3.

Il était midi quarante-cinq quand je trouvai l’immeuble sur la Treizième Rue. C’était une vieille bâtisse de deux étages, divisée en appartements. Je levai la tête pour contempler le balcon de Tamiko qui dominait la rue : une balustrade en fer courait sur trois côtés, à hauteur de taille, avec aux angles des colonnes ouvragées comme de la dentelle, recouvertes de plantes grimpantes, qui rejoignaient le toit en surplomb. Par une fenêtre ouverte, j’entendais sa satanée musique koto. Du koto électronique, au synthétiseur. Le chant aigu, perçant, qui l’accompagnait, me flanquait la chair de poule. Ça pouvait être une voix synthétique, ça pouvait être Tami. Je vous ai dit que Nikki était un rien cinglée ? Eh bien, à côté de Tami, Nikki n’est qu’un gentil petit lapin blanc. Tamiko s’était fait remplacer l’une des glandes salivaires par un sac en plastique bourré de toxines hyper-rapides. Un tuyau de plastique amenait le poison jusqu’à l’intérieur d’une dent artificielle. Le produit était inoffensif quand il était ingurgité mais, injecté dans la circulation sanguine, il était horriblement, douloureusement mortel. Tamiko pouvait découvrir sa dent à tout moment, si elle en éprouvait le besoin – ou le désir. C’est pour cela qu’elle et ses amies, on les appelait les Sœurs Veuves noires.

Je pressai le bouton près de son nom mais personne ne répondit. Je frappai au petit panneau de Plexiglas encastré dans la porte. Finalement, je reculai dans la rue et l’appelai à tue-tête. Je vis la tête de Nikki apparaître brusquement à la fenêtre. « Je descends tout de suite », me cria-t-elle. Elle ne pouvait rien entendre avec cette musique koto. Je n’ai jamais rencontré personne d’autre capable ne fût-ce que de supporter le koto. Tamiko était simplement folle à lier.

La porte s’entrouvrit et Nikki me regarda. « Écoute, me dit-elle, embêtée, Tami est plus ou moins de sale humeur. Et un peu chargée, en plus. Alors, abstiens-toi simplement de dire ou faire quoi que ce soit qui la mette en rogne. »

Je me demandai si j’avais vraiment envie de supporter tout ce cirque, en fin de compte. Je n’avais pas tant que ça besoin des cent kiams de Nikki. Malgré tout, je lui avais promis, aussi acquiesçai-je avant de la suivre dans l’escalier jusqu’à l’appartement.

Tami était étendue sur un empilement de coussins à motifs éclatants, la tête appuyée contre l’un des haut-parleurs de son holo système. Si cette musique avait paru forte depuis la rue, j’apprenais maintenant ce que le mot « fort » voulait dire. Elle devait lui puiser dans le crâne comme la pire des migraines mais, apparemment, elle n’en avait cure : elle devait palpiter au même rythme que la drogue qui saturait son organisme. Les yeux mi-clos, elle hochait lentement la tête. Elle avait le visage peint en blanc, du même blanc immaculé que celui d’une geisha, mais ses lèvres et ses paupières étaient d’un noir absolu. On aurait dit le spectre vengeur d’un personnage de kabuki assassiné.

« Nikki », dis-je. Elle ne m’entendait pas. Je dus venir jusqu’à sa hauteur pour lui crier à l’oreille. « Si on sortait d’ici, qu’on puisse causer ? » Tamiko faisait brûler une espèce d’encens et son parfum entêtant et douceâtre alourdissait l’atmosphère. J’avais franchement envie de prendre l’air.

Nikki hocha la tête en me montrant Tami. « Elle me laissera pas sortir.

— Pourquoi ça ?

— Elle croit me protéger.

— De quoi ? »

Nikki haussa les épaules. « T’as qu’à lui demander. »

Comme je la regardais, Tami s’inclina de manière inquiétante et finit par basculer au ralenti, jusqu’à ce que sa joue tartinée de blanc vienne presser le bois verni sombre du plancher nu. « C’est une bonne chose que tu sois capable de te débrouiller toute seule, Nikki. »

Elle eut un faible rire. « Ouais. Je suppose. Bon, écoute, Marîd, merci quand même d’être venu.

— Pas de problème. » Je m’installai dans un fauteuil et la contemplai. Nikki était une curiosité exotique dans une cité de curiosités exotiques : ses longs cheveux blond pâle lui tombaient jusqu’au creux des reins. Elle avait la peau couleur de jeune ivoire, presque aussi blanche que le maquillage sur le visage de Tami. Ses yeux toutefois étaient d’un bleu surnaturel, avec au fond des prunelles une étincelle de folie. La délicatesse de ses traits contrastait de manière déconcertante avec la charpente massive de son corps musclé. C’était une erreur fréquente : les gens choisissaient les altérations chirurgicales qu’ils admiraient chez les autres, sans se rendre compte que les modifications pourraient paraître déplacées dans le contexte de leur propre corps. J’avisai la forme inerte de Tami. Elle portait l’emblème des Sœurs Veuves noires : des seins implantés immenses, incroyables. Elle devait faire dans les cent quarante, cent cinquante de tour de poitrine. C’était toujours drôle de voir l’air abasourdi d’un touriste quand il rentrait accidentellement dans une des Sœurs. C’était drôle jusqu’à ce qu’on songe à ce qui risquait de se produire.

« Je n’ai plus envie de bosser pour Abdoulaye, voilà », dit Nikki en contemplant ses doigts en train de tortiller une boucle de cheveux champagne.

« Ça, je veux bien le comprendre. J’appellerai Hassan pour arranger un rendez-vous avec lui. Tu connais Hassan le Chiite ? Le porte-voix de Papa ? C’est avec lui qu’on va devoir faire affaire. »

Nikki hocha la tête. Son regard brillant parcourut rapidement la pièce. Elle était tracassée. « Ça sera dangereux, ou quoi ? »

Je souris. « Aucun risque. Il y aura une table d’installée, je serai assis d’un côté avec toi et Abdoulaye sera en face. Hassan est assis entre nous. Je présente ta version de l’histoire, Abdoulaye donne la sienne et Hassan réfléchit. Puis il prononce son jugement. D’ordinaire, il faut donner à Abdoulaye une sorte de paiement. Hassan en fixera le montant. Par la suite, il faudra aussi que tu graisses un peu la patte à Hassan et on devrait également apporter une espèce de cadeau pour Papa. Ça aide toujours. »

Nikki n’avait pas l’air rassurée. Elle se leva, glissa son T-shirt noir dans son jean serré de la même couleur. « Tu ne connais pas Abdoulaye, me dit-elle.

— Tu veux rire, un peu que je le connais. » Je le connaissais sans doute mieux qu’elle. Je me levai et traversai la chambre en direction du holo Telefunken de Tami. D’un index tendu, je coupai la musique koto. La paix inonda la pièce ; l’univers entier me remercia. Tamiko gémit dans son sommeil.

« Et s’il ne se conforme pas à sa part de l’accord ? S’il vient me rechercher et me force à retourner travailler pour lui ? Il aime bien dérouiller les filles, Marîd. Il aime beaucoup…

— Je sais tout de lui. Mais il a le même respect que n’importe qui pour l’influence de Friedlander bey. Il n’osera pas enfreindre la décision d’Hassan. Et t’as pas intérêt non plus à le faire. Si tu t’éclipses sans payer, Papa te mettra ses gorilles aux trousses : là, tu seras de retour au turbin, pour de bon… Une fois rétablie. »

Nikki haussa les épaules. « Et toi, t’as déjà eu quelqu’un qui s’est éclipsé ? »

Je fronçai les sourcils. Ça ne m’était arrivé qu’une seule et unique fois : je ne me rappelais que trop bien la situation. Ç’avait été la dernière fois que j’avais été amoureux. « Ouais, répondis-je.

— Qu’ont fait Papa et Hassan ? »

C’était un souvenir moche, et je n’aimais pas l’évoquer. « Eh bien, comme je la représentais, j’étais responsable du règlement. J’ai dû me pointer avec trois mille deux cents kiams. J’étais complètement à sec mais crois-moi, j’ai trouvé le fric. J’ai dû faire un tas de trucs dangereux, dingues, pour l’avoir, mais je devais cet argent à Papa à cause de ce qu’avait fait cette fille. Papa aime bien être payé rapidement. Papa n’a pas des masses de patience dans ces moments-là.

— Je sais, dit Nikki. Qu’est-il arrivé à la fille ? »

Il me fallut plusieurs secondes pour que les mots sortent. « Ils l’ont retrouvée là où elle s’était barrée. Ils n’avaient pas eu trop de mal. Ils l’ont ramenée, les deux jambes brisées en trois endroits, et le visage défiguré. Ils l’ont remise au turbin dans un des boxons les plus cradingues. Elle ne pouvait gagner que cent à deux cents kiams par semaine dans une taule pareille et ils ne lui en laissaient peut-être que dix ou quinze. Elle économise encore pour se faire réparer le visage. »

Nikki resta sans mot dire un bon moment. Je la laissai ruminer ce que je venais de lui révéler. Ça ne pouvait pas lui faire de mal.

« Tu peux appeler maintenant pour fixer le rendez-vous ? demanda-t-elle enfin.

— Bien sûr. Lundi prochain, c’est assez tôt ? »

Ses yeux s’agrandirent. « On peut pas faire ça ce soir ? J’ai besoin d’être débarrassée ce soir.

— Qu’est-ce qui te presse, Nikki ? T’as un rencard ? »

Elle me lança un regard noir. Sa bouche s’ouvrit, se referma. « Non, fit-elle d’une voix tremblante.

— Tu peux pas fixer de rendez-vous avec Hassan comme ça, à ta guise.

— Essaie, Marîd. Tu peux pas l’appeler, essayer ? »

Je fis un petit geste désabusé. « Je vais l’appeler. Je vais demander. Mais Hassan fixera le rendez-vous à sa convenance. »

Nikki hocha la tête. « Bien sûr. »

Je déclipsai mon téléphone et le dépliai. Je n’avais pas besoin de demander aux renseignements le code d’Hassan. Dès la première sonnerie, un des sbires d’Hassan me répondit. Je lui dis qui j’étais et ce que je voulais et l’on me dit d’attendre ; ils vous disent toujours d’attendre, et vous attendez. Je restai assis à regarder Nikki se tortiller les cheveux, regarder Tamiko respirer lentement, l’écouter ronfler doucement par terre. Tamiko portait un kimono de coton léger, teint en noir mat. Elle ne portait jamais de bijoux ou de colifichets. Avec le kimono, ses cheveux noirs arrangés avec art, ses paupières altérées chirurgicalement, et son visage peint, elle ressemblait à une geisha-assassin, ce qu’elle était en fait, je suppose. Tamiko avait l’air très convaincante, avec les plis épicanthiques et tout le bastringue, pour qui n’était pas oriental de naissance.

Un quart d’heure plus tard, tandis que Nikki déambulait, nerveuse, dans l’appartement, la voix du sbire me résonna à l’oreille. Nous avions un rendez-vous pour ce soir même, juste après les prières du soir. Je ne perdis pas de temps à remercier le sous-fifre d’Hassan ; j’ai un certain degré d’amour-propre, quand même. Je raccrochai le combiné à ma ceinture. « Je repasserai te prendre vers sept heures et demie », dis-je à Nikki.

De nouveau ce plissement nerveux des paupières. « Je ne peux pas te retrouver là-bas ? »

Je haussai les épaules, désabusé. « Pourquoi pas ? Tu sais où ?

— La boutique d’Hassan ?

— Tu vas droit sur le rideau du fond. Il donne sur une réserve. Tu la traverses, tu sors dans la ruelle par la porte de derrière. Tu verras une porte en fer dans le mur d’en face. Elle sera verrouillée mais ils t’attendront. T’auras pas besoin de frapper. Mais tâche d’être à l’heure, Nikki.

— J’y serai. Et merci, Marîd.

— Au diable les remerciements. Je veux mes cent kiams, maintenant. »

Elle eut l’air ébahie. Peut-être que j’avais paru trop sec ; trop hargneux. « Je ne pourrais pas te les donner après…

Maintenant, Nikki. »

Elle sortit de l’argent de sa poche revolver et compta cent sacs. « Tiens. » Il y avait un nouveau froid entre nous.

« File-m’en encore vingt pour le petit cadeau de Papa. Et t’es également responsable du bakchich d’Hassan. À ce soir. » Sur quoi, je me tirai de là avant que la folie ambiante commence à s’immiscer à son tour dans mon crâne.

Je rentrai à la maison. Je n’avais pas assez dormi, j’avais la migraine et l’éclat des triamphés s’était évanoui quelque part dans l’après-midi estival. Yasmin dormait toujours et je grimpai sur le matelas à côté d’elle. Les drogues m’empêcheraient de m’assoupir mais j’avais franchement envie d’un peu de calme et de repos, les yeux fermés. J’aurais dû me méfier : à peine m’étais-je détendu que les triamphés commencèrent à me palpiter dans le crâne avec plus de violence que jamais. Derrière mes paupières closes, les ténèbres rougeoyantes s’étaient mises à puiser comme une lumière stroboscopique. Je me sentis pris de vertige ; puis je me mis à imaginer des motifs bleu et vert sombre, tournoyant comme des créatures microscopiques dans une goutte d’eau. Je rouvris les yeux et me débarrassai des éclairs lumineux. Je sentais des contractures involontaires dans les mollets, les mains, la joue. J’étais plus crispé que je ne l’aurais cru ; pas de repos pour les mécréants.

Je me relevai, fis une boule du billet que j’avais laissé à Yasmin. « Je croyais que tu voulais sortir, aujourd’hui », murmura-t-elle d’une voix endormie.

Je me retournai. « Mais je suis sorti. Il y a un bout de temps.

— Quelle heure est-il ?

— Dans les trois heures.

Yaa salâam ! Je suis censée prendre mon boulot à trois heures aujourd’hui ! »

Je soupirai. Yasmin était célèbre dans tout le Boudayin pour ses retards quasiment institutionnels. Benoît le Frenchy, le propriétaire de la boîte où elle travaillait, lui flanquait cinquante kiams d’amende si elle se pointait rien qu’avec une minute de retard. Ça ne lui faisait pas magner son joli petit cul ; elle prenait tout son temps, payait à Frenchy ses cinquante quasiment tous les jours, et se remboursait en boissons et pourboires dans la première heure. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de séparer aussi vite un couillon de son fric. Yasmin bossait dur, c’était pas une flemmarde. Simplement, elle aimait bien roupiller. Elle aurait fait un lézard superbe, se dorant sur un rocher brûlant au soleil.

Il lui fallut cinq minutes pour sortir du lit et s’habiller. J’eus droit à un baiser détaché qui atterrit à côté, et elle franchissait déjà la porte, fouinant dans son sac à la recherche du module qu’elle utiliserait au boulot. Elle se retourna pour me lancer quelque chose avec son accent levantin barbare.

Puis je me retrouvai seul. Je n’étais pas mécontent du tour qu’avaient pris mes affaires. Ça faisait des mois que je n’avais pas été plein aux as à ce point. Alors que j’étais en train de me demander s’il y avait quelque chose que je voulais, un truc sur lequel claquer ma richesse soudaine, l’image de la tunique maculée de sang de Bogatyrev vint se superposer au mobilier rare et branlant de ma piaule. Me sentais-je coupable ? Moi ? L’homme qui avait parcouru le monde sans être touché par sa corruption et ses tentations vulgaires. J’étais l’homme sans désir, l’homme sans peur. J’étais un catalyseur, un agent humain de changement. Les catalyseurs provoquaient les changements mais, en fin de processus, ils demeuraient eux-mêmes intacts. J’aidais ceux qui avaient besoin d’aide et n’avaient pas d’autres amis. Je prenais part à l’action mais sans être jamais touché. J’observais, mais gardais mes propres secrets. C’est ainsi que je m’étais toujours vu. C’est ainsi que je me préparais à en baver…

Dans le Boudayin – et merde, dans le monde entier, sans doute – il n’y a jamais que deux sortes d’individus : les putes et les michetons. Vous êtes l’un ou l’autre. Vous ne pouvez pas être sympa, faire des risettes et dire à tout le monde que vous comptez simplement rester sur la touche. Pute ou micheton, ou parfois un peu des deux. Quand vous avez franchi la porte orientale, avant même d’avoir fait dix pas dans la rue, vous êtes définitivement classé dans l’une ou l’autre catégorie. Pute ou micheton. Il n’y a pas de troisième choix, mais je n’allais pas tarder à l’apprendre par la manière forte. Comme d’habitude.

Je n’avais pas faim mais je me forçai à préparer quelques œufs brouillés. Je devrais faire plus attention à mon régime alimentaire, je le sais, mais c’est tout simplement trop chiant. Des fois, mes seules vitamines sont les tranches de citron dans mes vodka-gimlets. La soirée promettait d’être longue et difficile et j’allais avoir besoin de toutes mes ressources. Les trois triangles bleus cesseraient de faire effet avant ma rencontre avec Hassan et Abdoulaye ; en fait, j’étais bien parti pour m’y présenter sous mon plus mauvais jour : déprimé, épuisé, pas du tout en forme pour représenter Nikki. La réponse était d’une évidence criante : encore plus de triangles bleus. Ils me regonfleraient. Je fonctionnerais à une vitesse surhumaine, avec une précision d’ordinateur et la prescience de ce qu’il conviendrait de faire. Le synchronisme, mec. Être branché sur le Moment, sur l’instant, la convergence du temps, de l’espace et de toute la putain de sainte marée des affaires humaines. Enfin, c’est du moins l’impression que j’aurais ; et quand on est assis en face d’Abdoulaye, savoir présenter une façade convaincante c’est quasiment aussi bien que du béton. Je serais mentalement en alerte et moralement inflexible, et ce fils de pute d’Abdoulaye verrait bien que je n’étais pas venu pour me faire simplement botter le cul. Tels étaient les arguments convaincants que je me donnais en traversant ma piaule sordide pour aller récupérer ma boîte à pilules.

Deux triamphés de plus ? Trois, pour avoir une marge de sécurité ? Ou bien risquais-je d’être trop speedé ? J’avais pas envie de claquer contre le mur comme une corde de gratte qui lâche. J’en avalai deux et empochai le troisième, au cas où.

Mec, demain, j’allais me payer une sacrée putain de redescente. La Vie Meilleure par la Chimie ne voyait pas d’inconvénient à me prêter un surcroît d’énergie, sous la forme de jolies pilules couleur pastel ; mais, pour reprendre une des phrases favorites de Chiriga, on rembourse avec des putains d’intérêts. Si je parvenais à survivre à l’abrutissement de la redescente inéluctable, ce serait l’occasion de réjouissances générales tout autour du trône d’Allah.

J’avais repris mon rythme dans la demi-heure qui suivit. Je pris une douche, me lavai les cheveux, me taillai la barbe, rasai les endroits sur les joues et dans le cou que je voulais laisser imberbes, me brossai les dents, rinçai le lavabo et la baignoire puis parcourus tout nu l’appartement à la recherche d’autres trucs à nettoyer, ranger ou arranger – et puis je me repris. « Holà, du calme, mon garçon. » C’était une bonne chose que j’aie pris les deux triamphés de rabe aussi tôt ; ça me laissait le temps de me calmer avant de sortir.

Le temps passa lentement. J’envisageai de téléphoner à Nikki pour lui rappeler de partir mais c’était inutile. J’envisageai de téléphoner à Yasmin ou Chiri, mais à cette heure-ci elles étaient au boulot, de toute façon. J’allai m’asseoir, calé contre le mur, et frissonnai, presque en larmes : Seigneur, c’était vrai que je n’avais vraiment aucun ami. J’aurais bien voulu avoir un système holo comme Tamiko ; ça aurait tué le temps. J’avais déjà vu quelques holopomos qui faisaient de la vraie baise un truc fétide et déclaveté.

À sept heures et demie, je m’habillai : une vieille chemise bleu passé, mes jeans et mes bottes. Je n’aurais pas pu paraître mieux pour Hassan même si je l’avais voulu. Comme je quittais mon immeuble, j’entendis un crépitement de parasites et la voix amplifiée du muezzin s’écria : laa ’illaha ’illallahou – c’est magnifique à entendre, cet appel à la prière, allitératif et émouvant même pour un blasphémateur de chien d’infidèle comme moi. Je pressai le pas dans les rues vides ; les putes cessaient de putasser pour prier, les clients surmontaient leur culpabilité pour prier. Mes pas résonnaient sur le pavé antique, comme des accusations. Le temps que je sois parvenu à la boutique d’Hassan, tout avait repris son tour normal. Jusqu’à l’appel final à la prière du soir, les putes et les michetons pourraient retourner danser leur rock du commerce et de l’exploitation mutuelle.

Pour tenir la boutique d’Hassan à cette heure, il y avait un jeune et mince Américain que tout le monde appelait Abdoul-Hassan. Abdoul veut dire « esclave de » et s’assortit généralement des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu. Dans ce cas précis, l’ironie était que le jeune garçon était bel et bien celui d’Hassan, sous tous les aspects imaginables, excepté, peut-être, du point de vue génétique. Dans le Quartier, on disait que cet Abdoul-Hassan n’était pas un garçon de naissance – tout comme Yasmin n’était pas une fille de naissance ; mais, à ma connaissance, personne n’avait trouvé le temps ou l’envie de se lancer dans une enquête en profondeur.

Abdoul-Hassan me posa une question en anglais. Pour le chineur ordinaire, ce que pouvait vendre la boutique d’Hassan restait un complet mystère ; c’était parce que l’échoppe était quasiment vide ; Hassan achetait et vendait de tout, de sorte qu’il n’avait pas de raison vitale d’exposer quoi que ce soit. Je ne comprenais pas l’anglais, aussi me contentai-je d’agiter le pouce en direction du rideau imprimé maculé de taches. Le garçon hocha la tête et retourna à sa rêverie.

Je franchis le rideau, traversai la réserve, la ruelle. Juste comme j’arrivais devant la porte blindée, elle s’ouvrit presque sans bruit. « Sésame, ouvre-toi », murmurai-je. Puis je pénétrai dans une pièce chichement éclairée et regardai autour de moi. Les drogues me faisaient oublier d’avoir peur. Oublier également d’être prudent ; mais mes instincts sont ma force vitale et mes instincts sont sur la brèche matin et soir, drogue ou pas drogue. Appuyé contre une petite montagne de coussins, Hassan tirait sur un narguilé. Je sentis le parfum du haschich ; le clapotis de la pipe à eau d’Hassan était le seul bruit dans la pièce. Nikki était assise en tailleur, très raide, au bord d’un tapis, visiblement terrifiée, une tasse de thé devant ses jambes croisées. Appuyé sur quelques coussins, Abdoulaye chuchotait à l’oreille d’Hassan. L’expression de ce dernier était aussi indéchiffrable qu’une poignée de vent. Tel était le thé d’Hassan ; immobile, j’attendis qu’il parle le premier.

« Ahlan wa sahlan ! » dit-il dans un bref silence. C’était une formule de salutation officielle, quelque chose comme « tu es descendu au niveau du sol, rencontrer les tiens ». Elle était censée donner le ton pour le reste de cette palabre. Je lui fournis la réponse idoine et fus invité à m’asseoir. Je m’installai près de Nikki ; je remarquai qu’elle ne portait qu’un unique périphérique au milieu de ses cheveux blond pâle. Ce devait être un papie de langue arabe, sinon, je le savais, elle n’aurait pas saisi un mot de la conversation. J’acceptai une petite tasse de café, fortement épicé de cardamome. J’élevai ma tasse vers Hassan et dis : « Que ta table dure éternellement. »

Hassan agita une main en l’air et répondit : « Qu’Allah prolonge ta vie. » Puis on m’offrit une seconde tasse de café. Je donnai une bourrade à Nikki qui n’avait pas encore bu son thé. Vous ne pouvez pas vous attendre à voir les affaires commencer immédiatement, pas tant que vous n’aurez pas bu au moins trois tasses de café. Si vous déclinez l’offre plus tôt, vous risquez d’insulter votre hôte. Pendant que l’on buvait thé ou café, Hassan et moi prîmes mutuellement des nouvelles de la santé de nos familles et amis respectifs, invoquant Allah pour bénir tel ou tel et nous protéger tous ainsi que l’ensemble du monde musulman des déprédations de l’infidèle.

Je murmurai dans ma barbe à Nikki de continuer à descendre son thé au drôle de goût. Sa présence ici était désagréable à Hassan pour deux raisons : c’était une prostituée, et ce n’était pas une vraie femme. Les musulmans n’étaient jamais parvenus à arrêter une position définitive à ce sujet. Ils traitaient leurs femmes comme des citoyens de seconde zone, mais ne savaient jamais quoi faire au juste des hommes devenus femmes. Le Qur’ân n’avait évidemment pas prévu le cas. Et le fait que je ne fusse pas précisément un dévot du Livre-dépourvu-de-doutes n’était pas pour faciliter les choses. De sorte qu’Hassan et moi ne cessions de boire et branler du chef et sourire et louer Allah en échangeant des plaisanteries du tac au tac comme dans un match de tennis. L’expression la plus fréquente du monde musulman est inchallah, « si Dieu le veut ». Elle ôte toute culpabilité : prends-t’en à Allah. Si l’oasis s’assèche et se dissipe au vent, c’était la volonté d’Allah. Si tu es surpris à dormir avec l’épouse de ton frère, c’était la volonté d’Allah. Se faire couper la main, la queue ou la tête en représailles est également la volonté d’Allah. Il ne se fait pas grand-chose dans le Boudayin sans qu’on discute de l’opinion que pourra en avoir Allah.

Il s’écoula presque une heure de la sorte et je n’avais pas de mal à voir que Nikki comme Abdoulaye commençaient à s’impatienter. Je me débrouillais bien : le sourire d’Hassan s’élargissait de minute en minute ; il inhalait le haschisch en quantités homériques.

À la fin, Abdoulaye n’y tint plus. Il avait envie qu’on parle argent. Plus précisément, de la somme que Nikki allait devoir lui payer pour racheter sa liberté.

Hassan n’était pas ravi par cette impatience. Il leva les mains et regarda vers le ciel d’un air las, récitant un proverbe arabe qui signifiait : « L’avidité réduit ce qu’on a pu amasser. » Venant de lui, la phrase était risible. Il regarda Abdoulaye et demanda : « Tu étais le protecteur de cette jeune femme ? » Il y a bien des façons d’exprimer « jeune femme » dans cette langue antique, chacune avec ses subtiles variations de sens et ses sous-entendus. Hassan avait pris soin de choisir l’expression il-mahroussa, ta fille. Au sens littéral, il-mahroussa signifie « celle qui est gardée », et semblait convenir à merveille à la situation. C’est ainsi qu’Hassan était devenu le principal homme fort de Papa, en se frayant obstinément un passage entre les exigences de la culture et les nécessités de l’instant.

« Oui, ô Sage, répondit Abdoulaye. Depuis plus de deux ans.

— Et elle te déplaît ? »

Le front d’Abdoulaye se plissa. « Non, ô sage.

— Et elle ne t’a nui en aucune manière ?

— Non. »

Hassan se tourna vers moi ; sans daigner prêter attention à Nikki. « Celle qui est gardée désire vivre en paix ? Elle ne nourrit aucune intention malveillante à l’égard d’Abdoulaye Abou-Saïd ?

— C’est juré », répondis-je.

Hassan plissa les paupières. « Tes serments ne signifient rien ici, incroyant. Nous devons laisser de côté l’honneur des hommes pour établir un contrat de mots et d’argent.

— Ceux qui entendent tes paroles vivent. »

Hassan acquiesça : faute de mieux, mes manières au moins lui plaisaient. « Au nom d’Allah, le Bienveillant, le Miséricordieux », déclara Hassan, les mains levées, paumes ouvertes, « je vais à présent rendre mon jugement. Que tous ceux ici présents écoutent et obéissent. Celle qui est gardée restituera tous les bijoux et ornements à elle donnés par Abdoulaye. Elle restituera tous les dons de valeur. Elle restituera tous les vêtements de prix, ne gardant par-devers elle que ceux dévolus à l’habillement quotidien. Pour sa part, Abdoulaye Abou-Saïd doit promettre de laisser celle qui est gardée vaquer à ses affaires sans entraves. Si une dispute quelconque naissait à ce propos, j’en déciderais. » Il fixa d’un œil noir l’une et l’autre partie, pour signifier clairement qu’il n’y aurait pas de dispute. Abdoulaye hocha la tête, Nikki n’avait pas l’air heureuse. « En outre, celle qui est gardée devra régler à Abdoulaye Abou-Saïd la somme de trois mille kiams avant la prière de demain midi. Telle est ma parole, Allah est Le plus Grand. »

Abdoulaye était épanoui. « Que tu vives heureux et en bonne santé », s’écria-t-il.

Soupir d’Hassan qui murmura : « Inchallah » avant d’insérer de nouveau entre ses dents l’embout de son narguilé.

Les conventions me forçaient à remercier Hassan à mon tour, même s’il avait bien arrangé Nikki. « Je te suis obligé », dis-je et je me levai en forçant Nikki à faire de même. Hassan agita la main, comme pour chasser une mouche bourdonnante. Comme nous franchissions la porte métallique, Nikki se retourna et cracha.

Elle cria les pires insultes que son périphérique pouvait lui fournir : « Himmar ou ibn-himmar ! Ibn wouschka ! Yil’an ’abouk ! » Je lui pris la main plus fermement et nous détalâmes au pas de course. Derrière nous résonnaient les rires d’Abdoulaye et d’Hassan. Ils avaient gagné leur soirée et se sentaient d’humeur généreuse, laissant Nikki s’échapper impunie de ses obscénités.

Quand nous eûmes retrouvé la rue, je ralentis, hors d’haleine. « J’ai besoin d’un verre », dis-je en la conduisant vers le Palmier d’argent.

« Les salauds, grommela Nikki.

— Tu n’as pas les trois mille ?

— Je les ai. Simplement, je ne veux pas les leur refiler, c’est tout. J’avais d’autres plans en vue. »

Je haussai les épaules. « Si t’as vraiment envie de te tirer des pattes d’Abdoulaye…

— Ouais, je sais. » Elle n’avait toujours pas l’air ravie.

« Tout se passera bien », lui dis-je, la guidant à l’intérieur du bar sombre et frais.

Nikki ouvrit tout grands les yeux, leva les mains en l’air. « Tout se passera bien, répéta-t-elle en riant. Inchallah. » Son pastiche d’Hassan sonnait creux. Elle arracha le papie d’arabe. C’est à peu près la dernière chose que je me rappelle de cette soirée.

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