la situation ? Il finirait par être récompensé par un camp et châtié par l’autre. Ce serait absurde d’imaginer qu’un seul homme puisse simultanément protéger Nikki et tenter de l’assassiner. En outre, le rapport médico-légal a conclu que l’homme qui a tué Tami, Abdoulaye et Nikki était plus petit et plus trapu que Khan, avec des doigts épais et boudinés. »
Un faible sourire se dessina fugitivement sur les traits de Friedlander bey. « Ta vision, ami respecté, est aiguë mais limitée dans sa perspective. J’ai personnellement déjà trouvé intérêt à soutenir les deux camps dans une querelle. Quel autre choix a-t-on lorsque se disputent deux amis bien-aimés ?
— Avec ton pardon, ô cheikh, je soulignerai que nous parlons là d’homicides de sang-froid, pas de querelles ou de disputes. Et ni les Allemands ni les Russes ne sont nos amis bien-aimés. Leurs querelles internes ne nous regardent en rien, ici dans notre ville. »
Papa hocha la tête. « Perspective limitée, répéta-t-il doucement. Quand les contrées infidèles de ce monde éclatent en morceaux, notre force se révèle. Quand les deux grands shaïtans, les États-Unis et l’Union soviétique, ont éclaté l’un et l’autre en une constellation d’États séparés, ce fut la marque d’Allah. »
« La marque ? » Je me demandais quel rapport pouvait avoir tout ceci avec Nikki, les fils dans mon cerveau et les pauvres habitants délaissés du Boudayin.
Les sourcils de Friedlander bey se rapprochèrent, le faisant soudain ressembler à un guerrier du désert, un de ces puissants chefs qui l’avaient précédé, brandissant l’irrésistible Épée du Prophète. « Le djihad », murmura-t-il.
Le djihad. La guerre sainte.
Je sentis un frémissement sur ma peau, entendis le sang gronder à mes oreilles. À présent que les nations jadis dominantes étaient réduites à l’impuissance par la pauvreté et les dissensions internes, le temps était venu pour l’Islam d’achever la conquête entamée tant de siècles plus tôt. L’expression de Papa n’était guère différente de celle que j’avais lue dans les yeux de Xarghis Khan.
« Il en sera selon les désirs d’Allah. » Friedlander bey soupira en m’adressant un sourire approbateur, bienveillant. Je lui passais de la pommade. Cet homme était désormais plus dangereux que jamais. Il détenait un pouvoir quasi dictatorial sur la cité qui, couplé à son grand âge et cette illusion de grandeur, me poussaient à marcher sur des œufs en sa présence.
« Tu me feras un grand honneur en acceptant ceci », et il se pencha au-dessus de la table pour me tendre une nouvelle enveloppe. Je suppose que quelqu’un dans sa situation doit s’imaginer que l’argent est le don idéal pour celui qui a tout. N’importe qui d’autre pourrait trouver cela blessant. Je pris l’enveloppe.
« Tu me combles. Combien pourrais-je exprimer mes remerciements.
— C’est moi qui suis ton débiteur, mon fils. Tu as fort bien réussi et je récompense ceux qui exaucent mes désirs. »
Je ne regardai pas dans l’enveloppe – même moi, je savais que c’eût été quelque part un manquement aux bonnes manières. « Tu es le père de la générosité. »
Tout baignait entre nous. Il m’appréciait bien plus désormais que lors de notre première rencontre, si longtemps auparavant. « Je suis fatigué, mon fils, et je te demande de me pardonner. Mon chauffeur va te reconduire chez toi. Revoyons-nous bientôt, nous parlerons alors de ton avenir.
— Sur mes yeux et ma tête, ô Seigneur des hommes. Je reste à ta disposition.
— Il n’est de pouvoir et de puissance hors d’Allah l’exalté et le grand. » Cela ressemble à une réponse de politesse mais la formule est en général réservée aux moments de danger ou avant quelque action cruciale. Je dévisageai ce vieillard grisonnant, attendant quelque indice, mais il m’avait déjà congédié. Je fis mes adieux et quittai son bureau. Je réfléchis beaucoup durant le trajet de retour au Boudayin.
On était lundi soir et, chez Frenchy, c’était déjà la foule. Un mélange de marins de la navale et de la marchande, qui avaient parcouru les quatre-vingts kilomètres depuis le port ; il y avait cinq ou six touristes, en quête d’un certain genre d’animation et bien partis pour en découvrir un autre ; et aussi deux ou trois couples à la recherche d’anecdotes piquantes et colorées à raconter au retour. Saupoudrez le tout de quelques hommes d’affaires de la cité, qui connaissaient sans doute la chanson mais venaient malgré tout, pour boire un verre et contempler des corps dénudés.
Yasmin était assise entre deux marins. Ils riaient et s’adressaient des clins d’œil dans son dos – ils devaient croire qu’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient. Yasmin sirotait un cocktail au champagne. Elle avait devant elle sept verres vides. Elle, en tout cas, avait manifestement trouvé ce qu’elle cherchait. Frenchy prenait huit kiams par cocktail qu’il partageait avec la fille qui l’avait commandé. Yasmin avait déjà soulagé de trente-deux kiams ces deux joyeux bourlingueurs et, selon toute apparence, ce n’était qu’un début, la nuit ne faisait que commencer. Sans parler des pourboires. Yasmin s’y entendait à merveille : c’était un plaisir de la regarder opérer ; elle était capable de séparer un micheton de son fric plus vite que n’importe qui, hormis peut-être Chiriga.
Il y avait plusieurs sièges libres au bar, un près de la porte, les autres dans le fond. Je n’ai jamais aimé m’asseoir près de la porte, on a l’air d’un touriste, ou je ne sais quoi. Je me dirigeai vers la pénombre du fond de la salle. Avant que j’eusse atteint le tabouret, Indhira m’arriva dessus : « Vous seriez plus confortable dans une stalle, monsieur…»
Je souris. Elle ne m’avait pas reconnu, en djellabah et sans barbe. Elle suggérait une stalle parce que si je m’asseyais sur un tabouret, elle ne pourrait pas s’installer à côté de moi et s’occuper de mon portefeuille. Indhira était une fille sympa, je n’avais jamais eu de problème avec elle. « Je vais me mettre au bar, je veux causer avec Frenchy. »
Elle haussa les épaules puis se retourna pour trier le reste de la foule. Tel un faucon à l’affût, elle avisa trois marchands à l’air prospère assis avec une fille et une changiste. Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. Indhira fonça.
La serveuse de Frenchy, Dalia, vint vers moi, traînant derrière elle son torchon humide sur le comptoir. Elle fit un ou deux passages devant moi, puis déposa un dessous de verre. « Une bière ?
— Gin-bingara avec un trait de Rose. »
Elle plissa les yeux. « Marîd ?
— C’est mon nouveau look. »
Elle posa son torchon sur le bar et me dévisagea. Sans dire un mot. Jusqu’à ce que je finisse par me sentir gêné. « Dalia ? »
Elle ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit. « Frenchy, s’écria-t-elle. Le voilà ! »
Je ne savais pas ce que ça voulait dire. Tout le monde se retourna pour me regarder. Frenchy quitta sa chaise près de la caisse et se dirigea vers moi d’un pas lourd. « Marîd, dit-il, paraît que t’aurais épinglé le type qu’a nettoyé les Sœurs…»
Je me rendis compte que j’étais devenu une vedette. « Oh ! dis-je, ce serait plutôt lui qui m’a épinglé ! Il se débrouillait pas mal, d’ailleurs, jusqu’à ce que je décide de prendre les choses en main. »
Frenchy sourit. « T’as été le seul à avoir assez de couilles pour le traquer. Même les plus fins limiers de la cité étaient dix pas derrière. Tu as sauvé un tas de vies, Marîd. À partir d’aujourd’hui, tu bois gratis ici et dans toutes les autres boîtes de la Rue. Pas de pourliche non plus, je préviendrai les filles. »
C’était le seul geste significatif qu’il était en mesure de faire et je sus l’apprécier à sa juste valeur. « Merci, Frenchy. » J’eus tôt fait d’apprendre à quel point être une vedette peut devenir gênant.
Nous devisâmes un moment. J’essayai de le persuader qu’il y avait encore un tueur en goguette mais il ne voulut rien savoir. Il préférait croire que le danger était passé. Je n’avais pas de preuve que le second assassin fût encore en ville, après tout. Il ne s’était pas servi de cigarette sur quiconque depuis la mort de Nikki. « Qu’est-ce que tu cherches ? » demanda Frenchy.
Je levai les yeux vers la scène où dansait Blanca. C’était elle qui avait découvert le corps de Nikki dans l’impasse. « J’ai un indice et une petite idée de ce qu’il aime faire subir à ses victimes. » Je parlai à Frenchy du mamie que Nikki avait eu dans son sac, ainsi que des ecchymoses et brûlures de cigarettes relevées sur les corps.
Frenchy parut songeur. « Tu sais, dit-il enfin. Je me rappelle effectivement qu’on m’a parlé d’un client dans ce genre…
— Comment ça ? Il a essayé de brûler la fille, ou quoi ? »
Frenchy hocha la tête. « Non, pas ça. On m’a raconté que lorsque la fille a déshabillé le mec, il était entièrement recouvert de ce genre de brûlures et de marques.
— C’était le client de quelle fille, Frenchy ? Il faut que je lui parle. »
Son regard se perdit dans le brouillard, il cherchait à se souvenir. « Oh ! fit-il enfin, de Maribel.
— Maribel ? » dis-je, incrédule. Maribel était cette vieille qui occupait un tabouret à l’angle du bar. Toujours le même. Elle devait avoir entre soixante et quatre-vingts ans, elle avait été danseuse un demi-siècle auparavant, quand elle avait encore un visage et un corps. Puis elle cessa de danser pour se consacrer à des débouchés plus immédiatement rentables. Quand elle vieillit encore, il lui fallut diminuer sa marge bénéficiaire pour continuer à être compétitive vis-à-vis des modèles plus récents. À présent, elle portait une perruque de nylon rouge qui avait la consistance et l’élasticité des gazons synthétiques du quartier européen. Elle n’avait jamais eu l’argent pour se payer des modifications physiques ou mentales. Entourée par les plus beaux corps qu’on puisse se payer, elle paraissait encore plus âgée qu’en réalité. Maribel était manifestement désavantagée. Elle surmontait toutefois ce handicap grâce à d’astucieuses techniques de marketing orientées vers la personnalisation des attentions, pour la plus grande satisfaction du client : pour le prix d’un cocktail au champagne, elle offrait à son voisin les bénéfices d’une dextérité affinée par des années d’expérience. Au comptoir même, assis et devisant comme s’ils étaient tout seuls dans une quelconque chambre de motel. Maribel mettait en valeur le proverbe arabe : les meilleures attentions sont les plus expéditives. Bien entendu, c’était elle qui devait faire pour l’essentiel les frais de la conversation ; mais à moins d’y regarder de près – ou quand le type ne pouvait dissimuler son regard vitreux – personne n’aurait pu deviner qu’une relation intime était en train de se dérouler.
La plupart des filles voulaient se faire payer sept ou huit verres avant de songer simplement à entamer les négociations. Maribel était pressée par le chronomètre, elle n’avait pas de temps à perdre à ça. Si Yasmin était le Neiman-Marcus de la profession – et selon moi, elle l’était –, Maribel en était l’Abdoul-Maboul Super-Braderie.
C’est bien pourquoi je trouvais l’histoire de Frenchy un peu dure à avaler. Maribel n’aurait jamais l’occasion de découvrir des cicatrices sur la peau de son client. Pas en restant comme ça, assise à un coin de comptoir.
« Elle a ramené le mec chez elle, dit Frenchy, hilare.
— Qui irait chez Maribel ? » C’était quand même un peu gros.
« Quelqu’un qui a besoin de fric.
— Putain… C’est elle qui paie les mecs pour la baiser ?
— L’argent circule en ce bas monde comme tout le reste…»
Je remerciai Frenchy du renseignement et lui dis que j’avais besoin de parler à Maribel. Il rigola et retourna se percher sur son tabouret. J’allai m’installer sur le siège à côté d’elle. « Salut, Maribel. »
Elle dut me regarder un bon moment avant de me reconnaître. « Marîd », fit-elle gaiement. Entre la première syllabe et la seconde, sa main avait déjà bondi vers mon entrejambe. « Tu me paies un verre ?
— D’accord. » Je fis signe à Dalia, qui déposa devant la vieille un cocktail au champagne. Dalia m’adressa un sourire torve et je ne pus que hausser les épaules, impuissant. Dans la boîte à Frenchy, on servait toujours aux filles et aux changistes un grand gobelet en inox rempli d’eau glacée pour accompagner leur cocktail. Elles disaient que c’était parce qu’elles n’aimaient pas le goût de la liqueur, et que pour faire descendre tout cet alcool il fallait le faire passer avec de l’eau glacée. Elles sirotaient leur champagne ou autre liqueur forte, puis passaient à l’eau. Les clients trouvaient que c’était quand même dur pour ces pauvres filles d’être obligées d’ingurgiter deux ou trois douzaines de verres tous les soirs si elles n’aimaient pas l’alcool. En vérité, elles n’en buvaient pas une goutte : elles le recrachaient dans le gobelet métallique. À intervalles réguliers, Dalia récupérait le gobelet et le vidait en prétextant de renouveler les glaçons. Maribel n’avait pas besoin du crachoir : elle aimait bien sa gnôle.
Je dois le reconnaître, la main de Maribel était aussi experte que celle de n’importe quel orfèvre. La perfection naît de la pratique, je suppose. J’allais lui dire de s’arrêter et puis je songeai : qu’est-ce que ça peut foutre ! Ça fera toujours une expérience formatrice. « Maribel », commençai-je, Frenchy me dit que tu aurais vu quelqu’un avec des brûlures et des ecchymoses plein le corps. Tu te souviens de qui ?
— Moi ?
— Un client que t’as ramené chez toi.
— Quand ça ?
— Je ne sais pas. Si je pouvais trouver cet individu, il pourrait être en mesure de me dire certaines choses susceptibles de sauver des vies humaines.
— Vraiment ? Et y aurait une récompense à la clé ?
— Cent kiams. Si la mémoire te revient. »
Là, ça lui coupa le sifflet. Elle n’avait pas revu cent kiams d’un coup depuis ses années de gloire, et ça remontait au siècle précédent. Elle traqua ses souvenirs en désordre, cherchant désespérément à former une image mentale. « J’ vais t’ dire… y avait bien un type dans le genre, ça j’ m’en souviens ; mais pas moyen de me rappeler qui. J’ vais l’ retrouver, malgré tout. Si la prime tient toujours…
— Dès que la mémoire te revient, passe-moi un coup de fil ou dis-le à Frenchy.
— J’aurai pas à partager l’argent avec lui, hein ?
— Non. » Yasmin était sur scène à présent. Elle me vit assis avec Maribel, vit le mouvement d’ascenseur que décrivait son bras. Yasmin me jeta un regard dégoûté et détourna la tête. Je rigolai. « Merci, mais ça ira comme ça, Maribel.
— Tu pars déjà, Marîd ? remarqua Dalia. Ça n’a pas été long.
— T’occupe, Dalia. »
Je sortis de chez Frenchy, tracassé de voir mes amis, tout comme Okking, Hassan et Friedlander bey, se croire à présent en sécurité. Je savais que tel n’était pas le cas, mais ils n’avaient pas envie de m’écouter. J’en vins presque à souhaiter que quelque événement terrible se produise, rien que pour leur prouver que j’avais raison ; mais je n’avais pas envie d’en assumer la culpabilité.
Au milieu de leur soulagement et de leurs célébrations, je me sentais plus solitaire que jamais.