7.

Bismillah ar-Rahman ar-Rahîm. Au nom de Dieu, le Miséricordieux, plein de Miséricorde[3].

C’est en ce mois de ramadân que le Qur’ân a été révélé pour guider les hommes, pour prouver le chemin et le critère… Celui qui voit la nouvelle lune de ce mois, qu’il jeûne tout le mois. Si l’un de vous est malade ou en voyage, qu’il jeûne d’autres jours, en même nombre. Dieu veut vous aider et non vous gêner mais terminez le nombre de jours. Et magnifiez Dieu qui vous guide. Peut-être lui saurez-vous gré[4].


C’était le cent quatre-vingt-cinquième verset de la sourate Al-Baqarah, la Vache, seconde sourate du noble Qur’ân. Le Messager de Dieu, que la bénédiction d’Allah et la paix soient sur lui, donnait des instructions pour l’observance du mois saint du ramadân, le neuvième mois lunaire du calendrier musulman. Cette observance est considérée comme un des cinq Piliers de l’Islam. Durant le mois, les musulmans n’ont pas le droit de manger, boire et fumer de l’aube au coucher du soleil. La police et les chefs religieux veillent à ce que même les gens comme moi qui, pour dire le moins, négligent leurs devoirs spirituels, s’y conforment. Boîtes et bars sont fermés durant la journée, de même que les cafés et les restaurants. Il est interdit d’absorber ne fût-ce qu’une gorgée d’eau, jusqu’après le crépuscule. Quand la nuit est tombée, quand il est à nouveau permis de servir de la nourriture, les musulmans de la cité en profitent. Même ceux qui, le reste de l’année, boudent le quartier, viennent dans le Boudayin se détendre dans un café.

Durant le mois, la nuit remplace alors entièrement le jour dans le monde musulman, hormis pour les cinq appels quotidiens à la prière. Ceux-ci doivent être observés comme d’habitude, aussi le musulman respectueux se lève-t-il avec l’aube pour prier, mais il ne rompt pas son jeûne. Son employeur peut l’autoriser à rentrer chez lui quelques heures l’après-midi pour faire la sieste, rattraper les heures de sommeil perdues à veiller jusqu’au petit matin, manger et profiter de ce qui lui est proscrit durant le jour.

Par bien des aspects, l’Islam est une foi élégante et belle ; mais il est dans la nature des religions d’accorder une plus grande attention au rituel qu’aux convenances personnelles. Le ramadân procure parfois bien des désagréments aux pécheurs comme aux vauriens du Boudayin.

Pourtant dans le même temps, il simplifie certaines choses. Il me suffisait de décaler mon emploi du temps de quelques heures pour ne pas être pris au dépourvu. Les boîtes de nuit modifiaient de même leurs horaires. Ça aurait pu être pire si j’avais eu d’autres choses à faire pendant la journée ; mettons, par exemple, faire face à La Mecque pour prier à intervalles réguliers.

Le premier mercredi du ramadân, après m’être fait au changement d’emploi du temps quotidien, je me retrouvai assis dans un petit café, Le Réconfort, situé dans la Douzième Rue. Il était presque minuit, j’étais en train de taper le carton avec trois jeunes gars, en buvant de petites tasses de café épais sans sucre, tout en grignotant des petits morceaux de baqlâa-vah. Tout juste ce qui faisait baver d’envie Yasmin. Elle, elle était en ce moment chez Frenchy, en train de tortiller son joli petit derrière et de vamper des inconnus pour se faire offrir des cocktails au champagne ; moi, je me goinfrais de pâtisseries sucrées et je jouais aux cartes. Je ne vois rien de mal à prendre du bon temps chaque fois que je peux, même si Yasmin devait encore se taper dix épuisantes heures de turbin. Ça me semblait dans l’ordre naturel des choses.

Les trois autres joueurs à ma table formaient un assortiment disparate. Mahmoud était un sexchangiste, plus petit que moi mais néanmoins plus large de hanches et d’épaules. Il y a cinq ou six ans encore, c’était une fille ; il avait même bossé un temps pour Jo-Mama, et aujourd’hui il vivait avec une vraie fille qui tapinait dans le même bar. La coïncidence était intéressante.

Jacques était un chrétien marocain, strictement hétérosexuel, qui se comportait et agissait comme si le fait d’être aux trois quarts européen (me battant ainsi d’un bon grand-parent) lui conférait des privilèges particuliers. Personne ne l’écoutait beaucoup et chaque fois qu’une fête ou une soirée quelconque était organisée, comme par hasard, Jacques l’apprenait toujours un petit poil trop tard. Jacques était en revanche convié aux parties de cartes, parce qu’il fallait bien qu’il y eût un perdant et, tant qu’à faire, autant que ce soit un râleur de chrétien.

Saïed le demi-Hadj était grand, bien bâti, riche et strictement homosexuel ; on ne le verrait jamais en compagnie d’une femme, réelle, rénovée ou reconvertie. On l’appelait le demi-Hadj parce qu’il était si écervelé qu’il n’était pas fichu d’attaquer une entreprise sans être distrait en cours de route par deux ou trois autres projets. Hadj est le titre qu’on acquiert après avoir accompli le pèlerinage saint à La Mecque, qui est l’un des autres Piliers de l’Islam. Saïed avait effectivement commencé le voyage il y avait plusieurs années, effectué quelque huit cents kilomètres puis fait brusquement demi-tour parce que lui était venue une magnifique idée pour gagner de l’argent, idée qu’il avait bien entendu oubliée avant d’être revenu chez lui. Saïed était un peu plus âgé que moi, avec une moustache soigneusement taillée dont il était particulièrement fier. J’ignore pourquoi ; je n’ai jamais considéré la moustache comme un prodige, sauf à avoir commencé dans la vie comme Mahmoud. Bref, en femme. Mes trois compagnons avaient tous le cerveau câblé. Saïed portait un mamie et trois papies. Le mamie était un simple module d’aptitude général : pas un personnage précis mais un type générique ; aujourd’hui, il était fort, silencieux, direct mais aucun de ses périphériques n’aurait pu l’aider à jouer aux cartes. Lui et Jacques étaient en train de nous enrichir, Mahmoud et moi.

Ces trois rustres mal assortis étaient mes meilleurs amis masculins. Nous passions ensemble quantité d’après-midi (ou, durant le ramadân, de soirées). J’avais deux sources principales d’information dans le Boudayin : ces trois-là, et les filles dans les boîtes. L’information que j’obtenais d’une personne contredisait souvent celle que je recueillais auprès d’une autre, aussi avais-je depuis longtemps pris l’habitude d’essayer dans la mesure du possible d’entendre autant de versions différentes d’un même récit pour en tirer la moyenne. La vérité résidait quelque part à mi-chemin, je le savais ; le problème était de l’amener à se révéler.

J’avais gagné la majeure partie du pot et Mahmoud le reste. Jacques était sur le point d’abattre ses cartes et de quitter la partie. J’avais envie de manger autre chose et le demi-Hadj m’approuva. Nous nous apprêtions donc tous les quatre à quitter le Réconfort pour trouver un autre endroit où nous restaurer quand Fouad nous tomba dessus. C’était ce fils de chameau maigre et dégingandé, appelé (entre autres sobriquets) Fouad il-Manhous, ou Fouad la Scoumoune. Je sus immédiatement que je n’allais pas manger de sitôt. Le regard inscrit sur le visage d’il-Manhous me disait qu’une petite aventure était sur le point de débuter.

« Loué soit Allah, je vous retrouve tous ici », dit-il en nous dévisageant rapidement tour à tour.

« Allah soit avec toi, mon frère, dit Jacques, acerbe. J’ai cru Le voir se diriger par là, vers l’enceinte nord. »

Fouad ignora le sarcasme. « J’ai besoin d’aide. » Il avait l’air plus affolé que d’habitude. Ce n’étaient pas les aventures qui lui manquaient mais, cette fois, il semblait réellement bouleversé.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Fouad » lui demandai-je.

Il me regarda avec reconnaissance, comme un enfant. « Une salope de pute noire m’a entubé de trente kiams. » Et il cracha par terre.

Je jetai un coup d’œil au demi-Hadj, qui se contenta d’invoquer le ciel en levant les yeux. Je regardai Mahmoud qui était hilare. Jacques avait l’air exaspéré.

Mahmoud remarqua : « Ces putes m’ont tout l’air de t’avoir assez régulièrement, non, Fouad ?

— C’est ce que tu crois, rétorqua l’intéressé, sur la défensive.

— Alors, qu’est-ce qui t’est arrivé ce coup-ci ? demanda Jacques. Et où ? C’en est au moins une qu’on connaît ?

— C’ t’une nouvelle.

— C’est toujours une nouvelle, notai-je.

— Elle travaille à La Lanterne rouge, précisa la Déveine.

— Je croyais que t’étais tricard, là-bas, observa Mahmoud.

— Effectivement, voulut expliquer Fouad, et je ne peux toujours pas y dépenser de l’argent, Fatima m’en empêche, mais je bosse pour elle comme portier, alors j’y suis fourré tout le temps. Je vis plus à côté de la boutique d’Hassan, quand il me laissait coucher dans sa réserve, mais Fatima me permet de dormir sous le bar.

— Elle veut pas que tu boives un coup chez elle, dit Jacques, mais elle veut bien que tu lui trimbales ses ordures.

— Hmmm-Hmmm. Et que je balaie et fasse les carreaux. »

Hochement de tête entendu de Mahmoud. « J’ai toujours dit que Fatima avait le cœur tendre. Je vous l’ai toujours dit, non ?

— Bon, alors, qu’est-ce qui s’est passé ? » m’impatientai-je. J’ai horreur de devoir écouter Fouad tourner autour du pot pendant une demi-heure à chaque fois.

« J’étais à La Lanterne rouge, tu vois, et Fatima venait de me dire de rapporter encore deux bouteilles de Johnny Walker et j’étais allé derrière le dire à Nassir et il m’avait donné les bouteilles, je les avais rapportées à Fatima et elle les avait rangées sous le comptoir. Alors je lui ai demandé, comme ça : “Qu’est-ce que tu veux que je fasse, à présent ?” et elle me répond : “Si t’allais boire de la lessive ?” Alors, moi je lui dis : “Je vais m’asseoir un moment“, et elle me dit : “D’accord”, alors je m’installe près du bar pour regarder la salle et, à ce moment, cette fille approche et s’assoit près de moi…

— Une Noire, interrompit Saïed, le demi-Hadj.

— Hu-huh…»

Le demi-Hadj me lança un regard et précisa : « Je sens particulièrement ces choses-là. » Je rigolai.

Fouad poursuivit : « Bon, ouais, alors cette Noire était vraiment jolie, j’l’avais jamais vue, elle me dit qu’elle bossait pour Fatima et que c’était son premier soir. Alors moi je lui dis que la clientèle était plutôt agitée et que, des fois, il fallait faire gaffe au genre de clients qui se pointaient ici et elle me dit qu’elle était bien contente que je lui aie donné ce conseil parce que le reste des gens en ville étaient vraiment froids et ne s’occupaient de personne d’autre qu’eux-mêmes et que c’était vraiment chouette de rencontrer un type sympa comme moi. Elle m’a donné un petit bisou sur la joue, elle m’a laissé lui passer un bras autour de la taille et puis elle s’est mise…

— À te bourrer le mou », dit Jacques.

Fouad rougit furieusement. « Elle voulait savoir si elle pouvait boire quelque chose et je lui ai répondu que j’avais juste assez d’argent pour vivre la quinzaine qui venait, alors elle m’a demandé combien j’avais et je lui ai répondu que je n’étais pas sûr. Elle a dit qu’elle pariait que j’avais sans doute assez pour lui payer au moins un coup et j’ai dit : “Écoute, si j’ai plus de trente, d’accord, mais si j’ai moins, je peux pas ; elle a trouvé ça correct, bon, alors je sors ma monnaie et vous savez quoi ? J’avais tout juste trente, pile, et on avait pas dit ce qu’on allait faire si ça tombait pile sur trente, alors elle dit, d’accord, que j’avais pas besoin de lui payer un coup. J’ai trouvé ça vraiment chouette de sa part. Et elle arrêtait pas de me bécoter, de me peloter et de me toucher et je me disais qu’elle devait vraiment en pincer pour moi. Et puis, vous savez quoi ?

— Elle t’a piqué ton fric, dit Mahmoud. Elle voulait que tu le comptes, juste pour voir où tu le planquais.

— Je m’en suis aperçu que plus tard, quand j’ai voulu m’acheter quelque chose à manger. Tout avait disparu, comme si elle m’avait fait les poches et tout pris.

— Tu t’es déjà fait tondre, remarquai-je. Tu savais très bien qu’elle allait le faire. Je crois que t’aimes bien te faire tondre. Je crois que ça te fait jouir.

— C’est pas vrai, dit Fouad, têtu. Je croyais vraiment qu’elle m’aimait bien, et je l’aimais bien moi aussi, même que je me suis dit que je pourrais peut-être lui demander de sortir avec elle, ou quoi, quand elle aurait fini son boulot. Puis j’ai vu que mon argent avait disparu et j’ai compris que c’était elle. Je sais additionner deux et deux, j’ suis pas un imbécile. »

Tout le monde acquiesça sans mot dire.

« J’l’ai dit à Fatima mais elle pouvait rien faire, alors je suis retourné voir Joie – c’est comme ça qu’elle s’appelle mais elle m’a dit que c’était pas son vrai nom – et, là, elle a piqué une colère, disant qu’elle n’avait jamais rien volé de sa vie. Je lui dis que je savais que c’était elle, et elle s’est fâchée de plus en plus, elle a sorti de son sac un rasoir et Fatima lui a dit de ranger ça, que j’en valais pas la peine, mais Joie était toujours aussi furax, elle me fonçait dessus avec son rasoir, alors moi, je me suis tiré de là, je suis parti… je vous ai cherchés partout, les mecs. »

Jacques ferma les yeux avec lassitude et se massa les paupières. « Tu veux qu’on aille récupérer tes trente kiams. Mais enfin merde, qu’est-ce qu’on en a à cirer, Fouad ? T’es vraiment un imbécile. Tu veux qu’on aille voir une espèce de marie-couche-toi-là hystérique et qui joue du rasoir, simplement parce que t’es pas foutu de t’accrocher à tes biftons ?

— Discute donc pas avec lui, Jacques, intervint Mahmoud, c’est comme de causer à un mur de briques. » La phrase arabe réelle est : « Tu parles à l’est, il répond à l’ouest », ce qui décrivait de manière tout à fait adéquate ce qui arrivait à Fouad il-Manhous.

Le demi-Hadj, toutefois, portait le mamie qui le muait en Homme d’Action, si bien qu’il se contenta de tortiller sa moustache en gratifiant Fouad d’un petit sourire bourru. « Bon, allez, lui dit-il, tu vas me montrer cette Joie.

— Merci », dit le Fouad étique, cirant avec ardeur les pompes à Saïed, « oh ! merci, merci beaucoup ! Je veux dire, il me reste plus un putain de fîq, elle m’a embarqué tout l’argent que j’avais économisé pour la sem…

— Oh ! ça va, ferme-la ! » le coupa Jacques. Nous nous levâmes pour accompagner Saïed et Fouad jusqu’à La Lanterne rouge. Je secouai la tête ; je n’avais pas du tout envie de me laisser embarquer dans cette histoire, mais j’étais bien obligé de suivre. J’ai horreur de manger tout seul, aussi me dis-je d’être patient ; on irait tous ensuite au Café de la Fée blanche pour déjeuner. Tous, sauf la Scoumoune, je veux dire. En attendant, j’avalai trois triamphés, au cas où.

Le salon de La Lanterne rouge n’était pas un endroit de tout repos, vous y alliez en toute connaissance de cause, de sorte que si vous vous y faisiez tondre ou rouler, vous aviez du mal à trouver quelqu’un pour vous accorder un minimum de sympathie. Les flics vous considéraient déjà comme un imbécile d’être allé y mettre les pieds, aussi vous riaient-ils au nez si l’envie vous prenait de venir vous plaindre chez eux. La seule chose qui intéresse Fatima ou Nassir, c’est leur bénéfice sur chaque bouteille de liqueur qu’ils vendent et la quantité de cocktails au champagne que fourguent leurs filles ; ils vont pas s’embêter à suivre les faits et gestes de celles-ci. Bref, la libre entreprise sous sa forme la plus pure, la plus radicale.

J’étais réticent à mettre les pieds à La Lanterne rouge parce que je ne m’entends pas des masses avec Fatima ou Nassir, aussi fus-je le dernier de notre petit groupe à m’asseoir. Nous primes une table à l’écart du bar. Il régnait dans la salle une odeur tenace de bière, âcre et lourde. Une rouquine au visage en lame de couteau était en train de danser sur la scène. Elle avait un joli petit corps, pourvu que le regard n’aille pas s’attarder plus haut que le cou. Ce qu’elle faisait sur scène était d’ailleurs destiné à détourner l’attention de ses défauts pour la focaliser sur ce qu’elle avait à vendre. Fanya, c’était son nom. Ça me revenait. On la surnommait « Fanya guinche à plat » parce que sa méthode de danse était essentiellement horizontale, au lieu de la position dressée habituelle.

La soirée ne faisait encore que commencer, aussi avons-nous commandé des bières mais, viril, ce vieux Saïed le demi-Hadj, toujours à l’écoute de son mâle mamie, se prit un double Wild Turkey pour accompagner sa bière. Personne ne demanda au rachitique Fouad s’il désirait quelque chose. « C’est elle, là-bas », dit-il avec un murmure peu discret, en indiquant d’un doigt une fille petite, quelconque, en train de travailler au corps un Européen en costume d’homme d’affaires.

« C’est pas une fille, dit Mahmoud. Fouad, c’est une déb.

— Tu crois que j’sais pas faire la différence entre un garçon et une fille ? » répondit Fouad avec vigueur. Personne n’avait envie d’émettre une opinion à ce sujet ; en ce qui me concernait, il faisait trop sombre pour que je puisse la distinguer. Je pourrais dire plus tard, en la voyant mieux.

Saïed n’attendit même pas d’être servi. Il se leva et se dirigea vers Joie avec une espèce de démarche chaloupée. Vous voyez, le genre « rien ne peut m’atteindre parce que, au tréfonds de moi, je suis Attila le Hun, et vous autres, bande de pédés, z’auriez intérêt à faire gaffe à vos miches ». Il lia conversation avec Joie ; je ne pus en saisir un mot et je n’en avais pas l’intention. Fouad avait suivi le demi-Hadj, tel un agneau apprivoisé, pépiant de temps à autre de sa voix aiguë, approuvant vigoureusement Saïed ou bien hochant la tête avec la même vigueur en signe de dénégation aux réponses de la nouvelle pute.

« Je sais rien des trente kiams de ce nabot, disait-elle.

— Elle les a, regarde dans son sac, croassait la Poisse.

— J’ai plus que ça, fils de pute. Comment tu vas prouver qu’une partie est à toi ? »

Les esprits s’échauffaient rapidement. Le demi-Hadj eut l’à-propos de se retourner pour renvoyer Fouad à notre table mais Joie suivit le fellah décharné, lui donnant des bourrades en le traitant de tous les noms. J’avais l’impression que Fouad était presque au bord des larmes. Saïed voulut repousser Joie et elle se retourna vers lui et lui hurla : « Quand mon mec va débarquer, il va te rentrer dans le cul. »

Le demi-Hadj lui adressa un de ses petits sourires héroïques. « Ça, on verra quand il sera ici, dit-il calmement. En attendant, on va rendre à mon copain son argent, et je ne veux plus entendre parler que tu t’avises de le tondre, lui ou un autre de mes potes, ou bien tu te retrouveras avec tellement d’estafilades sur le minois que tu seras obligée de lever tes clients avec un sac sur la tête. »

Ce fut à cet instant précis, alors que Saïed tenait Joie par les deux poignets, avec Fouad de l’autre côté qui lui bavochait à l’oreille, que le maquereau de Joie fit son entrée dans le bar. « Et c’est parti », murmurai-je.

Joie l’appela à la rescousse et lui expliqua rapidement la situation : « Ces deux enculés essaient de me piquer mon fric ! » s’écria-t-elle.

Le mac, un gros Arabe borgne du nom de Tioufik mais que tout le monde appelait Courvoisier Sonny, n’avait pas besoin d’écouter d’explications. Il écarta Fouad sans même un regard. Referma la main sur le poignet droit de Saïed, le forçant à relâcher les mains de la fille. Puis, d’un coup d’épaule, il bouscula le demi-Hadj qui recula en titubant : « Embêter ma fille de la sorte expose à se faire poinçonner, mon frère », murmura-t-il d’une voix trompeusement douce.

Saïed regagna tranquillement notre table. « C’est effectivement une déb, annonça-t-il. Un vulgaire travelo. » Sonny et lui se trouvaient juste au-dessus de moi et j’aurais préféré qu’ils entament leurs négociations ailleurs. L’agitation n’avait semblait-il pas attiré l’attention de Fatima ou Nassir. En attendant, sur scène, Fanya avait terminé son numéro et une sexchangiste américaine noire, grande, élancée, s’était mise à danser.

« Ton affreux boudin de pute vérolée a piqué trente kiams à mon pote, dit Saïed de la même voix douce que Sonny.

— Tu vas le laisser m’injurier, Sonny ? insista Joie. Devant toutes ces autres salopes ?

— Loué soit Allah, dit tristement Mahmoud, voilà que ça tourne à l’affaire d’honneur. C’était considérablement plus simple quand ce n’était que du larcin.

— Je ne laisserai personne te traiter de quoi que ce soit, fillette », dit Sonny, laissant entrer l’ombre d’un grognement dans sa douce voix. Il se tourna vers Saïed. « Je t’ordonne à présent de la boucler.

— Essaie voir », dit Saïed, souriant.

Mahmoud, Jacques et moi, nous empoignâmes nos chopes de bière, prêts à nous lever ; trop tard. Sonny avait un poignard passé dans la ceinture en corde de sa djellabah : il y porta la main. Saïed fut plus rapide à sortir son arme. J’entendis Joie crier à Sonny un avertissement. Je vis Sonny plisser les yeux en reculant d’un pas. Saïed lui expédia un direct du gauche à la mâchoire que Sonny para en s’écartant. Saïed avança alors d’un pas, bloqua le bras droit de Sonny, se pencha un peu et lui enfonça le couteau dans le flanc.

J’entendis Sonny pousser un petit cri, un gémissement étouffé, gargouillant et surpris. Saïed lui avait tailladé la poitrine, sectionnant quelques grosses artères ; le sang jaillissait par saccades dans tous les sens, plus de sang qu’on ne l’imaginerait possible dans le corps d’un seul individu. Sonny tituba d’un pas sur la gauche, puis avança de deux et s’écroula sur la table. Il gronda, tressaillit, se débattit deux ou trois fois puis glissa finalement jusqu’au sol. Nous avions tous les yeux fixés sur lui. Joie n’avait plus ouvert la bouche. Saïed n’avait pas bougé ; il était encore dans la même position qu’il avait au moment où son couteau avait ouvert le cœur de Sonny. Il se redressa avec lenteur, laissant retomber son bras armé le long du corps. Il respirait pesamment, bruyamment. Il se retourna, s’empara de sa bière ; il avait les yeux vitreux et dépourvus d’expression. Il était trempé de sang. Les cheveux, le visage, les vêtements, les mains, les bras : il était entièrement recouvert du sang de Sonny. Il y en avait plein la table. Nous en avions plein sur nous. J’en étais quasiment imbibé. Il m’avait fallu un moment mais je prenais conscience à présent de la quantité de sang que j’avais en moi et j’étais horrifié. Je me levai, essayant d’écarter de ma poitrine ma chemise maculée. Joie se mit à hurler et à hurler encore ; quelqu’un s’avisa enfin de lui flanquer une ou deux claques et elle la boucla. Finalement, Fatima appela Nassir, dans l’arrière-salle, et ce dernier appela les flics. Nous allâmes simplement nous installer à une autre table. La musique s’arrêta, les filles regagnèrent les vestiaires, les clients s’éclipsèrent du bar avant l’arrivée des flics. Mahmoud alla voir Fatima et nous ramena un pichet de bière.

Le sergent Hadjar prit tout son temps pour venir constater les dégâts. Quand il arriva enfin, je découvris avec surprise qu’il s’était déplacé seul. « C’est quoi, ça ? » demanda-t-il en indiquant le corps de Sonny de la pointe de sa botte.

« Un maquereau froid, dit Jacques.

— Refroidis, y se ressemblent tous », constata Hadjar. Puis il remarqua les éclaboussures de sang partout. « Baraqué, hein ?

— C’était Sonny, indiqua Mahmoud.

— Oh ! cet enculé…

— Il est mort pour trente malheureux kiams », dit Saïed en hochant la tête, incrédule.

Hadjar parcourut la salle du regard, pensif, puis il me fixa droit dans les yeux. « Audran, fit-il en étouffant un bâillement. Venez donc avec moi. » Il se retourna pour sortir du bar.

« Moi ? m’écriai-je. Mais j’ai rien à voir avec tout ça !

— Avec quoi ? demanda Hadjar, intrigué.

— Avec cette boucherie.

— Au diable la boucherie. Faut que vous veniez avec moi. » Il me conduisit à son véhicule de patrouille. Il se foutait complètement du meurtre. Si un de ces salauds de touristes pleins aux as se fait rectifier, la police se casse le cul à relever des empreintes, mesurer des angles, interroger tout le monde vingt ou trente fois. Mais que quelqu’un poinçonne ce gorille de marlou borgne, ou Tami, ou Devi, et les flics prennent l’air aussi ennuyé qu’un bœuf sur une colline. Hadjar n’allait pas interroger qui que ce soit, ou prendre des clichés ou faire quoi que ce soit. Ça ne valait pas la perte de temps. Pour les services officiels, Sonny n’avait jamais eu que ce qu’il méritait ; dans l’optique de Chiraga, « les règlements de comptes, c’est la merde ». La police n’en avait rien à cirer que l’ensemble de Boudayin se décimât tout seul, un dégénéré après l’autre.

Hadjar m’enferma sur la banquette arrière puis il se glissa derrière le volant. « Vous m’arrêtez ?

— La ferme, Audran.

— Merde, vous m’arrêtez, fils de pute ?

— Non. »

Ça me coupa le sifflet. « Alors, qu’est-ce que vous foutez à me retenir ? Je vous ai dit que j’avais rien à voir avec ce meurtre dans le bar. »

Hadjar se retourna : « Bon, tu vas m’oublier ce maquereau, oui ? Ça n’a rien à voir.

— Où m’emmenez-vous ? »

Hadjar se retourna une nouvelle fois pour m’adresser un sourire sadique. « Papa veut te causer. »

Je me sentis glacé. « Papa ? » J’avais vu Friedlander bey ici ou là, je savais tout de lui mais je n’avais jamais encore été appelé à comparaître devant lui.

« Et d’après ce que j’ai entendu, Audran, il est dans une rage noire. L’aurait mieux valu pour toi que je te coffre pour meurtre…

— En rage ? Après moi ? Pourquoi ? »

Hadjar se contenta de hausser les épaules. « J’en sais rien. On m’a simplement dit d’aller te chercher. À Papa de fournir ses explications. »

C’est à cet instant précis de peur et de menaces croissantes, que les triamphés décidèrent d’agir, accroissant encore mes palpitations. La soirée avait pourtant débuté si agréablement. J’avais gagné quelques sous, je m’apprêtais à goûter un agréable repas et Yasmin allait de nouveau passer la nuit. Au lieu de ça, je me retrouvais à l’arrière d’une voiture de flics, la chemise et le jean encore humides du sang de Sonny, le visage, les bras pris de démangeaisons parce qu’il commençait à sécher, et enfin, parti pour un rendez-vous menaçant avec Friedlander bey qui possédait tout et tout le monde. J’étais sûr que c’était pour quelque histoire comptable mais sans pouvoir imaginer laquelle. J’avais toujours bien fait attention à ne pas lui marcher sur les pieds. Hadjar refusa de m’en dire plus ; il se contenta de m’adresser un sourire carnivore en ajoutant qu’il ne voulait pas être dans mes pompes. Je n’avais pas non plus envie d’y être, mais c’est malheureusement où j’ai tendance à me trouver trop souvent, ces temps derniers. « C’est la volonté d’Allah », murmurai-je, anxieux. Plus près de Toi, mon Dieu.

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