1.

La boîte de Chiriga était située en plein centre du Boudayin, à huit pâtés de maisons de la porte orientale, huit pâtés de maison du cimetière. Pratique de l’avoir si près. Le Boudayin était un coin dangereux et tout le monde le savait. C’est pour ça qu’un mur le ceignait sur trois côtés. Pour dissuader les voyageurs d’y entrer, mais ils venaient quand même. Toute leur vie durant, ils en avaient entendu parler, et ils s’en seraient voulu de rentrer chez eux sans l’avoir connu de visu. La plupart entraient par la porte orientale et remontaient la Rue, curieux ; ils commençaient à se sentir nerveux au deux ou troisième carrefour, et se cherchaient un coin où s’asseoir pour boire un coup et avaler un ou deux cachets. Après ça, ils rebroussaient chemin vite fait en s’estimant heureux d’avoir pu regagner leur hôtel sans encombre. Quelques-uns n’avaient pas cette chance et restaient sur place, au cimetière. Comme je l’ai dit, celui-ci était fort bien situé, ce qui gagnait du temps et épargnait pas mal de souci.

J’entrai chez Chiri, ravi de quitter la nuit torride et collante. Deux femmes étaient installées à la table la plus proche de la porte : deux touristes d’âge mûr, avec des cabas pleins de souvenirs et de cadeaux pour la famille, au pays. L’une avait un appareil photo et faisait des hologrammes des gens dans la boîte. En général, les habitués prenaient ça plutôt mal mais là, ils les ignoraient. Un homme n’aurait jamais pu prendre ces photos sans payer. Tout le monde, donc, ignorait ces deux femmes sauf un grand type très maigre, costume sombre-cravate, à l’européenne. C’est ce que j’avais vu de plus extravagant comme costume depuis le début de la soirée. Me demandant sur quel plan il était branché, je restai traîner au bar, l’oreille tendue.

« Je m’appelle Bond, dit le mec. James Bond. » Comme s’il pouvait y avoir le moindre doute.

Air terrorisé des deux femmes. « Oh ! mon Dieu », murmura l’une d’elles.

À moi de jouer. Je m’approchai par-derrière du mamie et lui saisis le poignet. J’appuyai le doigt sur l’ongle de son pouce, le forçant à pénétrer dans la paume. Il poussa un cri de douleur. « Allez, venez, double zéro sept, vieux, lui murmurai-je à l’oreille, allons régler ça ailleurs. » Je l’escortai jusqu’à la porte et, d’une bourrade, le propulsai dans l’obscurité moite qui sentait la pluie.

Les deux bonnes femmes me regardèrent comme si j’étais le Messie de retour avec leur salut personnel sous enveloppe scellée. « Merci », dit celle à l’appareil. Elle parlait le français. « Je ne sais quoi vous dire sinon merci.

— Ce n’est rien, répondis-je. Je n’aime pas voir ces types avec leurs modules mimétiques enfichables venir embêter quelqu’un d’autre qu’un mamie. »

La seconde bonne femme prit l’air ahuri : « Un mamie, jeune homme ? » Comme si on connaissait pas, dans leur bled.

« Ouais. Il porte un module James Bond. Se prend pour James Bond. Va continuer ce cirque toute la nuit, jusqu’au moment où il se fera rectifier et soulager de son mamie. C’est tout ce qu’il mérite. Et Allah sait combien il porte également de papies. » Remarquant chez elles ce même air ahuri, je crus bon de poursuivre : « Un papie, c’est un périphérique d’apprentissage électronique intégré. Une puce qui vous procure temporairement des connaissances. Mettons que vous enfichiez un papie de suédois ; aussitôt, vous comprenez le suédois jusqu’à ce que vous le déconnectiez. Commerçants, avocats et autres arnaqueurs, tous se servent de papies. »

Les deux femmes me regardèrent en plissant les yeux, comme si elles se demandaient encore si tout cela pouvait être vrai. « Directement enfiché dans le cerveau ? s’étonna la seconde. Mais c’est horrible !

— Enfin, d’où vous sortez ? »

Elles s’entre-regardèrent. « De la République populaire de Lorraine », répondit la première.

Ça confirmait mes soupçons : elles n’avaient sans doute encore jamais vu un connard sous l’influence d’un mamie. « Mesdames, si vous me permettez un conseil, je crois vraiment que vous vous êtes trompées de quartier. Ce bar n’est franchement pas pour vous.

— Merci, monsieur », dit la seconde. Et de s’agiter, de caqueter, ramasser leurs sacs et leurs paquets, pour se ruer vers la porte en laissant derrière elles leurs verres encore pleins. J’espère pour elles qu’elles auront pu sortir du Boudayin sans encombre.

Chiri officiait seule à bord, ce soir-là. Je l’aimais bien. Ça faisait un bout de temps qu’on était potes. Une femme grande, imposante, formidable ; à la peau noire tatouée des scarifications géométriques que portaient ses lointains ancêtres. Quand elle souriait – ce qui était rare – elle révélait des dents d’une blancheur surprenante, d’autant plus troublantes qu’elle arborait des canines taillées en pointes effilées. Traditionnel chez les cannibales, vous voyez. Lorsqu’un inconnu entrait dans son club, ses yeux étaient noirs et matois, aussi dépourvus d’intérêt que deux trous de projectile dans le mur. Quand elle me vit, toutefois, elle me lança ce large sourire de bienvenue. « Dhambo ! » s’écria-t-elle. Je me penchai par-dessus le comptoir étroit et déposai un rapide baiser sur sa joue balafrée.

« Quoi de neuf, Chiri ?

Njema », me répondit-elle en swahili, par pure politesse. Elle hocha la tête. « Rien, rien, toujours le même boulot chiant. »

J’opinai. Pas beaucoup de changements dans la Rue ; à part les visages. Dans la boîte, il y avait douze clients et six filles. J’en connaissais quatre, les deux dernières étaient des nouvelles. Elles pouvaient rester sur la Rue des années durant, comme Chiri, ou bien se barrer. « Qui c’est ? » demandai-je en indiquant de la tête la nouvelle, sur scène.

« Elle veut qu’on l’appelle Pualani. Ça te plaît, toi, comme nom ? D’après elle, ça veut dire “Fleur céleste“. Sais pas d’où elle sort. C’est une vraie fille. »

Je haussai les sourcils. « Eh bien, ça te fait quelqu’un avec qui parler », remarquai-je.

Chiri me lança son air dubitatif : « Oh ! ouais, tiens, essaie donc de lui causer, pour voir…

— À ce point ?

— Tu verras toi-même. De toute façon, tu pourras pas t’en empêcher. Bon alors, t’es venu ici pour me faire perdre mon temps ou tu consommes quelque chose ? »

Je lorgnai la pendule numérique qui clignotait au-dessus de la caisse, derrière le bar. « J’attends quelqu’un, d’ici une demi-heure. »

Ce fut au tour de Chiri de hausser les sourcils. « Oh ! pour affaire ? Alors, on s’est remis à bosser ?

— Merde, Chiri, c’est que mon second boulot du mois.

— Allons prends quelque chose. »

Je tâche d’éviter les drogues quand je sais que je dois rencontrer un client ; j’en resterai donc à mon truc habituel : un trait de gin, un trait de bingara sur des glaçons avec un poil de jus de limette Rose. Je restai au bar, malgré l’arrivée imminente du client, car si j’allais m’asseoir, les deux nouvelles chercheraient à me lever. Même si Chiri les en dissuadait, elles essaieraient quand même. J’aurais toujours le temps de prendre une table quand se pointerait ce M. Bogatyrev.

Je sirotai mon verre en contemplant la fille sur scène. Jolie, mais elles le sont toutes ; ça va avec le boulot. Elle avait un corps parfait, fin et souple, si doux que vous brûliez presque de parcourir des mains cette peau sans défaut, à présent luisante de sueur. Vous brûliez, mais justement. C’était pour cette raison que les filles étaient là, que vous étiez là, que Chiri et sa caisse enregistreuse étaient là. Vous leur payiez à boire et vous contempliez leur corps parfait en prétendant les aimer. Et elles prétendaient vous aimer, elles aussi. Puis, dès que vous cessiez de lâcher du fric, elles se levaient et prétendaient en aimer un autre.

Pas moyen de me rappeler le nom que m’avait donné Chiri. En tout cas, elle avait manifestement subi pas mal de boulot : pommettes accentuées à coup de silicone, nez redressé et rapetissé, joue anguleuse rabotée en une jolie courbe, implants de seins hypertrophiés, silicone encore pour arrondir le cul… tout cela laissait des indices qui ne trompaient pas. Aucun des clients n’aurait remarqué mais j’en avais vu des femmes, sur scène, ces dix dernières années. Toutes avaient la même allure.

Chiri revint de servir des clients à l’autre bout du comptoir. Nous nous regardâmes. « Et elle a claqué du pognon à se faire triturer le cerveau ?

— Juste câblée pour recevoir des papies, je suppose, répondit Chiri. C’est tout.

— Vu tout ce qu’elle a dépensé pour ce corps, on aurait pu croire qu’elle se serait payé la totale.

— Elle est plus jeune qu’elle en a l’air, chou. Tu reviens dans six mois, elle aura aussi sa broche de mamie. Laisse-lui le temps et elle te montrera la personnalité que tu préfères, vraie salope ou blanche et tragique colombe, ou toutes les possibilités intermédiaires…»

Chiri avait raison. C’était simplement une nouveauté de voir travailler dans cette boîte quelqu’un qui utilisait son seul cerveau. Je me demandais si cette petite nouvelle aurait le cran pour continuer à bosser ou bien si le boulot la renverrait d’où elle venait, ravie de son corps parfaitement modifié et de son esprit partiellement altéré. Un bar à mamies-papies n’était pas un endroit facile pour gagner de l’argent. Vous pouviez avoir le physique le plus étourdissant de l’univers, si les clients étaient câblés eux aussi et s’ils s’intéressaient avant tout à leurs propres distractions intracrâniennes, vous pouviez aussi bien rester chez vous, à jouer vous aussi aux puces.

Une voix froide, imperturbable, me souffla dans le tuyau de l’oreille : « Vous êtes bien Marîd Audran ? »

Je pivotai lentement et fixai l’homme. Je supposai que c’était Bogatyrev. Il était petit, avec une tendance à la calvitie, et une prothèse auditive – ce type n’avait pas la moindre modification. Visible, du moins. Ça ne voulait pas dire qu’il n’était pas équipé d’un module et de périphériques divers indétectables à première vue. Je suis déjà tombé sur ce genre de client, au cours des ans. Ce sont les plus dangereux. « Oui, confirmai-je. Monsieur Bogatyrev ?

— Ravi de faire votre connaissance.

— Moi de même. Vous allez devoir consommer quelque chose ou bien cette barmaid va mettre à bouillir sa grosse cafetière…» Chiri nous lança son sourire cannibale.

« Je suis désolé, dit Bogatyrev, mais je ne bois pas d’alcool.

— Pas de problème, dis-je en me retournant vers Chiri. Donne-lui le même. » Je levai mon verre.

« Mais…, objecta l’autre.

— Pas de problème, c’est ma tournée. Ce n’est que justice… D’ailleurs, je vais m’en reprendre un, moi aussi. »

Bogatyrev acquiesça : sans expression. Indéchiffrable, le mec, vous voyez ? Les Orientaux sont censés avoir le monopole dans le genre mais ces mecs de la Russie reconstruite ne sont pas mal non plus. Ils ont l’entraînement. Chiri prépara le cocktail et je le lui réglai. Puis je conduisis le petit homme vers une table, au fond. Bogatyrev ne jeta pas un coup d’œil à gauche ou à droite, n’accorda pas un instant d’attention à la femme presque nue. Ce genre de type aussi, j’ai déjà connu.

Chiri aimait bien maintenir la pénombre dans sa boîte. Esthétiquement, les filles y gagnent. Ça leur donne l’air moins vorace, moins prédateur. Les lumières adoucies tendent à les draper de mystère. En tout cas, c’est ce que pourrait penser un touriste. Chiri laissait simplement dans l’ombre les éventuelles transactions qui pouvaient se dérouler dans les stalles ou autour des tables. Les projecteurs de scène pénétraient à peine cette obscurité. On pouvait juste distinguer les visages des clients installés au bar, le regard fixe, rêveur, ou halluciné. Tout le reste était plongé dans les ténèbres, indistinct. Personnellement, j’avais rien contre.

Je finis mon premier verre et le fis glisser sur le côté. J’enveloppai de la main le second. « Que puis-je pour vous, M. Bogatyrev ?

— Pourquoi m’avez-vous demandé de vous rencontrer ici ? »

Je haussai les épaules. « Je n’ai pas de bureau, ce mois-ci. Ces gens sont mes amis. Je veille sur eux, ils veillent sur moi. C’est un effort communautaire.

— Vous éprouvez le besoin d’avoir leur protection ? » Il cherchait à me jauger et je voyais bien que je n’avais pas encore gagné la partie. Pas entièrement. Sans pour autant cesser d’être excessivement poli. Pour ça aussi, ils ont l’entraînement.

« Non, ce n’est pas ça.

— N’avez-vous donc pas d’arme ? »

Je souris. « Je n’en porte pas, monsieur Bogatyrev. Pas en temps ordinaire. Je ne me suis jamais trouvé dans une situation requérant l’usage d’une arme : soit l’autre type en a une, et je fais ce qu’il dit, soit il n’en a pas et c’est lui qui fait ce que, moi, je lui dis de faire.

— Mais sans aucun doute, si vous aviez une arme et que vous la brandissiez en premier, cela vous épargnerait des risques inutiles.

— Et cela gagnerait du temps. Mais j’ai tout mon temps, monsieur Bogatyrev, et puis, c’est ma peau que je risque. Chacun doit entretenir son niveau d’adrénaline d’une manière ou de l’autre. En outre, ici dans le Boudayin, nous travaillons selon une espèce de code d’honneur. Ils savent que je n’ai pas d’arme, je sais qu’ils n’en ont pas. Quiconque brise la règle est aussitôt brisé en retour. Nous formons comme une grande et heureuse famille. » Je ne sais pas jusqu’à quel point Bogatyrev gobait mon explication et ce n’était pas vraiment important. Je poussais juste un peu le bouchon, histoire de cerner le caractère du bonhomme.

Son expression s’aigrit juste un poil. Je sentais bien qu’il était en train de songer à tout plaquer. Il y a des tas de gros bras dans l’annuaire des comm-codes. Des gorilles baraqués, bourrés d’armes pour rassurer les mecs comme Bogatyrev. Des agents avec le gros paralyseur astiqué planqué sous la veste, installés dans des suites cossues des quartiers les plus huppés, avec secrétaires et terminal raccordé à toutes les banques de données du monde connu, et photos encadrées les montrant en train de serrer la main de gens qu’on se sentait obligé de reconnaître. Ce n’était pas le genre de la maison, désolé.

Je lui épargnai la peine de poser la question. « Vous vous demandez pourquoi le lieutenant Okking m’a recommandé, plutôt qu’une des officines implantées en ville ? »

Pas un tressaillement chez Bogatyrev. « Effectivement.

— Le lieutenant Okking fait partie de la famille. Il me refile des bons coups, je lui rends la pareille. Écoutez, si vous alliez voir un de ces agents chromés, il vous ferait ce que vous lui demandez ; mais ça vous coûterait cinq fois mon tarif : ça prendrait plus de temps, ça je peux vous le garantir ; et puis ces tireurs d’élite ont tendance à en faire des tonnes avec leur équipement coûteux, ça manque de discrétion. Moi, je fais le boulot avec moins de bruit. Y a moins de risques que vos intérêts, quels qu’ils soient, finissent décorés de brûlures de laser…

— Je vois. Bon, maintenant que vous avez abordé la question du règlement, puis-je vous demander vos tarifs ?

— Ça dépend de ce que vous voulez. Il y a certains genres de trucs que je ne fais pas. Appelez ça une lubie. Si je ne veux pas prendre le boulot, toutefois, je peux vous indiquer quelqu’un de bon qui le fera volontiers. Alors, si vous commenciez plutôt par le commencement ?

— Je veux que vous retrouviez mon fils. »

J’attendis mais Bogatyrev ne semblait rien avoir à ajouter. « D’accord, dis-je.

— Vous allez avoir besoin d’une photo de lui. » Affirmatif.

« Bien sûr. Et de tous les renseignements que vous pourrez me donner : depuis combien de temps il a disparu, quand vous l’avez vu pour la dernière fois, les paroles qui ont été échangées, si vous estimez qu’il s’est enfui ou bien a été enlevé de force. Nous sommes dans une grande ville, monsieur Bogatyrev, et il est très facile de s’y enterrer et s’y planquer quand on veut. Je dois savoir au moins par où commencer mes recherches.

— Votre tarif ?

— Vous voulez marchander ? » Il commençait à m’ennuyer. J’ai toujours eu des problèmes avec ces Nouveaux Russes. Je suis né en 1550 – ça doit faire 2072 selon le calendrier des Infidèles. Trente ou quarante ans avant ma naissance, communisme et démocratie sont morts dans leur sommeil, suite à l’épuisement des ressources assorti d’une famine et une pauvreté endémiques. L’Union soviétique et les États-Unis d’Amérique se sont fragmentés en douzaines de petites monarchies et d’États policiers. Toutes les autres nations du monde n’ont pas tardé à leur emboîter le pas. La Moravie est un État indépendant, aujourd’hui, tout comme la Toscane et le Commonwealth de la Réserve occidentale : tous séparés, et terrifiés. J’ignorais de quelle Russie reconstruite venait Bogatyrev. Ça ne changeait sans doute pas grand-chose.

Il me fixa jusqu’au moment où je m’avisai qu’il n’allait rien ajouter tant que je n’aurais pas annoncé de prix. « Je prends mille kiams par jour, plus les frais. Réglez-moi tout de suite trois jours d’avance. Je vous donnerai une facture détaillée après que j’aurai retrouvé votre fils, inchallah. » Si Dieu le veut. J’avais annoncé un chiffre dix fois supérieur à mon tarif usuel. Je m’attendais qu’il marchande.

« Voilà qui est tout à fait satisfaisant. » Il ouvrit un portefeuille de plastique moulé et en sortit un petit paquet. « Vous trouverez là des holocassettes, ainsi qu’un dossier complet sur mon fils, ses centres d’intérêts, ses vices, ses aptitudes, son profil psychologique complet, tout ce dont vous pourrez avoir besoin. »

Je le lorgnai, de l’autre côté de la table. Bizarre, quand même, que le Russe ait ce paquet pour moi. Les cassettes, passe encore ; ce qui me paraissait tordu, c’était le reste, le profil psychologique. À moins que Bogatyrev ne fût obsessivement méthodique – et paranoïaque par-dessus le marché –, je ne voyais pas bien pourquoi il m’avait préparé tout ce matériel. Puis j’eus une intuition : « Ça fait combien de temps que votre fils a disparu ? lui demandai-je.

— Trois ans. » Je tiquai ; je n’étais pas censé me demander pourquoi il avait attendu si longtemps. Il était sans doute allé voir les types qui officiaient en ville et ils n’avaient pas été en mesure de l’aider.

Je pris le paquet. « Trois ans, ça laisse plutôt le temps à une piste de refroidir, monsieur Bogatyrev.

— J’apprécierai grandement que vous m’accordiez toute votre attention en la matière, répondit l’intéressé. Je suis conscient des difficultés, et prêt à vous régler vos honoraires jusqu’à ce que vous réussissiez ou estimiez qu’il n’y a aucun espoir de succès. »

Je souris. « Il y a toujours de l’espoir, monsieur Bogatyrev.

— Parfois, non. Permettez-moi de vous citer un de vos proverbes arabes : “La chance est avec vous une heure, et contre vous dix.” » Il sortit d’une poche une épaisse liasse de billets dont il détacha trois coupures. Puis il planqua de nouveau l’argent avant que les requins du club de Chiri aient eu le temps de le renifler et me tendit les trois biftons. « Vos trois jours d’avance. »

Quelqu’un poussa un cri.

Je pris l’argent et me retournai pour voir ce qui se passait. Deux des filles de Chiri étaient en train de se rouler par terre. Je bondis de ma chaise. Je vis James Bond, un vieux pistolet à la main. J’étais prêt à parier que c’était un Beretta ou un Walther PPK, l’un comme l’autre aussi antiques qu’authentiques. Il y eut une seule détonation, qui résonna dans l’espace confiné de la boîte de nuit comme un tir d’obus. Je remontai précipitamment l’allée entre les stalles et les tables mais, après quelques pas, me rendis compte que jamais je ne parviendrais à le rejoindre. James Bond avait fait demi-tour et se frayait un passage vers la sortie. Derrière lui, les filles et les clients piaillaient, se bousculaient et jouaient des griffes et des poings pour se mettre à l’abri. Impossible de me faufiler dans cette panique. Le putain de mamie avait mené son petit fantasme jusqu’à son terme, ce soir, en tirant au pistolet dans une salle bondée. Sans doute se rejouerait-il mentalement la scène pendant des années. Il faudrait qu’il s’en contente parce que si jamais il s’avisait de repointer le nez dans le secteur, il se ferait arranger à tel point qu’il serait bon pour un ravalement du sol au plafond rien que pour reprendre figure humaine.

Lentement, le calme revint dans l’établissement. Il y aurait matière à alimenter les conversations, ce soir. Les filles allaient avoir besoin de pas mal de verres pour se calmer les nerfs, et de pas mal de réconfort. Elles pleureraient sur l’épaule des pauvres glands et les pauvres glands leur paieraient plein de verres.

Chiri accrocha mon regard : « Bwana Marîd, me dit-elle doucement, planque ce fric dans ta poche, et puis regagne ta table. »

Je me rendis compte que j’étais en train d’agiter les trois mille kiams comme une poignée de fanions. Je fourrai les billets dans une poche de mon jean et rejoignis Bogatyrev. Il n’avait pas bougé d’un pouce durant tout l’incident. Il fallait plus qu’un imbécile avec un pistolet chargé pour troubler ces mecs aux nerfs d’acier. Je me rassis. « Désolé pour cette interruption. »

Je pris mon verre et le regardai. Pas de réponse. Une tache sombre était en train de s’étaler lentement sur la soie blanche du plastron de sa tunique de paysan russe. Je restai planté là à le fixer un bon moment, à siroter mon verre, conscient que les jours prochains allaient être un cauchemar. Finalement, je me levai et me tournai vers le bar mais Chiri était déjà près de moi, le téléphone à la main. Je le lui pris sans un mot et murmurai dans le combiné le code du lieutenant Okking.

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