5.

J’appris un point intéressant.

Il n’expliquait pas la journée particulièrement pourrie que j’avais subie, mais c’était toujours un fait que je pouvais classer dans ce cerveau que je tenais en si haute estime : les lieutenants de police sont rarement enthousiastes vis-à-vis des homicides qu’on leur annonce moins d’une demi-heure avant leur fin de service. « C’est votre second cadavre en moins d’une semaine », observa Okking lorsqu’il vint se pointer dans l’appartement de la Treizième Rue. « Croyez pas qu’on va commencer à vous payer des commissions là-dessus, si c’est ce que vous cherchez. Dans l’ensemble, on aurait plutôt tendance à décourager ce genre de chose… autant que possible. »

Je considérai le visage las et rubicond d’Okking et devinai qu’au beau milieu de la nuit ça devait passer pour de l’humour noir chez les flics. Je ne sais pas d’où il est originaire – de telle ou telle contrée européenne en déroute, je suppose, ou bien de l’une des fédérations nord-américaines – mais il avait un don authentique pour se débrouiller avec les innombrables clans qui se bouffaient le nez sous sa juridiction. Il parlait le pire arabe que j’aie jamais entendu – en général, nos échanges acerbes se faisaient en français – et malgré tout il parvenait à s’occuper de plusieurs sectes musulmanes, des plus dévotement religieux comme des non-pratiquants, des Arabes et des non-Arabes, des riches et des pauvres, des honnêtes gens et des petits truands, le tout avec la même élégante touche d’humanité et d’impartialité. Croyez-moi, je hais les flics. Un tas de gens dans le Boudayin en ont peur, s’en méfient ou ne les aiment pas, tout bonnement. Moi, je les hais. Ma mère avait été forcée à se prostituer lorsque j’étais tout petit, pour pouvoir nous fournir le vivre et le couvert. Je me rappelle avec une douloureuse netteté les jeux que les flics avaient alors joués avec elle. Ça se passait en Algérie, il y a longtemps, mais pour moi les flics restent toujours des flics. Hormis le lieutenant Okking.

D’habitude stoïque, le médecin légiste trahit un léger dégoût lorsqu’il vit Tamiko. La mort remontait à quatre heures environ, nous annonça-t-il. Les empreintes sur le cou ainsi que d’autres indices pouvaient lui fournir une description générale de l’assassin : le meurtrier avait des doigts courts et boudinés tandis que les miens sont longs et fins. J’avais en outre un alibi : le reçu de l’hôpital avec le timbre de l’heure de ma consultation, ainsi que l’ordonnance. « D’accord l’ami », me dit Okking, toujours jovial à sa manière aigre, « je suppose qu’on peut vous laisser sans problème retourner dans les rues.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? » lui demandai-je en indiquant le corps de Tami.

Okking haussa les épaules. « On dirait qu’on a affaire à une espèce de cinglé. Vous savez, ce genre de pute finit comme ça de temps en temps. Ça entre dans leurs frais généraux, comme le maquillage et la tétracycline. Leurs collègues tirent un trait dessus et tâchent de ne pas y penser. Elles auraient pourtant intérêt, parce que celui qui a fait ça a toutes les chances de recommencer ; croyez-en mon expérience. On pourrait bien se retrouver avec deux, trois, cinq, dix cadavres sur les bras avant d’avoir pu mettre la main sur lui. Allez raconter à vos amis ce que vous avez vu. Racontez-leur, pour qu’ils écoutent. Faites passer. Répandez parmi les six ou huit sexes qu’on a entre ces murs l’avertissement de ne pas accepter de propositions d’hommes d’environ un mètre soixante-cinq, trapus, aux doigts courts et boudinés, avec une tendance au sadisme extrême quand on les baise. » Ah ouais, au fait, le médecin légiste avait découvert que l’assassin s’était payé le grand tour tandis qu’il tabassait Tami, brûlait sa peau nue et l’étranglait : on avait retrouvé des traces de sperme dans les trois orifices.

Je fis de mon mieux pour répandre le bruit. Tout le monde partageait mon opinion secrète : quel qu’il soit, celui qui avait tué Tami avait tout intérêt à numéroter ses abattis. Quiconque s’avisait de faire des crasses aux Sœurs Veuves noires en prenait généralement pour son grade et recevait la raclée. Devi et Sélima se paieraient tous les mecs qui cadraient avec ce signalement, rien que dans l’espoir que le bon soit dans le tas. J’avais également l’impression qu’elles ne lui serviraient pas leur toxine dès le début. J’avais appris à mes dépens le plaisir extrême qu’elles prenaient à ce qu’elles considéraient comme des hors-d’œuvre…

Le lendemain était jour de relâche pour Yasmin et, sur le coup de deux heures de l’après-midi, je décidai de lui passer un coup de fil. Elle n’était pas rentrée chez elle de la nuit ; où elle avait pu aller, ce n’était pas mes oignons. Mais j’étais amusé et surpris de découvrir que je n’en étais pas moins un poil jaloux. Nous convînmes de nous retrouver à cinq heures, à notre café préféré, pour aller dîner ensemble. Installé à une table à la terrasse, on peut y contempler le trafic dans la Rue. À deux pâtés de maisons seulement de la porte, la Rue n’est pas aussi tapageuse. Le restaurant était un bon coin pour se détendre. Au téléphone, je n’avais pas parlé à Yasmin des ennuis de la veille. Elle m’aurait tenu la jambe tout l’après-midi et il lui fallait bien ces trois heures de recul pour être à l’heure à mon rendez-vous.

Le fait est que j’eus le temps de boire deux verres en l’attendant. Elle arriva vers les six heures moins le quart. Trois quarts d’heure de retard, c’est dans la moyenne pour Yasmin ; en fait, je ne l’avais pas vraiment escomptée avant six heures du soir. J’avais envie d’avoir deux verres d’avance. Je n’avais eu que quatre heures de sommeil durant lesquelles je m’étais débattu avec d’horribles cauchemars. J’avais envie d’absorber un minimum d’alcool, de me taper un bon repas et d’avoir Yasmin pour me tenir la main pendant que je lui racontais mes épreuves.

« Marhaba ! » lança-t-elle gaiement tout en se frayant un passage entre les tables de fer et les chaises.

Je fis signe à Ahmed, notre garçon, et il prit sa commande d’apéritif et nous laissa des menus. Je contemplai Yasmin tandis qu’elle étudiait la carte. Elle portait une robe d’été à l’européenne, en coton léger, jaune, imprimée de papillons blancs. Elle avait brossé en arrière son épaisse toison de longs cheveux bruns. Autour de son cou bronzé, elle portait un croissant d’argent au bout d’une chaîne du même métal. Elle était adorable ; ça m’embêtait de la tracasser avec mes nouvelles. Je décidai de retarder l’échéance le plus possible.

« Eh bien, dit-elle en me souriant, comment s’est passée la journée ?

— Tamiko est morte. » Je me sentais comme un idiot. Il devait bien y avoir moyen d’entamer mon histoire autrement que par ce choc affreux.

Elle me regarda, les yeux ronds. Elle murmura une phrase en arabe destinée à chasser le mauvais œil.

Je respirai un bon coup puis crachai le morceau. Je commençai mon résumé dès la veille aux aurores, avec mon enthousiasmante entrevue matinale avec les Sœurs. Puis je lui décrivis toute ma journée, pour conclure avec mon renvoi par Okking et mon triste et solitaire tour à la maison.

Je vis une larme rouler lentement sur ses joues délicatement poudrées. Pendant plusieurs secondes, elle resta incapable de parler. Je ne savais pas qu’elle serait contrariée à ce point ; je me reprochai ma maladresse.

« J’aurais voulu être avec toi la nuit dernière », dit-elle enfin. Elle ne se rendait pas compte de la force avec laquelle elle m’étreignait la main. « J’avais un rendez-vous, Marîd, un client de la boîte. Ça fait des semaines qu’il vient pour me voir et finalement, hier soir, il m’a offert deux cents kiams pour que je sorte avec lui. C’est un type sympa, je suppose, mais…»

Je levai la main. Je n’avais pas envie d’entendre ça. Peu m’importait comment elle s’arrangeait pour payer son loyer. J’aurais bien aimé, moi aussi, l’avoir auprès de moi, la nuit dernière. J’aurais bien aimé qu’elle me tienne dans ses bras entre deux cauchemars. « Enfin, tout est réglé, je suppose, maintenant, lui dis-je. Laisse-moi claquer le restant de ces cinquante kiams avec ce dîner, et ensuite on se paie la tournée des grands ducs.

— Tu penses vraiment que tout est réglé ? »

Je me mâchonnai la lèvre. « Hormis pour Nikki. J’aimerais bien savoir ce que signifiait ce coup de téléphone. Je n’arrive tout bonnement pas à piger ce qui lui a pris de se défiler comme ça, en me laissant son ardoise de trois mille kiams pour Abdoulaye. Je veux dire, dans le Boudayin, on n’est jamais sûr de la loyauté de ses amis ; mais Nikki, je l’avais déjà tirée de deux ou trois mauvais pas. Je pensais que je comptais au moins pour quelque chose à ses yeux. »

Les yeux de Yasmin s’agrandirent encore, puis elle se mit à rire. Je ne voyais pas ce qu’elle trouvait de drôle là-dedans. J’avais encore le visage tuméfié et couvert de bleus et les côtes en capilotade. La journée de la veille n’avait rien eu de clownesque. « J’ai vu Nikki hier matin, dit Yasmin.

— Pas possible ? » Puis je me souvins que Chiriga avait vu Nikki aux alentours de dix heures avant qu’elle parte de chez elle pour aller retrouver Yasmin. Je n’avais pas fait le rapport entre cette visite à Chiri et la dernière disparition de Nikki.

« Elle avait l’air très nerveuse, indiqua Yasmin, elle m’a dit qu’elle avait quitté son boulot et devait déménager de l’appartement de Tami. Elle n’a pas voulu me dire pourquoi. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas arrêté d’essayer de t’appeler mais que ça ne répondait pas. » Évidemment ; quand Nikki avait tenté de m’appeler, je gisais inconscient sur mon plancher. « Elle m’a confié cette enveloppe en me demandant de bien m’assurer qu’elle te parvienne.

— Pourquoi ne l’a-t-elle pas simplement laissée à Chiri ? » Ça aurait épargné pas mal d’angoisse physique et mentale.

« Tu ne te souviens pas ? Nikki bossait dans la boîte de Chiri, oh ! il y a un an, peut-être plus. Chiri l’a surprise à faire des rabais aux clients et piquer dans les pourboires des autres filles. »

J’acquiesçai ; ça me revenait effectivement que Nikki et Chiri avaient tendance à s’éviter. « Alors Nikki serait passée voir Chiri rien que pour avoir ton adresse ?

— Je lui ai posé un tas de questions mais elle n’a rien voulu me dire. Simplement, elle n’arrêtait pas de répéter : “Tâche que ça parvienne bien à Marîd, encore et encore. »

J’espérais que c’était une lettre, d’excuses peut-être, assortie d’une adresse où je puisse la toucher. Je voulais récupérer mon argent. Je pris l’enveloppe des mains de Yasmin et la déchirai. À l’intérieur, il y avait mes trois mille kiams et un mot, en français. Nikki y écrivait :


Mon très cher Marîd,


Je voulais tant te donner cet argent personnellement. J’ai appelé plusieurs fois, mais tu n’as jamais répondu. Je confie tout ceci à Yasmin mais si ça ne te parvient pas, comment le sauras-tu ? Alors, tu me détesteras pour toujours. Quand nous nous retrouverons, je ne comprendrai pas. Mes sentiments sont si confus.

Je m’en vais vivre avec un vieil ami de ma famille. C’est un riche homme d’affaires allemand, qui m’apportait toujours des cadeaux chaque fois qu’il passait. Ça remonte au temps où j’étais un petit garçon timide, introverti. Maintenant que je suis, eh bien, ce que je suis, l’homme d’affaires allemand a découvert qu’il était encore plus enclin à me faire des cadeaux. Je l’ai toujours bien aimé, Marîd, bien que je ne puisse en tomber amoureuse. Mais sa compagnie sera tellement plus agréable que celle de Tamiko.

Ce monsieur s’appelle Herr Lutz Seipolt. Il vit dans une maison superbe, à l’autre bout de la ville, et il faudra que tu demandes au chauffeur de te conduire à (attends que je recopie l’adresse exacte) : Baït il-Simsaar il-Almaani Seipolt. Ça devrait l’amener devant la villa.

Salue de ma part Yasmin et tout le monde. Je passerai en visite au Boudayin dès que possible mais je crois que ça ne me déplaira pas de jouer un moment les maîtresses de maison dans une telle demeure. Je suis sûre que toi, entre tous, Marîd, tu comprendras : Les affaires sont les affaires, mousch hayik ? (Et je parie que tu as toujours cru que je n’avais jamais appris un seul mot d’arabe !)


Affectueux baisers de,

Nikki


Quand j’eus fini de lire la lettre, je poussai un soupir et la tendis à Yasmin. J’avais oublié qu’elle ne savait pas lire le français, je la lui traduisis donc.

« J’espère qu’elle sera heureuse, dit-elle tandis que je repliais la feuille.

— Entre les mains d’une espèce de vieille saucisse allemande ? Nikki ? Tu connais Nikki. Elle a besoin d’action tout autant que toi ou moi. Elle reviendra. Pour le moment, c’est l’heure de papa-gâteau dans le Grand Spectacle de la princesse Nikki…»

Yasmin sourit. « Elle reviendra, je suis d’accord ; mais quand elle l’aura décidé. Et d’ici là, elle aura fait payer la vieille saucisse pour chaque minute passée avec lui. » Nous rîmes tous les deux et, sur ces entrefaites, le garçon apporta l’apéritif de Yasmin et nous commandâmes le dîner.

Le repas achevé, nous restâmes à traîner autour d’une dernière coupe de champagne. « Quelle sacrée journée que celle d’hier, remarquai-je, hébété, et voilà que tout a repris son cours normal. J’ai récupéré mon argent, sauf que j’y suis de ma poche pour les mille kiams d’intérêt. Dès que nous serons sortis d’ici, je vais trouver Abdoulaye et les lui régler.

— D’accord, dit Yasmin, mais même à ce moment-là, tout ne sera pas comme avant. Tami sera toujours morte. »

Je fronçai les sourcils. « Ça, c’est le problème d’Okking. S’il veut mon conseil d’expert, il sait où me trouver.

— Tu comptes vraiment aller demander à Devi et Sélima pourquoi elles t’ont tabassé ?

— Tu peux en mettre à couper tes jolies lolos de plastoc. Et les Sœurs ont intérêt à avoir une putain de bonne raison.

— Ça doit avoir un rapport quelconque avec Nikki. »

J’acquiesçai bien que je ne puisse imaginer lequel. « Oh ! ajoutai-je, et puis on va s’arrêter chez Chiriga. Faut que je lui règle les trucs qu’elle m’a passés hier soir. »

Yasmin me regarda derrière le bord de sa coupe de champagne. « On dirait qu’on ne va pas être rentrés de sitôt, remarqua-t-elle doucement.

— Et quand on sera rentrés, on sera bien contents de trouver un pieu. »

Yasmin agita vaguement la main, un rien éméchée. « Rien à cirer, du lit…

— Personnellement, j’avais des objectifs plus ambitieux…»

Yasmin gloussa avec un rien de timidité, comme si notre liaison recommençait de zéro depuis la toute première nuit ensemble. « Quel mamie veux-tu me voir utiliser ce soir ? »

J’en restai baba, le souffle coupé par son calme adorable, par son charme sans affectation. C’était réellement comme si je la revoyais pour la première fois. « Je ne veux pas que tu utilises de mamie, répondis-je tranquillement. C’est avec toi que je veux faire l’amour.

— Oh ! Marîd ! » Elle me pressa la main et nous restâmes ainsi, les yeux dans les yeux, goûtant les senteurs d’olive douce, écoutant le chant des grives et des rossignols. L’instant parut se prolonger presque une éternité… et puis… je me souvins qu’Abdoulaye attendait. J’avais intérêt à ne pas l’oublier, celui-là ; il y a un proverbe arabe qui dit qu’une erreur d’un homme intelligent équivaut aux erreurs de mille imbéciles.

Avant de quitter le café, toutefois, Yasmin voulait consulter le livre. Je lui dis que le Qur’ân ne contenait pour moi guère de réconfort. « Pas le Livre saint, rectifia-t-elle, la sage parole de Dieu. Le livre. » Et elle sortit un petit appareil de la taille d’un paquet de cigarettes. C’était son Yi king électronique. « Tiens, dit-elle en me le donnant, allume-le et presse la touche H. »

Je n’avais pas non plus une foi immense en le Yi king ; mais Yasmin éprouvait cette fascination pour le destin, l’univers invisible, l’instant et tout le bazar. Je fis ce qu’elle me disait et lorsque je pressai le carré blanc marqué d’un H, le micro-ordinateur carillonna un petit air de flûte puis une voix féminine, aiguë, annonça : « Hexagramme dix-huit. Ku. Travailler sur ce qui a été gâché. Changements dans les cinq et sixième lignes.

— À présent, frappe J, pour Jugement », indiqua Yasmin.

J’obéis et la calculette me rejoua sa putain de ritournelle puis déclara : « Jugement :

Placer son effort dans ce qui a été ruiné

Apporte un grand succès.

On tire profit à traverser les grandes eaux.

Compter trois jours avant le commencement.

Compter trois jours avant l’achèvement.

« Ce qui a été ruiné peut être remis en état par l’effort. Ne pas craindre le danger – traverser les grandes eaux. Le succès dépend de la prévoyance ; se montrer prudent avant de commencer. Un retour de la ruine doit être évité ; se montrer prudent avant de terminer.

« L’homme supérieur entraîne les gens et renouvelle leur esprit. »

Je regardai Yasmin. « J’espère que tu tires quelque chose de tout ce fatras, parce que pour moi, c’est de l’hébreu.

— Oh ! bien sûr ! dit Yasmin d’une voix sourde. Bon, continue. Presse L pour Lignes. »

J’obtempérai. L’inquiétante machine poursuivit : « Un six à la cinquième place signifie :

Réparer ce que le père a ruiné.

Vos actions sont dignes d’éloge.

« Un neuf au sommet signifie :

Il ne sert ni rois ni princes,

Se fixe de plus hautes ambitions. »

« De qui parle-t-il, là, Yasmin ?

— Mais de toi, chéri, de qui d’autre ?

— Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?

— Tu cherches en quoi les lignes de changement transforment l’hexagramme. En un autre hexagramme. Presse CH, pour Changement. »

« Hexagramme Quarante-sept. K’un. Oppression. »

Je pressai J.

« Jugement :

Oppression. Succès. Persévérance.

Le grand homme engendre une bonne fortune.

Il n’y a aucun reproche.

Quand l’on a quelque chose à dire,

Ce n’est pas cru.

« Un grand homme demeure confiant dans l’adversité, et cette confiance mènera ultérieurement au succès. C’est une force plus grande que le destin. Il faut accepter que, pour un temps, il ne lui soit pas accordé de pouvoir et que ses conseils restent ignorés. En des temps d’adversité, il est important de préserver la confiance et de ne parler que peu.

« Si l’on est faible dans l’adversité, on reste sous un arbre dénudé pour s’enfoncer de plus en plus dans le chagrin. Ceci est une illusion intérieure qu’il convient de surmonter à tout prix. »


Et voilà : l’oracle avait parlé. « Bon, on peut causer ? » demandai-je plaintivement.

Yasmin avait le regard perdu, rêveur, dans quelque autre dimension chinoise. Elle murmura : « Tu es promis à de grandes choses, Marîd…

— C’est ça. Mais l’important c’est : est-ce que cette boîte à paroles peut deviner mon poids ? Quel intérêt ? » Je n’avais même pas l’élémentaire bon sens de discerner quand je m’étais fait rabattre mon caquet.

« Il va falloir que tu te trouves quelque chose en quoi croire, me dit-elle avec sérieux.

— Écoute, Yasmin. J’arrête pas d’essayer. Franchement. Qu’est-ce que c’était ? Une espèce de prédiction ? Ce truc m’a lu mon avenir ? »

Elle plissa le front. « Ce n’est pas réellement une prédiction, Marîd. Plutôt une sorte d’écho de l’instant dont nous faisons tous partie. À cause de ce que tu es, ce que tu penses et ressens, de ce que tu as fait et comptes faire, tu n’aurais pas pu tirer d’autres hexagrammes que le numéro dix-huit, avec les changements dans ces seules deux lignes bien précises. Si tu le refaisais, à cette seconde même, tu obtiendrais une autre lecture, un autre hexagramme, parce que le premier a modifié l’instant et que le motif est devenu différent. Tu piges ?

— La synchronicité, c’est ça ? »

Elle eut l’air perplexe. « Quelque chose comme ça. »


Je renvoyai Ahmed avec la note et une pile de billets. C’était une soirée tiède, sèche, luxuriante, et la nuit s’annonçait superbe. Je me levai et m’étirai. « Allons retrouver Abdoulaye, dis-je, les affaires sont les affaires, bordel.

— Et après ? » Elle souriait.

« L’action est l’action. » Je lui pris la main et nous remontâmes la Rue en direction de la boutique d’Hassan.

Le beau jeune homme américain était toujours assis sur son tabouret, le regard toujours perdu dans le néant. Je me demandai s’il avait réellement des pensées ou si c’était une espèce de marionnette électronique qui ne prenait vie qu’à l’approche d’un client ou au froissement de quelques kiams. Il nous regarda, sourit et posa de nouveau une quelconque question en anglais. Peut-être qu’une bonne partie des clients d’Hassan parlaient l’anglais mais j’avais des doutes. Ce n’était pas un coin à touristes ; ce n’était pas ce genre de boutique à souvenirs. Le garçon avait dû être quasiment impuissant, incapable de parler l’arabe et dépourvu d’un papier linguistique. Oui, quasiment impuissant ; c’est-à-dire, dépendant. Dépendant d’Hassan. Pour tant de choses. Tant de choses.

Je connais quelques rudiments d’anglais ; pourvu qu’on s’exprime assez lentement, j’arrive en saisir quelques mots. Je sais dire : « Où sont les toilettes ? » et « Un Big Mac et des frites » et « Va te faire foutre », mais c’est à peu près toute l’étendue de mon vocabulaire. Je fixai le garçon ; il me rendit mon regard. Sourit lentement. Je crois qu’il m’aimait bien.

« Où est l’Abdoulaye ? » demandai-je en anglais. Le gosse plissa les yeux et mitrailla une réponse indéchiffrable. D’un signe de tête, je lui fis comprendre que je n’en avais pas saisi un traître mot. Ses épaules s’affaissèrent. Il essaya une autre langue ; l’espagnol, je pense. Je secouai de nouveau la tête.

« Où est le sahîb Hassan ? » demandai-je.

Grand sourire du jeune homme qui dévida un nouveau chapelet guttural, mais cette fois en désignant le rideau. Super : on communiquait.

« Shukran », dis-je, en conduisant Yasmin vers l’arrière-boutique.

« Y a pas de quoi », dit le garçon. Stupéfaction : il avait compris que j’avais dit « merci » en arabe mais ne savait pas comment répondre dans la même langue. Le pauvre idiot. Le lieutenant Okking le retrouverait un de ces soirs au fond d’une impasse. Ou c’est moi qui le retrouverais, avec ma veine.

Hassan était effectivement dans la réserve, à vérifier les caisses inscrites sur un bordereau de livraison. Son adresse y était indiquée en arabe mais les autres mentions qu’elles portaient étaient imprimées dans une langue européenne quelconque. Ces caisses auraient pu contenir n’importe quoi, des pistolets électrostatiques aux têtes réduites. Peu importait à Hassan ce qu’il achetait ou vendait, pourvu qu’il en tire un bénéfice. Hassan était l’idéal platonicien de l’habile marchand.

Il nous avait entendus traverser le rideau et m’accueillit en fils depuis longtemps disparu. Il m’embrassa et me demanda si j’allais mieux aujourd’hui.

« Loué en soit Allah », lui répondis-je.

Son regard oscillait rapidement entre Yasmin et moi. Je crois qu’en la voyant il avait fait l’association avec la Rue, mais je ne pense pas qu’il la connaissait personnellement. Je ne crus pas utile de la lui présenter. C’était un manquement à l’étiquette mais qu’on tolérait en certaines occasions. Je décidai que c’était présentement le cas. Hassan tendit la main. « Allons, venez boire avec moi un peu de café !

— Que ta table dure éternellement, Hassan, mais nous sortons juste de dîner et je suis pressé de voir Abdoulaye. J’ai une dette à régler, comme tu t’en souviens.

— Oui, oui, tout à fait. » Il plissa le front. « Marîd, mon cher et malicieux ami, je n’ai pas vu Abdoulaye depuis des heures. Je crois qu’il doit être allé se distraire quelque part ailleurs. » Le ton d’Hassan impliquait que les distractions de l’intéressé relevaient de quelque vice grave.

« Malgré tout, j’ai l’argent sur moi, et j’aimerais me décharger de cette obligation. »

Hassan fit comme s’il ruminait ce problème. Après quelques instants, il reprit : « Tu sais, bien entendu, qu’une partie de cette somme m’est indirectement due.

— Certes, ô sage.

— Eh bien, laisse-moi l’intégralité de la somme et je donnerai sa part à Abdoulaye la prochaine fois que je le verrai.

— Excellente suggestion, mon oncle, mais j’aimerais avoir un reçu écrit d’Abdoulaye. Ton intégrité est au-dessus de tout soupçon mais Abdoulaye et moi ne partageons pas le même lien d’amour que celui qui nous unit tous les deux. »

Cela ne convenait guère à Hassan mais il ne pouvait pas élever d’objection. « Je crois que tu trouveras Abdoulaye derrière la porte métallique. » Puis il nous tourna grossièrement le dos et reprit sa tâche. Sans se retourner pour nous regarder, il ajouta : « Ta compagne devra rester ici. »

Je jetai un coup d’œil à Yasmin et elle haussa les épaules. Je traversai rapidement l’arrière-boutique, traversai la ruelle et toquai à la porte blindée. J’attendis quelques secondes, le temps que quelque part quelqu’un m’identifie. Puis le battant s’ouvrit. Apparut un grand vieillard barbu, cadavérique, du nom de Karîm. « Que désires-tu ? me demanda-t-il, bourru.

— La Paix, ô cheikh, je suis venu régler ma dette envers Abdoulaye Abou-Saïd. »

La porte se referma. Un instant plus tard, Abdoulaye lui-même la rouvrait. « Donne-moi l’argent. J’en ai besoin tout de suite. » Derrière son épaule, j’entrevis plusieurs hommes engagés dans quelque partie effrénée.

« J’ai l’intégralité de la somme, Abdoulaye, mais tu vas m’écrire un reçu. Je ne voudrais pas que tu ailles prétendre que je ne t’ai jamais payé. »

Il avait l’air furieux. « Tu oses imaginer une telle chose ? »

Je lui rendis son regard. « Le reçu. Ensuite, tu auras ton argent. »

Il me baptisa de quelques mots orduriers puis replongea dans la pièce derrière. Il griffonna un reçu qu’il me présenta. Il grommela : « À présent, donne-moi les quinze cents kiams.

— Le reçu d’abord.

— Donne-moi ce maudit argent, espèce de pédé ! »

L’espace d’un instant, j’eus bien envie de lui flanquer le tranchant de la main sur l’arête du nez, de lui casser la gueule. C’était une image délicieuse. « Seigneur, Abdoulaye ! Rappelle Karîm. Karîm ! » lançai-je. Quand le vieillard à barbe grise fut de retour, je lui expliquai : « Je vais te donner une somme d’argent, Karîm, et Abdoulaye va te remettre ce morceau de papier qu’il tient à la main. Tu lui donneras l’argent et tu me donneras le papier. »

Karîm hésita, comme si la transaction était trop compliquée pour lui. Puis il acquiesça. L’échange se fit dans le silence. Je fis demi-tour et retraversai la ruelle. « Fils de pute ! » lança Abdoulaye. Je souris. C’était une méchante insulte dans le monde musulman ; mais comme il se trouvait qu’en l’occurrence c’était vrai, ça ne me vexait jamais beaucoup. Malgré tout, à cause de Yasmin et de nos plans pour la soirée, j’avais laissé Abdoulaye m’injurier au-delà de mes limites habituelles. Je me promis de régler également ce compte-là dans les meilleurs délais. Dans le Boudayin, n’est jamais bien vu celui qui se soumet docilement à l’insolence et à l’intimidation.

Comme je retraversais la réserve pour rejoindre Yasmin, je lançai : « Tu peux aller récupérer ton pourcentage, Hassan. T’aurais intérêt à faire vite : j’ai l’impression qu’il perd gros. » Hassan hocha la tête mais ne dit rien.

« Je suis bien contente que ce soit réglé, dit Yasmin.

— Pas autant que moi. » Je pliai le reçu et le glissai au fond d’une poche arrière.

Nous nous rendîmes chez Chiri et j’attendis qu’elle ait fini de servir trois jeunes gars en uniforme de la marine calabraise. « Chiri, lui dis-je, on ne peut pas rester longtemps mais je voulais te donner ceci. » Et je sortis soixante-quinze kiams que je posai sur le comptoir. Chiri ne fit pas un geste pour les prendre.

« Yasmin, tu m’as l’air superbe, ma choute. Marîd, pourquoi tout ça ? Pour les trucs d’hier soir ? » J’acquiesçai. « Je sais que tu mets un point d’honneur à tenir ta parole, régler tes dettes et toutes ces salades d’honneur. Mais je n’irai pas te faire payer le prix fort. Reprends-en une partie. »

Je lui souris. « Chiri, tu risques d’offenser un musulman. » Elle rit. « Musulman, mon cul de négresse, oui. Bon, alors, je vous offre un pot, à tous les deux. Ça marche plutôt bien, ce soir, y a pas mal d’argent qui circule. Les filles sont de bonne humeur et moi aussi.

— On fait la fête, Chiri », dit Yasmin. Elles échangèrent une espèce de signal secret – peut-être que ce genre de transfert de connaissance occulte, spécifique, accompagne l’opération de changement de sexe. Quoi qu’il en soit, Chiri le comprit. Nous bûmes les verres qu’elle nous offrait et nous levâmes pour partir.

« Passez une bonne nuit tous les deux », nous dit-elle. Les soixante-quinze kiams avaient depuis longtemps disparu. Je ne me souviens pourtant pas de l’avoir vu faire.

« Kwa heri, lui dis-je en partant.

Kwa herini y a kuonana », répondit-elle. Puis : « Bon, bande de grosses putes flemmardes, laquelle de vous est censée monter danser sur scène ? Kandy ? Eh bien, vire-moi ces putains de fringues et mets-toi au boulot ! » Chiri avait l’air contente. Tout était pour le mieux.

« On pourrait passer chez Jo-Mama, dit Yasmin. Ça fait des semaines que je ne l’ai pas vue. » Jo-Mama était une énorme bonne femme, de près d’un mètre quatre-vingt, et qui pesait quelque chose comme trois ou quatre cents livres, avec des cheveux qui changeaient de teinte selon quelque cycle ésotérique : blonde, rouquine, châtain, noir de jais ; puis une toison brun terne se mettait à repousser et dès qu’elle était assez longue, par quelque sorcellerie, elle redevenait blonde. C’était une forte femme et personne ne se serait avisé de faire du grabuge dans son bar, refuge de marins et de marchands grecs. Jo-Mama n’avait aucun scrupule à dégainer son pistolet à aiguille ou son perforateur Solingen pour faire régner la paix autour d’elle au prix de monceaux de chair sanguinolente. Je suis certain que Jo-Mama aurait pu sans mal s’occuper de deux Chirigas à la fois et simultanément garder assez de flegme pour préparer de bout en bout un Bloody-Mary pour un client. Avec Jo-Mama, soit elle vous adorait, soit elle vous vomissait. Et vous aviez vraiment envie qu’elle vous adore. Nous fîmes étape chez elle ; elle nous salua tous les deux à sa manière habituelle : à toute vitesse, à tue-tête, l’air ailleurs. « Marîd ! Yasmin ! » Elle nous dit quelque chose en grec, oubliant que ni l’un ni l’autre ne comprenions cette langue ; je me débrouille encore plus mal en grec qu’en anglais. Le peu que j’en sais, je l’ai appris à force de traîner chez Jo-Mama : je sais commander de l’ouzo et du retzina ; je sais dire kalimera (bonjour) ; et je peux traiter quelqu’un de malâka, ce qui a l’air d’être leur insulte préférée (pour autant que je sache, ça doit vouloir dire « branleur ».)

Je l’étreignis comme je pus. Elle est si imposante que même à nous deux, Yasmin et moi n’aurions sans doute pu l’embrasser entièrement. Elle nous fit aussitôt profiter de l’histoire qu’elle était en train de conter à un autre client. «… Alors Fouad revient me voir au pas de course en me disant :“Cette salope de Noire vient de me tondre !” Bon, tu sais aussi bien que moi que rien ne lui flanque tant les boules que de se faire tondre par une pute noire. » Jo-Mama me jeta un regard interrogatif, et je me crus forcé d’acquiescer. Fouad était ce mec incroyablement décharné qui avait cette fascination pour les prostituées noires ; plus elles étaient vicieuses et dangereuses, mieux c’était. Personne n’aimait Fouad mais on l’utilisait comme garçon de courses ; et il était si avide d’être aimé qu’il passait la nuit à faire le garçon de courses, sauf quand il tombait sur la fille qui se trouvait être son béguin de la semaine. « Alors, je lui ai demandé comment il s’était arrangé pour se faire tondre ce coup-ci, parce que j’avais l’impression qu’il connaissait tous les trucs, depuis le temps… Je veux dire, Bon Dieu, même Fouad n’est quand même pas si con, si tu vois ce que je veux dire. Alors, il m’explique : “C’est une serveuse du Big Al’s Old Chicago. Je me paie un verre et, quand elle me rapporte ma monnaie, elle avait mouillé son plateau avec une éponge et le tenait au-dessus d’elle, pour que je voie pas dedans, tu vois ? Ça fait que j’ai été obligé de faire glisser les billets un par un pour les récupérer et celui du fond est resté collé.” Alors, je le prends par l’oreille et lui secoue la tête comme un prunier. “Fouad, Fouad, que je lui dis, c’est un truc vieux comme le monde. T’as dû voir faire ça un million de fois. Je me rappelle encore quand Zaïnab t’a fait le coup l’an dernier.” Et cet imbécile de squelette hoche la tête, avec sa grosse pomme d’Adam qui joue à l’ascenseur, et voilà-t’y pas qu’il me répond : “Ouais, mais toutes ces autres fois, c’étaient des billets d’un kiam. Personne l’avait encore fait avec un billet de dix !” Comme si ça faisait une différence ! » Jo-Mama partit à rire, tel un volcan qui se met à gronder avant l’éruption, et quand elle se mit à rire vraiment, tout le bar trembla, les verres et les bouteilles posés dessus cliquetèrent, on pouvait tous sentir les vibrations traverser le comptoir jusqu’à nos tabourets. Quand elle riait, Jo-Mama pouvait causer plus de dégâts qu’un individu de gabarit plus réduit qui s’amuse à faire valser les chaises. « Bon, alors qu’est-ce que tu veux, Marîd ? Ouzo, et retzina pour la petite dame ? Ou juste une bière ? Décide-toi, j’ai pas toute la nuit, j’ai une foule de Grecs qui débarquent de Skorpios, les cales pleines de caisses d’explosifs pour les révolutionnaires de Hollande, et ils ont encore de la route à faire, alors ils sont aussi nerveux qu’un poisson rouge dans un congrès de chats et ils sont en train de boire mon fonds. Merde, qu’est-ce que tu veux, putain de bordel ? Te tirer une réponse, c’est comme de soutirer un pourboire à un Chinetoque. »

Elle s’arrêta juste le temps de me laisser en placer une. Je me pris mon gin-bingara et Rose, tandis que Yasmin prenait un Jack Daniel’s-coca. Puis Jo-Mama se lança dans une autre histoire et je la surveillai d’un œil d’aigle, parce que parfois elle entame une de ces histoires et vous êtes tellement pris que vous en oubliez de récupérer votre monnaie. Pas moi. « Tu me rendras la monnaie en billets d’un, Mama », dis-je, interrompant son récit pour lui rappeler ce qu’elle me devait, au cas où elle aurait oublié. Elle me lança un regard amusé, fit la monnaie, et je lui refilai un kiam en guise de pourboire. Elle fourra le billet dans son soutien-gorge. Il y avait là-dedans largement la place pour toute la monnaie qui m’était jamais passée entre les mains. Nous finîmes nos verres après encore deux ou trois autres histoires, et nous embrassâmes avant de reprendre nos déambulations dans la Rue. Nous nous arrêtâmes encore chez Frenchy et à deux ou trois autres endroits et quand nous arrivâmes à la maison, nous étions gentiment blindés.

Nous n’échangeâmes pas une parole ; nous ne prîmes même pas le temps d’allumer la lumière ou de passer par la salle de bains. Nous nous déshabillâmes pour nous jeter, serrés l’un contre l’autre, sur le matelas. Je fis courir mes doigts au revers des cuisses de Yasmin ; elle adore ça. Elle, elle me grattait le dos et la poitrine ; c’est ce qui me plaît. Du bout du pouce et des doigts, je lui caressai très doucement la peau, l’effleurant à peine, de l’aisselle au bras et à la main, puis je lui titillai de même la paume et les doigts. Je fis remonter mes doigts le long de son bras, les fis redescendre sur son flanc et passer par-dessus son petit cul sexy. Puis j’entrepris de caresser les replis sensibles de son entrejambe. Je l’entendis se mettre à pousser de petits soupirs ; elle ne s’était pas rendu compte que ses mains étaient retombées à ses côtés ; et puis elle se mit à se caresser les seins. Je me penchai et lui saisis les poignets, lui clouant les bras sur le lit. Elle ouvrit les yeux, surprise. Je grognai doucement et, du genou, lui écartai la jambe droite, un peu rudement, puis écartai de même la gauche. Elle tressaillit et gémit légèrement. Elle voulut dégager la main pour me toucher mais je ne lui lâchai pas les poignets. Je la maintins de la sorte immobile, éprouvant avec force, presque cruauté, une impression de maîtrise totale, même si cela s’exprimait avec le maximum de tendresse et de douceur. Cela peut paraître comme une contradiction ; s’il ne vous est jamais arrivé d’éprouver la même chose, je ne peux pas vous l’expliquer. Yasmin se donnait à moi, sans un mot, totalement ; et dans le même temps que je la prenais, elle désirait que je la prenne. Elle aimait bien que je la force un peu, de temps à autre ; la touche de violence que je me permettais ne faisait que l’exciter davantage. Puis j’entrai en elle et nous poussâmes de concert un soupir de plaisir. Nous commençâmes à bouger lentement et ses jambes se soulevèrent ; elle posa les talons sur mes hanches, les enfonçant et s’accrochant, aussi proche de moi que possible, tandis que je m’enfonçais en elle, aussi loin que possible. Nous avons joui ainsi, lentement, épuisant chaque infime caresse, chaque rude choc de surprise, un long moment. Yasmin et moi étions encore accrochés l’un à l’autre, le cœur battant la chamade, le souffle rauque et court. Nous sommes restés agrippés ainsi jusqu’à ce que nos corps se calment, et même encore après, dans les bras l’un de l’autre, l’un et l’autre satisfaits, l’un et l’autre enivrés par cette réaffirmation de notre besoin de présence, de confiance partagée et, par-dessus tout, d’amour partagé. Je suppose qu’à un moment nous avons dû nous séparer, et je suppose qu’à un moment nous avons dû nous endormir ; mais, tard dans la matinée, quand je m’éveillai, nos jambes étaient encore emmêlées et la tête de Yasmin reposait toujours contre mon épaule.

Tout avait été réglé, tout avait effectivement repris son cours normal. J’avais Yasmin à aimer, assez d’argent en poche pour tenir plusieurs mois et, dès que je le voudrais, il y aurait de l’action. Je souris doucement et me laissai à nouveau lentement glisser vers des rêves tranquilles.

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